Corps de l’article

Introduction

L’injection de drogues constitue une cause importante de maladies graves. Depuis plus de 20 ans, cette pratique a provoqué plusieurs flambées épidémiques d’infections transmissibles par le sang, notamment celles dues au virus de l’immunodéficience humaine (VIH) (UNAIDS, 2002) et au virus de l’hépatite C (VHC) (WHO, 1997). À l’heure actuelle, l’injection de drogues constitue le mode prédominant de transmission du VIH dans de nombreux pays, notamment en Asie, en Europe orientale, en Russie et dans plusieurs pays nouvellement indépendants, en Amérique latine et dans quelques pays d’Europe occidentale. Au Québec, l’épidémie demeure très active chez les usagers de drogues injectables (UDI). Les taux de prévalence varient de 5 % à 20 % selon les régions et l’incidence atteint 6 par 100 personnes-années à Montréal (Hankins et al., 2002). L’injection de drogues est aussi reconnue maintenant comme la cause principale d’hépatite C dans les pays développés (WHO, 1997). Des taux de prévalence de 70 % et plus ont été rapportés chez les UDI de Montréal et de Vancouver (Lamothe et al., 1997 ; Patrick et al., 2001).

C’est au début des années 80, alors que les études révèlent pour la première fois des taux élevés de prévalence et d’incidence du VIH chez les UDI, qu’on désigne le « partage » de seringues comme une pratique à risque, car il entraîne une injection de sang potentiellement contaminé (Des Jarlais et al., 1986 ; Neaigus et al., 1994 ; Magura et al., 1989 ; Grund et al., 1991 ; Hartgers et al., 1992 ; Jose et al., 1993). Plus tard, au fur et à mesure que les recherches sur le « partage » se multiplient, la complexité du phénomène se précise. Plusieurs chercheurs découvrent que la préparation de la drogue (diluer la substance, la réchauffer, la filtrer) nécessite souvent l’utilisation d’autres équipements que la seringue — par exemple, le contenant de dilution, le contenant d’eau ou le filtre (Chitwood et al., 1990 ; Grund et al., 1991 ; Koester et al., 1996). Ces autres matériels peuvent aussi être partagés, entraînant des risques d’infection moins importants que le « partage » de seringue, mais significatifs (Chitwood et al., 1990 ; Heimer et al., 1996).

Par ailleurs, les chercheurs découvrent aussi que le terme « partage » qu’ils utilisent pour désigner les pratiques à risque d’infection, n’est pas toujours approprié. Dans plusieurs situations, le « partage » n’a pas le sens symbolique de solidarité suggéré par des travaux culturalistes (Koester, 1994 ; Carlson et al., 1996). En fait, il répond souvent à des impératifs très pragmatiques (manque d’argent, manque de seringue, symptômes de sevrage, etc.). Certains auteurs choisissent alors d’utiliser des termes comme « emprunt » ou « prêt », qui reflètent davantage l’aspect pragmatique du phénomène. De fait, la signification de l’activité du « partage » et les motifs qui la gouvernent nous montrent qu’il n’existe pas de terme parfait qui puisse décrire toutes les situations. Par exemple, dans une relation de couple, les partenaires utilisent souvent tous leurs biens ensemble et le matériel d’injection ne fait pas exception ; à leurs yeux, il ne s’agit pas de « partage » puisque le matériel leur appartient à tous les deux (Des Jarlais, 1989 ; Murphy, 1987).

Bref, il est clair que le « partage » du matériel d’injection chez les UDI réfère à une réalité complexe qui englobe plusieurs activités et plusieurs sens selon les circonstances et les acteurs. C’est pour saisir et comprendre cette réalité chez les jeunes UDI que nous avons entrepris notre étude. En effet, bien que plusieurs recherches aient montré que le « partage » du matériel d’injection est fréquent chez les jeunes UDI (Cassin et al., 1998 ; Kipke et al., 1996 ; Kral et al., 2000 ; Miller et al., 2002 ; Roy et al., 2001 ; Smyth et al., 2001 ; Thorpe et al., 2001), très peu d’études ont tenté de comprendre les contextes influant sur cette pratique dans leur milieu (Plumridge et Chetwynd, 1998 ; Montgommery et al., 2002 ; Kipke et al., 1996 ; Smyth et al., 2001). Depuis plusieurs années, nous travaillons avec les jeunes de la rue, une population parmi laquelle l’injection de drogues est très fréquente (Roy et al., 2000a ; Roy et al., 2000b ; Roy et al., 2002). L’objectif de cette étude était de connaître les formes que prennent le « partage » du matériel d’injection chez les jeunes de la rue qui s’injectent des drogues ainsi que les contextes dans lesquels celles-ci se produisent dans les conditions de vie et de consommation particulières de la rue.

Méthodologie

Dans cette étude, nous avons eu recours à l’approche qualitative. Par sa grande ouverture sur les milieux naturels (Denzin et Lincoln, 1994), cette approche est souvent utilisée dans l’étude des groupes sociaux à la marge de la société (Bourgois, 1998). Nous avons choisi d’utiliser la technique de l’entrevue en profondeur afin de rendre compte des expériences individuelles des personnes interrogées à partir de leur point de vue d’« acteur social ». Par sa souplesse, cette technique a aussi l’avantage de faciliter l’émergence de dimensions imprévues au début de la recherche, ce que les études quantitatives, par leur structure plus rigide, ne permettent pas. Une telle stratégie de recherche a été jugée la meilleure dans un contexte où il n’existait pas encore d’étude sur les pratiques d’injection chez les jeunes de la rue de Montréal.

Échantillon à l’étude

Nous avons choisi de donner un sens large au terme « jeune de la rue », de façon à y inclure les expériences de rue aussi variées que possible. Nous avons considéré les jeunes âgés de 15 à 22 ans, qui, dans l’année précédant l’étude, avaient eu besoin plus d’une fois de chercher un endroit pour passer la nuit, ainsi que ceux qui n’avaient pas été dans cette situation, mais qui avaient régulièrement utilisé les services communautaires dédiés aux jeunes de la rue à Montréal. Concernant l’expérience d’injection, nous n’avons considéré que les jeunes qui s’étaient injecté de la drogue dans les six mois précédant l’entrevue. Enfin, les jeunes devaient avoir commencé à s’injecter des drogues en 1990 ou après ; nous voulions ainsi refléter les pratiques ayant cours depuis l’ouverture des programmes d’échange de seringues à Montréal.

Pour assurer la représentativité sociologique du phénomène à l’étude (Michelat, 1975), nous avons développé une stratégie d’échantillonnage respectant les principes de saturation et de diversification des expériences (Glaser et Strauss, 1967 ; Laperrière, 1997 ; Pires, 1997). D’abord, nous avons sélectionné les participants selon les variables stratégiques pertinentes, soit l’âge, le sexe, la fréquence d’injection et la drogue la plus souvent injectée. Ensuite, nous avons varié les lieux de recrutement à partir des organismes oeuvrant auprès des jeunes de la rue et des programmes communautaires d’échange de seringues. Enfin, nous avons utilisé la technique de boule de neige (Biernacki et Waldord, 1981) pour rejoindre ceux qui ne fréquentent pas ou ne fréquentaient pas souvent les services (par exemple, les mineurs en bas de 16 ans ou les jeunes sous mandat d’arrestation). Par ailleurs, nous inspirant des techniques développées par les auteurs de la perspective du « grounded theory » (Glasër et Strauss, 1967 ; Strauss et Corbin, 1990), nous avons procédé à un échantillonnage continu. Ainsi, au fur et à mesure que de nouvelles dimensions émergeaient des entrevues réalisées, nous recrutions de nouveaux participants correspondant à ces expériences. Nous avons procédé ainsi jusqu’à ce que l’analyse des nouvelles entrevues ne permette plus ni la découverte de nouvelles dimensions ni la collecte de nouvelles données sur ces dimensions.

Les entrevues

Les entrevues se divisaient en une section semi-directive et une section davantage structurée. Dans la première, nous avons abordé l’histoire de vie du jeune à partir de son enfance, l’organisation actuelle de sa vie, son rapport avec la rue, ses valeurs, ses activités et ses stratégies de survie. Ensuite, nous avons abordé ses habitudes de consommation de drogues et ses pratiques d’injection, en particulier l’utilisation des matériels d’injection. Afin de permettre au jeune de livrer son expérience de la façon la plus libre possible, cette partie de l’entrevue était conduite d’une façon ouverte et générale du style « Raconte-moi comment s’est passée ta première injection ». Ainsi, le participant pouvait aborder librement les dimensions non prévues dans le schéma d’entrevue, mais importantes à ses yeux. La suite de l’entrevue était plus directive et visait à documenter, lorsqu’ils n’étaient pas abordés spontanément, certains aspects rapportés dans la littérature comme éléments influant sur le « partage ». Ainsi, avons-nous abordé les perceptions du jeune par rapport à sa vulnérabilité et la gravité des problèmes de santé reliés à l’injection de drogues et au « partage » du matériel d’injection, ainsi que ses perceptions par rapport aux normes de son milieu concernant le « partage » (Longshore et Anglin, 1995 ; Friedman et al., 1994 ; Godin et Kok, 1996). Nous terminions l’entrevue avec les stratégies que le jeune utilisait pour réduire ses risques et enfin, avec son expérience des programmes d’échange de seringues.

Les entrevues ont été réalisées dans les locaux d’organismes communautaires travaillant auprès des jeunes de la rue. Une somme de 20 $ était remise au participant à titre de dédommagement. Toutes les entrevues ont été enregistrées et transcrites. Le protocole a été approuvé par le comité d’éthique du centre de recherche de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont. Les entrevues ont été menées entre le 18 novembre 1996 et le 17 juillet 1997.

L’analyse

L’analyse des données a débuté dès les premières entrevues et fait l’objet d’une analyse verticale et transversale selon les thèmes majeurs de notre recherche. Tout au long de l’analyse, le corpus a été soumis à un processus continu de comparaisons constantes (Glaser et Strauss, 1967 ; Strauss et Corbin, 1990). Pour garantir la validité interne de l’analyse, les entrevues ont fait l’objet de discussions de façon à obtenir un « consensus intersubjectif » sur les dimensions identifiées (Laperrière, 1997).

Résultats

Portrait général des jeunes

Nous avons interrogé 24 jeunes âgés entre 15 et 22 ans, dont 11 filles et 13 garçons. Tous les jeunes satisfaisaient aux critères d’admissibilité à l’étude, mais la plupart avaient un domicile. Toutefois, au cours des six mois précédant l’entrevue, 18 jeunes avaient passé au moins une nuit dehors et 13 dans un refuge, ce qui suggère une grande précarité résidentielle. De plus, dans le but d’assurer leur survie, la plupart des jeunes participaient, à divers degrés, à l’économie de la rue. Ainsi, durant les mêmes six mois, 15 jeunes avaient eu pour revenu principal le « squeegee » et deux autres, la vente de drogue.

La majorité des jeunes (mais pas tous, soulignons-le) ont une histoire familiale, sociale et affective très perturbée. Ils relatent une enfance marquée par le rejet, la violence, l’abus d’alcool ou de drogues chez les parents, ou la maladie mentale dans la famille. Bien avant d’arriver dans la rue, la plupart des participants ont déjà consommé des substances psychotropes variées et ce, depuis qu’ils sont très jeunes. Toutefois, dans la majorité des cas, le début de l’injection de drogues est survenu une fois « passés » à la rue.

À ce sujet, soulignons qu’ « être dans la rue » est un concept flou. Cela ne signifie pas nécessairement être sans domicile. On peut entretenir divers liens avec la rue. C’est le cas de nos participants, dont l’intensité du rapport avec la rue varie. Certains ne fréquentent les rues de Montréal, en particulier le centre-ville, qu’en été et durant la fin de semaine. Pendant l’année scolaire, la semaine, ces jeunes retournent chez leurs parents et continuent leurs études.

Y a le monde de la fin de semaine. Y a le monde de la semaine. Parce que dans mes amis, t’sais, y a ben du monde qui vont à l’école.

Fille, 18 ans

À l’autre extrémité, se trouvent ceux qui ont quitté leur famille, qui ont été mis à la porte par leurs parents ou qui sont en fugue des centres d’accueil. Ils ne fréquentent plus l’école et se retrouvent dans le centre-ville parce qu’ils n’ont pas d’autre endroit où aller.

Ma mère a décidé de me crisser dehors, fait que je suis venu. La seule place pour venir, c’était en ville. Parce que tu peux avoir tout gratis, puis tu vas quêter.

Garçon, 22 ans

Pour survivre et pour financer leur consommation, les jeunes ont recours à divers moyens comme l’aide sociale, l’aide des parents ou celle des amis, et ils ont des activités comme la quête, le « squeegee », le vol ou la vente de drogues. Certains racontent que leur consommation exige plusieurs centaines de dollars par jour et que pour s’en sortir, ils doivent faire de la prostitution. Plus de la moitié de nos participants se sont déjà prêtés à une telle activité, dont ils parlent d’ailleurs avec beaucoup de réserve. Certains font aussi commerce d’autres types de service. C’est le cas de Patrick, 19 ans, qui dispose d’un appartement et d’un revenu relativement stable grâce à la prostitution et à la vente de drogue. Au début, c’est pour le plaisir de consommer entre amis qu’il reçoit chez lui. Plus tard, il découvre qu’il peut se procurer des revenus supplémentaires en fournissant le lieu d’injection (son appartement) ou l’équipement nécessaire aux UDI moins bien organisés.

L’expérience des jeunes semble confirmer l’hypothèse de Bourgois (1992), qui rapporte que, bien que non conventionnelle, l’organisation de la vie quotidienne dans la rue nécessite souvent une gestion exigeante. Ceci est surtout vrai pour les grands consommateurs de drogues ou pour ceux qui n’ont pas de solution de rechange à la rue. Ces jeunes doivent gérer leur vie en fonction des horaires des services (refuges, soupes populaires, programmes d’échange de seringues ou autres). Ils doivent aussi s’adonner à toutes sortes d’activités souvent illégales pour assurer leur survie et leur consommation. À cet égard, il est essentiel pour eux d’entretenir un réseau « efficace » de relations, que ce soit avec les clients ou les revendeurs. Les amis sont aussi très importants, car l’entraide permet d’éviter bien des problèmes comme manquer de drogue ou se faire prendre par la police.

J’ai demandé à P, parce que P, c’était mon... le gars qui watchait pour les polices. Puis là j’ai dit envoye vite. Quand mon chiffre finit dans 15 minutes, on est allé, je me souviens pu c’est où. On est allé chercher des seringues… Tout le temps avec le même cercle d’amis ouais. On faisait des clients avec le même cercle d’amis. On avait toute notre... notre propre rôle. On était une bonne manière de fronter. On était chum. On se frontait. Ouais. C’était tout le temps une bonne manière. Je pouvais avoir de la coke, pour 14 ou 20 $ n’importe quand. Même si j’avais pas d’argent.

Garçon, 19 ans

Cela dit, vivre dans la rue n’est pas seulement exigeant, c’est aussi avoir du plaisir, « rencontrer du monde », « se promener », « aller dans les bars », « aller voir des shows » ou faire de la musique. Sans doute cette forme de socialisation contribue-t-elle à la constitution de groupes qui partagent les mêmes valeurs. L’un des groupes les plus importants est celui des « anarchistes », qui dénoncent l’hypocrisie de la société, la trop grande importance que celle-ci accorde à l’argent de même que la différence entre les pauvres et les riches. Toutefois, la plupart des jeunes ne semblent pas rompre complètement avec les valeurs traditionnelles et nous n’avons pas rencontré de jeunes qui voulaient rester dans la rue. Comme les citoyens non marginalisés, plusieurs d’entre eux rêvent d’avoir un travail, de bâtir une famille avec des enfants, d’avoir une maison, si possible loin de la ville, pour éviter que les enfants « tournent mal » ou soient tentés de consommer de la drogue.

J’vas devenir un plombier pis j’vas me faire grossir. (...) c’est ça que j’veux, j’veux juste avoir une p’tite job là, ben relaxe. (...) J’aimerais ça avoir genre une petite maison, pas à Montréal (…). C’est pas bon. Pis quand t’as des enfants, c’est la meilleure place pour qu’y tournent... bizarres, fuckés. Acheter un petit boutte de terre, 6 pieds par 8 pieds, construire une petite maison dessus, ben p’tite, là. Vivre là-dedans.

Garçon, 19 ans

Malheureusement, en s’éloignant de plus en plus des réseaux de socialisation « traditionnels » et d’une structure de vie qui leur est reliée, certains perdent graduellement les habiletés qui leur permettraient de réaliser leur rêve. Ils perdent, entre autres, l’habitude d’une gestion conventionnelle du temps. Ainsi, même s’ils chérissent encore le désir de trouver un appartement, de se réinscrire à l’école ou de dénicher un travail, ils continuent à faire du « squeegee », à quêter et à « voir le monde », et les journées passent sans qu’ils entreprennent les démarches tant souhaitées.

(...) j’ai tellement rien à faire que j’ai le temps de rien faire. [Rires]. (...) t’sais regarde c’est pas dur... ce que j’ai à faire là, c’est m’en aller à Face à Face, puis avoir une preuve de résidence puis aller au B.S. pour avoir du B.S. (...) C’est juste ça que j’ai à faire dans une journée, je ne le fais pas. J’ai pas le temps de le faire. Je me promène d’un bord à l’autre. Je vois mes chums.

Fille, 20 ans

Même si les jeunes de la rue se disent « marginaux », la plupart refusent de se définir par leur style de vie dans la rue ou par leurs habitudes de consommation. Ils ne s’identifient pas à ces « identités souillées », pour reprendre l’expression de Erving Goffman (1975), que sont les « jeunes de la rue » ou les « junkies » et souhaitent être considérés dans leur individualité. Ce qu’ils dénoncent avant tout, c’est le stigma attribué à ces identités.

Comme là, junky, ça le dit, junky, c’est de la junk, c’est poubelle, de la marde, je sais pas, t’sais dans le fond, c’est quoi, t’sais, dans le fond, c’est du monde qui se piquent, qui tripent, c’est pas pire que de faire de la mesc. (…) même une personne qui est accro, c’est une personne avant d’être une junkie, là t’sais. ()

Fille, 18 ans

L’utilisation commune des matériels d’injection ou le « partage » ?

Considérant les critiques dans les écrits à l’endroit du mot « partage », nous avons demandé aux jeunes de se situer par rapport à ce terme. De façon générale, leur discours semble confirmer qu’il s’agit là d’un terme « construit » par les chercheurs pour désigner un ensemble de pratiques référant à l’usage commun des matériels d’injection. En effet, le terme « partage » n’apparaît jamais spontanément pendant les entrevues, et lorsqu’on demande aux jeunes de décrire leur première ou leur dernière injection, aucun n’utilise le mot « partage » au moment de parler de ses pratiques. Par ailleurs, quand on leur demande précisément ce que veut dire « partage du matériel d’injection », les jeunes comprennent bien de quoi il s’agit, le terme ayant été largement repris dans l’intervention auprès des UDI. Ainsi, si le terme « partage » ne correspond pas tout à fait à la réalité, on peut sans doute dire qu’il est passé dans l’usage ou, du moins, dans un certain usage.

Ceci dit, il semble que pour certains jeunes, le « partage » du matériel d’injection renvoie essentiellement à la seringue alors que pour d’autres, il peut inclure d’autres matériels comme le filtre, la cuillère ou d’autres contenants pour diluer ou chauffer la drogue. Il est possible que cela soit dû aux pratiques d’injection de chacun (par exemple, certains n’utilisent pas de cuillère ou de filtre). Il est aussi possible que ce soit dû à l’emphase mise dans l’intervention sur le « partage » de seringues. Il convient ici de situer le contexte général et historique de notre étude. Rappelons que pour être recrutés, les participants devaient s’être injecté de la drogue la première fois en 1990 ou après, alors que les programmes d’échange de seringues étaient déjà ouverts. Entre cette date et la fin des entrevues en 1997, les programmes fournissaient presque exclusivement des seringues stériles et des bouteilles pour le transport de l’eau. Les messages préventifs alors en vigueur étaient d’utiliser une seringue stérile différente pour chaque injection et, dans le cas où cela serait impossible, de nettoyer les seringues souillées avec de l’eau de javel. Ces mesures visaient avant tout la prévention du VIH et, à l’époque, on parlait peu des autres matériels d’injection. À la fin des années 1990, avec l’évolution des connaissances scientifiques, on a commencé à diffuser des messages préventifs par rapport à l’utilisation sécuritaire des autres matériels d’injection, surtout à cause d’une préoccupation grandissante en regard de l’hépatite C. La diffusion de ces messages ayant débuté après la fin de notre étude, il est possible que la préoccupation des jeunes par rapport aux autres matériels que les seringues ait changé. Toutefois, comme la distribution de ces autres matériels n’est toujours pas commencée au Québec, il est peu probable que les pratiques aient beaucoup évolué. Les résultats de notre étude restent donc contemporains quant aux contextes particuliers qui accroissent les risques de pratiques non sécuritaires, qu’il s’agisse de la seringue ou des autres matériels.

L’utilisation commune des seringues

L’utilisation commune de seringues contaminées est la pratique qui présente le risque le plus élevé d’infection au VIH et d’hépatites. Nous avons vérifié auprès des participants non seulement ce que le « partage » de seringues signifie pour eux, mais aussi s’il existe un discours dans leur milieu sur cette pratique[1]. D’une façon générale, les participants ont un jugement très sévère vis-à-vis l’acte de se servir d’une seringue déjà utilisée par quelqu’un d’autre pour s’injecter de la drogue, un geste qu’ils estiment être la cause de la propagation du VIH et des hépatites chez les UDI. Selon eux, si cette pratique survient encore, personne n’en parle ; ceux qui y ont recours « n’en sont pas fiers » ; tous disent que c’est « con », c’est « stupide », c’est « dangereux », bref que « ça ne se fait pas ». Dans les conditions montréalaises où les programmes d’échanges offrent l’accès à des seringues stériles, cette activité équivaut à prendre un risque inutile.

Q. Puis ça t’arrives-tu que quelqu’un te propose sa seringue ? R. Bah, c’est rare, là. Si j’en ai pas, c’est moé qui va proposer qu’y me la prête, là, mais c’est rare. Parce que (...) t’sais, il y a des échanges de seringues partout.

Garçon, 20 ans

Conformément à leur propre pratique, nos participants estiment qu’en général, « le monde fait bien attention ». Toutefois, il y aurait des exceptions, entre autres « les junkies » et les personnes atteintes du VIH.

Les jeunes jugent les « junkies » très sévèrement. Cette étiquette ne fait pas simplement référence à quelqu’un qui s’injecte de la drogue fréquemment, mais également aux conséquences de cette pratique de consommation intensive. Selon le point de vue des interviewés, un « junkie » serait quelqu’un qui ne contrôle pas ses actes et dont la vie entière tourne autour de la consommation. Surtout, c’est une personne qui « cross » ses amis, qui vole, qui commet de petites fraudes ou finance sa consommation en se prostituant.

Junkie, pour moé, c’est quand tu crosses tes chums. C’est quand tu crosses tes proches, t’sé. Là, j’pense que t’es rendu junkie, parce que t’es vraiment pu conscient de tes actes là, pis tu vis juste, juste pour la drogue.

Fille, 18 ans

L’autre exception, celle des personnes déjà atteintes du VIH, serait due au fait qu’elles considèrent qu’elles « ne peuvent plus rien attraper ». Les jeunes disent cependant que même si à première vue, elles ne semblent pas se préoccuper des risques d’infection, elles font tout de même attention aux autres en s’injectant la drogue en dernier. Si ces personnes utilisent des seringues déjà utilisées par d’autres, elles évitent de prêter, donner ou laisser traîner leurs seringues contaminées.

À partir des récits recueillis, on peut donc conclure que l’utilisation des seringues non stériles n’est pas une pratique valorisée ni courante chez les jeunes de la rue de Montréal. Ceci dit, cela se produit tout de même dans certains contextes.

Moments critiques de la consommation par injection

La première injection est l’un des contextes où les risques de pratiques non sécuritaires sont présents. Les récits des jeunes suggèrent que l’injection est très à la mode dans leur milieu. Plusieurs ont déjà songé à s’injecter de la drogue avant de commencer à le faire, mais la plupart passent à l’acte sur un coup de tête. Dans l’excitation de cette première expérience, les novices ne se préoccupent que rarement de la sécurité de leur injection, le goût du « trip » prenant le dessus. La seringue utilisée est alors celle qui est disponible sur place, qu’elle soit neuve ou usagée. L’exemple de Nathalie est éloquent à ce sujet. Le jour de sa première injection, elle cherche d’abord de la cocaïne, une drogue qu’elle fume déjà depuis plusieurs années et de façon de plus en plus intensive. Elle demande à deux amis, « des squeegees du centre-ville », de lui trouver un « quart de coke ». Après avoir acheté la drogue, les deux amis, qui n’ont qu’une seule seringue, s’injectent la drogue l’un après l’autre. En voyant ses amis, curieuse, Nathalie veut essayer l’injection et c’est avec la même seringue que l’un de ses amis lui injecte la drogue.

On s’en va à la Place des Arts. Fait que là ils avaient juste une seringue, puis ils étaient déjà deux. Fait que là il y en a un qui se fait son hit, puis là l’autre il le fait. Fait que là moé j’avais encore mon quart dans les mains. Fait que là je les regardais aller. Ben moi aussi je veux le faire de même. Je veux l’essayer. Fait que là, M. a dit non, non, non, tu fais pas ça de même. Bon, tu l’as jamais faite, puis je ne veux pas que tu fasses ça comme ça, puis toute ça. Fait que là, je dis, ben fuck off man, t’as rien à chialer, toé tu le fais de même, t’sais, tu me diras pas comment le faire. Fait que là l’autre qui était avec, il dit ben je vas y faire. T’sais la grosse chicane entre les deux. Fait que là à un moment M. se retourne pour tcheker de quoi, puis là l’autre il a fait mon hit.

Fille, 20 ans

Ici on observe que le caractère imprévu de la première injection n’est pas le seul élément ayant provoqué le « partage ». Comme on le verra d’ailleurs à plusieurs occasions, c’est généralement une multitude de facteurs qui entrent en jeu. Dans le cas de Nathalie, il est possible que son besoin de consommer la cocaïne l’ait incitée à consommer sur-le-champ, même avec une seringue déjà utilisée par deux personnes.

Ceci dit, la combinaison de facteurs n’entraîne pas nécessairement l’utilisation d’une seringue non stérile, notamment si l’initiation survient ailleurs que dans la rue, par exemple, dans un appartement où il y a une quantité suffisante de seringues neuves. C’est le cas d’Annie, qui se fait injecter de la drogue la première fois à l’âge de 16 ans. Pour acheter du « smack » (héroïne), ce qu’elles fument à l’époque, Annie et sa copine se rendent chez un revendeur. Dans l’appartement où elles l’attendent, elles se font offrir un « hit de coke » par des gens qui consomment la cocaïne par injection. Les deux filles acceptent l’invitation et se font injecter la drogue chacune avec une seringue neuve.

On constate que dans le contexte d’une première injection non planifiée, les circonstances de l’événement sont déterminantes quant aux pratiques. La disponibilité du matériel d’injection et le type de pratique des « experts » au moment même de l’initiation sont sans doute les facteurs les plus importants.

Tous les jeunes ne s’initient pas à l’injection à l’improviste. Certains s’y préparent soigneusement et vont chercher une seringue neuve dans les locaux d’un programme d’échange de seringues ou dans une pharmacie. Quelques-uns s’injectent la drogue sans l’aide « d’experts ». Ce serait alors l’ignorance d’un savoir-faire minimal qui les conduirait à prendre des risques. C’est le cas de Caroline et Marie, deux « banlieusardes » encore peu familières avec le centre-ville et les drogues qu’on y trouve. Lors de leur première injection, elles partagent la même seringue (neuve), malgré qu’elles en aient une seconde, simplement parce qu’elles ignorent comment séparer la drogue qu’elles ont préparée dans une seule seringue. Elles s’injectent donc la drogue l’une après l’autre. Ce qui suit illustre bien à quel point Caroline et Marie sont ignorantes du B.A.-Ba de l’injection de drogues.

Mais dans le fond on se piquait même pas dans la veine, là. T’sais, on savait pas qu’il fallait qu’on pompe le sang pour savoir si tu étais dans ta veine, ça ne buzzait pas pantoute, là t’sais.

Fille, 16 ans

Constatant qu’elles devront « partager » la même seringue, elles jugent que, de toute façon, les risques sont faibles puisque c’est la première fois pour toutes les deux et donc, selon elles, elles ne peuvent être infectées. Cette évaluation n’est malheureusement pas juste car elles auraient pu acquérir le VIH ou une hépatite par relation sexuelle, ce qu’elles semblent ignorer.

On ne l’avait pas mis dans deux seringues séparées, là. T’sais, on l’avait mis dans la même. T’sais, on savait qu’on n’avait pas rien, ni l’une ni l’autre.

Fille, 17 ans

Tous les jeunes ne font pas ce type d’évaluation des risques, car, pour la plupart, l’enjeu principal lié à l’injection est d’éviter de développer une dépendance. Il faut souligner ici que nous n’avons pas rencontré un seul jeune qui ait dit qu’il hésitait à s’injecter de la drogue de peur d’attraper le sida ou d’autres infections.

Ça fait longtemps que je voulais essayer, mais je me suis dit si j’essaie, je vais aimer ça, je vas en faire tout le temps.

Garçon, 18 ans

La rechute dans la consommation constitue un autre moment critique favorisant le recours à une seringue déjà utilisée par quelqu’un d’autre. Nous avons en effet observé que les stratégies des jeunes pour contrôler ou arrêter leur consommation vont souvent à l’encontre des stratégies favorisant l’utilisation de seringues stériles. Par exemple, pour ne pas succomber à la tentation de consommer, certains jeunes ne conservent pas de seringues sur eux. Il arrive aussi qu’ils évitent les programmes d’échange de seringue parce qu’ils ne veulent pas dévoiler leur rechute à leurs amis ou aux intervenants. Ainsi, lorsqu’ils rechutent, ces jeunes n’ont pas le matériel nécessaire pour s’injecter la drogue de façon sécuritaire.

Entre ces deux moments de la trajectoire de consommation (initiation et rechute), le jeune qui adopte l’injection comme mode de consommation apprend peu à peu les pratiques du « milieu ». Pour lui, commence le processus d’apprentissage des techniques qui lui permettront d’effectuer une injection à la fois « efficace » et stérile. Une nouvelle période de sa trajectoire de consommation commence, une trajectoire qui pourrait être ponctuée de moments de consommation intensive, d’arrêts et de rechutes se succédant à des fréquences et à des intervalles divers. Durant cette trajectoire, non seulement la rechute, mais aussi et surtout les phases de consommation intensive constituent des moments importants de vulnérabilité. Tous les jeunes ont parlé des « junkies » qui consomment de façon effrénée ; à ce stade de consommation intensive, l’injecteur utiliserait n’importe quelle seringue.

Le monde que je me suis injecté avec, que je connaissais pas beaucoup, étaient vraiment junkies. Eux autres s’en crissaient. Heum... il y a le monde qui ne sont pas capables de dire non. Q. Qui vont prendre n’importe quelle seringue ? R. Une seringue à terre.

Garçon, 19 ans

Dans un contexte de consommation intensive, l’effet physiologique de la substance a aussi une influence sur les pratiques. L’effet de la cocaïne injectée est rapide et de courte durée. Une fois l’effet disparu, la sensation de « manque » (craving) apparaît très vite. Cela se traduit souvent par des épisodes de consommation en salve (binge), qui sont particulièrement propices aux pratiques d’injection à risque.

C’était dur, mais c’est la coke. (…) Là, si tu l’as dans les mains, là, ça ne te tente pas d’attendre une demi-heure, là.

Fille, 18 ans

Au contraire, les jeunes nous ont raconté qu’avec l’héroïne, la sensation du manque entre deux hits est moins pressante et qu’ainsi ils pouvaient prendre leurs précautions.

Le smack, j’étais ben moins pressé à en faire là. T’sais le smack, tu le sais, que tu vas buzzer pendant un esti de boutte. Fait que, j’étais pas pressé là. Je désinfectais ma cuillère, là. Là je faisais toute. Je me désinfectais le bras. (…)Le smack, j’ai jamais pris d’autres seringues.

Garçon, 17 ans

L’injection et la rue

La plupart des jeunes ont identifié l’injection dans la rue comme un contexte favorisant le recours à des matériels d’injection déjà utilisés par d’autres.

Quand tu es dans une maison, c’est moins pire. C’est quand t’es dehors, là t’sais, c’est fucké.

Garçon, 20 ans

À cet égard, l’influence des conditions socioéconomiques des injecteurs semble très importante. Plus qu’au lieu lui-même, nous faisons référence ici à la trajectoire de vie dans la rue. Cette dernière, comme la trajectoire de consommation, n’est pas linéaire ; elle est ponctuée, entre autres, d’allers-retours entre être sans-abri, d’une part, et disposer d’un appartement, d’autre part. C’est au moment où il est sans-abri que le jeune est le plus vulnérable. Ne disposant pas d’endroit pour stocker des seringues, préparer sa drogue et se l’injecter en sécurité et à l’abri des intempéries, il peut choisir de le faire dans les lieux publics ou d’aller chez des gens qui disposent d’un appartement à cette fin. Ces lieux, souvent appelés des « piaules », s’apparentent aux piqueries décrites dans la littérature. Dans ces cas-là, comme dans une véritable relation d’affaires, le jeune doit dédommager ses hôtes, par exemple, en fournissant une part de sa drogue ou avec de l’argent et il doit se soumettre aux règles de l’endroit.

Patrick est l’un de nos jeunes qui dispose d’un appartement et qui, moyennant un certain dédommagement, accueille les UDI qui n’ont pas d’endroit pour se piquer. Patrick ne fournit pas que l’appartement. Ceux qui se présentent chez lui peuvent obtenir sur place tous les services dont ils ont besoin, y compris les seringues. Il raconte qu’il garde souvent chez lui des seringues achetées dans une pharmacie pour les revendre, mais que cela lui arrive aussi de se retrouver sans seringue. Dans ces moments, il donne ses propres seringues déjà utilisées à ceux qui arrivent chez lui sans équipement.

J’ai un appartement, j’ai presque tout le temps eu un appartement, j’ai tout le temps eu mes cuillères, mes seringues, c’est le monde qui venait m’emprunter des seringues, t’sais. (…) tu as du monde qui n’ont pas d’appartement, qui viennent profiter du monde qui ont un appartement. Puis le monde qui ont un appartement profitent de ce monde-là parce que le monde peuvent être chez eux puis ils pognent des cotes. Puis t’sais, c’est tout le temps le jeu de... du profit t’sais. C’est heum... tu me donnes... je te donne de quoi, tu me redonnes en échange t’sais.

Garçon, 21 ans

Les rapports entre injecteurs

D’après les récits des participants, il semble que dans un couple stable où les deux partenaires s’injectent, les seringues soient souvent utilisées en commun, plus volontiers qu’avec d’autres partenaires. Les raisons que donnent les jeunes sont tantôt d’ordre rationnel, tantôt d’ordre émotif.

C’est comme, c’est (...) comme avec I., bon, on couchait ensemble, pas de capote fait que... on échangeait nos seringues souvent. Mais avec quelqu’un d’autre, ça me faisait... ça me faisait capoter un peu.

Fille, 18 ans

Ah ben c’est pas grave, moé, même s’il aurait eu de quoi là, je l’aimais tellement que je m’en crissais de le pogner, parce que je voulais trop être avec lui.

Fille, 18 ans

Bien qu’il soit difficile de distinguer les raisons qui motivent les pratiques de celles qui les justifient après coup, le discours des jeunes permet de voir l’importance d’étudier l’utilisation commune des seringues à la lumière de la gestion générale des risques face au VIH et aux hépatites. On remarque entre autres qu’aux yeux des jeunes, utiliser la seringue de leur partenaire amoureux ne semble rien ajouter aux risques qu’ils prennent de toute façon lorsqu’ils ont des relations sexuelles non protégées avec ce partenaire. De plus, le fait qu’ils « n’ont rien eu » malgré qu’ils aient eu des pratiques sexuelles non sécuritaires, les rassurent davantage à l’effet que leur partenaire soit « safe ».

On s’en crissait, on couchait ensemble. Fait que t’sais... t’sais je veux dire, on ne pouvait rien attraper de plus, t’sais.

Fille, 18 ans

Ça faisait un petit boutte qu’on sortait ensemble pareil, fait que dans le fond, là, ça changeait pas grand-chose. Si on avait eu à pogner de quoi, on l’aurait déjà eu mettons là.

Fille, 18 ans

Par ailleurs, les jeunes semblent relativiser l’importance des risques qu’ils prennent avec leur partenaire amoureux par rapport à ceux qu’ils prennent avec d’autres. Prendre des risques avec le partenaire amoureux est relativement acceptable. Cela est moins vrai pour les amis, à moins de « bien connaître la personne avec qui on s’injecte la drogue ». Connaître la personne permettrait aussi d’évaluer sa crédibilité quand elle dit « qu’elle n’a rien ». Ainsi, Claudine, une fille de 18 ans qui utilise les seringues de ses amis, estime tout de même important de ne pas prendre la seringue de n’importe qui. Elle ne prendrait pas celle d’une amie qui ne choisit pas ses partenaires sexuels et ses partenaires d’injection.

(...) je ne l’aurai pas faite [prendre la seringue de son amie], parce que elle, je le sais qu’elle a faite ça une couple de fois avec pas mal de monde. Sans savoir c’était qui t’sais. (...) je veux dire le monde avec qui je l’ai faite, comme P., lui non plus il ne fera pas ça avec n’importe qui de même, puis il ne couchera pas mettons avec n’importe qui. Fait que elle, elle, elle je le sais que elle, ça ne la dérange pas t’sais.

Fille, 18 ans

Outre le style de vie, les résultats des tests du dépistage font également partie des critères d’évaluation des partenaires. En effet, le test du VIH semble avoir une très grande autorité chez les jeunes.

Ça me tentait ben gros là. Ça faisait un boute que j’en avais pas faite. Puis j’en avais pas, là [seringue]. Q. Tu as pris la seringue à qui ? R. Ben du monde que je connaissais, des amis là. Ils ont dit qu’ils ont été faire des tests, puis qu’ils n’avaient rien, là.

Fille, 17 ans

Il faut mentionner ici, encore une fois, que même dans les situations d’intimité, le « partage » n’est pas la pratique de premier choix. Comme le mentionne Claudine, elle le fera si elle est « mal pris ». C’est aussi le cas de Frédéric, qui s’injecte régulièrement avec sa blonde mais qui veut éviter les « troubles » qui pourraient survenir lors de l’injection.

Mal pris, ben tu prends celle d’un autre là que... tu dis ah c’est ton grand chum. On dirait qu’il y a moins de risques que si c’est quelqu’un d’autre (…).

Fille, 19 ans

Je prends tout le temps les miennes. Q. Puis pourquoi tu ne les partages pas ? R. Ben je pourrais avec C. Comme ça fait... ça changerait rien parce que je couche avec. Mais il y a des nouvelles [des seringues] fait que ça serait plus de trouble que elle, elle fasse son hit, pis, après ça que moi je le fasse avec la même seringue. T’sais j’ai tout le temps ma seringue à moé.

Garçon, 22 ans

Nous avons vérifié dans quelle mesure le pouvoir exercé par un partenaire sur un autre avait une influence sur l’ordre d’injection. Plus précisément, nous avons cherché à savoir si ceux qui offrent des « services » aux autres (« hit » gratuit, appartement, équipement, aide pour l’injection, etc.) contrôlent le déroulement de l’injection et s’injectent la drogue en premier. Selon le discours des jeunes de Montréal, il semble que l’enjeu principal ne soit pas le pouvoir, mais la rareté. Même dans le cas de Patrick que nous présentions plus haut, lorsqu’il y a assez de seringues propres pour tout le monde, les gens les utilisent. Bien sûr, cette rareté peut être circonstancielle, par exemple, lorsque l’injection est imprévue ou qu’elle survient aux petites heures du matin quand les locaux des programmes d’échange de seringues sont fermés. Dans ces cas-là, encore une fois, les jeunes les plus démunis et ceux en période de consommation intensive sont parmi les plus vulnérables.

J’ai déjà pris une seringue à terre t’sais. Ouais (…) j’étais sur la coke, puis toute était fermé. Cactus était fermé. Il était tard, j’avais un quart à moé, puis si je promenais, je ne trouvais pas personne qui voulait m’en donner, fait que je suis allée à une place que le monde se shoote, puis j’en ai pogné une. Je l’ai rincée avec de l’eau…

Fille, 18 ans

Ceux qui ont besoin d’aide pour s’injecter la drogue ne sont pas nécessairement ceux qui la reçoivent en dernier. L’effet du « manque » chez l’injecteur peut avoir une influence sur l’ordre de l’injection. Comme le dit Philippe, qui ne sait pas s’injecter de la drogue seul, l’ordre dans lequel on lui injectera la drogue dépendra si l’injecteur est « pressé » ou non de prendre la sienne.

Ben, ça dépend c’est qui. T’sais, si il est pressé, il va se le faire avant. Sinon, il va me le faire avant.

Garçon, 19 ans

Également, si l’injecteur craint que, sous l’effet lui-même du « buzz », il manque la veine de celui à qui il doit injecter la drogue, il s’occupera probablement de ce dernier d’abord, comme cela arrive souvent entre partenaires amoureux.

Quand je n’étais pas capable toute seule, lui il me faisait avant de se le faire. Pour pas qu’il soit buzzé, c’est ça... pour pas ahahahahaha, t’sais. Fait qu’il me le faisait avant, après ça il se le faisait.

Fille, 18 ans

D’une façon indirecte, l’effet même de la substance peut aussi influer sur l’ordre de l’injection. En effet, selon les récits des jeunes, ce sont surtout ceux qui s’injectent de la cocaïne qui ont besoin des autres, et ce, à cause de leurs mains tremblantes.

Des fois, il fallait vraiment que je shake, t’sais, quand ça fait longtemps que t’en n’as pas faite là. T’as le shake, tu pognes ton bag, t’es de même. C’est comme donne-moé-le, moé, je shake pas, t’sais.

Fille, 16 ans

Nous avons traité ici des différentes formes que peuvent prendre les relations entre deux personnes qui s’injectent ensemble de la drogue. Nous avons surtout parlé de l’influence négative de ces relations sur l’adoption des comportements d’injection sécuritaires du point de vue de la santé.

Ce tableau ne saurait être complet sans mentionner les relations qui encouragent et soutiennent les jeunes en regard des comportements d’injection sécuritaires. En racontant leur vie, nos participants font souvent référence à leurs amis et à d’autres proches (chum, blonde ou membres de leur famille) qui s’injectent de la drogue, mais qui n’utilisent jamais l’équipement des autres, à ceux qui consomment mais ne s’injectent pas de drogue, ou qui ne consomment pas du tout. Ils racontent comment ces personnes les encouragent à ne pas prendre les seringues des autres. Ces relations impliquant des activités complexes ne se comprennent pas facilement à l’aide des seules activités de l’injection ou de la sécurité de celle-ci. En effet, la dynamique des relations interpersonnelles des jeunes s’inscrit plutôt dans un cadre social varié qui comporte des influences multidirectionnelles.

L’utilisation commune des autres matériels d’injection

Comme nous le mentionnions précédemment, l’utilisation commune des autres matériels d’injection a été abordée auprès des jeunes même si notre préoccupation première portait sur les seringues. D’une façon générale, le nombre et le type de matériels utilisés durant l’injection varient avant tout selon la substance en cause et selon la forme de celle-ci. Par exemple, l’héroïne blanche, la forme la plus consommée à Montréal, est plus facile à diluer sans être chauffée que l’héroïne brune. La cocaïne, un peu comme l’héroïne blanche, se dilue relativement facilement. Elle est d’ailleurs souvent diluée directement dans le sac (« bag ») dans lequel elle est vendue. L’utilisation commune de certains matériels comme le contenant pour chauffer la drogue ou pour la diluer dépendra donc bien souvent de la drogue utilisée.

Le smack que je pogne, t’sais, c’est comme des fois là, elle est beige, là, brune, là. Il faut une cuillère en métal pour la faire chauffer. Mais d’habitude, moé elle est tout le temps blanche, fait que tu prends une cuillère en plastique, là. Tu la mets dedans, tu mets de l’eau, te ne la fais pas chauffer, là. Pis c’est correct. (…) dans les restaurants là, je demande une cuillère en métal, quand elle est vraiment brune là, le smack là.

Garçon, 18 ans

Ben les bags, c’est de la coke là. Du smack, c’est dans un papier, fait que je le mets dans ma seringue. Puis je mets de l’eau. Je le shake.

Fille, 18 ans

On remarque aussi que, contrairement aux risques liés à l’usage commun des seringues, ceux liés à l’usage commun des autres matériels d’injection sont encore méconnus, surtout chez les débutants.

Ben, je pense pas que c’est dangereux la cuillère. Mais peut-être le... toute le Kotex là.

Fille, 20 ans

Q. Heum, est-ce que ça t’arrive d’utiliser les autres matériels d’injection comme le coton, la cuillère ? R. Ouais ouais, ça m’est déjà arrivé. T’sais dans les débuts, je ne considérais pas qu’il y avait vraiment des risques avec ça, là.

Fille, 17 ans

D’une façon générale, les contextes que nous avons relevés comme contextes d’influence en regard de l’utilisation des seringues s’appliquent aussi aux autres matériels d’injection. Il faut toutefois ajouter que la complexité du processus de préparation de l’injection constitue un facteur clé. En général, plus la préparation est simple, plus les jeunes sont en mesure de contrôler la sécurité des matériels utilisés en commun. Or, dans certains cas, le nombre de matériels requis est élevé, et, lorsque les jeunes se mettent à plusieurs pour acheter la drogue, la situation peut devenir assez compliquée. Au moment des préparatifs, il faut diluer la drogue et, si nécessaire, la chauffer dans un contenant métallique (surtout dans le cas de l’héroïne). Ensuite, il faut la filtrer, puis la distribuer d’une façon équitable, par exemple à l’aide d’une seringue ou en la prenant tour à tour dans le sac ou dans la cuillère. Cela fait beaucoup d’activités communes et beaucoup de matériels pouvant être contaminés. Les jeunes qui sont « en manque », ceux qui ne connaissent pas bien le pourquoi de ces étapes de préparation et ceux qui ne disposent pas d’un endroit sécuritaire pour s’injecter, prendront plus de risques.

Non, je prends pas de cuillère. (...) Non. Ben t’sais, au pire aller, des fois... ça m’est arrivé une couple de fois (...) on prenait une canette qu’on trouvait à terre. On avait tout le temps des cigarettes sur nous autres. Genre on prenait une canette, on la revirait à l’envers. Puis on mettait la poudre là. Puis t’sais on la chauffait pour la diluer sur la canette. On prenait un affaire de cigarettes. (...) Ouais, on se complique pas la vie là. Puis en plus c’était toute sale, puis toute ça, mais t’sais tu t’en christ, un coup parti.

Fille, 18 ans

Discussion

Cette recherche est l’une des rares études relatives aux contextes influant sur le « partage » des matériels d’injection chez les jeunes UDI et la seule ayant été réalisée au Québec. Elle a permis de constater que peu nombreuses sont les situations qui à elles seules amènent nécessairement ou directement à une conduite sécuritaire ou non sécuritaire par rapport à l’utilisation des matériels d’injection. Les contextes de vulnérabilité semblent se constituer plutôt au carrefour de plusieurs facteurs d’ordre individuel et social.

Les jeunes UDI des rues de Montréal sont conscients des risques associés au « partage de seringues » et considèrent qu’il s’agit d’une pratique à éviter. Ce n’est pas le cas pour les autres matériels, ce qui est particulièrement préoccupant compte tenu des risques significatifs d’infection, notamment d’hépatite C.

Nous avons observé que la vulnérabilité en regard de l’utilisation commune des matériels d’injection varie en fonction de la trajectoire de consommation des jeunes UDI. La première injection est l’un des moments critiques de cette trajectoire. L’explication généralement avancée dans les écrits américains est que les jeunes UDI s’initient le plus souvent avec l’aide « d’experts » (Des Jarlais et al., 1986 ; Guydish et al., 1990), qui leur enseignent comment faire, voire les initient à un véritable rituel (Des Jarlais et al., 1986). Ces derniers imposeraient en quelque sorte le déroulement de l’injection. Dans notre étude, nous avons observé que les néophytes sont souvent dépendants des « experts » au moment de la première injection. Cependant, cela n’implique pas nécessairement que l’injection sera non sécuritaire. Dans ce contexte, c’est la disponibilité sur place du matériel combinée aux pratiques des « experts » qui seront déterminants. Le caractère souvent imprévu de cette première injection ajoute à la vulnérabilité des néophytes, qui sont alors dépendants des autres autant pour la fourniture du matériel que pour l’injection elle-même. Par ailleurs, dans les cas plus rares où les jeunes s’initient sans l’aide des « experts », même s’ils planifient leur première injection et se procurent des seringues neuves, leur niveau de connaissance technique aura une grande influence. Celui ou celle qui ne sait pas comment préparer et diviser la drogue correctement sera plus susceptible d’utiliser le matériel de façon non sécuritaire.

Un autre moment critique est celui de la rechute dans la consommation. On a vu que les jeunes évitent de se procurer des seringues stériles afin de réduire leur risque de rechute. Lorsque celle-ci survient, ils n’ont pas sur eux ce qu’il faut pour s’injecter la drogue de façon sécuritaire. Ainsi, et cela est inquiétant, il semble que les stratégies que les jeunes développent pour réduire ou arrêter leur consommation puissent aller à l’encontre de celles qui favorisent les pratiques sécuritaires. Les programmes de prévention devraient donc tenir compte de ce moment critique qu’est la rechute dans la trajectoire de consommation des jeunes UDI.

Les périodes de consommation intensive sont aussi des moments de grande vulnérabilité. Les besoins effrénés et compulsifs de consommer la cocaïne ont, même chez la personne qui fait habituellement attention, une influence néfaste. Ces résultats sont cohérents avec les données de la littérature qui montrent que les injecteurs de cocaïne s’injectent très souvent la drogue et le font en salve, ce qui peut favoriser les pratiques non sécuritaires (Levounis et al., 2002 ; Darke et al., 2002 ; Hudgins et al., 1995 ; Watters et al., 1994 ; Bourgois et Bruneau, 2000). Dans notre étude, les jeunes rapportaient que lorsqu’ils s’injectaient de l’héroïne, ils prenaient moins de risque. Selon la littérature, il est possible qu’un degré élevé de dépendance provoquant des symptômes importants de sevrage favorise le « partage » (Koester et al., 1996 ; Sherman et al., 2001). Les injecteurs d’héroïne participant à notre étude étaient relativement jeunes en comparaison des UDI habituellement représentés dans la littérature ; ils ne se considéraient pas dépendants de cette substance. Cela explique peut-être pourquoi les jeunes jugeaient qu’il est plus facile d’utiliser une seringue propre avec l’héroïne qu’avec la cocaïne. Ceci dit, cela n’est pas nécessairement vrai pour les autres matériels, l’héroïne pouvant nécessiter des étapes supplémentaires de préparation.

L’injection dans la rue constitue clairement un contexte de vulnérabilité. Comme nous le mentionnions précédemment, l’influence des conditions socioéconomiques des injecteurs semble très importante à cet égard. Ces résultats font écho à plusieurs études ayant montré que ceux qui ne disposent pas d’un appartement peuvent se retrouver facilement dans des lieux publics ou dans la rue au moment où ils « doivent » s’injecter la drogue, ce qui les amène à prendre des risques, faute de condition propice à l’injection sécuritaire (Ouellet et al., 1991 ; Zule, 1992 ; Bourgois, 1992 ; Koester, 1994 ; Latkin et al., 1994). Nous avons par ailleurs observé que les jeunes faisaient référence à des endroits particuliers où ils vont quand ils se retrouvent dans une telle situation. Les jeunes ont parlé d’appartement ou de « piaule », des endroits qui ressemblent fort aux piqueries dont il est beaucoup question dans la littérature et qui sont considérés comme des lieux à haut risque d’injection non sécuritaire et d’infection (Des Jarlais et al., 1986 ; Ouellet et al., 1991 ; Koester, 1994 ; Latkin et al., 1996 ; Kipke et al., 1996 ; Bourgois, 1998 ; Bourgois et Bruneau, 2000 ; Strathdee et al., 2001 ; Nelson et al., 2002). L’injecteur qui se réfugie dans ce type d’endroit se retrouve dans la position fragile de celui qui demande un service et il doit par conséquent se soumettre aux règles locales.

Certains auteurs ont souligné les enjeux de pouvoir entre les partenaires d’injection et leur influence sur l’ordre dans lequel les personnes s’injectent la drogue (Zule, 1992 ; Crisp et al., 1998). Selon notre étude, bien que cela arrive, l’échange de services entre UDI ne conduit pas nécessairement à ce type de situation. Il semble que cela soit relié en grande partie à la disponibilité des seringues. En effet, il est important de souligner que le récit des jeunes démontre clairement que la disponibilité des seringues a une influence majeure sur leurs pratiques. À cet égard, les différents programmes de prévention et surtout la distribution des seringues stériles ont certainement positivement influencé les normes sociales dans le milieu des jeunes qui s’injectent des drogues ; ces normes sociales sont maintenant favorables à l’utilisation de seringues neuves. Cependant, il est aussi clair que les jeunes ne s’empêcheraient pas de s’injecter la drogue s’il n’y avait pas de distribution gratuite de seringues neuves. Cette observation confirme le rôle essentiel des programmes d’échange de seringues dans la prévention du VIH chez les jeunes UDI. Elle souligne également la nécessité que les programmes d’échange de seringues prévoient des stratégies de prévention visant l’utilisation sécuritaire des autres matériels d’injection.

Le degré élevé d’intimité entre partenaires qui s’injectent de la drogue est un autre contexte important favorisant l’utilisation non sécuritaire des matériels d’injection. Cela constitue même une stratégie de réduction des risques dans les cas où les matériels ne sont pas disponibles. À cet égard, il semble que les jeunes, comme nous tous, évaluent les risques qu’ils prennent dans leur vie et décident d’en prendre certains dont ils jugent le niveau acceptable. En plus de la dynamique des rapports interpersonnels, ce qu’ils ressentent envers leurs partenaires, notamment l’amour et la confiance, et ce qu’ils connaissent d’eux, notamment leurs habitudes et leur statut VIH, peuvent influer sur leur décision d’accepter certains risques avec certaines personnes. Conformément à ce processus d’évaluation, les jeunes s’injectent rarement de la drogue avec une seringue déjà utilisée par un inconnu ou par quelqu’un qu’ils connaissent peu. À l’opposé, ils acceptent plus facilement l’idée d’utiliser ensemble leurs matériels d’injection avec leur amoureux. Plusieurs auteurs ont trouvé des résultats semblables, montrant que le « partage » du matériel d’injection était relativement fréquent entre amis proches et entre partenaires sexuels ou amoureux (Barnard, 1993 ; Loxley et Ovenden, 1995 ; Gossop et al., 1997 ; Sherman et al., 2001 ; Smyth et al., 2001 ; Valente et Vlahov, 2001) et que cela pouvait même constituer une stratégie de réduction des risques (Loxley et Ovenden, 1995 ; Valente et Vlahov, 2001).

Remettre en question les évaluations que font les jeunes sans considérer leur perspective serait, à notre avis, leur refuser le statut d’acteur social qui évalue les conséquences de ses gestes en fonction de la signification de celles-ci par rapport à sa propre vie. Cela ne remet toutefois pas en question l’utilité des programmes de prévention qui pourraient aider les jeunes à prendre des décisions mieux éclairées. En effet, dans les décisions que prennent les jeunes, pèse parfois le poids de leur ignorance à propos de certains risques. Tel est le cas des jeunes qui estiment que les risques de l’injection non sécuritaire n’ajoutent rien aux risques qu’ils prennent déjà avec leur partenaire en ayant des relations sexuelles non protégées. Ce lien intime entre la sécurité des pratiques d’injection et des pratiques sexuelles dans les relations amoureuses souligne la nécessité de tenir compte de cette complexité dans les interventions de prévention et d’utiliser des approches intégrées pour ce qui concerne les messages.

Nous sommes conscients que le tableau que nous avons dressé du phénomène des pratiques d’injection chez les jeunes de la rue n’est pas complet. La description exhaustive de cette pratique, diversifiée sur le plan des expériences tout comme sur celui des significations, aurait été un projet trop ambitieux. Dans cette étude, nous avons choisi de faire ressortir les contextes dans lesquels s’inscrivent les pratiques d’injection non stériles chez les jeunes, en mettant l’accent sur le « partage » de seringues.

Par ailleurs, la consommation de drogues chez les jeunes de la rue est liée à un ensemble de pratiques dont nous n’avons pas traité toutes les composantes. Ainsi, ne pouvons-nous pas prétendre avoir relevé de manière exhaustive tous les contextes influant sur l’utilisation des matériels d’injection chez les jeunes injecteurs. Par exemple, la revente de drogues semble faire partie du quotidien de la plupart des jeunes UDI, pour qui elle est souvent le seul moyen de financer une consommation devenue trop intensive. Il est possible que le niveau d’intégration des jeunes dans l’économie de la drogue ait une influence sur leurs conduites par exemple, par l’intermédiaire de réseaux sociaux particuliers. L’étude de ce phénomène nécessite toutefois une investigation particulière. De même, nous n’avons pas pu approfondir l’analyse des pratiques de consommation dans certains lieux tels les « squats » et les « piaules ». Comme Bibeau et Perrault (1990) le soulignent à propos des piqueries, ces endroits revêtent des caractéristiques dont l’étude nécessite des approches particulières.

Ceci dit, la perspective théorique ayant guidé nos travaux reposant sur « le point de vue d’acteur social » des jeunes nous assure que nous avons pu mettre en évidence les principaux contextes faisant sens pour eux.

Finalement, nous sommes conscients que les récits des jeunes peuvent avoir été colorés par une certaine « désirabilité sociale ». L’attitude emphatique de l’intervieweur a cependant certainement permis de réduire l’effet de ce biais, qui est d’ailleurs propre à chaque recherche portant sur les comportements socialement non désirables.

En conclusion, les résultats de cette étude suggèrent que l’utilisation des matériels d’injection par les jeunes de la rue s’inscrit dans des contextes sociaux et individuels particuliers dont peuvent découler différentes pratiques d’injection non sécuritaires. Pour comprendre ces contextes et mieux agir, il est indispensable de favoriser des approches globales et compréhensives tenant compte de la perspective des jeunes, et ce, dans l’intervention tout comme dans les recherches à venir.