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Les parents boivent, les enfants trinquent. Ce vieil adage, s’il n’a pas perdu toute signification, se révèle beaucoup trop réducteur de nos jours pour rendre compte entièrement des multiples réalités de la relation entre les familles et les toxicomanies.

Les études portant sur un phénomène aussi vaste et complexe comportent des difficultés majeures, dans la mesure où la toxicomanie est à la fois le résultat et la cause d’un ensemble de facteurs, pour la plupart difficiles à évaluer. Les substances psychoactives sont connues pour affecter profondément la vie de la personne qui les surconsomme et celle de son entourage. Des répercussions néfastes sont notées dans plusieurs sphères de l’existence : la vie familiale, la formation scolaire ou professionnelle, l’emploi et l’intégration sociale. Mais de plus, du fait de son extension et des problèmes de santé qu’elle pose, la toxicomanie concerne la société dans son ensemble : les usagers, au premier chef, mais également les familles et les proches, les intervenants des milieux sociaux et de santé, les agents d’éducation, la police, les représentants de la justice, les élus et, plus généralement, l’ensemble des citoyens.

Le Conseil de la famille et de l’enfance ne peut que se réjouir de voir associés, dans le choix du titre de cette revue et dans son contenu, les thèmes de la toxicomanie et de la famille. Ce choix confirme la tendance grandissante, dans de nombreux champs de recherche, à reconnaître les multiples fonctions remplies par la famille. Cellule de base, la famille est le premier lieu de socialisation, d’éducation et de transmission des valeurs. À ce titre, selon plusieurs intervenants, elle constitue un milieu propice non seulement pour l’instauration de programmes de prévention, mais de plus en plus aussi pour en faire une partenaire indispensable des programmes d’intervention. En somme, si la famille fait partie du problème, elle doit aussi faire partie de la solution.

Au cours des deux ou trois dernières décennies, la cellule familiale a connu de profondes transformations. Les familles d’aujourd’hui vivent dans un contexte de mouvance tout à fait nouveau et s’inscrivent dans des trajectoires jusqu’ici inédites ou marginales.

Transformation des structures familiales

Les formes familiales se sont diversifiées avec le développement des familles monoparentales et recomposées, la baisse du nombre de naissances et de mariages, l’augmentation parallèle de la séparation conjugale, de l’union libre et du célibat. La famille nucléaire traditionnelle n’est plus la seule représentation de l’institution familiale.

L’intérêt pour la vie de famille demeure puisque, au recensement de 1996, 82 % des Québécois déclarent vivre dans une famille. Le Québec compte alors 1,9 millions de familles, dont 1,3 millions avec enfants. Deux familles sur trois comportent des enfants, et parmi elles 76 % sont des familles biparentales et 24 % des familles monoparentales.

En 1996 toujours, la très grande majorité familles québécoises sont constituées de couples, soit 64 % de couples mariés et 20 % de couples en union libre. Le Québec se distingue des autres provinces par sa forte proportion de couples en union libre (12 % au Canada). En 2000, 58 % des naissances surviennent hors mariage, une augmentation fulgurante et récente (10 % en 1977), et la proportion de ces naissances est d’autant plus forte que les mères sont jeunes. Parmi les familles monoparentales, la proportion des pères qui élèvent seuls leurs enfants n’a que faiblement augmenté au cours des quinze dernières années, passant de 17 % en 1981 à 18 % en 1996. Environ 9 % des familles biparentales sont des familles recomposées.

La taille des familles n’a cessé de diminuer depuis 35 ans, passant d’une moyenne de 4,2 personnes par famille en 1951 à 2,9 en 1996. Au moment du recensement, 26 % des enfants sont des enfants uniques, 45 % ont un frère ou une soeur et seulement 29 % en ont deux ou plus.

Aucune société occidentale n’a échappé aux transformations profondes de la vie familiale. Cette période de mutations intenses, où l’on assiste à la progression des ruptures d’union, à la redéfinition des rôles parentaux, à la multiplication des formes de familles et des modes de vie (couples de même sexe, personnes seules qui ont des enfants), entraîne avec elle une remise en question de la conception du couple et de celle de l’enfant. Ce processus est loin d’être terminé, mais, de ces transformations émergent peu à peu de nouvelles valeurs collectives par rapport au couple et à l’enfant.

Mutations des valeurs

Pour ce qui concerne les valeurs, un mouvement de rupture, sur les plans tant culturel que religieux, s’est manifesté, depuis les années soixante, par une opposition aux valeurs normatives des générations précédentes. Bien entendu, ce mouvement a été le résultat d’un ensemble de facteurs sociaux : l’apparition de moyens contraceptifs efficaces permettant un choix délibéré quant à la planification des naissances (nombre et période), la croissance généralisée du travail féminin, la précarisation de l’emploi, la libéralisation des normes juridiques et religieuses, l’individualisation des modes de vie. À ces raisons s’ajoutent l’augmentation générale du niveau de scolarité, la montée de l’individualisme et la recherche de l’épanouissement personnel, le développement de la société de consommation, l’apparition de nouveaux besoins, etc..

Par ailleurs, l’émergence de l’individualisme, à la fin du XXe siècle, implique que, dans la réussite comme dans l’échec, l’homme et la femme sont responsables de leur devenir individuel. L’être humain ne doit compter que sur lui-même pour traverser la vie, et, par conséquent, la transmission intergénérationnelle des normes, des valeurs, des savoirs n’est plus généralisée. Autrement dit, l’âge adulte ne sert plus de guide, car cette autorité qu’on lui conférait par le passé n’y est plus rattachée. Chacun devient libre de choisir sa propre norme, d’établir sa propre échelle de valeurs. Selon cette perspective, notre époque n’est pas dépourvue de valeurs et de normes, mais celles-ci se multiplient, ce qui rend les repères plus difficiles à définir et les choix plus complexes.

La plupart des auteurs soulignent l’apport positif de ces différentes mutations du point de vue de l’autonomie individuelle, en particulier celle des femmes, tout en constatant une fragilisation de la famille celle-ci se révélant plus vulnérable parce que moins ancrée dans la certitude d’une morale collective et indiscutable.

Précarisation des familles

Les bouleversements que connaît la vie familiale se produisent au cours d’une période marquée par la précarisation d’un nombre croissant de familles, exposées aux grands maux de notre temps.

Les transformations du monde du travail, les avancées technologiques, les exigences de rendement et de polyvalence, l’émergence de toutes les formes de travail atypique (travail à temps partiel, à contrat ou à forfait) se combinent, et il en résulte une plus grande insécurité des familles face à l’avenir. Des générations auparavant relativement épargnées par cette inquiétude sont touchées par le chômage, la précarité de l’emploi ; jusqu’à récemment, en effet, ces conditions s’appliquaient surtout aux jeunes et demeuraient circonscrites à la période d’insertion dans le marché de l’emploi. Il faut ajouter que malgré l’arrivée massive des femmes sur ce marché, celui-ci conserve une organisation axée sur une conception passéiste de la dynamique familiale, présumant de la disponibilité et de la flexibilité des travailleurs sans beaucoup tenir compte des nécessités découlant de la présence d’enfants.

Dans ce contexte, les parents sont touchés de plein fouet par la difficulté de concilier vie familiale et vie professionnelle. L’inquiétude liée aux profondes mutations du travail et à ses exigences est perceptible chez les parents-travailleurs – par exemple, quand ils se déclarent stressés par leur travail et qu’ils considèrent ne pas consacrer assez de temps à leur famille. C’est dans les familles à double revenu, et plus encore celles où il y a des enfants de moins de 5 ans, que le niveau de stress associé à la pression du temps est le plus élevé ; il atteint 34 % chez les femmes et 23 % chez les hommes. Ce niveau est beaucoup moins élevé lorsque les couples n’ont pas d’enfants à la maison ; il se situe alors aux alentours de 11 %.

En 1996, le taux d’activité des chefs de famille monoparentale (des deux sexes) est de 60 %. Le pourcentage d’inactifs est plus grand au Québec (40 %) qu’en Ontario (36 %) et que dans l’ensemble du Canada (37 %). Le pourcentage des familles biparentales où les deux parents sont actifs est plus faible au Québec (64 %) qu’en Ontario (69 %) et que dans l’ensemble du Canada (68 %).

Ces facteurs influent évidemment sur la situation financière des familles, dont le revenu moyen après impôt, exprimé en dollars constants de 1997, diminue depuis 1986. En fait, on assiste à une stagnation du revenu réel disponible des familles depuis le début des années 1980. La proportion des familles à faible revenu (après impôt) est de 10 % chez les familles biparentales et de 43 % chez les familles monoparentales.

Évolution des rôles et des relations familiales

Le fait que les mères ayant des enfants participent davantage au marché du travail constitue sans doute l’une des révolutions majeures au sein de la famille. Les rôles parentaux s’en sont trouvés bouleversés et sont encore en quête d’une redéfinition. De même, le partage des tâches et la représentation ou l’expression des liens entre les membres de la famille ont changé. Il se développe entre tous les membres de la famille une relation plus égalitaire et où chaque personne a ses droits et ses responsabilités. Ces comportements témoignent de l’adoption, depuis 20 ou 30 ans, de relations tout à fait nouvelles dans la famille. Bien qu’elle ne soit pas exercée de la même manière et avec autant d’intensité par toutes les familles, la démocratie familiale est de plus en plus une représentation d’un rapport idéal avec les autres membres du groupe.

Ce changement entraîne chez les parents actuels des exigences nouvelles sur le plan relationnel par rapport à la période de leur propre enfance ou adolescence. Une importance accrue est accordée à la dimension affective et psychologique des relations familiales. La disponibilité, la communication, l’écoute, les démonstrations d’affection sont des valeurs importantes pour la société, et les jeunes d’aujourd’hui ont été élevés dans ce contexte.

Le Conseil de la famille et de l’enfance a mené une consultation auprès de parents d’adolescents. Les témoignages recueillis font état de la complexité d’exercer la fonction parentale à cause du manque de modèles, mais aussi des liens différents tissés entre parents et enfants. Comment jouer un rôle de protection, d’éducation et d’autorité, comme parents, tout en privilégiant la communication, le dialogue, l’écoute ?

En l’absence de support idéologique et comportemental, réel ou ressenti, les parents ont l’impression que la réussite de l’éducation repose sur leur propre capacité à mener à bien ce projet. Conséquemment, l’échec se révèle beaucoup plus difficile à envisager et l’inquiétude décuplée, car ils ne sont plus partagés par personne.

Familles et toxicomanie

En matière de toxicomanie, on a constaté au cours des dernières décennies l’émergence de nouveaux modes de consommation liés à la propagation de multiples substances, une tolérance sociale accrue à l’égard de la consommation de ces substances et l’augmentation significative du nombre et de la variété des consommateurs.

D’emblée, les jeunes constituent l’une des populations les plus ciblées lorsqu’on évoque les problèmes de toxicomanie. L’adolescence est la période des expériences : première cigarette, premier verre d’alcool, premier joint, premier amour, première relation sexuelle, etc.. Les drogues sont d’ailleurs un sujet d’inquiétude important pour les parents d’enfants au seuil de cette période.

Toutefois, la prévalence des problèmes de toxicomanie est en augmentation aussi dans d’autres classes d’âge. Parents et grands-parents ne sont pas exempts des risques liés à l’abus de substances, et leurs familles subissent des retombées négatives importantes. Chez la mère, la consommation est particulièrement inquiétante lorsqu’elle interfère avec la grossesse, puis avec la croissance et le développement des enfants. Chez les personnes âgées, on évoque une surconsommation inquiétante de médicaments de tous ordres. Chez les plus jeunes, l’usage de psychostimulants pour traiter l’hyperactivité fait l’objet de vives controverses dans les milieux scientifiques et dans la population. En outre, les problèmes de toxicomanie sont rarement des problèmes isolés ; ils sont souvent accompagnés de problèmes de santé mentale ou de détresse psychologique, de pauvreté, de difficultés conjugales, de carences affectives profondes, etc..

Face à ces difficultés, les familles se sentent le plus souvent démunies. Quel que soit le poids des facteurs sociaux et culturels dans le développement de la toxicomanie, la plupart des études soulignent que, chez un jeune, elle peut survenir dans tous les milieux et dans des circonstances de vie variées.

Par ailleurs, l’information dont disposent les familles est partielle, voire contradictoire. Elles éprouvent une réelle difficulté à se situer par rapport aux représentations du phénomène drogue. Les discours oscillent entre culpabilisation et indifférence, les attitudes entre banalisation et dramatisation. Il existe un fossé entre le vécu des familles et le discours des spécialistes.

Malgré l’expansion des programmes de prévention auprès des jeunes dans les milieux scolaires et de loisirs, les familles ont été peu consultées, ont peu participé et leurs besoins tant en matière de prévention que d’intervention n’ont pas eu toute la considération souhaitable. La plupart des politiques d’action en matière de toxicomanie se sont appuyées sur des approches médicales ou pénales, avec pour conséquence un désengagement des familles, dépourvues de réponse et de possibilité de participation. Sur le plan des interventions et des soins, la famille, parfois considérée comme pathogène, a longtemps été tenue à l’écart des centres d’accueil ou de soins spécialisés en toxicomanie.

Soutien aux familles et valorisation de leur rôle

De nos jours, un nouveau discours émerge. On s’interroge davantage sur la situation de la famille, on en parle plus abondamment et plus sereinement. On n’a plus la même réticence à marquer son intérêt pour elle. La discussion fait place à des aspects positifs et façonne une image renouvelée, résolument moderne de la famille. Ces modifications majeures des courants de pensée sont observées, en particulier, chez les jeunes générations, qui découvrent la valeur de la famille et satisfont ainsi à leurs besoins d’ancrage et d’enracinement.

Nous sommes donc dans une période propice à la revalorisation des rôles parentaux, du soutien envers les parents qui mettent au monde des enfants pour les mener à leur maturité. Que ces rôles soient exercés individuellement ou en couple, ils appellent une solidarité collective à laquelle tous les acteurs sociaux et économiques doivent contribuer dans leurs domaines respectifs.

La complexité des problèmes sociaux actuels commande des réponses multiples impliquant différentes personnes, dont les actions doivent être coordonnées. Les limites de l’intervention individuelle, de plus en plus reconnues, incitent chercheurs et professionnels à accorder une importance grandissante au système familial dont la personne fait partie. La même tendance s’observe dans les projets de lutte contre la toxicomanie. On fait appel à la mobilisation et aux ressources des proches ; les initiatives locales sont encouragées ; des réseaux, parfois mis sur pied par des parents, soutiennent les familles, lesquelles participent désormais aux processus d’intervention et de prise en charge de la personne toxicomane.

Cette tendance vers une meilleure reconnaissance du rôle de la famille s’inscrit dans le sens des observations et des recommandations du Conseil de la famille et de l’enfance, et ce, à l’égard non seulement des familles qui vivent avec des difficultés, mais également de l’ensemble des familles du Québec. La famille fait preuve d’une faculté d’adaptation aux mutations sociales et la solidité quasi indéfectible des liens affectifs entre ses membres n’est plus à démontrer. La capacité à miser sur les forces du système familial et à encourager le potentiel d’actions positives qu’il représente constitue l’un des enjeux cruciaux de notre société.