Corps de l’article

Introduction[1]

Le présent article examine comment les politiques de blâme et de victimisation dans l’Irlande du Nord post-conflit façonnent le traitement d’anciens prisonniers paramilitaires. Il s’appuie sur la récente étude que Charles Tilly (2008) a consacrée au mérite et au blâme. Selon lui, identifier les enchevêtrements discursifs et pratiques du blâme et de la victimisation aide à comprendre non seulement l’allocation locale des ressources mais aussi la distribution des charges au sein de la communauté. Utilisant les exemples des discriminations directes et indirectes dans les secteurs de l’emploi et dans l’accès aux services de santé mentale, l’article pose une série de questions à propos du blâme, de la justice et de l’autorité morale de la victime dans un contexte de justice transitionnelle. Ce qui est en jeu dans de telles contestations du blâme et de la victimisation, ce n’est pas simplement l’attribution (ou l’évacuation) de culpabilités ou encore la reconnaissance de souffrances, c’est aussi l’affirmation d’une autorité morale de la victime à exiger une punition et une disqualification par le blâme qui vont « au-delà du droit pénal » (Christie, 2010). Les conséquences potentielles pour ceux qui sont blâmés de cette façon, dans ce cas-ci les anciens prisonniers politiques, ne sont pas purement rhétoriques. Elles peuvent entraîner une détresse matérielle bien réelle pour les personnes stigmatisées par ce processus et ces revendications. Un tel constat a dès lors d’importantes implications dans la manière dont les criminologues conceptualisent la relation entre punition et blâme. Il en a aussi dans la façon dont nous comprenons le mandat et la portée de l’autorité morale de la victime et ce, tant dans le droit pénal qu’en dehors. L’objectif de cet article est de creuser certaines pistes pour une analyse des enchevêtrements discursifs et pratiques entre une politique du blâme et une politique d’allocation des ressources et des charges dans l’Irlande du Nord post-conflit. Il n’est pas question ici de juger des revendications particulières à propos du bien et du mal concernant le conflit nord-irlandais, pas plus que de chercher à dénigrer de quelque manière que ce soit les victimes du violent conflit qui a fait rage là-bas durant plus de trente ans.

Blâme et victimisation en Irlande du Nord

Beaucoup de gens ont été exposés à la violence politique durant le conflit en Irlande du Nord, mais la souffrance vécue tendait à être concentrée dans les communautés les plus démunies, en particulier dans le nord et l’ouest de Belfast (Morrissey et Smyth 2002). Hayes et McAllister (2001 : 909) estiment qu’entre le début du conflit en 1968 et la signature de l’Accord de paix du Vendredi saint en 1998, une personne sur sept a été victime de violence politique, une sur cinq a eu un membre de sa famille blessé ou tué, et une sur quatre a été confrontée à une explosion[2]. Les auteurs affirment que les gens qui ont été ainsi exposés à la violence étaient plus enclins à soutenir l’usage de la force physique par des groupes paramilitaires que ceux qui n’y étaient pas exposés, mais aussi qu’une minorité significative des deux communautés soutenait l’usage politique de la violence. Hayes et McAllister (2001 : 911) suggèrent aussi que « peut-être plus que n’importe où ailleurs, le conflit de l’Irlande du Nord a été marqué par une ambiguïté populaire qui existe envers l’usage de la violence politique ». Mais en dépit du fait que les groupes paramilitaires ne pouvaient pas opérer au coeur de ce conflit sans un soutien significatif de leurs propres communautés, beaucoup de Nord-Irlandais rejettent l’idée que la responsabilité dans ce conflit serait partagée.

Le récent Report of the Consultative Group on the Past (2009, plus connu comme le rapport Eames-Bradley) a provoqué la colère de certains groupes de victimes en Irlande du Nord quand il a laissé entendre qu’il y avait nécessité, pour les deux communautés, de réfléchir à cette ambiguïté morale :

En Irlande du Nord, nous sommes en présence de communautés qui ont été en conflit pendant longtemps. L’une comme l’autre restent le plus souvent dans le déni du mal qui a été fait en leur nom, chacune voyant son combat comme juste. Un des objectifs devrait dès lors être de rendre ces communautés capables d’affronter ensemble le passé d’une façon qui permette à chacune de reconnaître une part substantielle de la culpabilité accumulée et collective toutes ces années rongées par l’hostilité.

Eames et Bradley, 2009 : 56 ; nous soulignons

William Frazer (2009), le porte-parole d’un des groupes de victimes les plus intransigeants, a écrit, « au nom des victimes », au Secrétaire d’État d’Irlande du Nord en développant l’argument suivant :

Quand je lis le rapport Eames-Bradley, je comprends la réponse qu’ils nous offrent. C’est que nous sommes tous à blâmer et que nous devons maintenant accepter les « vérités » qui ont motivé le républicanisme, telles que « … la lutte armée était nécessaire… il n’y avait pas d’alternative ». On nous demande alors de nous engager dans un pardon mutuel et de cesser de demander justice […]. Je refuse d’accepter le fait que [les victimes de la violence républicaine devraient] « reconnaître une part substantielle de la culpabilité accumulée et collective » […]. Laissez-moi simplement vous dire que ceci n’arrivera pas, que ce que Sinn Fein et l’IRA n’ont pas réussi par les armes, Eames et Bradley ne vont pas le réussir par la plume.

Nous soulignons

Dire que les anciens prisonniers politiques ne sont pas les seuls responsables de la violence politique en Irlande du Nord et inviter d’autres acteurs à réfléchir sur la manière dont ils ont pu contribuer au conflit ne revient pas à dire que les anciens paramilitaires ne devraient pas être tenus responsables pour les actes qu’ils ont commis. De la même façon, un pardon ne constitue pas un « déni de justice » pour les victimes, sauf bien sûr à interpréter la justice des victimes comme ayant pour prérogative d’insister sur le maintien d’une punition et d’une stigmatisation à l’égard de ces individus et groupes de personnes, même après que ceux-ci ont purgé leurs sentences. L’idée qu’une justice pour les victimes exigerait nécessairement de punir les contrevenants les plus condamnables au-delà de ce qui est imposé par le droit pénal a en effet clairement une force discursive et une résonnance pratique dans l’Irlande du Nord post-conflit. Nous reviendrons sur ce point plus tard dans notre argument mais d’abord, il serait utile de remettre en contexte le cadre formel qui a accompagné le processus de paix il y a maintenant presque treize ans.

L’Accord du Vendredi saint

Dans les discussions prolongées qui ont mené à l’Accord du Vendredi saint du 10 avril 1998, il a été reconnu qu’il était crucial de trouver un équilibre entre la nécessité de reconnaître et de soutenir les victimes de la violence politique et l’importance de ne pas omettre la nature politique du conflit. Par conséquent, une des premières étapes entreprises pour obtenir un accord de paix a été la mise en place d’arrangements institutionnels pour répondre aux besoins des victimes. Une commission des victimes a été mise sur pied et dans son premier rapport, celle-ci a établi une définition inclusive des victimes comme étant « les blessés qui ont survécu, ceux qui les entourent, mais aussi ceux qui pleurent leurs morts » (Bloomfield, 1998 : § 2.13).

L’Accord du Vendredi saint (AVS) incluait aussi des dispositions pour la libération anticipée des prisonniers politiques et reconnaissait que ces détenus auraient besoin d’un certain soutien à leur retour dans la communauté. La libération anticipée des prisonniers paramilitaires a encouragé la formation d’un certain nombre d’alliances ad hoc entre des groupes de victimes comme FAIR, Homes United by Republican Terror (HURT) et les unionistes anti-AVS, réunis pour constituer le collectif Northern Ireland Terrorist Victims Together (NITVT). En dépit de l’opposition concertée de ce collectif à l’accord, la disposition de libération anticipée promise par l’AVS a été maintenue. Il faut néanmoins noter ici un élément fondamental : l’accord n’incluait aucune disposition pour une amnistie des violences politiques. Les anciens prisonniers politiques gardent dès lors un casier judiciaire pour leurs condamnations liées au conflit, avec pour résultat qu’ils continuent à faire face à un certain nombre de restrictions légales touchant leur vie personnelle, leurs rapports sociaux et leurs revenus économiques. Par exemple, avoir une condamnation liée au conflit, en particulier si elle concerne une « infraction planifiée[3] », leur interdit entre autres d’adopter des enfants, de voyager dans de nombreuses juridictions, de solliciter des indemnisations pour des blessures criminelles ou encore de postuler de nombreux types d’emplois. Il y a aussi beaucoup d’autres domaines de la vie quotidienne où une condamnation liée au conflit peut signifier se voir empêcher d’obtenir une assurance immobilière ou un permis de conduire pour un transport public (un taxi, par exemple). On notera en outre l’absence de progrès notable et un manque d’impulsion dans la mise en oeuvre des dispositions de l’Accord du Vendredi saint de 1998 qui étaient destinées à soutenir les prisonniers politiques après leur libération, particulièrement en ce qui concerne l’accès réduit à l’emploi.

Parce que trouver et garder un emploi de qualité continue d’être un problème très pressant pour bien des anciens prisonniers politiques, peu importe qu’ils aient été libérés avant ou après l’AVS, l’Office of the First Minister and Deputy First Minister (OFM/DFM) de l’Exécutif nord-irlandais a publié un guide à l’attention des employeurs potentiels, guide qui précise quand la condamnation liée au conflit d’un employé ou d’un demandeur d’emploi doit être prise en compte et quand elle ne doit pas l’être. Le guide de 2007 avise ainsi les employeurs que :

[…] les condamnations liées au conflit des anciens prisonniers « politiques », ou leur appartenance à une quelconque organisation, ne devraient généralement pas être prises en compte [pour accéder aux emplois, institutions, biens ou services] à condition que l’infraction pour laquelle la condamnation a eu lieu ou encore l’appartenance précèdent l’AVS. Cette règle générale pourra néanmoins être contournée, mais seulement si la condamnation ou l’appartenance concernées rentrent clairement en conflit d’intérêts avec l’emploi, l’institution, les biens ou services concernés[4].

OFM/DFM : 1er mai 2007

Ce guide des employeurs informe donc que les condamnations liées au conflit ne devraient pas priver d’emploi les anciens prisonniers politiques à moins que ces condamnations ne soient « clairement incompatibles » avec l’emploi, l’institution, les biens et les services en question. Mais puisque ce guide ne contient aucune force exécutoire, il n’impose aucune obligation statutaire aux employeurs pour éviter qu’une discrimination ne s’abatte sur les personnes condamnées pour des délits politiques. En d’autres termes, ce code volontaire n’a pas d’effet contraignant. Dans ces circonstances, il n’est pas surprenant qu’un bon nombre d’études récentes sur d’anciens prisonniers paramilitaires aient conclu que le code a eu très peu d’effets, sinon aucun, sur le nombre de personnes qui se sont vu refuser un emploi en raison de leur passé carcéral. Par exemple, Jamieson et al. (2010) ont montré que seul un tiers des prisonniers politiques ont obtenu un emploi à temps plein et que plus de la moitié tant des loyalistes que des républicains se sont vu refuser un emploi à cause de leur condamnation liée au conflit[5].

Un deuxième enjeu majeur pour d’anciens prisonniers paramilitaires est le fait qu’en tant que groupe, ils présentent davantage de risques de rencontrer des difficultés sur différents aspects du bien-être en général, en particulier sur le plan de la santé mentale, puisque ce type de problèmes les touche deux fois plus que la population nord-irlandaise en général (Jamieson et al., 2010). Sans compter qu’un nombre significatif d’anciens prisonniers qui ont des problèmes psychologiques nécessitant une aide professionnelle ne la reçoivent pas[6]. Un certain nombre de facteurs contribuent à ce phénomène. Dans une culture paramilitaire hyper-masculine, un stigmate est très vite associé au fait de chercher de l’aide pour des problèmes psychologiques parce que ceux-ci sont perçus comme une faiblesse. Un manque de confiance dans la façon dont les services de santé mentale comprennent l’expérience paramilitaire et protègent des informations confidentielles révélées au sujet d’infractions passées dissuade, là aussi, beaucoup d’entre eux d’aller chercher de l’aide. Un facteur additionnel provient du fait que de nombreuses personnes d’Irlande du Nord ont été affectées par la guerre, qu’il y a donc une forte demande pour des services de santé mentale fournis par l’État et que le système éprouve des difficultés à traiter tous ceux qui ont besoin d’une assistance psychologique. Dans ces circonstances, le rôle joué par la politique du mérite et du blâme dans l’allocation des services est d’une importance cruciale. Alors qu’une mise à la disposition de services spécialisés en santé mentale est assurée à des groupes d’ex-combattants étatiques comme la RUC et l’UDR[7], il n’y a pour les anciens prisonniers politiques aucune reconnaissance de besoins équivalents dans la politique de santé publique. Ils ne bénéficient par conséquent d’aucun dispositif de traitement spécialisé fourni par l’État et ce, en dépit du fait qu’ils en ont, de toute évidence, besoin. Les anciens prisonniers politiques se retrouvent dès lors dans une situation où ils doivent gérer, du mieux qu’ils peuvent, les pressions liées à la difficulté matérielle d’une marginalisation économique, les nombreuses restrictions associées à une condamnation pour des infractions politiques ou encore les effets psychologiques nuisibles du traumatisme et de l’incarcération. L’essentiel de l’aide sur laquelle ils peuvent compter, par exemple l’aide psychosociale ou professionnelle, est fourni par des groupes de soutien communautaires compatissants.

Les anciens prisonniers politiques sont exclus d’une pleine participation à de nombreux domaines de l’économie, de la vie sociale et du quotidien, mais au vu de la discussion engagée ici, je ne prendrai en compte que deux domaines qui posent problème : l’emploi et l’accès aux services de santé mentale. L’accès restreint aux biens sociaux dont bénéficient ces anciens prisonniers n’est pas sans lien avec le fait que, virtuellement, tout le blâme qui est lié au conflit nord-irlandais est concentré sur eux. Le but du présent article vise alors à comprendre pourquoi il en est ainsi.

Justice locale, allocation des ressources et des charges

Jon Elster (1992) soutient que l’allocation des ressources et des charges dans la communauté est un processus politique en soi qui traduit la mise en place d’une « justice locale ». Il indique qu’attribuer ainsi des ressources et des charges doit être fait sur la base de certains critères, par exemple, en fonction des besoins, des défections, des listes d’attente, des quotas, des loteries, de l’ancienneté, etc. On pourrait raisonnablement s’attendre à ce qu’une ressource communautaire comme l’accès à des soins en santé mentale serait allouée en fonction de la nécessité et de l’urgence des soins. Et en effet, pour certains en Irlande du Nord, notamment les anciens combattants étatiques, c’est bien cette logique qui prévaut. Or, on l’a vu, si des services spécialisés en santé mentale sont mis à leur disposition, ce n’est pas le cas pour les anciens prisonniers politiques, pourtant tout aussi susceptibles d’en avoir besoin. On doit alors se demander jusqu’à quel point la distribution actuelle des ressources et des charges dans l’Irlande du Nord post-conflit ne reflète pas une justice locale dont la philosophie resterait dictée par une politique du blâme et du stigmate associée au passé.

Si, comme Sen (2009 : 18) le suggère, la justice sociale se mesure à « ses accomplissements », alors aucune décision de justice « ne peut être indifférente aux existences que les gens peuvent vraiment vivre ». Or, comme on l’a vu, l’échec de l’Accord du Vendredi saint à prévoir une amnistie pour les infractions politiques mais aussi les dégâts occasionnés par la politique du blâme conduisent à concentrer la responsabilité du conflit sur les seuls ex-paramilitaires, assurant par là même le maintien de leur marginalisation. S’il est peu probable que les décideurs politiques nord-irlandais en matière de santé publique ne soient pas informés de la nécessité d’offrir des services de santé mentale aux anciens prisonniers politiques, il est par contre plus vraisemblable qu’ils soient surtout soucieux d’éviter un tollé public (mené par des groupes de victimes ou des politiciens opportunistes) qui accompagnerait toute tentative de donner des services spécialisés à d’anciens paramilitaires, peu importe l’ampleur de leurs besoins. L’absence d’amnistie pour les infractions politiques joue aussi comme facteur aggravant dans le fait de restreindre l’accès aux services de santé mentale. Elle a pour conséquence que si d’anciens paramilitaires ont des problèmes psychologiques liés à des infractions politiques qu’ils ont commises dans le passé mais pour lesquelles ils n’ont pas été jugés ou condamnés, ils risquent des poursuites criminelles, du moins si le thérapeute révèle les informations données lors de leurs rencontres. Cet enjeu à propos de la confidentialité empêche de nombreux anciens prisonniers politiques en détresse d’aller chercher de l’aide[8]. Les thérapeutes qui traitent les ex-combattants étatiques ont en effet l’obligation de révéler toute information à propos de méfaits qui seraient en lien avec le conflit, mais nous ne sommes pas en mesure de savoir en quoi consiste leur pratique quand elle concerne la mauvaise conduite politique passée de la police ou des forces de sécurité.

L’État a un devoir de soins qui consiste à fournir des services de santé mentale à ceux qui en ont besoin. Or, ce n’est assurément pas le critère de nécessité qui a été appliqué pour déterminer l’allocation d’une ressource communautaire aussi importante que l’accès au traitement de ce type de problèmes. Un tel constat ne saurait être simplement expliqué par l’exemple d’une doctrine de moindre éligibilité à appliquer aux anciens prisonniers (Sparks 1996) et ce, même si on ne peut contester le fait que toute mesure paraissant privilégier les anciens prisonniers politiques nord-irlandais tend à se traduire par une agitation publique qui ne sera pas sans rappeler celle qui associe au « Club Fed » toute tentative d’assouplir des conditions carcérales. Tout comme les débats touchant aux politiques criminelles, l’enjeu de l’allocation des ressources et des charges aux ex-prisonniers politiques en Irlande du Nord demeure hautement politisé et reste un sujet émotif dans les discours publics, surtout quand il est soumis à l’examen constamment vertueux des politiciens, de l’opinion publique et des quelques rares groupes de victimes très bruyants. C’est là une illustration claire de la nature en soi politique des processus de justice locale et de la manière par laquelle ils sont conduits non seulement par l’attribution de culpabilités et de blâmes mais aussi par les exigences d’une justice des victimes. C’est donc un enjeu connecté à une série de discours entrecroisés entre punition et blâme que les criminologues doivent comprendre.

Conflit, blâme et stigmate

Andrews (2007 : 179) observe que la moralité contribue à entretenir une lutte manichéenne familière entre le Bien et le Mal et que pour cette raison, elle continue à être une forme culturelle émotionnellement irréfutable tant à la fin du xxe siècle qu’au début du xxie siècle, mais sur la scène politique et non au théâtre ou dans les Églises. Douglas (1995) soutient que ces discours de moralité ne visent pas seulement à distinguer le Bien du Mal, ils visent aussi à rejeter, à transférer et à évacuer la responsabilité et le Mal, soit autant de processus de bouc émissaire propres à la vie humaine. Nulle part ce rejet des responsabilités (ou, plus précisément, la concentration de ces blâmes) n’est plus évident que dans le tournant punitif actuel concernant les pratiques pénales anglo-saxonnes ; pratiques dans lesquelles le blâme est investi sur quelques « boucs émissaires viscéralement plausibles » (Tonry, 2004 : 24). Dans le contexte nord-irlandais toutefois, une dynamique légèrement différente paraît être à l’oeuvre.

Comme point de départ utile pour comprendre la politique du blâme dans l’Irlande du Nord post-conflit, retenons l’observation de Heinz Steinert (1998) sur les effets discursifs du mode juridique individualisant de la justice qui a été adopté par le Tribunal de Nuremberg pour juger les crimes de guerre commis par les Allemands lors de la Deuxième Guerre mondiale. Il voit en effet une sérieuse limite à ce mode individualisant de responsabilité : alors qu’il conduit sans aucun doute à la désignation de certains « principaux responsables » officiellement coupables, ce mode de responsabilité conduit aussi à un nombre bien plus grand de « faux innocents ». Des « faux innocents » qui, n’ayant pas été officiellement déclarés coupables, se sont sentis libres de se décharger eux-mêmes de l’obligation de réfléchir à leur propre part de responsabilité sous le Troisième Reich, tolérant alors, voire ignorant les méfaits qui y ont été commis. Le point de Steinert au sujet d’un mode juridique individualisant qui produit une majorité de faux innocents rejoint bien l’argument de David Matza (1969 : 196) dans Becoming Deviant sur les effets discursifs de la signification et de la concentration du Mal : « La vision [manichéenne] d’un Mal concentré permet au Bien d’apparaître partout ailleurs. »

L’idée d’un bien qui apparaît partout, excepté là où s’est concentrée « la culpabilité officielle » est d’une évidence frappante dans le contexte nord-irlandais. Comme nous l’avions noté plus tôt, et en dépit du fait qu’une minorité significative des deux communautés a tacitement ou activement soutenu le para-militarisme durant tout le conflit (Hayes et McAllister, 2001 : 912), certains groupes de victimes mais aussi des politiciens déclarant représenter leurs intérêts insistent encore sur le fait que les anciens paramilitaires étaient les principaux, voire les seuls responsables de la violence en Irlande du Nord. De telles représentations des anciens prisonniers politiques comme étant les seuls à blâmer prennent clairement part à un discours plus large, aussi contesté que passionné, sur le conflit et ce, sachant qu’une responsabilité qui ne serait centrée que sur la violence de quelques paramilitaires vise à dégager tous les autres acteurs du conflit nord-irlandais de leurs responsabilités. Ces derniers peuvent alors évacuer leur propre part, pourtant moralement ambiguë, dans l’animation et le soutien au conflit, par exemple quand ils incitaient d’autres à la violence ou encore quand ils agissaient par collusion, complicité, sectarisme, voire refus obstiné du compromis. Un exemple saisissant de la potentialité d’une croyance au Bien qui caractériserait la majorité nous est donné par l’Allemagne d’après-guerre. Y régnait en effet l’acceptation répandue du « mythe de la Wehrmacht propre » (l’idée que bien que des SS aient pu avoir commis des crimes de guerre, la Wehrmacht, elle, n’y avait pas pris part), et ce, en dépit de l’existence de preuves contraires flagrantes (Beiss, 2006 ; Wette, 2006). Un autre exemple du déni post-guerre de la responsabilité est détaillé par Utgaard (2003) dans son analyse du souvenir et de l’oubli autrichiens, où l’idée de « l’Autriche-comme-victime » des nazis est restée, elle aussi, profondément ancrée dans la mémoire collective.

On peut dresser un parallèle entre ces exemples de la concentration du blâme dans l’Allemagne et l’Autriche d’après-guerre et la politique du blâme dans l’Irlande du Nord d’après 1998. Dans ce dernier cas, le déni des motivations politiques des paramilitaires a non seulement conduit à concentrer la culpabilité sur quelques-uns mais a aussi permis à ceux qui ont soutenu la violence sans la perpétrer eux-mêmes de fuir toute responsabilité et tout blâme. Gormally (2001 : 5) observe ainsi astucieusement que pour les unionistes en particulier,

[…] les ex-combattants qui viennent d’abord à l’esprit, ce sont les prisonniers et les anciens prisonniers. Ils constituent la part la plus visible de ce que les gens ressentent à propos du conflit… ceux qui sont à l’origine de bon nombre d’atrocités ; bref, les auteurs d’atrocités, les ennemis incarnés de la démocratie et de la civilisation.

Ce regard permet de dresser une distinction entre les actions violentes des paramilitaires et les actions moralement ambiguës impliquant de nombreux politiciens. C’est une des raisons pour lesquelles les politiciens unionistes et certains nationalistes modérés continuent encore à faire référence au Sinn Fein en tant que « Sinn Fein/IRA ».

McEvoy (2001 : 352) montre qu’une des conséquences du refus des unionistes de reconnaître la motivation politique des paramilitaires a beaucoup contribué à ce qu’ils ne voient pas eux-mêmes l’importance d’assumer leur propre culpabilité morale dans le conflit. Quant à l’inclusion, via l’Accord du Vendredi saint, de dispositions permettant de libérer des détenus, elle traduisait de facto une reconnaissance par « l’État britannique » de cette motivation politique. Or, cette reconnaissance a été perçue par les unionistes comme une « trahison fondamentale de la fiction de [leur propre] absence de blâme ». Ce déni de la motivation politique des paramilitaires était une caractéristique clé des politiques tout au long du conflit. Et plus de dix ans après l’Accord du Vendredi saint, il continue à bénéficier d’une force rhétorique et à avoir des effets concrets sur la condition des prisonniers politiques. La compréhension de tout ce qui se joue ici demande un examen plus approfondi des relations entre le blâme, la dénonciation et la peine.

Charles Tilly (2008) a récemment écrit sur le mérite et le blâme, notant l’importance de telles attributions dans un contexte d’après-guerre. Il soutient que l’allocation du mérite et du blâme est en soi politique, que « le blâme ne prend du sens que si une relation existe entre celui qui blâme et celui qui est blâmé » (p. 6). Ainsi la signification et la saillance du blâme n’ont de sens que dans leur contexte relationnel et social. Un corollaire très important de cette conception du blâme, pour la présente discussion, concerne l’observation de Tilly (2008 : 105) selon laquelle la relation doit veiller à ce que la « justice soit plus saillante et exigeante dans l’attribution du blâme ». « Tout mérite ou blâme implique, implicitement, des critères de justice pour décider si la personne a eu ou pas ce qu’elle mérite » (ibid. : 6).

Dans une petite société comme l’Irlande du Nord, dont la population est plus petite que celle de la ville de Montréal, les antagonismes rhétoriques autour du blâme et de la victimisation sont bien ancrés dans les politiques, avec d’un côté, les unionistes qui tendent à blâmer les républicains (et à l’occasion aussi les loyalistes) pour le conflit, et de l’autre, les républicains qui tendent à blâmer les unionistes et l’État britannique. Par exemple, en réponse à la question soumise le 24 septembre 2007 à l’Assemblée législative de l’Irlande du Nord sur les implications que le guide de l’employeur sur l’embauche de personnes condamnées dans le cadre du conflit aurait eues sur le recrutement du service civil, le ministre des Finances et des Ressources humaines, Peter Robinson, MP/MLA[9] (2007) a estimé que :

[…] vu que le guide n’avait pas été appliqué, il n’y a eu aucune répercussion sur le service civil nord-irlandais. En tant que ministre responsable de l’engagement dans le service civil nord-irlandais, je n’ai pas l’intention de faire appliquer le guide puisque je suis convaincu que les politiques et procédures d’embauche existantes fournissent déjà des arrangements appropriés pour gérer les candidats qui ont des casiers judiciaires.

Nous soulignons

On peut donc se demander si cela valait bien la peine d’instaurer un code volontaire non contraignant visant à enlever les barrières à l’embauche d’anciens prisonniers politiques. Ce type d’inaction délibérée ou de stagnation de la mise en oeuvre de mesures pourtant censées faciliter le retour de ces détenus dans la société civile n’est qu’une facette de la politique du blâme en Irlande du Nord. La dénonciation en est une autre. Il en est de même pour les tentatives de veto ou autres blocages à l’allocation de ressources à ceux qui, au nom des victimes, n’en sont pas « dignes ».

Blâme, victimisation et justice

L’Irlande du Nord a un « secteur de services aux victimes » bien développé qui représente un large spectre d’intérêts et fournit un appui efficace à nombre de personnes qui ont été touchées, blessées ou endeuillées à la suite de la violence du conflit. Comme nous l’avons déjà mentionné plus haut, il y a une tendance dans la presse, chez certains politiciens et chez un petit nombre de porte-parole de victimes très bruyants, à scruter minutieusement la légitimité (ou non) des allocations locales des ressources communautaires. Leur objectif est non seulement de bloquer toute allocation de fonds ou toute forme de soutien aux « terroristes », mais aussi d’agir pro-activement au nom des victimes. Une des formes prises par cette dernière exigence passe par l’adoption d’une définition très étroite de la victimisation comme critère d’allocation des fonds de soutien aux personnes affectées par le conflit, et ce, afin d’exclure des bénéficiaires les anciens paramilitaires. Ce type d’argument à somme nulle a été avancé par un groupe appelé Families Acting for Innocent Relatives (FAIR, 8 octobre 2006) :

La définition de victime est d’une importance cruciale pour le développement d’une stratégie. Pour une question fondamentale de principe, nous ne pourrons jamais appuyer une stratégie qui définirait les terroristes comme victimes et qui légitimerait ainsi les actes qu’ils ont commis. Même en termes pratiques, il y a toujours et inévitablement des ressources limitées en termes d’aide à la fois financière et pratique. Les nombreux groupes et individus qui sont définis comme victimes et qui sont éligibles pour une telle aide doivent donc être privilégiés parce que ce sont souvent ceux qui sont dans le vrai besoin que reçoivent le moins.

Nous soulignons

FAIR se donne lui-même le titre d’« organisation non sectaire et non politique », mais recourt néanmoins fréquemment à la dénonciation des catholiques et des républicains comme un élément central de ses discours. Une des conséquences de telles dénonciations, c’est d’évacuer toute possibilité de dialogue ouvert sur la souffrance et ce, par l’insistance sur les catégories infranchissables suivantes : d’un côté, « nous en sommes dignes » /« nous souffrons » ; de l’autre, « ils n’en sont pas dignes » (Beiss, 2006 : 52). Comme Hamber et Wilson (2002 : 47) l’ont suggéré, le désir de dénoncer comme le désir de vengeance traduisent d’abord « un profond désir moral de garder la foi dans les morts ». Aussi sincère et louable ce désir soit-il, maintenir « des frontières nous–eux limite parfois l’affectation du blâme aux autres : nous refusons alors de reconnaître la culpabilité de notre propre peuple » (Tilly, 2008 : 104 ; Miron et Branscombe, 2008). Cette déviation de tout le blâme vers « les indignes » n’est pas propre à l’Irlande du Nord d’après-guerre, pas plus que ne le sont le déni et la neutralisation de la responsabilité par ceux qui seraient restés dignes (Cohen 2001 ; Tavris et Aronson 2008). Toute cette réflexion est bien illustrée par le Eames-Bradley Consultative Group on the Past d’Irlande du Nord (2009 : 52-53) quand il reconnaît que :

Si les appréciations morales conflictuelles du passé [de ces différentes communautés] doivent changer, on doit alors encourager et faciliter l’écoute de toutes les parties et entendre l’histoire de chacun. Cette écoute doit permettre une appréciation honnête de ce que l’autre dit et une reconnaissance de la vérité à travers leurs histoires respectives. Dans un tel processus, il serait possible de bâtir une mémoire de notre passé qui soit plus humaine, plus compréhensive et plus mature.

Kirchhoff (1991) et Elias (1993) ont soutenu qu’au même titre que d’autres mouvements locaux et spontanés, les groupes de victimes font l’objet de manipulations politiques. Les revendications des victimes sont alors souvent récupérées pour promouvoir le programme politique conservateur de la loi et de l’ordre. Il n’est pas surprenant dès lors de trouver qu’en Irlande du Nord, la cause des victimes est le plus souvent récupérée par les politiciens et la presse pour leur propre rhétorique et leurs objectifs pratiques. Ces manoeuvres discursives sont généralement construites en utilisant le langage de la « justice » pour les victimes ou les droits des victimes. On retrouve une illustration de constat dans la tentative récemment avortée des membres du Parti unioniste démocratique (Democratic Unionist Party, DUP) d’introduire un projet de loi[10] à l’Assemblée nord-irlandaise qui restreindrait la définition de victimes et de survivants sous le Victims and Survivors (Northern Ireland) Order 2006, et ce, de façon à ce qu’en soient exclus tous ceux qui ont été condamnés soit pour avoir participé à des incidents violents, soit pour avoir été membres d’organisations paramilitaires interdites telles que l’IRA, l’UDA[11] ou l’UVF[12]. Cela aurait eu comme conséquence de disqualifier d’anciens paramilitaires, mais pas les anciens combattants d’État, de toute forme de soutien public concernant les dommages ou deuils dont ils ont pu souffrir résultant du conflit. L’auteur du projet de loi avorté affirmait sur le site Web du DUP :

Ceux qui sont responsables d’avoir saboté le projet de loi visant à changer la définition de victime ont causé un tort énorme aux victimes innocentes partout en Irlande du Nord […]. Alors que nous sommes actuellement coincés avec la définition immorale soutenue par l’UUP[13], je suis déterminé à ce que le projet ne s’arrête pas ici. Le DUP continuera à se battre sur cette question et nous encourageons le public à nous soutenir plus largement. Je sais que beaucoup de gens qui ont voté pour le SDLP[14] et l’Alliance seront dégoûtés d’apprendre qu’ils soutiennent la continuité d’une définition odieuse qui revient à mettre sur le même pied des victimes innocentes et des gens responsables des souffrances qui leur ont été infligées.

Comme le suggère le titre du projet de loi, la définition contestée de la victimisation ne concerne pas seulement les groupes spécifiques de personnes qui doivent pouvoir bénéficier des dispositions du Victims and Survivors Order. Elle concerne aussi, et de manière très catégorique, la disqualification des anciens prisonniers politiques de tout soutien public aux victimes, et ce, peu importe l’étendue des dommages, pertes ou deuils dont ils ont pu souffrir en raison du conflit. La contestation du statut de victime n’est donc pas purement rhétorique, elle a des conséquences très concrètes en termes de justice sociale sur les vies que les anciens prisonniers politiques peuvent espérer avoir.

Citoyenneté et justice sociale

Les demandes de justice pour les victimes exigent de notre part de réfléchir à l’objectif et aux modalités de la punition et vu que nous parlons ici du traitement d’anciens prisonniers politiques, nous devons prendre en considération la question de l’enfermement. Vaughan (2000) a soutenu que pour les détenus, l’enfermement implique une forme de perte temporaire de liberté ou de « citoyenneté conditionnelle », la citoyenneté pleine et entière ne pouvant alors être restaurée que par la réhabilitation ou la libération. Mais ce que cette caractérisation de l’emprisonnement comme citoyenneté conditionnelle ne permet pas de prendre en compte, c’est la stigmatisation et la disqualification dont les anciens détenus continuent à souffrir après leur libération et ce, en raison du fait qu’ils ont un casier judiciaire. Ce point est bien exposé par David Matza (1969 : 196) quand il affirme que, « même au terme d’un processus de signification – ici, l’emprisonnement et la libération conditionnelle –, le processus du devenir déviant reste, lui, ouvert ». L’idée que l’enfermement impliquerait seulement une perte temporaire de liberté masque la possibilité qu’ont les membres de la société civile et l’État de marginaliser de façon permanente les anciens détenus à leur retour dans la communauté. La relation entre punition et citoyenneté est complexe. Un point de départ utile à la réflexion sur le sujet est la conception de citoyenneté de Bryan Turner (1993 : 2) qui la qualifie ainsi : « une série de pratiques qui définit une personne comme membre compétent de la société et qui, de cette manière, façonne la circulation des ressources aux personnes et aux groupes sociaux ». Turner soutient également que le processus visant à déterminer l’appartenance sociale et civique se base sur une société divisée en deux groupes. Si le premier groupe jouit d’une citoyenneté totale, le deuxième est composé de tous ceux dont le statut et la condition les en excluent. Un autre aspect à prendre en compte dans la relation entre punition et citoyenneté concerne l’autorité étatique de punir – la question de savoir si l’État jouit de l’autorité exclusive de punir devenant alors un enjeu central pour cette analyse.

Il peut apparaître « contre-intuitif de penser une expérience subjective [de victimisation] comme établissant une autorité publiquement valide » (Sarat, 1997 : 164, citant Culbert, 1995 : 8). Or, quand on voit la puissance rhétorique dont dispose la politique du blâme en Irlande du Nord, c’est pourtant bien ce qui semble se produire dans le fonctionnement de la justice locale. Si, comme le suggère Tilly (2008 : 105), « la justice doit être plus saillante et exigeante dans l’attribution du blâme », et si tout acte de blâme doit impliquer des standards de justice, nous devons alors nous demander quel standard de justice a été retenu par des groupes de victimes comme FAIR ou par celui qui a proposé le projet de loi de disqualification. Nous soutiendrons ici que le standard de justice retenu par ces différents acteurs catégoriquement punitifs peut déstabiliser une justice post-conflit de bien des façons. D’abord, parce qu’un tel standard implique d’exclure la possibilité de rédemption pour les infractions politiques. Ensuite, parce qu’il a pour effet d’imposer une condition de moindre éligibilité permanente aux coupables officiels (les anciens prisonniers politiques) tout en déresponsabilisant tous les autres acteurs du conflit. Enfin, parce qu’il impose de facto une citoyenneté conditionnelle permanente à un groupe d’anciens combattants auxquels il est finalement reproché l’ensemble des torts causés, à savoir les anciens prisonniers politiques.

Ainsi, en Irlande du Nord au moins, l’application active du stigmate d’ancien « criminel » ne revient pas au seul Léviathan, comme le suggère Matza. Elle revient aussi à l’autorité morale de la victime ; une autorité qui est là pour insister sur la stigmatisation et la marginalisation perpétuelles d’anciens combattants spécifiques, à savoir ici les anciens prisonniers politiques (et non pas les acteurs étatiques qui ont pourtant pu, eux aussi, commettre des torts). Nous devons par conséquent nous pencher sur trois questions inter-reliées :

  • Quel est le fondement de l’autorité morale de la victime ?

  • Comment précisément l’autorité morale de la victime se démène dans une justice locale ?

  • Comment s’enchevêtrent les standards de justice compris dans n’importe quelle instance du blâme et les standards de la loi formelle, de la citoyenneté et des droits de la personne ?

Étant donné que la justice transitionnelle en Irlande du Nord semble inéluctablement liée à la politique du mérite et du blâme, il sera difficile de changer un code de justice locale fondé sur une logique de blâme et de disqualification par un code qui donnerait la priorité à la justice sociale et aux soins de santé. Deux points découlent de ce constat. Premièrement, tant qu’une « déconcentration du Mal » n’apparaîtra pas dans l’après-conflit nord-irlandais (par une ordonnance d’amnistie pour les infractions politiques), il est peu probable que les anciens prisonniers paramilitaires se voient offrir l’aide dont ils ont besoin. Deuxièmement, tant qu’une meilleure compréhension de la responsabilité de la plupart des acteurs du conflit n’aura pas été amorcée (par diverses formes de processus de rétablissement de la vérité), il y a un vrai risque que le conflit reprenne un jour à nouveau. Ce que les pratiques du blâme post-conflictuel montrent avec une clarté particulière, c’est qu’en ce moment du moins, l’infliction d’une punition et d’une stigmatisation disqualifiante n’est pas seulement l’apanage de l’État, elle trouve aussi sa source dans l’autorité morale de la victime, et ce, indépendamment du fait que cette autorité morale soit directement affirmée par les victimes elles-mêmes ou par des acteurs politiques qui s’approprient cette autorité comme un moyen de discréditer et de disqualifier leurs opposants.

Les implications de cette analyse de la politique de la punition, du blâme et de la victimisation vont au-delà des questions de justice locale pour les anciens prisonniers politiques d’Irlande du Nord. Comprendre la nature de la relation entre le blâme et l’autorité morale de la victime pour punir, soit « au sein même du droit pénal » (Christie, 2010 : 117), soit par la mise en place de politiques de justice locale, est une tâche que la criminologie ne peut ignorer. Quand Michael Tonry (2010 : 73) s’interroge sur la « justice » des victimes et rappelle que maltraiter les accusés ne signifie pas pour autant bien traiter les victimes, il vient lui aussi enrichir le débat sur la politique du blâme et de la punition. De fait, maltraiter les anciens prisonniers politiques d’Irlande du Nord ne revient pas à bien traiter les victimes, à moins bien sûr d’assumer que les victimes ont droit à une satisfaction personnelle de revanche. Mais comme ajoute encore avec insistance Tonry (2010 : 75), les intérêts de la victime sont les intérêts de la société, et pas davantage.