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Les universités canadiennes ont connu de profonds changements depuis le début du XXIe siècle. Les inscriptions ont explosé : au cours de la période comprise entre 2000-2001 et 2012-2013, le nombre d’étudiants équivalents temps plein fréquentant l’université au Canada est passé de 676 000 à 1 050 000, soit une hausse de 55% (…) Dans la même période, le nombre de professeurs d’universités permanents à temps plein s’est accru de 32%

CAUT/ACPPU, 2015

Faisant état des tendances générales dans le financement des universités canadiennes entre 2000 et 2013, le dernier rapport de l’Association canadienne des professeurs et professeures d’université[1] conclut que le fardeau du financement de la fréquentation des universités incombe de plus en plus aux étudiants tandis que la part des dépenses consacrée à la rémunération des professeurs diminue de façon constante. Fondamentalement, le rapport rend compte des effets des changements survenus depuis la dernière décennie au sein des milieux universitaires (diminution du financement gouvernemental, influence de la nouvelle gestion publique, transformation des modes de gouvernance, augmentation de la proportion des professeures embauchés à contrat, etc.).

Or, si on peut documenter les modifications dans les dépenses et les revenus de fonctionnement des universités, qu’en est-il des effets concrets et quotidiens de ces changements sur la fonction professorale dans l’enseignement et dans la recherche? Le contexte actuel des universités canadiennes transforme-t-il véritablement l’enseignement universitaire et plus largement, la fonction professorale? En quoi l’enseignement du service social dans le contexte d’aujourd’hui est-il différent de ce qu’il pouvait être dans les années 90 et quelle est la part des changements qu’on peut imputer aux changements actuels dans les universités canadienne et plus largement, aux transformations sociales plus profondes qui accompagnent le 3e millénaire et qui modifient profondément nos façon de travailler et d’interagir les uns avec les autres?

Du côté des professeurs d’universités, il nous semble qu’un double phénomène d’intensification et de raréfaction du temps de travail illustre le mieux l’effet des changements survenus depuis le début des années 2000. Le temps est une ressource, et comme les autres ressources dans les universités, il est comprimé. Il faut donner quelquefois davantage de cours, accompagner davantage d’étudiants gradués en même temps que la pression pour s’impliquer dans des équipes de recherche et pour obtenir du financement s’accentue. Parallèlement, l’arrivée de l’usage public d’internet avec le 3e millénaire et le développement des dispositifs de communication médiatisée par ordinateur (CMO) réduisent considérablement le temps nécessaire pour l’accomplissement de la majorité des tâches professorales, notamment celles liées à la recherche d’information et à la communication avec les étudiants. Par contre, si la compression du temps de travail est contrebalancée en partie par les innovations technologiques en permettant de réduire la somme de temps requise pour accomplir un ensemble d’activités, ces mêmes innovations technologiques ne sont d’aucune utilité pour compenser la diminution de la ressource-temps lorsque vient le temps de penser. En effet, l’acte de penser, c’est-à-dire l’action de concevoir des idées[2], de les organiser et donner un sens à des concepts, ne peut faire l’économie du temps. Fondamentalement, on ne peut pas penser plus vite qu’avant, même si on peut avoir accès plus rapidement qu’avant à une quantité infinie d’information, d’idées et de matière. Ici se dévoile à notre avis une transformation fondamentale du métier de professeur d’université: celle d’un double rapport au temps qui nous semble aujourd’hui rendu au point de tension entre une intensification du temps de travail (on peut faire plus en moins de temps) et d’une raréfaction du « temps à penser » (on ne peut pas penser plus vite). Cette double réalité du rapport au temps se manifestant à la fois dans les fonctions d’enseignement et de recherche.

Le temps de l’enseignement

À coup sûr, la révolution informatique et son corollaire, la communication médiatisée par ordinateur (CMO), agissent comme des déterminants fondamentaux des pratiques d’enseignement de la profession depuis le changement de millénaire. L’émergence de l’ère numérique a transformé profondément nos façons d’enseigner et de produire des connaissances, tout comme au XIXe siècle, la révolution industrielle a changé le monde en transformant la manière dont les gens vivaient et interagissaient ensemble[3]. Davantage qu’une révolution technologique, la révolution numérique et, avec elle, l’apparition de la communication médiatisée par ordinateur (CMO), fait en sorte qu’on ne vit et qu’on ne communique plus de la même manière les uns avec les autres (Giuffre, 2013), y compris avec les étudiants. Par exemple, la CMO occupe une large part des dispositifs de communication utilisés dans le cadre de l’enseignement universitaire (courriels, forums, transfert de fichiers en ligne, etc.) et l’enseignement se déploie de plus en plus fréquemment lui-même « en ligne ». Il nous est maintenant difficile d’imaginer enseigner un cours sans l’internet et le courriel! Cependant, si la communication par le numérique facilite l’organisation des cours, la transmission de la matière et l’échange d’information avec les étudiants, l’échange est plus souvent bref (j’envoie un fichier à mon groupe-classe, une étudiante m’écrit pour vérifier une information, les étudiants utilisent le forum d’échange pour constituer des équipes pour le travail de session, etc.). Cette apparente facilité rend plus exceptionnel et, du coup, plus contraignant la rencontre en face à face avec l’étudiant pour approfondir une notion mal comprise, fournir des explications supplémentaires et échanger pour faciliter la compréhension d’une notion, d’un concept, bref pour un « temps à penser » avec l’étudiante.

Avant l’introduction de la communication médiatisée par ordinateur, la période hebdomadaire réservée pour « consultation au bureau du professeur » servait de dispositif principal d’échange hors classe entre professeur et étudiant, particulièrement au premier cycle. Bien entendu, ces rencontres professeur-étudiant sont toujours possibles (elles ne sont pas interdites!) en mode présentiel ou en ligne, et généralement, bien au-delà de la période hebdomadaire fixée de consultation. Force est de constater cependant que l’habitude d’un échange rapide par ordinateur interposé est tellement ancrée dans nos modes de relation que la rencontre d’éclaircissement et d’échange se bute rapidement au manque de temps de part et d’autre. On le sait, les étudiants défraient une proportion de plus en plus importante des coûts de fonctionnement des universités[4] et nombreux sont ceux et celles aux prises avec des emplois du temps surchargés combinant études et emploi. De leur côté, les professeurs enseignent à des cohortes plus nombreuses, cumulent des responsabilités administratives dans les départements ou les centres de recherche, etc.

Or, l’échange pour penser ensemble, s’il peut facilement avoir lieu par écran interposé, ne peut faire l’économie du temps. C’est de temps dont j’ai besoin pour aider à éclaircir un élément encore confus chez l’autre, et pour saisir où s’arrête ce qui est clair et comprendre où débute la zone obscure. La tâche à faire devient celle de questionner et d’écouter; qu’est-ce que tu comprends? Toi, si tu avais à expliquer cette idée, cette notion, que dirais-tu? Cette écoute et cet aller-retour de la pensée seulement me permettront comme professeur de défricher la part de « ce qui se conçoit bien et s’énonce clairement » et de déceler celle où la parole devient hésitante, où des phrases débutent et se terminent par des silences, des reprises, des hésitations… L’écoute permet de s’engager dans un aller-retour de mots, d’idées et de rebonds de contenu. Autrement dit, même si la période limitée de disponibilité hebdomadaire pour consultation « au bureau du professeur » est remplacée dans les faits par un accès presqu’illimité à la communication médiatisée par ordinateur, force est de constater que le temps partagé à écouter penser l’étudiant, lui, est devenu de plus en plus étranger à la culture universitaire…

On pourrait arguer que cette réalité est marginale pour le premier cycle et que somme toute, peu de changements dans les échanges entre professeur et étudiant se sont produits depuis la révolution numérique. A-t-on réellement souvenir d’étudiants en files d’attentes à la porte du bureau d’un professeur pour le rencontrer? La tentation d’enjoliver le passé pas si lointain peut se glisser subtilement comme une réponse à la frustration d’une culture de l’instantané dont participe cette révolution numérique. Au demeurant, le rétrécissement du « temps à penser» entre professeur et étudiant reste encore à démontrer. La communication médiatisée par ordinateur ne favorise-t-elle pas de nouveaux modes de « penser ensemble » au-delà de la diade professeur-étudiant, comme en témoigne l’utilisation de plus en plus populaire du forum de discussion en périphérie des périodes de classe?

Cependant, la révolution numérique a révolutionné nos pratiques en matière de recherche et le temps requis pour accomplir plusieurs activités dans ce domaine et ce, de façon encore plus marquée que dans l’enseignement. La modification du rapport au temps dans l’activité de recherche se manifeste de façon plus particulière dans les tâches reliées à l’accès à la connaissance existante. Elle laisse entier toutefois le défi de la perte graduelle du « temps à penser » pour produire des connaissances, par définition incompressible.

Le temps de la recherche

En lançant à l’automne dernier sa campagne La science à bon escient, l’Association canadienne des professeurs et professeures d’université dénonce la modification des mandats d’organismes publics associés à la recherche scientifique ainsi que la transformation de la gouverne des conseils subventionnaires de recherche, notamment par la présence nouvelle de représentants de l’industrie et du milieu politique au sein de leur conseil d’administration. Il s’agit de changements politiques (quelle allocation des ressources publiques consacrer?) et idéologiques (qui décide des priorités?) importants au sujet de la production de connaissances scientifiques au Canada. Parallèlement, dans son dernier rapport évoqué précédemment, l’ACPPU affirme qu’en « 2012-2013, les subventions à la recherche, principalement fédérales (…) n’ont augmenté que de 0,1%» (ACPPU, 2015; 3). Tout comme pour l’enseignement, ces changements dans le financement et la gouverne des conseils subventionnaires ont un impact sur notre activité de recherche. Mais dans les faits, au jour le jour, qu’est-ce qui a changé dans les manières que nous avons de produire des connaissances en service social et quel est l’effet de ces changements sur notre rapport au temps?

On le sait, l’internet nous permet de communiquer instantanément avec des gens partout sur la planète, la distance géographique n’est désormais plus une limite à la rencontre et à l’échange des idées. Des communautés de chercheurs se forment en ligne et sont reliés en réseaux de relations. Seule la langue peut demeurer une frontière objective à l’échange. Les occasions de rencontres physiques (colloques, congrès), si elles demeurent toujours aussi populaires, n’ont plus comme fonction première de permettre les rencontres entre chercheurs ou le partage des connaissances récentes. Les journaux scientifiques, publiés en ligne pour une large part, s’en chargent. Dans la plupart des universités au Canada, ces mêmes journaux sont accessibles directement du bureau ou même du domicile du professeur. Il faut moins de temps pour accéder au contenu des revues savantes dans les bibliothèques universitaires, ce qui équivaut à davantage de temps disponible pour assimiler ces mêmes contenus, c’est une évidence mathématique. Dans les faits cependant, l’effort intellectuel et la concentration requise pour cette assimilation en faisant sien « ce qui est l’objet de la connaissance»[5], est là aussi de l’ordre de la pensée qui se construit, et qui nécessite du temps et de la concentration. Ce temps à penser en recherche sollicite peut être même encore davantage une capacité de concentration, de plus en plus mise à mal par l’usage intense du Web qui modifie notre cerveau[6]. Le temps supplémentaire dégagé se trouve contrecarré par la difficulté de se concentrer sur un contenu de savoir encore obscur à déchiffrer ; la faculté intellectuelle de concentration étant moins facile à mobiliser[7].

D’aucuns pourraient rétorquer que l’époque de la production de connaissances par l’acte de penser individuel a changé. Si les professeurs de service social pouvaient être en mesure de réaliser des recherche de façon individuelle dans les années 90 et les décennies précédentes, aujourd’hui la recherche se fait à plusieurs; elle est « en réseau ». Autrement dit, la pensée se partage et la connaissance se développe collectivement. Parallèlement, les subventions de recherche sont de moins en moins facilement accessibles. Les centres et réseaux de recherche portant sur des thématiques ou des objets rejoints par la discipline du service social foisonnent. Il faut alors construire et penser à plusieurs, élaborer des demandes de financement avec d’autres chercheurs (et de plus en plus en collaboration avec des partenaires sociaux) pour accroître les chances d’obtenir du financement. Une fois obtenu, le temps passé à gérer une structure de recherche ou à y participer devient un corollaire de la production de connaissances. Davantage de rencontres, davantage de gestion, davantage de réunions. Si les subventions récoltées permettent d’engager des ressources étudiantes, fort précieuses pour aider l’activité de recherche, le coeur de la tâche qui consiste à réfléchir, à concevoir, autrement dit, la « tâche à penser » ne peut se décomposer en une série d’actes uniques, elle ne peut être déléguée.

En somme, la réflexion ne peut faire l’économie du temps. Le temps à penser et concevoir, le temps à écrire, celui-là ne peut être rétréci ou intensifié. Aucune innovation technologique ne peut nous faire penser plus rapidement et l’intensification du temps ne peut être un recours. Le défi du temps reste le défi majeur à notre avis du métier de professeur d’université dans le contexte actuel parce qu’on ne peut intensifier notre rapport à la réflexion et à la construction intellectuelle.

Lorsque j’ai été engagée comme professeure à l’université de Moncton en 2000, j’avais l’intime conviction que j’exercerais enfin cette fonction à laquelle mon professeur et directeur de thèse se consacrait : plongé dans ses livres et ses revues, annotant des passages ci et là, à chaque jour, il réfléchissait et il écrivait admirablement. Être payée pour lire des livres et réfléchir, enfin, j’y suis arrivée! 15 ans plus tard, je viens de passer les derniers 36 heures à tenter de structurer ma pensée en rédigeant ce texte avec un objectif de 2 500 mots. J’ai pu dégager ce temps pour le faire, c’était le plus difficile. 28 courriels m’attendent…