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MJ : Marie-Andrée, tu as été professeure à l’École de criminologie de l’Université de Montréal, qu’est-ce qui t’a amenée à la criminologie ?

MAB : J’étais à la recherche d’une théorie qui donnerait un sens aux phénomènes sociaux que j’approchais tous les jours dans ma pratique professionnelle. J’avais besoin de comprendre les problèmes sociaux et je cherchais un cadre d’analyse macro social, politique, historique. J’avais travaillé durant cinq ans à la Clinique d’aide à l’enfance dans une équipe réunissant psychiatres, psychologues, psychométriciens, médecins, travailleurs sociaux, chargés de conseiller les magistrats de la jeunesse sur les meilleures mesures à prendre dans les cas difficiles. Ces années ont été riches en expériences, mais le temps est venu de voir plus large, de situer les problèmes dans leur contexte. Le programme d’études de maîtrise en criminologie me paraît répondre en partie à cette aspiration avec les séminaires en sociologie, en science politique, en droit et en anthropologie.

MJ : Dans quelle perspective intervenais-tu auprès des jeunes ? Tu voulais les traiter, les sauver ?

MAB : Je ne voulais ni les traiter ni les sauver sinon des effets de la loi quand ceux-ci me paraissaient néfastes ; je faisais en sorte de leur épargner le plus possible les mesures privatives de liberté quand celles-ci n’étaient pas requises pour protéger les jeunes contre leurs propres méfaits et les dangers sérieux de l’entourage. Les professionnels de la Clinique avaient une influence réelle sur les décisions des juges qui consentaient à suspendre les placements de longue durée dans les Écoles de réforme pour les remplacer par des mesures alternatives en milieu ouvert lorsque nos diagnostics et nos pronostics le justifiaient. S’agissant des mineurs amenés au tribunal par les parents ou par les autorités scolaires « pour leur protection », je tentais aussi de convaincre le tribunal de recourir à des ressources « ouvertes » plutôt qu’aux placements en Écoles de protection, dans des familles d’accueil par exemple. Mais nous tentions aussi d’aider les parents à ne pas s’en remettre trop facilement à la Cour pour garder et contrôler leurs enfants, nous offrions du support aux parents dans des groupes d’entraide. Nous étions aussi sensibles à certaines clauses de la Loi sur les jeunes délinquants qui n’étaient ni légitimes quant au fond ni égalitaires dans leur application. Par exemple, la loi d’alors sur les jeunes délinquants ajoutait à tous les chefs d’accusation contenus dans le Code criminel la « conduite sexuelle immorale et toute autre forme de vice » ; non seulement cette clause était ultra vires, mais elle n’était appliquée qu’aux jeunes filles. Étrangement, la police n’arrêtait jamais les garçons pour ce délit. Avec des collègues de la Clinique j’ai souvent fait des représentations devant les commissions et comités sur la justice à la Chambre des communes pour que cette offense soit abrogée. Elle l’a été vingt ans plus tard, en 1982.

MJ : Ton mémoire de maîtrise en criminologie porte sur quoi ?

MAB : Il porte sur les facteurs psychosociaux de la délinquance des mineurs à Montréal et sur le fonctionnement des Cours de bien-être social[1]. Je montre que la très grande majorité des filles amenées devant le tribunal des mineurs n’ont commis aucun délit, elles sont cependant retirées de leur milieu et placées dans les Écoles de protection de la jeunesse à la demande des parents ou des autorités scolaires qui s’inquiètent de ne pouvoir « les contrôler ». Le juge accède trop souvent à la requête de placement présentée par les parents dans le cas des jeunes filles. Les jeunes, garçons et filles d’ailleurs, ne sont pas informés de leurs droits ; les parents ne connaissent pas les leurs ni ceux de leurs enfants. La présence d’avocats au tribunal est très rare, ce sont souvent les professionnels de la Clinique qui rappelleront aux juges les droits des mineurs. Mon mémoire montre la grande pauvreté économique et sociale des familles, l’illettrisme des parents, le sentiment d’impuissance des adultes devant leurs enfants. Les parents les plus mal nantis sont accusés de négligence et référés aux tribunaux pour adultes, ce qui vient ajouter aux problèmes des jeunes. En somme, indigence économique, sociale, morale des parents et chances élevées de se retrouver devant la Cour de bien-être social sont intimement associées. La délinquance juvénile n’est pas un fait social posé là, isolé.

MJ : Tu voulais transformer les institutions, mais aussi les pratiques ? Tu avais déjà cette sensibilité ?

MAB : Non seulement les institutions et les pratiques, mais les lois qui venaient confirmer les inégalités sociales par des mesures illégales et inégales. Après avoir exercé des fonctions de clinicienne pendant cinq ans, j’ai été nommée directrice des Centres de socio-pédagogie offrant de la formation en cours d’emploi aux directeurs d’établissements de protection de la jeunesse, aux éducateurs, aux policiers, aux agents de probation, et aux juges des mineurs ; les professeurs choisis pour enseigner à ces groupes partageaient pour la plupart une politique d’ouverture aux méthodes de traitement les moins privatives possible de liberté. Je participais activement aux activités de la Société de criminologie du Québec où les directeurs des établissements les plus progressistes et les policiers les plus « humains » partageaient leur expérience et expliquaient leurs succès. J’exposais les différences dans les traitements imposés aux filles et aux garçons, je proposais des solutions de remplacement aux mesures trop sécuritaires, et plus d’égalité dans les services offerts aux jeunes filles en institution, comparés aux métiers accessibles aux garçons dans les Écoles de réforme.

MJ : Quand tu reviens de Berkeley après tes études de doctorat, quelles sont tes sources d’inspiration ? Tu en ressors avec quelles théories ?

MAB : En 1965, le programme d’études en criminologie à l’Université de Berkeley emprunte beaucoup à la sociologie du droit et à la sociologie politique, mais il est bien enrichi par les séminaires du Centre d’études sur la sociologie du droit. La majorité des enseignements formels se tiennent dans la très belle School of Criminology, mais les étudiants les plus ouverts à la vie intellectuelle ne manqueraient pour rien au monde les « open seminars » qui se tiennent au Center for the Study of Law and Society. Un courant théorique peu connu dans la sociologie canadienne de l’époque domine alors l’enseignement de la sociologie de la déviance à Berkeley, c’est l’interactionnisme symbolique né à l’École de Chicago avec George Mead, appliqué ensuite à la déviance par Howard Becker, Herbert Blumer qui est reconnu comme le père de ce courant, Erving Goffman, David Matza. J’ai été profondément marquée par cette sociologie dont plusieurs des fondateurs ont été mes professeurs. En droit, je suis devenue une adepte, puis une spécialiste comme on le verra dans mes travaux sur la drogue, du courant utilitariste de Jeremy Bentham et de John Stuart Mill ; ils ont inspiré mon enseignement, mes recherches, et mes engagements politiques. En politique pénale, j’ai eu la grande chance d’être la seule étudiante graduée de Jacobus ten Broeck, auteur d’articles importants sur le « Dual system of family law » en Californie ; j’ai appris de lui à faire la critique du droit familial et social, à voir le droit comme source d’injustices et d’inégalités sociales. Enfin, un réformateur des prisons, un pénologue connu a été mon directeur de thèse, Richard Korn.

En 1967, quand je commence à enseigner au Département de criminologie de Montréal, ce sont ces orientations théoriques qui m’inspirent ; elles résonnent dans mon premier séminaire qui porte sur la question des femmes dans leur rapport au pénal ; ma thèse s’intitule Les représentations sociales des femmes criminelles, une analyse des rôles sociaux imposés qui déterminent la quantité et la nature de leur déviance. La contrainte « de genre » est tellement déterminante qu’elle explique le très petit pourcentage des personnes de sexe féminin parmi les accusés et les condamnés et la relative clémence des peines qui leur sont imposées. Je vérifie empiriquement cette hypothèse en France, en Belgique et au Canada. Mais le rôle social dévolu aux femmes et leur statut sont-ils les mêmes sous d’autres régimes et selon le niveau de développement économique ? J’obtiens des subventions de recherche et j’étends mon observation à deux pays socialistes, la Hongrie et la Pologne, ainsi qu’à deux pays d’Amérique latine, la Colombie et le Vénézuéla, où les traditions sociales et familiales sont tenaces. En Occident et dans les pays très développés, les femmes représentent environ 10 % des accusés dans les années 1970 ; dans les pays d’Europe de l’Est où le socialisme a fait des femmes des égales aux hommes ou presque dans l’accès au travail et à l’éducation, le pourcentage est de 20 à 25 %. En Amérique du Sud, au contraire, la très grande majorité des femmes est confinée au foyer et représente à peine 2 ou 3 % des délinquants.

MJ : Quand tu reviens de Berkeley, la criminologie est-elle devenue pour toi une discipline ? L’était-elle avant Berkeley ?

MAB : En 1967-1969, à Berkeley comme à Montréal, je vois la criminologie comme un champ de pratique professionnelle et d’action sociopolitique, en quelque sorte un « service social centré sur les délinquants et les criminels » et des études évaluatives des politiques pénales. À Montréal, on voit grandir une spécialité qui est la psychologie criminelle et l’étude de la personnalité délinquante. À mes yeux, la criminologie n’est pas une science, mais c’est un savoir qui recourt aux théories de la psychologie ou de la sociologie qu’on applique à une population particulière. Je désirerais que ce soit aussi un discours critique sur le crime et du droit pénal, mais c’est plutôt un ensemble d’études empiriques sur la mesure de la criminalité et le criminel, sur les appareils de contrôle social pénal, comme la police, les prisons, la probation, la libération conditionnelle. Cependant, mon intérêt pour la criminologie grandit, je continue de penser que la criminologie peut être révélatrice ou même mieux, permettre de voir avec verre grossissant, les différences de culture, de fortune, de genre et de race, et leur importance déterminante à la fois dans la création d’infractions et de sanctions venant confirmer ces inégalités, en somme dans l’application du droit. D’ailleurs ce n’est pas que le droit pénal qui traite différemment les hommes et les femmes, les droits civil et familial de l’époque reflètent et renforcent aussi les différences.

La criminologie tente de réunir dans une théorie générale des explications et une compréhension valides de la criminalité et de la déviance ; plus j’avance plus je vois la force du droit lui-même dans la construction ou la confirmation des statuts sociaux et des exclusions sociales. Sans me réconcilier tout à fait avec l’idée d’une « discipline criminologique » je vois grandir un discours utile et légitime sur la criminalité et le criminel, qu’il faut travailler sans cesse à déconstruire et reconstruire.

MJ : Quelle fonction assignes-tu à la criminologie quand tu es à Berkeley ? Qu’en rapportes-tu ?

MAB : Il y a eu deux séjours à Berkeley, tous deux m’ont profondément marquée. Pendant les études de doctorat, de 1965 à 1967, j’ai baigné dans une sociologie de la connaissance qui laisse une très grande place au sujet et à une analyse critique du droit, mais aussi à une politique criminelle libérale et réformiste en Californie où le système carcéral est à la recherche constante de nouvelles formules qu’on écarte rapidement si elles ne contribuent pas à la diminution du taux de récidive ; la politique pénale et le droit tout entier en Californie sont d’inspiration utilitaire et libérale. La criminologie à Berkeley en 1965-1970 est d’abord une profession, un champ fascinant d’études empiriques, et peut-être une science humaine. Ces orientations me plaisent et auront une grande importance dans mes recherches et mon enseignement.

En 1973, quand je retourne à Berkeley comme professeure invitée, le campus a bien changé et moi aussi. Je suis devenue féministe, très sensible aux privilèges de classe et de race, et critique de l’institution universitaire. Avant de revenir à Berkeley, j’ai appuyé ouvertement la contestation du programme d’études menée par les étudiants en criminologie à Montréal en 1968, j’ai réclamé avec eux des enseignements s’inspirant de la criminologie critique élaborée par nos collègues britanniques Taylor, Walton et Young. À Berkeley, en 1973, j’ai constaté qu’on allait plus loin. J’ai assisté et participé à une révolution intellectuelle et sociopolitique. En criminologie comme dans tous les départements des sciences sociales, la critique du libéralisme social et économique et juridique était la règle. Le marxisme faisait son chemin chez les étudiants aux cycles supérieurs et chez les jeunes professeurs des sciences humaines et sociales ; trois collègues de criminologie se sont vus refuser la permanence à cause de leurs écrits marxistes, deux devront aller se chercher des emplois dans un autre État, le troisième, sur un autre campus de l’Université de Californie. Les Black Studies avaient fait leur entrée en force en sciences sociales et humaines et même en droit et en criminologie ; le féminisme avait fleuri dans plusieurs départements, la critique du racisme était bien présente. J’ai tiré un grand avantage de cette vie intellectuelle débordante, de ces courants de pensée et des mouvements qui les animaient. Je lisais, discutais et publiais abondamment, portée par la vitalité de ce campus.

Le retour à Montréal n’a pas été facile. Mais en 1974-1975, après ces expériences, je voyais mieux les possibilités de ce savoir multidisciplinaire qui s’appelle la criminologie. Il m’apparaissait comme un champ d’études « valide », important, en position privilégiée pour jouer un rôle majeur de « critique de l’ordre social », en même temps qu’un reflet inversé des valeurs et aussi un miroir de ce qui les menace. C’est ce que j’ai rapporté de mon deuxième séjour à l’Université de Berkeley. Je m’étais familiarisée avec la théorie critique post marxiste de l’École de Francfort, les thèses de Max Horkheimer et de Theodor Adorno et cet exercice m’avait rendue pessimiste et réaliste : on ne devait pas attendre grand-chose des lois et même de leur réforme, elles ne feraient jamais que confirmer le statu quo et le pouvoir dominant, il fallait renoncer à un droit juste. On ne devait pas non plus compter sur les universités pour « dire la vérité » ou même permettre de la chercher vraiment ! Il fallait reconnaître la relativité du « légal » et du « pénal » et celle du « vrai », et nous servir de cette conscience pour limiter les dégâts causés par le droit lui-même, mais aussi signaler les apories des sciences enseignées dans les universités.

MJ : Tu vois à Berkeley la force de la théorie critique enseignée avec une légitimité que tu ne connais pas au Québec ?

MAB : Tout à fait, tu me résumes mieux que je ne saurais le faire. Mais cette légitimité de la critique qui a été possible à Berkeley sera de courte durée. De retour sur le campus pour un bref séjour d’études en 1977-78, je vois que le vent de droite qui a chassé les marxistes a continué de souffler sur un campus qui fait désormais de la science ordinaire que Horkheimer appelle « la théorie traditionnelle ». Le Sénat a même ordonné la fermeture de The Berkeley School of Criminology en 1978.

Pendant ces mêmes années, l’École de Montréal connaît un regain d’énergie grâce la présence de nombreux boursiers Ford venant d’Europe de l’Ouest, du Centre et de l’Est, et de l’Amérique du Sud, les uns venus faire des études formelles de doctorat, les autres se situant plutôt comme des post-doctorants déjà bien connus dans leur pays d’origine et se préparant à occuper des rôles éminents. Leurs rapports avec les membres du corps professoral sont plutôt collégiaux que du genre élèves-maîtres. Les échanges avec certains d’entre eux m’ont permis de reprendre les écrits de l’École de Francfort que certains doctorants connaissaient mieux que moi, et de publier sur la Théorie critique et ce qu’elle pourrait apporter à la criminologie.

MJ : Que reproches-tu à la criminologie canadienne ?

MAB : Je lui reproche de ne pas s’intéresser à son objet même, le crime qui, pourtant, se situe en amont de la criminalité et du criminel. À l’École de criminologie de Montréal, quelques collègues s’intéressent à l’histoire des interdits et du droit criminel. Mais il me semble que les enseignements et plusieurs des recherches prennent le crime comme un fait social posé là plutôt que comme un construit dont il faut étudier l’origine dans la réaction sociale qui détermine souvent ce que « veut le peuple ». Les codes criminels présentent avec la liste des infractions et des peines l’envers des valeurs que la société voudrait protéger, par exemple le caractère sacré de la vie, la sécurité de l’État, la paix sociale, le respect de l’environnement. Au lieu d’analyser ces valeurs et leur opposé, le crime, la criminologie canadienne se braque sur les faits en aval, les accusés, les condamnés, les prisonniers, et les appareils chargés de leur contrôle. Le droit et la criminologie ne s’inquiètent guère de la légitimité des crimes, anciens et nouveaux, que le législateur inscrit dans le code criminel, c’est-à-dire de l’importance du tort social réel causé aux individus et au groupe social par ce que le législateur a défini comme crimes, et de la proportionnalité des peines qui leur sont attachées. C’est pourtant au nom de ces principes, gravité démontrée de l’offense, sanction conséquente, qu’on pourrait s’approcher d’un système pénal qui rend justice et promeut la justice.

Dans Beyond criminology, taking harm seriously, nos confrères britanniques[2] ont bien décrit ce problème en se centrant sur la notion de tort social.

Mais il faudrait lire tout ce qui précède à l’imparfait. Je lis les travaux récents des criminologues canadiens, mais je n’enseigne plus en criminologie depuis plusieurs années et je n’ai pas fait récemment l’inventaire des articles et des recherches de la criminologie au Canada.

MJ : En 1969, un événement important se produit dans ta carrière, tu es invitée à faire partie de la Commission Le Dain. Dans quelles circonstances as-tu été amenée à y participer ? Jusque-là, ton objet c’est les femmes et le droit pénal. Mais les drogues ? Tu ne t’étais pas intéressée à cela auparavant ?

MAB : Le séjour en Californie de 1965-1967 m’avait quand même permis d’observer la consommation de drogues illicites. Fumer de la marijuana à Berkeley n’était pas rare, mais ce n’était pas non plus un comportement très commun dans la population étudiante et le corps professoral. On ne le faisait pas en public. Dans la ville voisine, Oakland, dont la majorité est « noire » et l’une des minorités latino-américaine, les jeunes fumaient du cannabis et consommaient déjà quelques « drogues dures » comme la cocaïne. J’ai été invitée par un des étudiants de l’École de criminologie, lui-même « street worker » à parrainer un party de jeunes résidents d’Oakland. Il fallait veiller au grain, s’assurer que la consommation d’alcool et de drogues ne dépassait pas un certain seuil, pas question d’abstinence, on était réaliste, mais modération ; tous les jeunes devaient pouvoir sortir du party sur leurs deux pieds. D’ailleurs leurs parents les attendaient sur des bancs dans le parc avoisinant. Nous y sommes arrivés. Autre expérience : à San Francisco, la Haight Ashbury Clinic, qui prenait soin des héroïnomanes sur la rue, sollicitait le concours d’étudiants gradués des facultés de médecine, de service social et de criminologie les fins de semaine. Ce fut une expérience importante pour moi, et elle m’a permis par la suite de collaborer aux travaux du Centre de recherche et d’aide aux narcomanes à Montréal.

En 1969, j’avais donc une connaissance indirecte des drogues illicites. Le 10 octobre, le chef de cabinet du ministre de la Santé et du Bien-être national, Monsieur Munroe, m’a appelée d’Ottawa me demandant si j’étais intéressée à faire partie de la Commission d’enquête sur l’usage des drogues à des fins non médicales créée quelques mois plus tôt par le gouvernement fédéral. Il m’a aussi posé quelques questions sur ma connaissance des substances interdites. J’ai dit que je n’avais aucune expérience personnelle de l’usage de ces substances, mais que j’en avais observé l’effet chez des usagers ; quant à mon intérêt pour le phénomène de l’usage, il n’était pas grand et je demandais à réfléchir. Une heure plus tard, le chef de cabinet du premier ministre du Canada m’appelait et me pressait d’accepter car la Commission avait déjà commencé ses travaux. Deux autres Québécois compétents avaient été approchés, mais avaient décliné après quelques rencontres avec les commissaires voyant qu’ils ne pouvaient accepter cet engagement, le rythme des travaux de la commission était incompatible avec leur travail. J’ai demandé à nouveau quelques jours pour réfléchir et consulter le doyen et mon directeur de département, mais le chef de cabinet m’a répondu que le Secrétaire de la Commission serait à Montréal le lendemain pour me rencontrer et m’exposer le mandat de la Commission. Huit audiences publiques étaient prévues pour la semaine suivante, à Toronto. J’ai donc pris connaissance du mandat de la commission, je l’ai trouvé large, ouvert sur l’avenir et très libéral. La Commission devait entre autres choses « obtenir de toutes les sources disponibles tant au Canada qu’à l’étranger les renseignements constituant la somme actuelle des connaissances touchant l’usage des drogues et des médicaments à des fins non médicales ; faire rapport sur les facteurs sociaux, économiques, éducatifs, liés à l’usage, et sur les mobiles des usagers ; faire rapport sur les moyens par lesquels le gouvernement fédéral et les provinces peuvent intervenir en vue de réduire l’ampleur des problèmes ». Elle était dotée d’un budget de 2M$ pour deux ans, son mandat était renouvelable, mais elle devait rendre un premier rapport sur le cannabis en juin 1971. J’ai consulté et j’ai accepté le lendemain sachant que ma charge de cours ne pouvait être allégée pendant l’année en cours.

MJ : Quel avait été le déclencheur de cette commission ?

MAB : Des membres de la Chambre des communes avaient à quelques reprises en 1968 exprimé leur inquiétude devant « l’augmentation alarmante de l’usage de la marijuana et la tragédie que représente le nombre croissant des jeunes traduits devant la justice tous les jours », ainsi que « l’extrême urgence de prendre les mesures qui s’imposent ». Le Ministre Munroe avait déclaré que le gouvernement était « très inquiet de l’expansion que prenait l’usage non médical des drogues et autres substances ». Des groupes de parents et d’enseignants avaient fait des pressions en ce sens, désarmés devant cette « culture jeune » à laquelle ils ne comprenaient pas grand-chose. Par ailleurs, ignorant tout des propriétés des drogues que consommaient leurs enfants, ces parents ne savaient que se précipiter à l’hôpital ou chez leur médecin de famille pour qu’on traite leur fils ou leur fille. Il est vrai que la possession de petites quantités de drogues était suivie dans des milliers de cas de séjours dans les postes de police ou même dans les prisons locales avec pour conséquence, un dossier criminel.

MJ : Donc le mandat t’intéresse, tu embarques pour quatre ans ?

MAB : Le mandat et le travail de la Commission m’apparaissent rapidement comme une occasion unique de comprendre la culture des jeunes et un conflit inter-génération riche en significations. Le président de la Commission, Gérald Le Dain, obtiendra un renouvellement du mandat pour deux autres années, la Commission siégera donc de 1969 à 1973, parcourra plusieurs fois le pays, tiendra plus de soixante audiences publiques et un grand nombre de rencontres privées. La Commission rencontrera plus d’un demi-million de Canadiens et entendra les témoignages de tous les corps professionnels, politiques et sociaux. Elle produira quatre rapports, au total plus de 2 000 pages.

MJ : Vous arrivez à quelles conclusions ?

MAB : Concernant le cannabis, la majorité recommande la décriminalisation de l’offense de simple possession de petites quantités. Je recommande la légalisation de la substance (1972). Tous les commissaires recommandent de mettre fin aux peines de prison dans le cas des toxicomanes ; quatre d’entre eux recommandent que le traitement soit obligatoire. Je suis bien d’accord avec les autres sur l’urgence de substituer des soins de santé à l’emprisonnement, mais je m’oppose au traitement obligatoire dont je connais l’inefficacité. Dans le rapport final, trois commissaires réaffirment l’urgence de décriminaliser la possession des drogues douces, je recommande la légalisation de toutes les substances psychotropes sur le modèle de l’alcool et de la nicotine, et un meilleur contrôle sur les médicaments, de l’alcool et de la nicotine. Le contrôle pénal s’étant avéré de plus en plus aléatoire et inefficace, je plaide pour une politique générale de l’usage modéré de toutes les substances psychotropes.

MJ : Où as-tu puisé le courage de formuler ces dissidences ?

MAB : Les travaux de la Commission, qui a eu à son service plus de cent chercheurs parmi les meilleurs, étaient remarquables. J’y ai puisé les faits. Les milliers de témoignages, bien que contradictoires, m’ont aussi beaucoup éclairée, je crois que j’évaluais correctement l’état de la conscience sociale des Canadiens sur cette question. Bien sûr ces connaissances nouvelles ne tombaient pas chez moi dans une terre vierge. Elles venaient ajouter à ce que je pensais du recours au droit pénal et à ses conséquences négatives sur les personnes criminalisées pour avoir fumé un joint ! J’adhérais à la doctrine de John Stuart Mill : nul n’a le droit de contraindre qui que ce soit à penser comme soi et à agir comme je l’entends, sauf lorsque cet autre cause un tort réel à autrui et menace la sécurité de l’État. Mill traite avec précaution de ce principe s’agissant des mineurs qui ont des conduites susceptibles de se causer des dommages dont ils ne mesurent pas l’étendue. Mais il rappelle que la société dispose de toute la période de l’enfance et d’une bonne partie de l’adolescence pour enseigner aux jeunes à prévenir ces risques et à vivre en société.

MJ : La question des drogues devient-elle pour toi un objet d’étude après la Commission ? Un objet séparé ou un sujet qui viendrait croiser des préoccupations antérieures ?

MAB : Ce sujet ne va plus me quitter. J’ai beaucoup publié entre 1973 et 1990 sur ce sujet. Comme j’avais fait partie d’une commission très respectable et à cause aussi de ma position minoritaire, j’ai été invitée à présider des organismes internationaux, comme la Ligue internationale anti-prohibitionniste créée par le Parti radical italien. Les pays d’Europe du Nord dont certains avaient adopté des politiques toutes proches de mes recommandations m’ont invitée à présenter mes arguments dans leurs forums. D’ailleurs aux Pays-Bas, la politique sur le cannabis était fort semblable à ce que je recommandais ; le Mouvement anti-prohibitionniste aura des adeptes dans plusieurs pays européens, par exemple en Espagne un policier s’est présenté aux élections nationales sous la bannière anti-prohibitionniste ; en Italie, un million de citoyens ont marché dans les rues réclamant la décriminalisation du cannabis et des mesures de traitement pour les héroïnomanes plutôt que la répression pénale. Ils ont obtenu temporairement ces réformes.

MJ : Ton passage à la commission Le Dain t’a donné l’occasion de mener une action politique ?

MAB : Ces quatre années de participation à une enquête pancanadienne et la position qui a été la mienne au terme de ces travaux m’ont valu une certaine renommée partout au Canada et dans plusieurs pays européens. Au Canada, le NPD m’a approchée comme candidate et des groupes libéraux de gauche ont cherché mon appui sur les projets de loi proches de la question des drogues, mais aussi sur des sujets reliés au droit pénal par exemple la décriminalisation de l’homosexualité, la création d’un droit de la jeunesse, les droits des femmes. Récemment encore le Sénateur Nolin m’a invitée à intervenir sur son projet de loi proposant la légalisation du cannabis.

MJ : Comment décrirais-tu l’abolitionnisme que tu pratiquais ?

MAB : Je suis une abolitionniste modérée qui croit dans la vertu des solutions de rechange aux peines pénales, la réparation, l’amende, les services communautaires ; je propose d’éviter le plus possible le « passage » par le droit pénal à qui que ce soit, mais je reconnais qu’il est difficile et sans doute imprudent de laisser en liberté les récidivistes auteurs de crimes de violence et ceux qui menacent la sécurité publique. Je voudrais voir disparaître du Code criminel le plus grand nombre possible de comportements qui ne causent pas de tort sérieux à autrui et à la communauté sans jamais nier l’importance de la responsabilité sociale et personnelle des auteurs de comportements réellement nuisibles et la nécessité de réparer les torts causés aux victimes. Je crois que 98 % des comportements interdits par le Code criminel peuvent être signalés, « corrigés » et réparés sans passer par la condamnation pénale. J’admire les tenants de la perspective réparatrice comme Louk Hulsman et Mylène Jaccoud, adeptes de la médiation, qui croient possible de rendre la justice par des voies autres que le droit pénal.

MJ : Comment vois-tu ta carrière après Le Dain ? La question des femmes se confirme à Berkeley, la Commission Le Dain te fait entrer dans un nouveau champ, et vient renforcer ton action politique ? Quels seront les points de repère ?

MAB : À compter de 1985-1986 et jusqu’en 2010, de nouvelles questions s’ajoutent aux précédentes, la connaissance, la science et l’université me préoccupent. Quelle connaissance et pour quoi faire ? Mon point de repère est le souci constant de l’élaboration d’une pensée critique dont je sais que l’université ne se soucie pas ou très peu. L’université traditionnelle n’enseigne que la connaissance utile à l’État et à la grande industrie, au maintien de l’ordre social existant, pour des raisons politiques, économiques et sociales. Je dois donc créer des enseignements et des recherches et nourrir un appétit intellectuel en marge des structures universitaires ordinaires. En 1987, avec l’aide de six collègues féministes dont la compétence est reconnue, je crée un séminaire optionnel de 2e et 3e cycles, pluridisciplinaire, sur les théories féministes. Ce projet qui a duré 12 ans a nourri des échanges de haut niveau. On a reçu à ce séminaire les théoriciennes féministes les plus connues en France, Belgique, États-Unis, Italie et Grande-Bretagne, non seulement en classe, mais lors de rencontres informelles où les questions plus fondamentales étaient soulevées, abordant par exemple le nécessaire renouvellement de la théorie féministe en fonction des changements dans la condition des femmes et de l’évolution des savoirs.

En 1989, j’ai offert aux concepteurs d’un Programme de doctorat en sciences humaines appliquées à l’Université de Montréal d’élaborer et d’enseigner un séminaire obligatoire en épistémologie des sciences humaines avec un contenu résolument critique. Je l’ai fait depuis la naissance de programme jusqu’en 2009, donc pendant 20 ans. Parmi les cent cinquante doctorants qui y sont passés, nombreux sont ceux qui disent y avoir appris à penser autrement et « critiquement », à voir l’effet de leurs positions théoriques sur leur position éthique et politique.

MJ : Quelle a été ton influence sur la criminologie de l’École de Montréal ?

MAB : Je ne saurais dire. Je ne crois pas avoir de disciples à la différence de plusieurs de mes collègues, notamment Pierre Landreville et toi. Tes enseignements et tes recherches tirent les étudiants hors du champ pénal et tu as des disciples. Ce fut aussi le cas de Pierre Landreville avec sa conception du pénal et de la réaction sociale. Tu construis une théorie et offres des méthodes et Pierre a laissé un héritage intellectuel. J’ai cependant exercé une présence réelle, je crois. En 1993, j’ai obtenu une importante subvention de recherche pour étudier les prisons pour femmes dans huit pays différents. Les résultats de cette recherche ont donné lieu à la publication d’un recueil auquel ont collaboré une collègue et trois étudiantes graduées (1993-2000). Sur la question des femmes et du droit pénal, mes équipes de recherche en 1967-1970 et de 1987-1999 étaient importantes par le nombre des assistants, mais aussi par l’actualité des sujets étudiés. Il me semble qu’il est impossible que la présence de ces groupes de chercheurs soit passée inaperçue à l’École de criminologie et au Centre international de criminologie comparée ; plusieurs mémoires de maîtrise et quelques thèses témoignent de mon influence dans ce champ. En 1992, l’organisation de la Conférence féministe internationale sur les femmes et le contrôle social à laquelle le Centre a participé a sûrement laissé des traces. Mais je ne saurais affirmer que mes recherches et leurs conclusions ont influencé la criminologie à l’Université de Montréal. Mes recherches sur la question des drogues et sur les services novateurs ont inspiré plusieurs assistants à la fin des années 1970, je crois leur avoir servi de guide. Deux collègues ont publié des articles dans lesquels ils récusent leur position précédente et disent l’influence que la mienne a exercée sur eux. Plusieurs étudiants de l’Université de Montréal et d’ailleurs se sont inspirés de mes écrits sur la drogue.

MJ : Quelle a été ton influence sur la discipline ?

MAB : Il m’est difficile de répondre à cette question. Bien que plusieurs universités dans les pays de droit commun aient créé des départements de criminologie, je ne suis pas certaine que cela justifie le terme de « discipline », d’ailleurs plusieurs de ces unités d’enseignement ont récemment changé d’appellation, on parle maintenant de départements de « Social Justice » ou de « Justice Studies » qui débordent du droit pénal et de la question du crime.

Je crois que la criminologie me reconnaît une expertise sur quelques sujets, les concepteurs d’un Dictionnaire international de criminologie m’ont confié la tâche d’écrire trois notices sur la drogue, sur la question des femmes en droit pénal et sur les courants critiques en criminologie.

MJ : Pour terminer, quel avenir vois-tu pour la criminologie au Québec ?

MAB : Soyons réalistes. Ce sont les intérêts des professeurs récemment engagés qui vont déterminer l’orientation et le contenu des enseignements et des recherches en criminologie en 2020-2025, mais d’ici là ce sont les productions des professeurs-chercheurs agrégés et titulaires qui « font » la criminologie au Québec. Les travaux des uns et des autres se regroupent sous trois axes : la criminalité, sa prévention et son contrôle ; les personnes criminalisées et les victimes d’actes criminels et les méthodes d’intervention ; enfin, le processus judiciaire et pénal, problèmes et alternatives.

C’est autour des deux premiers que se regroupe la grande majorité des professeurs-chercheurs. Laissons nous aller à rêver. Ce qui serait désirable ? Moins d’études sur les variations du crime et les moyens de le contrôler, davantage de questions sur la légitimité des interdits ; moins d’études évaluatives des succès des interventions, davantage de recherche sur les limites juridiques du droit d’intervenir ; moins d’étude sur la police, davantage d’attention à la licéité des contrôles et aux pouvoirs de la police ; moins de recherches sur les criminalisés, plus d’attention aux pathologies causées par le traitement pénal. Moins de recherches sur les prisonniers et davantage sur les prisons et le système judiciaire. Moins d’argent consacré au bon fonctionnement des appareils en place, davantage à la formation aux méthodes de résolution des conflits autres que judiciaires et pénales. Dans cette hypothèse, la criminologie se préparerait un autre avenir et jouerait le rôle de département de justice sociale.

MJ : Merci Marie-Andrée.