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Un nouveau joueur

Dans la tradition anglo-saxonne de common law, le procès pénal est conçu comme un conflit entre accusation et défense, le rôle des victimes étant limité à celui de témoins de l’accusation, alors que dans le système romano-germanique ou de civil law, la victime peut devenir une véritable partie au procès, et se voir reconnaître des droits procéduraux importants. Alors que la procédure devant les tribunaux ad hoc créés par les Nations Unies (le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie en 1992 et le Tribunal pénal international pour le Rwanda en 1994) est largement influencée par la tradition de common law, les rédacteurs du Statut de Rome ont opté d’emblée pour une procédure hybride qui intègre des éléments des deux grands systèmes juridiques. La place réservée aux victimes dans la procédure a cependant donné lieu à des débats importants lors de la conférence de Rome et des réunions ultérieures du comité qui a préparé le Règlement de procédure et de preuve. Le plaidoyer des organisations non gouvernementales de défense des droits de l’Homme et le travail de certains diplomates, notamment de la délégation française, ont abouti à un cadre général, prévoyant la possibilité pour la Cour d’accorder des réparations, tout en permettant aux victimes « d’exprimer leurs vues et préoccupations » dans le cadre du débat sur la culpabilité. L’élaboration du contenu concret de cette participation, et notamment des modalités d’intervention des représentants légaux des victimes, était cependant laissée aux juges.

Pour beaucoup de juristes formés dans la tradition de common law, l’intervention des victimes dans la procédure pénale proprement dite reste encore souvent une hérésie, une atteinte grave au sacro-saint équilibre entre accusation et défense. Pour d’autres, qui ne sont d’ailleurs pas uniquement les héritiers de la tradition romano-germanique, une justice pénale réparatrice ne peut pas ignorer les aspirations des victimes et a pour fonction première de rétablir l’équilibre sociétal rompu par le crime. Il ne faut donc pas s’étonner de ce que pendant les premières années d’existence de la Cour, ces différences de sensibilité aient continué à influencer les débats.

Le 23 juin 2004, le procureur de la CPI annonça l’ouverture de sa première enquête, celle relative à la République démocratique du Congo, qui avait référé la situation sur son territoire à la CPI le 19 avril 2004, et le 17 mars 2006 arriva à La Haye le premier suspect, Thomas Lubanga Dyilo, président de l’Union des patriotes congolais (UPC), une milice active dans la région de l’Ituri. Ce premier procès, toujours en cours au moment de la rédaction de cet article, et celui contre un autre Congolais, Germain Katanga, arrêté en juillet 2007, ont été l’occasion d’affiner la procédure, et de trancher de multiples questions restées en suspens. Des décisions liées à l’intervention des victimes ont souvent divisé les chambres et donné lieux à des opinions dissidentes, même au sein de la Chambre d’appel, mais un cadre cohérent s’est progressivement mis en place.

C’est le bureau du procureur qui a dû le premier s’habituer à l’intervention de victimes n’ayant pas toujours les mêmes intérêts que lui. Le ministère public représente la communauté internationale et l’ordre public international. Il veut que les crimes les plus graves ne restent pas impunis, mais il doit également veiller à ce que la procédure reste « gérable », et se clôture dans un délai raisonnable. Il doit donc faire des choix. Le procureur de la CPI a ainsi décidé de ne poursuivre Thomas Lubanga que pour l’enrôlement d’enfants dans sa milice, et non pas pour les tueries, viols et autres crimes commis par celle-ci, cela malgré le fait que l’intéressé était, avant son transfert à La Haye, poursuivi en République démocratique du Congo pour des crimes contre l’humanité commis par ses troupes. Le procureur a décidé de poursuivre Jean-Pierre Bemba (ancien vice-président de la RDC) pour des exactions commises par ses troupes en République centrafricaine, mais pas pour ce que ces mêmes troupes ont fait en République démocratique du Congo, où on les accuse également de massacres, de viols et même de cannibalisme. Quant à Germain Katanga et Mathieu Ngudjolo, également dirigeants d’une milice active en Ituri, ils sont poursuivis pour une tuerie commise dans le village de Bogoro, alors que ce n’était certainement pas le seul endroit où leur milice a sévi. Il va de soi que de tels choix frustrent certains groupes de victimes, qui risquent ainsi de perdre non seulement tout accès à la justice, mais aussi tout espoir de réparation. Dans un ordre d’idées différent, certaines victimes ougandaises ont parfois soutenu l’idée d’une suspension des poursuites contre les dirigeants de la LRA[1] pour donner une chance au processus de paix.

Les différentes équipes de défense, quant à elles, dès la première intervention des représentants légaux des victimes, ont ressenti celle-ci comme une menace et un renforcement de l’accusation. Dans la pratique toutefois, le bureau du procureur a souvent fait alliance avec la défense pour réduire les droits procéduraux des victimes, allant jusqu’à tenter de faire réformer en appel certaines décisions favorables aux victimes.

Quant aux victimes elles-mêmes, voir l’accusé condamné et obtenir réparation n’est certainement pas leur seule motivation. Ces motivations peuvent d’ailleurs être diverses, de telle sorte que les représentants légaux doivent souvent se limiter à exprimer des opinions qui font l’objet d’un consensus parmi des victimes, ou qui sont l’expression de leur intérêt commun. D’une certaine façon, il est regrettable que les premières victimes représentées devant la CPI soient des anciens enfants soldats, qui ne forment pas un groupe uni, mais sont au contraire des individus en rupture avec leur propre communauté. Pour eux, être reconnus comme victimes est tout aussi important que la réparation à laquelle ils auront peut-être droit un jour, vu que les communautés qui ont souffert de leurs actions, mais parfois même leur propre environnement, les perçoivent encore uniquement comme des criminels.

Quelles victimes ?

La Déclaration des principes fondamentaux de justice relatifs aux victimes de la criminalité et aux victimes d’abus de pouvoir, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies dans la résolution 40/34 du 29 novembre 1985, dont le projet a largement influencé les auteurs du Statut de Rome et du Règlement de procédure, définit comme victimes :

[…] des personnes qui, individuellement ou collectivement, ont subi un préjudice, notamment une atteinte à leur intégrité physique ou mentale, une souffrance morale, une perte matérielle, ou une atteinte grave à leurs droits fondamentaux, en raison d’actes ou d’omissions qui enfreignent les lois pénales en vigueur dans un État membre, y compris celles qui proscrivent les abus criminels de pouvoir.

La Règle 85 du Règlement de procédure donne toutefois une définition plus restrictive :

  1. Le terme « victime » s’entend de toute personne physique qui a subi un préjudice du fait de la commission d’un crime relevant de la compétence de la Cour ;

  2. Le terme « victime » peut aussi s’entendre de toute organisation ou institution dont un bien consacré à la religion, à l’enseignement, aux arts, aux sciences ou à la charité, un monument historique, un hôpital ou quelque autre lieu ou objet utilisé à des fins humanitaires a subi un dommage direct.

Comme devant les juridictions internationales des droits de l’Homme, l’intervention des victimes est donc conçue comme une démarche individuelle. Le cadre de la Cour ne facilite cependant pas la tâche d’une victime qui souhaite participer à la procédure. Certes, il y a des campagnes de sensibilisation sur le terrain, et la Section de la participation des victimes et des réparations (SPVR) se rend disponible pour assister les personnes qui souhaitent remplir une demande de participation ou de réparation. Il est cependant presque impossible de remplir ces demandes sans assistance professionnelle. Ce n’est qu’avec beaucoup d’hésitations que les premières victimes ont décidé de faire le pas.

À l’exception de l’éventuelle intervention d’organisations visées dans b) qui ont subi un préjudice direct, la Cour n’accepte pas l’intervention d’organisations de victimes ou d’autres personnes morales comme participants. Le cas échéant, de telles organisations pourront intervenir comme amicus curiae, comme certaines ont déjà tenté de le faire.

Influencer l’ouverture d’une instruction ?

L’expérience des systèmes juridiques de tradition romano-germanique ou continentale nous montre que les victimes peuvent avoir une influence capitale avant même que le procureur envisage des poursuites. Ces dernières décennies, de nombreuses poursuites judiciaires contre des auteurs de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité ont non seulement été influencées, mais même initiées par des groupes de victimes. Dans des affaires qui mettent en cause des personnages puissants, le Ministère public n’aime pas agir dans la solitude et sans soutien. Très souvent, les choses ne bougent que parce qu’il y a un rapport de forces favorable aux poursuites et une volonté de mettre fin à l’impunité. Un tel rapport de forces peut résulter de pressions d’États, mais très souvent l’action des victimes est décisive.

Les victimes, leurs avocats et les ONG qui les soutiennent, ont connu des moments de gloire : l’arrestation de l’ancien dictateur chilien Pinochet et de plusieurs tortionnaires argentins dans différents pays à la suite de mandats d’arrêt délivrés par des juges espagnols ; les premiers procès contre des « génocidaires » rwandais à Genève, Montréal et Bruxelles ; les tentatives de magistrats britanniques d’arrêter des généraux ou responsables politiques israéliens lors d’une visite au Royaume-Uni (Doron Almag en 2005, Moshe Yaalon en 2008)… Des procédures lancées par des victimes ont mené à de longues procédures, parfois jusque devant la Cour internationale de justice : affaires RDC/Belgique (mandat d’arrêt Yerodia), Belgique/Sénégal (Hissen Habré), République Centrafricaine/France (affaire du « beach »)[2]. Quoi de plus normal donc que des groupes de victimes se soient aussi mobilisés pour demander au procureur de la CPI d’investiguer sur certaines situations, voire d’intenter des poursuites contre des personnes en particulier ? Le procureur a ainsi reçu de la part de victimes des communications de situations aussi diverses que celles de la Colombie, de la Géorgie ou de la Palestine. Toutefois, ces victimes ne peuvent pas faire plus que transmettre des informations et des dossiers au bureau du procureur. Ce n’est que si ce dernier décide d’ouvrir une enquête à la suite d’un référé par un État, ou s’il demande à la Chambre préliminaire l’autorisation de le faire, que les textes prévoient un rôle pour les victimes[3].

Dès le 23 mai 2005, un premier groupe de victimes, organisé par la Fédération Internationale des ligues des Droits de l’Homme (FIDH), a introduit une demande de participer à la procédure « dans le cadre de la situation en RDC », cela avant même qu’un accusé ait été identifié (le procureur enquête sur une « situation », on parle d’une « affaire » dès qu’il décide de poursuivre un ou plusieurs suspects). Le 17 janvier 2006, la Chambre préliminaire I, présidée par le juge Claude Jorda, lui a donné raison, estimant que le Statut de Rome permettait une intervention des victimes au stade de l’enquête, et invoquant notamment un argument d’efficacité :

72. Le droit de présenter leurs vues et préoccupations et de déposer des pièces en relation avec l’enquête en cours est le résultat du fait que les intérêts personnels des victimes sont concernés dans la mesure où c’est à ce stade que les personnes alléguées responsables des crimes dont elles ont souffert devront être identifiées, étape préliminaire à leur mise en accusation. Le lien étroit entre les intérêts personnels des victimes et l’enquête est d’autant plus important dans le régime établi par le Statut de Rome, étant donné l’effet qu’une telle enquête peut avoir sur les futures ordonnances en réparation en vertu de l’article 75 du Statut.

Cette décision, comme beaucoup d’autres ultérieurement, a été prise malgré l’opposition du bureau du procureur, qui semblait considérer les victimes comme de potentiels fauteurs de troubles, et leurs conseils comme des concurrents. Le procureur a d’ailleurs tenté d’obtenir l’annulation de cette décision en appel.

Un an plus tard toutefois, le vent a tourné. Un juge de la Chambre préliminaire a autorisé un appel contre une décision similaire acceptant un autre groupe de victimes, et le 19 décembre 2008, la Chambre d’appel a adopté alors une position plus nuancée : on ne peut pas accorder aux victimes un droit général à participer aux procédures au stade de l’enquête, contrairement à ce qui est possible une fois qu’il est question d’une « affaire » contre une ou plusieurs personnes. Elle n’a cependant pas entièrement fermé la porte, en précisant que « rien n’empêche les victimes de demander à participer à une procédure judiciaire, quelle qu’elle soit, y compris à une procédure touchant aux enquêtes, pour autant que leurs intérêts personnels soient concernés par les questions à trancher. » Ceci a d’ailleurs récemment permis au premier groupe de victimes congolaises de demander à la Chambre préliminaire des explications sur les raisons qui ont mené le bureau du procureur à poursuivre Jean-Pierre Bemba pour des crimes commis par ses troupes en République centrafricaine, et non pour des crimes commis en RDC[4].

Dans l’affaire contre Thomas Lubanga, un groupe de victimes de massacres perpétrés par des miliciens de l’UPC a demandé de pouvoir participer à la procédure. L’éventualité d’un élargissement des charges a fait l’objet de débats, et la défense a demandé que la Chambre interdise au procureur de continuer à instruire d’autres dossiers à charge de l’accusé. Ainsi, quand la Chambre de première instance a décidé quelles victimes pourraient participer au procès, quelques jours à peine avant l’ouverture de celui-ci[5], elle a limité cette participation aux victimes qui pouvaient démontrer un lien avec les faits que le procureur reprochait à l’accusé, en l’occurrence le recrutement d’enfants soldats, ce qui fut une décision logique.

Exprimer des vues et préoccupations

Il est désormais acquis que les représentants des victimes peuvent, conformément à l’article 68,3 du Statut de Rome, exprimer les « vues et préoccupations » de leurs clients, non seulement d’une façon générale dans une déclaration solennelle, mais durant toute la durée des débats, que ce soit sur des questions de fait, de droit ou de procédure.

Alors que le procureur s’intéresse avant tout aux éléments qui permettent de conclure à la culpabilité de l’accusé, les représentants des victimes s’efforcent de faire ressortir des témoignages le vécu des victimes. Quand il s’agit de l’enrôlement d’enfants de moins de 15 ans, les anciens enfants soldats et leurs parents veulent qu’on sache dans quelles conditions ils ont été enlevés, maltraités et torturés pendant les entraînements, et pour ce qui concerne les filles, qu’elles n’ont pas seulement été envoyées au combat comme les garçons, mais aussi systématiquement violées et utilisées comme esclaves sexuelles par des commandants.

La plus grande inquiétude des fondateurs de la Cour était que l’intervention d’un grand nombre de victimes crée le désordre dans la procédure et ralentisse les débats. Cette crainte ne s’est pas réalisée. Dans ces procès relatifs à des faits ayant touché des milliers de victimes, ce ne sont pas les « vues et préoccupations » de chaque victime qui sont mises en avant, mais les positions qu’elles ont en commun.

Certes, les victimes ne sont pas nécessairement du même avis. Dans certains procès, des groupes de victimes peuvent même avoir des intérêts opposés, comme c’est le cas dans l’affaire Katanga-Ngudjolo où participent d’une part un groupe d’enfants soldats qui auraient été recrutés par les accusés, et d’autre part des rescapés d’un massacre auquel ces enfants auraient participé. Des victimes du même bord peuvent aussi être d’origine ethnique, religieuse ou sociale différente, ce qui influence leur position. La représentation des victimes doit donc tenir compte de ces éléments. À l’audience toutefois, les représentants légaux des victimes expriment souvent des positions communes. En fait, cette représentation ressemble davantage à une « class action » qu’à la défense d’une série d’intérêts individuels. Une exception importante existe : quand des victimes sont interrogées comme témoins, ou autorisées à s’exprimer en personne, leur représentant légal est leur conseiller et défenseur personnel. On y reviendra quand on parlera de la représentation légale commune.

Conquérir des droits pas à pas

Depuis l’arrestation du premier suspect en mars 2006, les représentants des victimes ont déposé des dizaines de requêtes et d’observations, en grande partie sur des questions de procédure liées aux modalités de leur participation. En effet, le Statut et le Règlement de procédure et de preuve n’a fait que dessiner un cadre pour leur intervention, et de multiples questions restaient à trancher : est-ce qu’un témoin de l’accusation (ou de la défense) peut aussi participer comme victime à la procédure ? Les représentants des victimes peuvent-ils participer à l’ensemble des audiences, ou seulement faire une intervention précise ? Peuvent-ils assister aux audiences à huis clos ? Selon quelles modalités peuvent-ils faire des déclarations, interroger des témoins, en proposer eux-mêmes, déposer des preuves ? Peut-on admettre la participation de victimes anonymes ? Les victimes dont la participation au procès a été acceptée peuvent-elles automatiquement participer aux appels ? Comment doit-on interpréter la notion d’« intérêt personnel des victimes » ? Le procureur et la défense doivent-ils communiquer aux représentants des victimes les documents qu’ils comptent produire ?…

Petit à petit, les représentants des victimes ont acquis leur place dans la procédure. Les modalités de la participation des victimes ont fait l’objet d’une décision importante de la Chambre de première instance I le 18 janvier 2008, légèrement modifiée en appel par l’arrêt du 11 juillet 2008.

Comme dans d’autres domaines, la Cour a opté pour un système hybride : les victimes ne sont pas des « parties » mais seulement des « participants » au moins au stade de la procédure pénale. Cela sera logiquement différent quand, après une condamnation, on discutera des demandes en réparation qu’elles ont introduites. Elles n’ont pas les droits d’une partie civile dans un système de droit civil, mais leurs représentants participent à toutes les audiences, même à huis clos. Elles peuvent faire des déclarations (plaidoiries) d’ouverture et de clôture, interroger des témoins (après avoir justifié leur intérêt et obtenu l’autorisation de la Chambre), déposer des requêtes, observations ou réponses sur toutes les questions qui font l’objet de débats écrits, et sont même entendues quand on discute l’éventualité d’une libération conditionnelle de l’accusé. La Chambre d’appel a également confirmé que les représentants des victimes peuvent contester la validité des preuves présentées par les parties et déposer eux-mêmes des preuves, non seulement sur le préjudice subi par leurs clients, mais également des preuves liées à la question de l’innocence ou de la culpabilité de l’accusé[6].

Rattacher la justice à la réalité

Dans l’affaire Lubanga, les représentants des victimes ont constaté que la défense mettait systématiquement en doute la crédibilité de témoins quand on constatait des différences dans leurs noms ou ceux de leurs parents selon les déclarations successives. En réalité, cette situation était souvent due au fait que dans certaines régions du Congo, les gens utilisent plusieurs noms, prénoms, « postnoms » et surnoms pour qualifier une même personne selon les circonstances. Les représentants légaux, en majorité d’origine congolaise, ont soulevé ce problème et proposé d’entendre un expert congolais, ce qui a été accepté. Son témoignage a été éclairant pour tous.

Mais ce qui paraît le plus surréaliste aux anciens enfants soldats est la qualification donnée aux faits poursuivis. Ils ne se sentent pas victimes parce qu’ils ont porté une arme, mais parce qu’ils ont été enlevés, enfermés dans des puits humides pendant des jours, privés de nourriture et de soins, parce qu’ils ont subi des entraînements extrêmement durs et non adaptés à leur âge, parce qu’on leur a administré des coups de fouet, les a forcés à se droguer, les a utilisés comme chair à canon. Même ceux qui s’étaient présentés volontairement à la milice, poussés parfois par leur famille, pour venger des proches ou convaincus par des propagandistes de l’UPC, ou tout simplement pour échapper à la pauvreté, ou pour l’aventure, ont dû endurer tout cela. Les filles, pratiquement sans exception, mais aussi beaucoup de garçons, ont été abusées sexuellement, violées, utilisées comme esclaves sexuelles.

Dès le début du procès, les victimes ont eu le sentiment que la qualification des faits reprochés à Lubanga ne traduisait pas leur expérience. Leurs représentants légaux ont donc systématiquement interrogé les témoins sur les conditions qui régnaient dans les camps de l’UPC, et sur le sort subi par les filles (à propos duquel peu d’enquêtes avaient été menées par le bureau du procureur). Après quelques mois, ils ont déposé une requête par laquelle ils demandaient à la Chambre d’envisager une requalification des faits, ce qui est prévu par le règlement de la Cour[7]. La Chambre, majorité contre minorité, leur a donné raison[8], mais le président avait formulé une opinion dissidente bien argumentée, et la décision a été annulée en appel après une suspension de plusieurs mois. Malgré que la Chambre d’appel ait critiqué la motivation sans exclure la possibilité d’une requalification, les deux juges majoritaires n’ont pas persévéré et l’incident a été clos. Quoi qu’il en soit, les victimes ont ainsi pu attirer l’attention sur la réalité quotidienne des « kadogos[9] », et notamment sur l’esclavage sexuel des filles enrôlées.

Quelle représentation légale pour les victimes ?

Le droit de se faire représenter par un conseil de son choix est garanti aux victimes par le Règlement de procédure et de preuve. Pour ce qui concerne l’aide légale aux victimes, celui-ci ne prévoit cependant que la prise en charge du représentant légal commun désigné par la Chambre[10].

Les textes favorisent donc une représentation commune des victimes[11]. Ceci n’est pas forcément une mauvaise chose, mais a pour conséquence que les représentants légaux – au moins au stade pénal de la procédure – ne représentent plus en premier lieu les intérêts individuels de telle ou telle victime, mais deviennent les porte-parole de différents groupes de victimes, exprimant les « vues et préoccupations » communes du groupe qu’ils représentent. La participation des victimes évolue ainsi vers une sorte de class action, où les représentants des victimes veillent à l’intérêt global des victimes, notamment quand celui-ci n’est pas pris en charge par le bureau du procureur. Il en va certainement ainsi des procédures où plusieurs centaines de victimes ont été autorisées à participer. Alors que lors des témoignages, le bureau du procureur s’intéressera avant tout aux éléments liés directement aux charges, ainsi qu’au rôle joué par l’accusé, les représentants légaux interrogeront aussi les témoins sur la nature des souffrances infligées aux victimes, et même sur les complicités éventuelles de personnes susceptibles de pouvoir être poursuivies en réparation. Toutefois, cela s’accompagne d’une assistance très individuelle quand certaines victimes comparaissent comme témoins. Le conseil a alors le rôle d’informer ses clients de leurs droits et de solliciter le cas échéant des mesures de protection.

Les représentants légaux ne sont pas seuls à soutenir les victimes. D’emblée, trois structures ont été créées pour assister les victimes et leurs conseils. La première, l’Unité des victimes et des témoins (UVT), est prévue dans le Statut de Rome[12]. Cette unité est responsable pour les transferts, pour l’accueil à La Haye et surtout pour la protection des témoins. Il lui arrive aussi de prendre en charge des victimes qui participent à la procédure sans être témoins, et qui sont confrontées à des problèmes de sécurité. La Section de la participation des victimes et des réparations (SPVR) était initialement chargée d’informer les victimes sur l’évolution des procédures, d’assister celles qui désirent participer aux procédures, et d’organiser leur aide légale, mais évolue vers une structure qui assiste surtout les chambres dans des questions liées à la participation des victimes. Enfin, le Bureau du conseil public pour les victimes (BCPV) a été créé pour assister les conseils avec des avis juridiques, et pour assurer occasionnellement certaines fonctions de représentation devant les chambres. Dans la pratique, les responsabilités de ces trois sections peuvent se superposer, et des « conflits de compétence » ne sont pas anormaux dans une jeune juridiction qui cherche encore sa voie. Le BCPV, créé pour assister les conseils, a par ailleurs tendance à se profiler comme une alternative à l’assistance des conseils indépendants, trouvant des alliés au sein du Comité du budget et des finances de l’Assemblée des États Parties, qui croient, à tort ou à raison, qu’une telle in house représentation des victimes constituerait une économie de coût.

Les chambres ont toujours désigné le BCPV comme représentant légal provisoire des victimes qui n’ont pas fait choix d’un conseil, mais privilégient la désignation d’un ou de plusieurs conseils indépendants une fois que les demandes de participation sont acceptées, certainement pour la procédure de fond.

Dans l’affaire Lubanga, sept avocats mandatés par une ou plusieurs victimes se sont regroupés en deux équipes à la demande de la Chambre. Les victimes qui ont introduit des demandes ultérieurement ont été invitées à se joindre à l’un des deux groupes. Par ailleurs, une série de victimes qui n’avaient pas fait choix d’un conseil avaient été assistées par le Bureau du conseil public. Comme l’organisation de la représentation légale commune est intervenue à la veille du procès, et que certaines de ces victimes devaient venir témoigner, la Chambre a désigné le conseil principal du BCPV comme leur représentant légal, de telle sorte qu’il y a en fait trois équipes dans ce procès. Dans l’affaire Katanga-Ngudjolo, la chambre a ordonné le regroupement des victimes du massacre de Bogoro, prévoyant un autre conseil pour représenter les anciens enfants soldats qui ont participé à ces événements, vu l’évidente contradiction d’intérêts. Comme les victimes du massacre n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur un représentant commun, c’est le Greffier qui a désigné le conseil principal[13].

Dans l’affaire Bemba, la Chambre a opté pour un seul représentant légal originaire de la République centrafricaine, décidant que les victimes qui ne souhaitaient pas cette représentation seraient défendues par le BPCV[14].

Dans les affaires où le BPCV représente un groupe de victimes, l’assistance aux conseils a tendance à passer au deuxième plan de son activité. Si les représentants légaux adoptent une position commune sur une question, le BPCV continue à jouer pleinement son rôle en effectuant des recherches juridiques. C’est évidemment plus difficile si les différentes équipes optent pour des stratégies différentes. Ceci a notamment pour conséquence que le BPCV joue dans un tel cas un moindre rôle d’appui comme mémoire collective et conseiller des représentants légaux. Il en va différemment pour le Bureau public de conseil pour la défense qui refuse par principe d’intervenir pour un accusé déterminé dans une affaire, afin d’éviter des conflits d’intérêts et de garder la confiance de l’ensemble des conseils. Beaucoup de conseils craignent que l’implication grandissante du BPCV mène à une situation où la représentation légale des victimes sera laissée à une structure de la Cour, ce qui n’est certainement pas ce que voulaient les rédacteurs du Statut quand ils ont décidé que les vues et préoccupations des victimes devaient pouvoir s’exprimer. Du côté de la défense, on s’inquiète également d’une évolution vers une sorte de deuxième structure d’accusation, notamment si on donne également au BPCV les moyens de mener des enquêtes sur le terrain.

Dans la situation du Kenya, la Chambre préliminaire II a fait un pas de plus vers une « représentation » de victimes par les organes de la Cour. Au lieu d’autoriser les représentants des victimes de s’exprimer à l’audience sur la demande du procureur d’ouvrir une enquête sur la situation dans ce pays, elle a décidé le 10 décembre 2009 de confier à la Section de la participation des victimes et des réparations le soin de mener une enquête auprès des dirigeants des communautés kenyanes afin de connaître les « vues et préoccupations des victimes ». Toutes les demandes de participation déjà introduites par des victimes devaient être communiquées à la SPVR qui devait les examiner et présenter un rapport complet pour informer la Chambre sur les opinions des victimes. Ce rapport fut déposé en mars 2010[15] avec en annexe 76 représentations collectives et 320 représentations individuelles. Du point de vue de la Cour, le gain d’efficacité semble évident. On peut cependant se demander si les victimes ont ainsi le sentiment d’avoir pu participer à une procédure pourtant essentielle pour elles, vu que l’enjeu était d’autoriser ou non l’ouverture d’une enquête. En tout cas, cette procédure est considérablement différente que ce qui est prévu par la Règle 50 du Règlement de procédure et de preuve, qui prévoit que le procureur doit informer les victimes, le cas échéant par des moyens de diffusion générale, que les victimes intéressées peuvent faire des représentations à la Chambre, et que celle-ci doit leur communiquer la décision qui sera prise.

Une fois victime, toujours victime ?

Pour certaines victimes qui ont eu le courage de signer une demande de participation, la procédure est une épreuve. Dans l’affaire contre Thomas Lubanga notamment, les victimes qui ont introduit une demande de participation sont des enfants soldats démobilisés, parfois encore mineurs. Considérés souvent comme traîtres et déserteurs, ils ne peuvent pas trouver un soutien dans leur communauté qui reste en grande partie fidèle au chef poursuivi.

Dans toutes les affaires, beaucoup de victimes ont exprimé dans leur demande le souhait que leur identité ne soit pas divulguée. Tant que la Chambre n’a pas encore statué sur la recevabilité de la demande, cela ne pose aucun problème. Les demandes sont alors communiquées en forme expurgée aux parties. Pour la défense, vérifier un grand nombre de demandes expurgées est un travail fastidieux et parfaitement inutile. En effet, les expurgations ne permettent en général pas de juger si la demande est complète et contient des éléments qui font penser que la personne en question pourrait avoir souffert des crimes reprochés à l’accusé. Il semblerait dès lors plus efficace de laisser au Greffe, sous contrôle de la Chambre, le soin de faire un premier tri entre ces demandes afin de vérifier lesquelles correspondent prima facie aux critères établis par les chambres.

Plus délicate est la question de l’anonymat de victimes dont la participation à la procédure a été acceptée. Les chambres ont jugé assez souvent que ces victimes peuvent participer à la procédure, mais que leurs droits seront plus limités. Encore une fois, cela est en grande partie purement théorique, vu la représentation commune.

L’anonymat est la première mesure de protection dont les victimes peuvent bénéficier. Son efficacité est limitée. En effet, le risque de découverte augmente quand les procédures durent des années, notamment si la démarche des victimes doit aussi être cachée vis-à-vis de leur propre environnement, comme c’est souvent le cas pour les anciens enfants soldats. Plusieurs victimes ont déjà dû être intégrées dans un programme de protection, soit parce qu’elles interviennent aussi comme témoins, et que leur identité a été divulguée à la défense, soit parce que leur participation a été découverte et qu’elles ont fait l’objet de menaces ou d’agressions. L’intégration dans un tel programme implique qu’elles doivent couper tous les contacts avec leurs familles et amis, pour se retrouver dans un environnement étranger, dans une situation qui est assez proche de celle d’une personne en résidence surveillée.

Les victimes comprennent difficilement les aléas de la procédure. À deux reprises, la Chambre de première instance I a décidé de mettre fin aux poursuites pour des problèmes de procédure, et de libérer l’accusé. Chaque fois, ces décisions ont été réformées par la Chambre d’appel, mais elles ont créé la plus grande confusion sur le terrain, où les partisans de l’accusé les ont accueillies comme la preuve de l’innocence de leur dirigeant, voire comme un changement d’alliance de la part de la communauté internationale. On peut s’imaginer la déception, les craintes et le sentiment d’abandon chez ceux qui ont pris des risques importants en faisant confiance à la justice internationale en témoignant pour le bureau du procureur ou en déposant une demande de participation à la procédure.

L’heure des intermédiaires

En République démocratique du Congo, les victimes sont dispersées, parfois dans des villages reculés, dans des régions pas encore entièrement pacifiées, et n’ont pas accès aux moyens de communication modernes. Pour les conseils, ce n’est pas facile de les contacter, d’autant plus que le nombre de missions de terrain autorisées par le Greffe est limité pour des motifs budgétaires. La solution logique est alors de faire appel à des intermédiaires : des militants d’organisations non gouvernementales locales, des religieux ou des chefs de village, qui eux peuvent par exemple être joints par téléphone, et organiser ensuite le contact souhaité.

Cette pratique, utilisée également par le bureau du procureur et d’autres services de la Cour, a donné lieu à pas mal de problèmes. Dans plusieurs affaires en effet, la défense a invoqué que l’accusation pourrait se laisser influencer par de tels intermédiaires, qui n’hésiteraient même pas à manipuler des témoignages. Dans l’affaire Lubanga, le refus du bureau du procureur de divulguer à la défense l’identité d’un intermédiaire a provoqué en juillet 2010 une décision d’arrêt de la procédure et de libération de l’accusé[16], qui a été réformée en appel. En décembre, une requête de la défense pour « abus de procédure », toujours liée à l’intervention d’intermédiaires, a entraîné une nouvelle suspension de la procédure pendant plusieurs mois.

Le Greffe a lancé un débat sur le statut des intermédiaires avec les conseils et les ONG. Le rapport du Greffe prône une réglementation du « statut » de l’intermédiaire afin de garantir l’intégrité des preuves et un certain professionnalisme (formation, convention écrite…).

Certains intermédiaires, qui consacrent une partie considérable de leur temps à cette activité et prennent des risques personnels, ne se contentent par ailleurs plus d’un remboursement de certains frais (de déplacement par exemple) et souhaiteraient aussi une indemnisation pour le temps presté. Ce qui était initialement un engagement volontaire a ainsi tendance à évoluer vers un métier, ce qui n’est pas de nature à faciliter la situation des victimes qui en dépendent pour le contact avec leur conseil.

En attendant la réparation

À ce jour, aucune condamnation n’a encore été prononcée par la Cour, et la phase de la réparation reste encore une perspective théorique. L’ouverture de cette phase entraînera de nouveaux défis. Doit-on envisager une réparation collective ou individuelle, des indemnités financières ou d’autres formes de réparation, pour quelles victimes, quel rôle pour le Fonds au profit des victimes créé au sein de la Cour ? Les textes suggèrent une approche judiciaire et personnelle, mais laisser statuer une chambre à trois juges, après un débat contradictoire, sur un grand nombre de demandes individuelles n’est pas la solution la plus efficace, et il se peut que l’examen des demandes soit finalement délégué à des experts ou au Fonds au profit des victimes.

En attendant, la durée des procès rend une réelle réparation très difficile, notamment pour des jeunes victimes. On ne peut pas rattraper une scolarité interrompue après dix ans ou plus, et les blessures psychologiques nécessitent une prise en main rapide.

En guise de conclusion

La participation des victimes aux procédures de la CPI est désormais une réalité. Le bureau du procureur a fini par s’en accommoder, et les juges ont élaboré l’essentiel du cadre de leur intervention. Toutefois, les acquis sont fragiles, et les victimes doivent se battre contre la bureaucratisation dont souffre la Cour, à l’instar de toute institution internationale. En même temps, la présence des victimes dans ces procédures rappelle que celles-ci ne doivent pas être un jeu d’échecs passionnant entre accusation et défense, mais une réponse à la demande de justice de milliers de personnes que les crimes les plus graves ont touchées au plus profond de leur chair et de leur vie. Quant à la réparation effective toutefois, elle reste encore une perspective lointaine.