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Alors que s’ouvre en France un procès à l’encontre de l’Église de Scientologie, accusée de fraude et de pratique illégale de la pharmacie, le débat sur la nature véritable des groupes qui sont désignés comme des sectes fait toujours rage en France, comme ailleurs dans le monde. Ces groupes, d’emblée vus de façon normative, regroupent un nombre important de personnes qui, comme l’a souligné Weber (1906), se définissent comme étant en opposition aux croyances et aux pratiques sinon d’une majorité, du moins d’une Église-mère vue comme ayant été corrompue par le monde moderne. Malgré l’utilisation neutre que Weber (1906) donna au terme, le mot secte véhicule aujourd’hui une connotation négative d’autant plus importante à éviter qu’il s’agit, dans ce numéro, justement d’examiner le rapport de certains de ces groupes aux lois et à la société. De nombreux efforts ont été faits pour trouver une désignation à cet objet d’étude qui permette d’éviter le piège du biais sémantique. C’est dans ce contexte que l’insatisfaisant nouveau mouvement religieux a été utilisé au cours des années 1980-1990. De même, le recours à l’expression groupe sectaire est aujourd’hui jugé insatisfaisant car encore trop connotée négativement.

Que ce soit en raison du nombre relativement faible de membres dans chaque regroupement distinct ou encore en raison de la volonté de chacun de ceux-ci de se définir en opposition aux autres groupes religieux et à l’environnement social, l’expression groupe religieux minoritaire a aussi été proposée dans une tentative de désignation qui échapperait à la connotation négative associée au mot secte, tout en captant quelque chose de la marginalité et de la marginalisation qui caractérisent la plupart de ces groupes. Jugée trop longue et trop académique sans doute, cette dernière expression n’a pas été reprise.

Il semble en fait que toutes les tentatives de désignation qui omettent le mot secte souffrent de la même lacune, elles marquent trop de distance par rapport à l’objet d’étude. La question essentielle se résume donc à trouver comment conserver un mot évocateur d’un certain fait social, riche d’une définition scientifique valable (Weber, 1906), sans toutefois en endosser l’utilisation négativement connotée. Le choix fait dans ce numéro est certes un peu lourd, mais néanmoins satisfaisant à tous ces autres égards ; il s’agit de faire précéder le mot secte du mot dit, comme dans : un groupe nommé, appelé, désigné, dit secte.

À la difficulté de désignation de cet objet de recherche, s’ajoute la difficulté à le définir. Bien que la proposition d’élargir la définition de ladite secte – en y excluant la nature spirituelle des croyances en cause – revienne régulièrement, cette proposition ne s’accompagne pas d’un corpus d’observations suffisant pour le justifier. Les groupes dont l’élargissement de la définition rendrait compte ne semblent en effet avoir suscité guère plus qu’un intérêt par analogie.

La composante religieuse constitue d’ailleurs une caractéristique essentielle des groupes étudiés par les collaborateurs de ce numéro. En effet, le lecteur pourra constater que ceux-ci, malgré la diversité de leur propos, se sont implicitement entendus sur une définition de ladite secte comme correspondant à un groupe qui : a) s’organise autour d’une croyance spirituelle nouvelle ou ancienne, b) exerce une pression forte, voire une emprise, sur ses membres pour c) penser et agir de la façon prescrite par ses leaders et d) a tendance à s’exclure et à se définir en opposition à son environnent social proximal et parfois même distal.

C’est bien la croyance en une vérité absolue transcendant individus et groupe qui constitue la caractéristique qui distingue les groupes qui sont représentés socialement comme des sectes de ceux dont le fonctionnement peut être qualifié de sectaire, mais dont la croyance unificatrice partagée par les membres du groupe demeure du domaine terrestre. La fréquentation de l’absolu sous forme d’une vérité transcendante est au centre de la réalité dans ladite secte et constitue, en ce sens, la dimension déterminante qui la distingue d’autres groupes fermés autoidéalisants. Mais c’est probablement l’élément d) de la définition proposée plus haut qui distingue le mieux ladite secte des Églises institutionnalisées ou étatisées, qui elles ont pu à différents moments de leur histoire particulière, ou peuvent encore correspondre aux trois premières dimensions de cette même définition. Cet élément, noté par Weber (1906), soit celui de s’exclure de son environnement social, demeure d’actualité et est utile pour comprendre le rapport que plusieurs groupes dits sectaires entretiennent avec la loi. D’ailleurs, comme ladite secte se définit par opposition à son environnement social, elle a tendance à redéfinir les valeurs et les règles qui servent à guider le comportement de ses membres. Puisqu’il arrive que ces règles se trouvent en opposition à celles suivies par l’environnement social, des heurts se produisent inévitablement. Comment alors concilier, dans ses rapports avec la société, le respect de lois qui heurtent ses croyances ou les pratiques inspirées par celles-ci ? Cette question est au coeur des préoccupations des collaborateurs de ce numéro thématique de Criminologie.

La recherche scientifique au sujet d’un tel objet se prête cependant mal à la quantification. En effet, la plupart des groupes dits sectaires témoignent d’une méfiance certaine envers le chercheur, non pas seulement parce qu’ils peuvent craindre d’être mal compris ou plus précisément mal représentés dans les écrits scientifiques qui s’ensuivent, mais surtout parce que la recherche scientifique y est souvent conçue comme s’opposant au religieux, véritable centre de leur vie. La difficulté d’accès à ces groupes fait ainsi en sorte que la recherche documentaire est très souvent utilisée. Parfois de façon exclusive, comme l’on fait les sociologues des religions Jody Lane et Steve Kent, qui ont choisi d’étudier des documents internes attribués à un groupe qu’ils ont analysés dans une perspective nosographique. Stéphane Leman-Langlois a également interrogé une documentation, grise pour l’essentielle, lui permettant de présenter le portrait d’ensemble desdites sectes qui, au Canada, ont connu des démêlés avec la loi en raison d’actes jugés violents. Chacun de ces actes est demeuré circonscrit à un territoire relativement restreint et ne semble pas avoir trop remis en cause le regard porté par les Canadiens sur l’autre différent. Mais que dire de notre regard sur l’autre, un regard que l’on souhaiterait ouvert et accueillant, lorsque ceux dont on prend connaissance ont comme projet religieux d’imposer l’hégémonie de leur croyance ? La question se pose avec acuité à la lecture de l’article de Sami Aoun qui examine le discours et le dogme de certains groupes au sein de l’Islam, qui instrumentalisent des textes sacrés à la faveur d’une exaltation de la violence.

Adriana Pacheco et Dianne Casoni ont, pour leur part, basé leur recherche sur une méthodologie mixte constituée d’entretiens avec des acteurs-clés et d’analyse documentaire dans le but d’identifier les éléments qui ont favorisé la maltraitance sévère des enfants d’un groupe baptiste dont l’évolution vers un recours abusif à la punition corporelle a été analysée de la fondation à la dissolution du groupe. Mais comment aborder avec neutralité et de manière égalitaire la question de la maltraitance quand tant d’éléments de la culture des uns (membres de groupes dits sectaires) et des autres (agents de contrôle social) les différencient ? Jean-Yves Radigois aborde ce problème dans un article qui rapporte les résultats d’une recherche effectuée auprès de travailleurs sociaux français qui ont été confrontés dans leur pratique à des réalités souvent confondantes.

Le traitement des cas de maltraitance sévère par des agents de contrôle social, tels qu’ils sont présentés par Radigois ainsi que Pacheco et Casoni, pose la question du difficile équilibre à trouver entre lois séculaires et lois religieuses. Cette question a été abordée de différentes façons dans ce numéro de Criminologie. D’abord, elle est débattue par Christophe Macone à partir de la perspective de l’État français qui, tout en proclamant le droit civil et le droit criminel suffisamment explicites pour traiter efficacement de ces causes, a néanmoins mandaté diverses commissions d’enquête pour examiner les menaces potentielles que « les sectes » et « les dérives sectaires » pourraient faire porter à l’ordre public. Quant à Benjamin Mine, il adopte une approche critique dans son analyse de la réponse de l’État belge à ce qu’il désigne comme « l’objet politique secte », déconstruisant le rationnel présenté en faveur du contrôle étatique de l’activité desdites sectes. Enfin, à la suite d’une recherche effectuée auprès d’un groupe canadien de Mormons fondamentalistes, Marie-Andrée Pelland et Dianne Casoni analysent la réponse donnée par les membres du groupe à de nombreuses allégations de conduites contraires aux lois formulées à leur encontre par plusieurs groupes d’intérêt et organes médiatiques. Ce qui ressort de leur analyse est que l’évolution de leur réponse sociale vers une plus grande implication dans le débat public à leur sujet les a conduits à revoir leurs positions, notamment à l’égard du mariage de jeunes filles à des hommes polygames d’âge mûr. Cela témoigne d’une plus grande ouverture vers le changement que ce qui est habituellement attribué aux groupes dits sectaires.

Bien entendu, la question des rapports entre groupes religieux dits sectes et la société, et ses lois, n’a pas été épuisée dans ce numéro de Criminologie, toutefois les auteurs qui y ont collaboré ont assurément contribué à y jeter un peu plus de lumière.