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Introduction

Il a été beaucoup question ces dernières années de ce que les auteurs anglo-saxons ont qualifié de pluralisation du policing, désignant ainsi la diversification des acteurs, publics et privés, chargés de missions de police (Bayley & Shearing, 2001 ; Jones & Newburn, 2006). Les organisations policières elles-mêmes, d’abord, ont eu un recours accentué à de nouveaux types d’agents, avec des rangs, des salaires et des pouvoirs inférieurs aux policiers habituels, à l’instar des police auxiliaries australiens (Cherney & Chui, 2010) ou des police community support officers anglais, posant la question de ce qui fait tenir cette « famille policière étendue » (Johnston, 2007). Mais de nombreux autres changements ont eu lieu à l’extérieur des institutions policières. Outre le recours à des gardes privés, de nouveaux métiers, à la charnière entre accompagnement des personnes, médiation et répression, ont émergé depuis une vingtaine d’années. Du « médiateur urbain » au « correspondant de nuit » en passant par les « agents d’ambiance », les wardens anglais (Crawford, 2006) ou les stadswacht néerlandais (Hauber et al., 1996), s’est créée une nébuleuse de nouvelles activités autour du traitement des désordres quotidiens et de la médiation des situations de conflit dans les espaces urbains. Ces nouveaux métiers contribuent à rendre plus floue la frontière entre police et contrôle social. Si l’on entend par policing « les tentatives de réguler la distribution de la sécurité par l’utilisation réelle ou potentielle de la force » (Bayley & Shearing, 2001 : 2), on se doit de reconnaître que ces agents se situent à la lisière d’une telle activité. Ils ont à la fois des missions de régulation des comportements dans les espaces publics, sans disposer pour autant nécessairement de pouvoirs de verbalisation ou d’arrestation, et des responsabilités en termes de veille, d’écoute et de médiation.

La question consiste alors à savoir si ces nouveaux agents contribuent à réguler les espaces collectifs en usant de répertoires non strictement répressifs. Par régulation des espaces collectifs, nous entendons ici l’activité qui consiste à prévenir les nuisances, régler les conflits, voire favoriser des formes de vivre-ensemble. Roché (2002) les a analysés significativement comme des « garants des lieux », censés produire un « ordre en public » sans recourir exclusivement à la répression ou à la loi. Parviennent-ils, en mobilisant les registres de la médiation, du rappel aux règles, à assurer une régulation des espaces publics ? Cette interrogation générale renvoie en fait à trois questionnements enchevêtrés. Le premier, très discuté dans la sociologie des groupes professionnels (Barthélémy, 2009), s’attache aux processus de reconnaissance des savoirs et savoir-faire professionnels autonomes de ces agents. Sont-ils dépositaires de compétences reconnues comme singulières, justifiant l’existence d’un nouveau métier ? Le second questionnement prolonge cette interrogation en abordant leur implication dans les partenariats locaux. Que l’on parle de « famille policière étendue » (Crawford et al., 2005) ou de « partenariats locaux de sécurité » (Terpstra, 2008), une même question est posée : comment ces acteurs participent-ils à la gouvernance locale de la sécurité publique ? Ces agents ne peuvent en effet guère agir seuls, puisqu’ils sont souvent positionnés comme des intermédiaires, leur légitimité dépendant donc de leur capacité à s’inscrire dans des réseaux. Enfin, la troisième interrogation a trait aux relations qu’ils sont capables de nouer avec le public. Ne disposant que de peu de pouvoirs formels de contrainte et ayant des fonctions encore entourées d’une certaine indéfinition, sont-ils en mesure d’être reconnus par les divers habitants qui peuplent ces quartiers ? Répondre à cette question suppose d’envisager la façon dont ils s’insèrent dans les territoires, développent des compétences qui leur permettent d’être identifiés et reconnus par les destinataires de l’action publique. C’est dans la combinaison de ces trois dimensions (profession, partenariat, public) que se construit la légitimité de ces agents, et donc leur capacité à jouer un rôle de régulation des espaces collectifs.

Empiriquement, cette étude sera conduite sur la base d’une analyse du dispositif des correspondants de nuit (CdN) de la mairie de Paris (Maillard & Benec’h Le Roux, 2011). Ces agents ont des missions de veille technique et sociale, d’accompagnement des personnes, de résolution des petits conflits. Les équipes sont composées de 14 à 18 agents qui travaillent de 16 heures à 24 heures tous les jours de l’année. Au moment de l’enquête, ils étaient organisés en 8 équipes (couvrant 9 arrondissements). Les quartiers de maraude[2] des CdN comptent entre 12 000 et 25 000 habitants et sont généralement assez mixtes, couvrant zones commerçantes, habitat social, voire gares ou quartiers résidentiels[3]. Contrairement à la plupart des autres villes, les agents sont fonctionnaires de catégorie C (c’est-à-dire agents d’exécution), ne correspondant donc pas au « néo-prolétariat de la sécurité » (Robert, 2002), c’est-à-dire à des agents travaillant sur la base de contrats précaires[4]. En outre, là où la plupart des agents de médiation sont employés par des associations prestataires, la Ville de Paris a fait le choix de la régie directe, c’est-à-dire de l’emploi direct de ces agents. Il y a donc de ces deux points de vue une logique de prise en charge spécifique dont nous devrons analyser les effets.

Dans une première partie, nous présenterons les conditions d’exercice du métier de correspondant de nuit à Paris (missions, emploi, hiérarchie), en soulignant l’emprise organisationnelle sur le dispositif. Dans un second temps, nous analyserons la façon dont ces agents tentent de se faire accepter sur leurs territoires d’intervention, et notamment comment ils parviennent (ou non) à faire avec l’indifférence ou l’hostilité d’une partie du public cible. Enfin, nous envisagerons leur insertion dans les partenariats, conditionnée par leur capacité à proposer des modes d’action complémentaires des autres professionnels.

Un dispositif marqué par une forte emprise organisationnelle

Cette partie se centre sur l’organisation du dispositif et la façon dont cela affecte les conditions de travail des agents. Les composantes principales en sont la tentative de définition des missions, l’encadrement centralisé, la mise en place de procédures de travail, la formation ou encore l’octroi du statut de fonctionnaires. L’ensemble de ces traits traduit un fort contrôle organisationnel sur le travail des CdN.

Des missions hétérogènes

Ces métiers ont quelque parenté avec les « métiers flous » analysés par Jeannot (2005). Si ce dernier réserve l’appellation à des agents occupant des missions de gestion et de coordination, donc d’un rang supérieur aux correspondants de nuit, dans les deux cas les missions confiées sont hétérogènes et empruntent à des registres d’action différents.

Commençons par détailler les missions des CdN parisiens telles qu’elles sont affichées : (i) veille sociale, c’est-à-dire écoute et orientation des personnes les plus fragiles (sans domicile fixe par exemple) ; (ii) veille technique et résidentielle, c’est-à-dire repérage des dysfonctionnements techniques (voirie, propreté, épaves, etc.) et communication des informations aux services concernés ; (iii) médiation, c’est-à-dire prévention des nuisances et des incivilités (avec une présence dissuasive dans l’espace public, rappel à la règle, etc.) et résolution des petits conflits dans l’espace public.

Ces missions s’exercent uniquement dans l’espace public. Les CdN parisiens n’interviennent pas chez les habitants ou dans les parties communes des habitations sans autorisation. Ensuite, les correspondants sont dits de « nuit », mais opèrent sur l’espace public principalement en soirée. À partir de 21 heures, les rencontres se font plus rares, la plupart des commerces et des services étant fermés. Cette notion de « correspondant de nuit » a d’ailleurs suscité certaines incompréhensions de la part d’élus qui s’attendaient à des missions d’une autre nature. Dans le 11e arrondissement, le maire d’arrondissement souhaitait que les CdN travaillent dans une rue connue pour être une zone festive, qui concentre les tensions entre consommateurs et riverains autour des nuisances sonores, option qui n’a pas été retenue principalement en raison des horaires de travail de ces agents.

Pour autant, ce cadre demeure général, et les missions précises sont susceptibles de changer au gré des initiatives de la hiérarchie ou des demandes de certains partenaires, comme les mairies d’arrondissement ou certains bailleurs. L’utilisation du dispositif des CdN par les mairies d’arrondissement tend par exemple à appuyer sur certains aspects de leur mission plus que sur d’autres :

Dans ce quartier, on a un peu un rôle d’informateur par rapport à la mairie, à la police… on nous a demandé des investigations qui pour moi dépassaient notre rôle de prévention… on nous a un peu trop demandé d’avoir des informations par exemple sur le vol d’argent dans le pressing.

CdN, février 2011

Ce dernier exemple attire l’attention sur le fait que la définition des missions peut constituer un point d’achoppement entre les CdN et leur hiérarchie et susciter des divergences internes sur ce qu’est la « bonne » mission. Les demandes de « comptage » par exemple ont pu être un enjeu de controverses. Compter le nombre de vélos dégradés dans les stations Vélib’ (le dispositif de location de vélos de la mairie de Paris) ou le nombre de prostituées dans certains territoires parisiens a suscité des résistances d’agents qui estiment que cela réduit leur travail à de la simple surveillance. De même, certaines missions de sécurisation, telles qu’assurer une présence lors de la fermeture d’une pharmacie plusieurs fois cambriolée ou faire des visites dans des parkings souterrains, ont été mal reçues en raison à la fois de leur caractère potentiellement dangereux et de l’image trop étroitement « sécurité » qu’elles confèrent à l’action des CdN. Il n’est pas rare donc de rencontrer des CdN qui se plaignent de jouer un simple rôle de surveillance, qui les éloigne des missions de prévention sur le mode « Moi, je suis agent de médiation, je ne suis pas là pour faire de la surveillance » (CdN, avril 2011). Ce n’est pas pour autant une position unanimement partagée : d’autres agents se plaignent de voir leur rappel aux règles tout simplement ignoré par des jeunes devant lesquels ils n’ont en définitive pas de pouvoirs de verbalisation, regrettant alors de ne pouvoir jouer du registre répressif sur le mode cette fois-ci du « On ne peut rien faire, donc au bout d’un moment, les jeunes finissent par se moquer de nous » (CdN, avril 2011).

Le travail est donc traversé par des conceptions différentes du métier, où se rejoue, souvent en lien avec les expériences professionnelles antérieures des agents, l’opposition entre prévention et répression. Ces divergences persistent en dépit de la tentative de rationalisation opérée par la mairie autour de missions aisément identifiables, mais elles n’empêchent pas une certaine emprise organisationnelle sur le mode de fonctionnement quotidien du dispositif autour de règles centralisées.

Un dispositif centralisé

Lors de leur création en 2008, les CdN ont été rattachés à la direction prévention et protection de la mairie de Paris. Cette direction, qui compte environ 1300 agents (dont 700 inspecteurs de sécurité de la Ville de Paris, 200 agents d’accueil et de surveillance, 250 vacataires affectés à la surveillance des sorties d’école), est dirigée par un commissaire divisionnaire de la police nationale en détachement et comporte un mode de fonctionnement centralisé[5].

Cette centralisation se traduit de différentes façons. D’abord, de nombreuses règles de procédure sont rappelées aux CdN. L’appel au Centre de veille opérationnelle (CVO)[6] avant d’entrer dans un bâtiment, le respect des territoires d’intervention, le port de la tenue professionnelle, les réactions à adopter en cas d’accident ou encore la réglementation du don de duvet aux sans-abri, font l’objet de procédures détaillées que les CdN doivent connaître. C’est la question des appels au CVO qui illustre sans doute le plus clairement cette centralisation du dispositif. Les CdN doivent l’informer pour les situations dites « d’urgence ». Emblématique de cette centralisation, une note de service d’octobre 2010 prévoit que tout appel vers la police ou les pompiers doit transiter par le CVO, ce dernier devenant donc centre d’aiguillage. La centralisation est également perceptible dans les contacts établis avec les partenaires dans les territoires d’intervention. C’est le bureau central qui regroupe l’information, décide des réponses et, souvent, établit le contact. Une autre règle de fonctionnement repose sur l’obligation de compte rendu et de rapport écrit à la hiérarchie responsable pour faire remonter l’information. Toute action se traduit obligatoirement par une fiche ou un rapport écrit à la hiérarchie.

Cette inscription organisationnelle s’accompagne d’une volonté de professionnaliser le dispositif de deux façons différentes. D’abord, après leur recrutement, les CdN reçoivent une formation spécifique de deux mois, qui comporte non seulement des connaissances réglementaires sur leur cadre d’intervention ou sur le droit pénal, mais également des enseignements autour de la gestion des conflits et du stress, des gestes techniques professionnels d’intervention ou encore des rencontres avec des associations spécialisées dans le monde de la toxicomanie ou de la prostitution. La question de l’assermentation est également traitée : les CdN nouvellement recrutés sont assermentés même s’ils ne doivent pas utiliser leurs pouvoirs de verbalisation[7]. Le second registre de professionnalisation s’inscrit plus en creux : il s’agit d’éviter une trop grande proximité entre CdN et certaines fractions du public, reproches qui avaient été faits de façon récurrente au dispositif des grands frères (Wieviorka, 1999). Si les agents recrutés ont des proximités (culturelles, linguistiques, communautaires) avec le public couvert par leurs territoires d’intervention, ce qui est classique dans ces métiers (Divay, 2004), ils ne viennent pas pour autant des quartiers sur lesquels ils interviennent, afin d’éviter des complicités trop fortes avec une partie du public. Sur le plan générationnel, alors qu’au début des années 2000, les équipes étaient constituées d’emplois-jeunes (dispositif d’emplois aidés pour des jeunes de 20 à 26 ans), ce qui ne manquait pas de poser le problème de la proximité générationnelle entre ces agents et leur public cible, le dispositif parisien repose sur des équipes plus mixtes sur le plan de l’âge. Rares sont les agents ayant moins de 25 ans, et l’on en compte un certain nombre ayant plus de 40 ans, l’essentiel des agents se trouvant donc dans la fourchette des 25-40 ans.

La recherche de professionnalisation a donc pris une orientation particulière : elle doit passer par l’encastrement dans une organisation avec ses règles de fonctionnement propres, et notamment une logique de centralisation poussée. Une bonne illustration est fournie par l’encadrement dans les bases : celui-ci est principalement confié à des inspecteurs de sécurité de la Ville de Paris, qui ne disposent pas d’expérience préalable dans la médiation et jouent un rôle de gestionnaire administratif sans être nécessairement en mesure de donner du sens aux activités des CdN. Il y a donc ici un paradoxe : ces métiers de l’espace public, qui doivent faire face au quotidien à la gestion de l’incertain, s’insèrent dans un cadre organisationnel contraignant, qui privilégie l’encadrement administratif à l’autonomie opérationnelle des agents. Une telle situation ne manque pas de soulever la question de l’inscription territoriale de ces agents.

Gagner la confiance du public dans les quartiers

Les CdN exercent un métier du contact, reposant principalement sur la disponibilité dans l’espace public. Dans ce contexte, la question de la reconnaissance par les habitants des quartiers est doublement centrale. D’abord, les CdN viennent en complément des métiers existants et, contrairement à d’autres services publics, n’offrent pas de prestations. Leur activité repose donc sur le fait que les occupants de l’espace public peuvent faire appel à eux. Ensuite, en matière de régulation des comportements, comme ils ne disposent pas de capacités de contrainte, l’efficacité de leur action repose donc sur la présence dissuasive et la parole, ce qui rend particulièrement centrale la question de leur crédibilité.

La mobilisation de compétences relationnelles

Nouvellement arrivés dans un quartier, les CdN doivent parvenir à s’y voir identifiés et reconnus. Pour cela, ils disposent de ressources institutionnelles : contacts pris par la direction avec les différents partenaires, communication institutionnelle réalisée par la mairie d’arrondissement, réunions publiques pendant lesquelles ils sont présentés. Dans la présentation qu’ils donnent d’eux-mêmes, les CdN mettent d’ailleurs systématiquement en avant leur appartenance à la mairie de Paris. Si ce soutien institutionnel compte, c’est dans leur activité quotidienne, sur la base de ressources personnelles, qu’ils doivent parvenir à nouer des liens.

L’un des enjeux forts consiste à être capable d’établir des contacts avec les jeunes. C’est l’une des priorités telles qu’elles sont comprises par les agents : parvenir à se mettre en relation avec les jeunes occupant l’espace public, tâche d’autant plus difficile qu’ils interviennent dans des quartiers où ils ne sont pas nécessairement attendus impatiemment. Dans l’une des bases où nous avons enquêté, l’un des CdN, quelques mois après l’installation de la base, s’était vu agressé par des jeunes qui ne supportaient pas leur présence dans le quartier.

Pour entrer en contact avec ces jeunes, les CdN mobilisent toute une série de compétences relationnelles et de règles tacites. Une règle de base consiste, d’abord, à éviter les mauvaises relations, et en l’occurrence les forces de l’ordre, dans l’espace public. Non seulement tout signe d’échange avec les policiers doit être évité, mais les CdN s’évertuent à se démarquer de la police dans la présentation qu’ils donnent d’eux-mêmes, prenant toujours soin d’afficher au contraire leur appartenance à la mairie et leur mission de service. Cette prise de contact passe surtout par la mobilisation de savoir-être pour créer une forme d’empathie, voire de complicité. D’abord, les CdN peuvent, en fonction de leurs interlocuteurs, jouer de la proximité des origines nationales, voire utiliser une langue vernaculaire commune pour engager le dialogue. De plus, s’ils sont globalement plus âgés que leur public cible, ils partagent toutefois un certain nombre de goûts vestimentaires, musicaux ou sportifs avec ceux-ci. Les résultats du foot, comme les discussions relatives au basket, peuvent ainsi constituer des accroches au cours des maraudes. Les CdN peuvent aussi tenter de rendre des services. Extérieurs au quartier, plus âgés que les jeunes, ils peuvent parfois se positionner en grands frères, en les conseillant sur leur avenir, en leur fournissant de l’information. L’humour constitue un autre registre possible. S’adresser aux jeunes (et au public plus généralement) avec humour permet de dédramatiser une situation ou encore d’accrocher l’attention. Dans un univers où la « vanne » est une composante centrale de l’interaction, montrer que l’on est capable de répondre sur le même registre autorise une complicité minimale. Certains sont connus pour leur sens de l’humour, leur capacité à « teaser » pour dénouer des relations tendues.

N. me raconte une histoire où des jeunes collégiens se moquent d’eux dans la rue : l’un des gamins parle à ses copains : « ce sont des indics »… mais on laisse traîner une oreille… on revient vers lui et on lui dit, « nous on n’est pas des indics » et il cherche à nous chambrer en nous disant, « moi je suis chez moi », alors moi, je lui réponds : « je suis là maintenant, et je serai encore là quand tu auras 18 ans, parce que tu vois moi, je fais carrière ici »… ça a fait rire ses copains.

Journal de terrain 10/11, 23 janvier 2011

Ce qui ressort de ces compétences individuelles, c’est la capacité à s’adapter au terrain, à sentir ses aspérités, à anticiper les rejets et saisir les opportunités. Les CdN usent de leurs goûts vestimentaires, musicaux, leur identité d’origine, engageant donc leur personne dans la relation (Astier, 2010 : 54), ce qui rend difficilement institutionnalisables ces savoir-faire et compétences.

Un rapport au public jeune ambivalent

Pour autant, les CdN ne réussissent pas à se faire accepter partout et tout le temps. La prise de contact avec les jeunes adolescents des quartiers est un mélange complexe de proximité et de distance, de présence et d’absence.

Proximité et distance, dans la mesure où il faut à la fois parvenir à nouer le lien tout en veillant à ne pas tomber dans une relation amicale :

Je fais attention à ne pas avoir trop de proximité avec eux… quelquefois, il faut savoir aussi les mettre à distance… Ce qui est super important, c’est de savoir s’adapter, il faut savoir leur parler, adapter son langage, on leur parle pas à eux comme on parle aux riverains…

CdN, avril 2011

Présence et absence également. Les CdN doivent à la fois assurer une présence dans le quartier et savoir se montrer discrets, afin de ne pas focaliser l’attention, au risque de susciter l’hostilité. C’est à l’agent de sentir le moment où il doit se retirer. Les CdN peuvent ainsi éviter de repasser plusieurs fois dans certains endroits afin de ne pas induire de comportements agressifs des jeunes à leur encontre.

Il faut savoir se retirer, quand y’en a un qui veut pas parler… eh bien on n’insiste pas, ce sera peut-être plus facile le jour d’après… il faut être très attentif à ça…

CdN, avril 2011

Malgré leurs efforts pour s’en démarquer, ils sont souvent assimilés à des forces de sécurité. Beaucoup de gens voient en eux des agents de sécurité (ou chargés du stationnement), les jeunes leur renvoient cette image fréquemment, souvent de façon ironique.

Un soir, alors que je les accompagnais, un jeune posté à l’entrée du square Léon à la Goutte d’Or, les aborde, en me désignant : « Alors, ce soir, vous sortez un flic en civil. »

Journal de terrain, mai 2011

Remarques agressives, attitude de défiance, refus de serrer la main du côté des jeunes, léger stress, accélération de la marche quand ils traversent des lieux connus comme étant des abcès de fixation des tensions du côté des CdN, témoignent de cette difficulté. Les CdN sont d’autant plus acceptés qu’ils restent discrets. Ils intériorisent donc une nécessaire autolimitation : les relations établies peuvent aisément se casser au moindre faux pas. Dans le quartier de la Goutte d’or dans le 18e arrondissement, un CdN nous explique significativement : « Bon il faut comprendre qu’on n’est pas chez nous… on est dans un quartier où on ne peut pas entrer comme ça… c’est comme un volcan, c’est calme et ça peut exploser… » (mai 2011). Il importe cependant de tenir compte des variations entre quartiers : les rapports sont toujours plus difficiles là où il y a une forte concentration de jeunes dans une zone précarisée (typiquement, avec beaucoup de logements sociaux), avec un contexte physique particulier (rue fermée, parcs) et où la présence institutionnelle en uniforme est moins habituelle. On revient de ce point de vue à l’hétérogénéité des terrains sur lesquels ils interviennent, hétérogénéité qui traverse les quartiers eux-mêmes.

Une inscription territoriale limitée

Les relations que les CdN entretiennent avec les publics du quartier sont pourtant loin de se limiter à cette hostilité latente. Dans les maraudes, ils peuvent échanger avec les commerçants ou avec des habitants du quartier, avoir des signes de complicité avec certains d’entre eux. Peut-on pour autant dire qu’ils sont identifiés par le public plus général du quartier ?

Cette reconnaissance territoriale peut se mesurer principalement de deux façons : les appels reçus par les riverains à la base, les contacts noués dans la rue au cours des maraudes. Pour ce qui concerne le premier aspect, force est de reconnaître qu’ils sont assez peu appelés (entre 5 et 10 fois par mois selon les bases). Pour ce qui est des contacts, nous avons été témoins à plusieurs reprises d’une certaine perplexité des habitants croisés dans la rue quant à leurs missions, interrogations auxquelles les CdN ne répondaient que rarement. Dans les entretiens que nous avons conduits avec les responsables associatifs, les commerçants ou des habitants, revient comme une antienne le fait que l’on connaît peu leurs missions, que l’on ne sait pas vraiment comment ils peuvent être utilisés. Il existe comme un flou autour de la fonction de ces agents au sein des quartiers.

Crawford (2006) souligne que la capacité des wardens de Leeds à être identifiés par les habitants, à porter leurs demandes, voire à produire du lien social territorial contribuait à construire leur légitimité. Ce n’est pas un aspect qui ressort de notre analyse du dispositif parisien, où les CdN peuvent répercuter ponctuellement des demandes sans être des relais assurés des requêtes territoriales. Comment expliquer cette inscription territoriale relativement faible ?

Une première raison tient à leur façon d’être dans l’espace public. Mis à part pour le public jeune pour lequel ils tentent de nouer le contact, les CdN portent souvent une conception de leur métier qu’ils restreignent à une présence rassurante dans l’espace public. Ils peinent parfois à expliciter leur rôle ou se gardent de répondre à des personnes marquant ostensiblement une interrogation sur leur fonction. Le fait qu’ils maraudent à trois, voire à quatre, est également de nature à favoriser des discussions latérales aux dépens de l’ouverture sur l’extérieur.

Une seconde explication tient aux demandes contradictoires de leur hiérarchie. Si, globalement, la direction les incite à aller vers les gens, certains encadrants peuvent porter un message contraire, indiquant que « ce n’est pas à eux d’aller vers les gens, mais aux gens d’aller vers eux ». On ajoutera à cela que la « base » (c’est-à-dire le lieu où les CdN font leurs rapports, se reposent et dînent) est le plus souvent localisée à l’extérieur du quartier. Cette extériorité, due à des raisons immobilières et à une volonté initiale de protéger les CdN, allonge les temps d’intervention et, surtout, contribue à la faible visibilité du dispositif dans le quartier.

Une troisième explication tient au fait que ces quartiers sont traversés par des clivages générationnels, sociaux, voire ethniques et, par conséquent, les attentes vis-à-vis des autorités publiques diffèrent largement. Aussi, même dans les quartiers où les CdN réussissent à instaurer un contact quotidien, pacifié et de qualité avec des jeunes dans la rue, leur travail n’est pas perçu favorablement par certains riverains. Pour ces derniers, les CdN se placeraient trop dans une relation de proximité avec les jeunes. Ils les écouteraient davantage qu’eux, les victimes de ces jeunes, puisqu’ils continuent à leur parler. Les CdN sont en fait pris dans un tissu relationnel contradictoire : serrer la main des jeunes, c’est courir le risque de se voir perçus comme « de leur côté » par la population, jouer un rôle d’autorité, c’est risquer de se voir rejetés par des jeunes qui refusent de recevoir des injonctions de leur part. Ils sont sur une corde raide, confrontés aux antagonismes territoriaux avec lesquels ils doivent composer.

La difficile construction de l’autorité

Dès lors, la construction de leur autorité est un exercice particulièrement complexe[8]. Demander aux jeunes de faire moins de bruit ou de ne pas utiliser les scooters dans les zones piétonnes, c’est risquer de voir se déliter le capital de sympathie qu’ils sont parvenus à construire. Ne pas le faire, c’est demeurer dans un simple registre de complicité ou de présence passive. La difficulté du travail consiste à savoir se positionner sur cette ligne de crête.

Deux exemples différents peuvent nous aider à délimiter leurs conditions d’action. Dans un gymnase du 11e arrondissement, il existe depuis de nombreuses années des problèmes de respect du règlement intérieur, avec notamment l’intrusion régulière de jeunes du quartier qui y viennent se restaurer, fumer ou jouer, voire l’utilisent pour leur trafic de haschich. Les CdN ont tenté d’intervenir, mais ont très vite été contraints de faire machine arrière :

Ils sont venus sur les horaires d’intervention, aux créneaux fréquentés par les jeunes… mais bon, ils se font rembarrer comme les autres, on leur parle mal… Il y a 5 à 6 semaines, il y a même eu une tentative d’agression contre un CdN… ils demandent à de jeunes adultes d’aller fumer dehors, les autres refusent, il y en a un qui finit par leur dire : « Si t’insistes, je vais m’occuper de toi » et il part en allant chercher des jeunes du quartier… Les CdN en ont profité pour partir…

Éducateur des activités physiques et sportives, mars 2011

Dans ce cas précis, les CdN ne disposent pas de l’autorité suffisante leur permettant de modifier les comportements, et se mettent même en danger face à un public particulièrement inamical. Il illustre une situation de relative impuissance, où leurs rappels aux règles se soldent au mieux par de l’indifférence, au pire par une hostilité qui peut devenir de la violence verbale, voire, exceptionnellement, physique. Comme nous l’indiquions plus haut, c’est le souvenir de ces revers qui conduit certains agents à regretter ouvertement de ne pas avoir de pouvoir de verbalisation.

Le deuxième exemple donne un aperçu plus positif de ce que peut être le travail des CdN. Dans certains arrondissements, où la qualité de dialogue et de contacts des CdN avec les jeunes est visible, leur compétence relationnelle peut débrouiller une situation quasi désespérée. Un directeur de centre d’animation raconte ainsi le rôle décisif joué par les CdN lors d’un épisode particulièrement tendu :

En 2007, on avait organisé une manifestation Hip Hop… on a été submergé par le nombre de participants… deux bandes qui venaient d’autres quartiers s’étaient donné rendez-vous… à la sortie, on a à peu près géré, on a téléphoné à la police qui n’est pas venue… seuls sont restés les CdN à qui on avait demandé de venir aussi… et c’est l’un d’entre eux, un admirable médiateur, un grand colosse, qui a su bien dialoguer avec les deux bandes… c’était très chaud.

Administrateur d’un centre d’animation sociale

Dans cette situation de tension, les CdN parviennent à assurer une présence apaisante et immédiate, là où la police n’est pas en mesure d’intervenir, en offrant une conciliation entre des parties antagonistes. Ce cas illustre un phénomène plus général : par leurs interventions, ils s’assurent que les règles d’usage des espaces collectifs sont respectées, permettant l’appropriation multiple de ces espaces souvent considérablement hétérogènes.

C’est dans la difficile conciliation de deux termes, s’assurer du respect des règles sans user de pouvoirs de contrainte, que repose la réussite, fondamentalement précaire, de leurs actions. Deux conditions apparaissent ici essentielles. D’abord, l’action des CdN doit s’inscrire dans un espace social où elle est acceptable, et l’enjeu consiste à savoir anticiper les limites de leur intervention, en ayant créé en amont les conditions de sa possibilité. Mais un second registre apparaît : la capacité à s’insérer dans des réseaux territorialisés. Pour les CdN, la question est de savoir passer le relais, et donc s’inscrire dans un ensemble d’interventions, à la fois préventives et répressives, favorisant l’usage des espaces collectifs par de multiples publics. Ceci pose la question de leur inscription dans un tissu plus complexe d’opérateurs territoriaux.

Participer au partenariat local de sécurité

Comme pour tous les métiers de l’intermédiation, la dimension partenariale est centrale pour les CdN. Ils n’ont d’abord que peu de moyens de faire seuls : ils relaient l’information, font un travail de veille, d’accompagnement, d’orientation, ce qui ne se traduit pas par une « prise en charge » autonome. Ensuite, ils constituent un service supplémentaire, relativement récent, qui s’ajoute à tout un ensemble de dispositifs et organisations. Éviter de recouvrir les missions déjà remplies par les partenaires tout en apportant une plus-value constitue donc l’enjeu central de leur reconnaissance. Les CdN participent à des logiques partenariales de deux façons différentes : par la production d’information et par leurs interventions conjointes avec d’autres acteurs territoriaux, que nous aborderons tour à tour.

Produire une plus-value informative

Une large part du travail des CdN consiste à noter sur des « fiches de signalement » ce qu’ils observent, des dépôts sur la voie publique aux échanges avec les gardiens de parc, en passant par les requêtes des habitants. En fonction de la qualité de leurs contacts, ils peuvent ainsi devenir les dépositaires d’un savoir local original. En effet, ils sont, du fait de leur activité, en contact régulier avec le quotidien du quartier, là où les autres professionnels se situent plus sur un registre administratif.

Quelle est alors la nature des informations produites par les CdN et comment sont-elles perçues par les partenaires ? Trois qualités différentes de ces fiches sont signalées par les partenaires rencontrés : elles sont quotidiennes, ce qui permet d’avoir un suivi régulier de l’état du quartier ; elles donnent des informations relativement précises sur les territoires, les CdN s’attachant à restituer leurs interactions en identifiant les interlocuteurs (sans nécessairement les nommer) ; elles fournissent des données qualitatives, là où habituellement les données des autres institutions sont seulement quantifiées (à l’instar de celles fournies par la police). C’est ici une dimension essentielle pour avoir une idée du climat du quartier :

La façon dont ils rendent compte de leur action… le fait de savoir s’ils sont salués ou pas dans certains lieux, toutes ces informations ont de l’importance pour nous…

Coordinatrice, contrat de sécurité d’arrondissement, mairie de Paris, février 2011

Cependant, un certain scepticisme reste fréquemment exprimé. De nombreux partenaires ont le sentiment que l’information donnée par les CdN manque parfois de relief, comme s’ils avaient une vision quelque peu aseptisée des problèmes. D’autres – parfois les mêmes – reprochent aux fiches d’être excessivement génériques. Certains policiers marquent une pointe de distance : « L’information qu’ils nous donnent confirme ce que l’on sait déjà… Il faut dire que (ce quartier) est déjà très fliqué, donc on sait déjà beaucoup de choses. » Enfin, certains destinataires considèrent que les fiches sont trop nombreuses, insuffisamment hiérarchisées. Devant la masse d’informations, ils finissent par ne plus savoir quelles sont les informations véritablement prioritaires :

On était au départ très contents, mais maintenant on se noie dans les détails, donc du coup, leurs informations ne sont pas exploitables… Je les trouve en général peu utiles… Notre problème à nous, c’est qu’on a besoin de documents de synthèse.

Mairie d’arrondissement, décembre 2010

Ce système de diffusion des fiches, conçu initialement comme un moyen d’assurer la légitimité des correspondants de nuit en les positionnant comme producteurs d’information, exprime leur difficulté à faire la preuve de leur singularité dans des systèmes locaux où de nombreuses informations sont produites par ailleurs (police, bailleurs ou encore mairie d’arrondissement, ont leur propre système de remontées d’informations). Ces lacunes renvoient également à nos observations précédentes concernant leur inscription territoriale. On notera enfin que les CdN regrettent souvent de n’avoir que peu de retours effectifs, voire que leurs signalements ne sont pas véritablement suivis, ce qui peut les conduire à exprimer un certain dépit devant cette forme d’asymétrie.

Le partenariat local ou l’aménagement de la coexistence

Dans nos travaux précédents, nous soulignions que les agents de médiation pouvaient se trouver dans une situation de no man’s land, leur supposée disponibilité se traduisant en fait par de l’isolement. C’était notamment le cas pour la liaison entre « social » et « répression » : dédaignés par des professionnels du social qui ne reconnaissaient pas leurs compétences, les agents de médiation mettaient à distance les professionnels de la sécurité, au premier chef desquels la police nationale, de peur d’apparaître comme des suppôts des forces de l’ordre (Maillard & Faget, 2002).

Qu’en est-il dans le cas parisien ? La situation est sans doute moins tendue qu’au début des années 2000, où la défiance affleurait. Là où ils n’étaient que vaguement identifiés, ils sont désormais connus par les différents intervenants. Ce processus s’est d’ailleurs accompagné de la disparition de craintes quant à la possible redondance des missions, voire au soupçon d’une surveillance qu’exerceraient les CdN sur d’autres personnels : « Au départ, certains de nos agents pensaient qu’ils étaient là pour les surveiller, donc ça ne convenait pas vraiment… » (Direction des espaces verts et de l’environnement, octobre 2010). Pour autant, si les relations sont assez peu conflictuelles, elles demeurent très faiblement intégrées, reposant sur une division des tâches a minima, voire sur une certaine forme d’évitement. Revenons, à titre d’illustration, sur les relations nouées avec deux types de professionnels : les policiers et les acteurs du monde socioéducatif.

On ne compte pas de conflits opérationnels avec la police, les rôles respectifs étant bien identifiés. Les inquiétudes ont fait place à une forme de reconnaissance de leur professionnalisme, ou tout au moins de leur mandat institutionnel :

Au début, quand ils sont arrivés, on avait une crainte : le syndrome du grand frère de banlieue allié des délinquants. Et, en fait, ça n’a pas du tout été le cas, les CdN ont été et sont totalement neutres. Ce qu’on apprécie beaucoup, c’est qu’ils ont un vocabulaire adapté, posé, distancié, du recul par rapport aux autres dans la rue ; ils se présentent comme agents de la mairie, ils savent se situer sur l’échiquier urbain.

Police nationale, avril 2011

Les échanges d’information restent cependant, sauf exception, à un niveau élevé de généralité, sans que ne se dessine une stratégie d’action collective. Les commissariats de police n’orientent jamais les plaintes pour nuisances sonores vers les CdN ; de leur côté, ces derniers passent très rarement le relais aux policiers dans le cas d’une médiation qui aurait échoué. Il faut cependant nuancer le constat en fonction des arrondissements. Dans le 10e, et à un degré moindre dans le 12e, des relations plus coopératives se sont tissées. Les informations remontées par les CdN ont pu servir pour des interventions policières, par exemple autour des nuisances sonores de véhicules à moteur. En sens inverse, les policiers peuvent prévenir les CdN quand ils conduisent une opération dans le quartier.

Du côté des professionnels du monde socioéducatif, les relations sont ténues. C’est une triple critique plus ou moins explicite qui s’exprime de la part des éducateurs. D’abord, les CdN seraient trop dépendants de leur organisation d’appartenance, trop contraints par un format bureaucratique : « Le problème c’est que leur cadre d’intervention est très rigide, (…) tout est trop procéduralisé chez eux, avec le poids de la hiérarchie » (Éducateur, mars 2011). Ils seraient par ailleurs insuffisamment professionnalisés, et donc maladroits dans le discours qu’ils tiennent auprès des jeunes : « Certains discours nous dérangent comme un CdN qui dit à un éduc : ‘’Je viens de Stains, je vais t’expliquer comment il faut faire avec les jeunes ! ’’ » (Éducateur, mars 2011). Enfin, leurs missions seraient trop orientées vers le rappel à l’ordre, ce qui créerait un trouble dans l’esprit des jeunes : « Nous on n’a pas l’obligation de leur dire de faire moins de bruit (rire) » (Éducateur, mars 2011).

Dans les rapports noués dans l’espace public, on note d’ailleurs un jeu complexe d’évitement significatif. Les professionnels du socioéducatif peuvent chercher à éviter les contacts trop voyants avec les CdN, de peur de perdre les fragiles contacts qu’ils sont parvenus à établir avec les jeunes les plus difficiles. De leur côté, les CdN tâchent d’éviter les contacts avec la police pour la même raison. Tout se passe comme si les relations avec ce public étaient si difficiles à instaurer, si fragiles, que ces différents métiers de l’espace public cherchent à préserver leurs relations en limitant au maximum toute interaction avec les autres professionnels.

Pour les CdN, qui sont censés opérer un lien entre social et sécurité, on voit toute la difficulté de la tâche, les policiers ayant tendance à les renvoyer vers le social et les éducateurs vers la sécurité. À l’aune des catégories de Crawford (2008 ; voir aussi Sarre & Prenzler, 2000), on oscille ici entre un modèle « en réseau » (reposant sur des relations de coopération horizontale) et un modèle « de marché » (reposant sur des relations de rivalité) : il existe certes des arrangements et peu de conflits, mais la coopération est faible, pour partie asymétrique, et les relations reposent largement sur l’évitement.

La gestion centralisée du dispositif CdN accentue cet effet d’isolement relatif. Les relations partenariales sont conduites par le bureau central, les agents des bases, y compris les encadrants, jouant un rôle strictement opérationnel. Cette situation tend à déresponsabiliser les encadrants, et surtout à les rendre quasiment invisibles pour les partenaires territoriaux[9].

À propos de l’institutionnalisation de la médiation sociale, Barthélémy (2009) souligne que c’est précisément en jouant du flou de leur activité et en acceptant de voir leurs tâches définies par les autres, que les médiateurs sociaux parvenaient à obtenir une forme de reconnaissance professionnelle. Ici, si reconnaissance professionnelle il y a, c’est une reconnaissance minimale, une façon de considérer que les CdN font partie du paysage mais qu’ils ne constituent pas des acteurs centraux. La division du travail se traduit par des relations d’évitement dans l’espace public et de coopération faible. Les correspondants de nuit sont des partenaires juniors auxquels on confie en définitive assez peu de missions.

Conclusion

Le dispositif des correspondants de nuit parisiens est traversé par des ambivalences, qui peuvent conduire à des conflits de rôles (Cherney & Chuy, 2010), entre surveillance et médiation, entre rôle de « généraliste » des territoires et spécificité professionnelle, entre appartenance organisationnelle et inscription territoriale, entre différents groupes vivant dans un même quartier. C’est la gestion de ces ambivalences qui caractérise leur travail quotidien, par nature instable. La difficile construction d’une autorité territorialisée, alors qu’ils ne peuvent mobiliser les ressources de la contrainte, en donne une expression particulièrement parlante.

Les CdN sont en fait confrontés à un processus contrarié de reconnaissance tant professionnel que territorial. D’abord, la fluidité supposée de cette activité bute sur des logiques administratives et organisationnelles : les CdN rendent des comptes à une hiérarchie très présente, ont peu de marge d’initiative sur des projets autonomes, font face également structurellement à des oppositions professionnelles stabilisées. Ensuite, ces nouveaux métiers doivent réunir des compétences relationnelles en définitive assez complexes, s’adresser à des publics différents, jouer un rôle d’orientation et de premier contact dans l’espace public, réguler sans réprimer, faire circuler l’information entre différentes organisations, tout en étant des emplois avec des niveaux de qualification et rémunération faibles. Enfin, ces nouveaux métiers ont a priori une singularité par rapport aux autres : ils sont, du fait de leur fonction, en position d’écoute, de relais des paroles des usagers. Leurs contacts, le contenu de leurs fiches traduisent cette proximité aux demandes des habitants. Pourtant, ils ne parviennent pas nécessairement à en faire des outils de leur singularité professionnelle, et donc une ressource dans les luttes intra-organisationnelles. Si l’on essaie de tirer des leçons plus générales, il faut revenir aux spécificités du dispositif parisien. Avec l’octroi du statut de fonctionnaire et le choix de la régie directe, a été privilégiée une option de contrôle organisationnel. Les responsables parisiens ont implicitement considéré que la légitimité de ces agents découlerait de leur appartenance à l’institution municipale. L’analyse montre les obstacles auxquels est confrontée une telle option : les CdN peinent à être reconnus sur les territoires, ne disposent que rarement d’un encadrement spécialisé dans les questions de médiation et ont des marges d’initiative réduites.

Un tel constat nous conduit enfin à plusieurs commentaires plus généraux sur la façon dont est gouvernée localement la sécurité publique. Il a souvent été fait mention d’un nouveau mode de gouvernement partenarial, reposant sur la coproduction de l’action dépassant les cloisonnements institutionnels et les approches sectorielles. Ces constats énoncés sur le plan macro continuent d’appeler des recherches spécifiques sur les conditions d’exercice de ce mode de gouvernement partenarial, marquées in concreto par des relations d’évitement, de coopération et de conflits (Douillet & Maillard, 2008). En l’occurrence, l’action des CdN révèle le caractère peu intégré des partenariats locaux : les acteurs se connaissent, des fiches d’information circulent mais on observe rarement une véritable action conjointe. Alors que les professionnels classiques de la prévention et de la sécurité, dont l’éducateur de prévention et le policier sont les figures emblématiques, connaissent des critiques récurrentes, ne se consolident pas réellement des métiers alternatifs. Échouant à transformer les métiers existants, les autorités publiques ont créé de nouveaux métiers, sans pour autant que ces derniers parviennent à se rendre incontournables sur la scène de la sécurité urbaine.