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Il n’y a pas un remède « en soi », en dehors d’un contexte particulier, pas davantage des poisons universels ou des agents ubiquitaires du mal.

Dagognet, 1964, La raison et les remèdes

Introduction

Qu’une même molécule puisse être considérée à la fois comme un médicament, comme un produit pharmaceutique et comme une drogue illicite (Dagognet, Dormik et coll., 1999) ne devrait pas étonner. Cette polysémie et ces usages multiples ressortent de la matérialité même du pharmakon : substance malléable, qui peut agir comme un poison ou un remède, selon son dosage, son administration, et les rapports matériels et symboliques dans lesquels elle s’inscrit (Dagognet, 1964). L’ambivalence du pharmakon, déjà signalée par Platon, constitue la base de pratiques médicales anciennes, mais aussi des logiques fondatrices de l’industrie pharmaceutique moderne (Berridge, 1999 ; Cartwright, 2001). Elle est, en outre, à l’origine d’un phénomène social contemporain largement commenté : la confusion entre médicament et drogue (Ehrenberg, 1998a).

Les usages des médicaments ne sont pas uniquement déterminés par les propriétés physico-chimiques de la substance. Ils renvoient en effet à des objectifs multiples : la recherche de sensations extrêmes et extraordinaires, l’augmentation du plaisir et du bien-être, l’amélioration des performances, la sociabilité, l’ensommeillement, le soulagement des symptômes, pour n’en mentionner que quelques-uns. Ces objectifs peuvent difficilement être dissociés d’un certain nombre de mutations sociales : l’importance prise par la flexibilité et la performance dans le monde du travail et dans la société (Ehrenberg, 1998b), les nouvelles formes de maîtrise de soi par la modulation chimique des sentiments et des comportements (Ong et Collier, 2004), l’augmentation du temps de loisir (Parker, Alridge et coll., 1998) et la chronicisation de la précarité (Bouhnik, 2007 ; Lovell, 2002).

Deux conditions doivent être réunies, mais pas systématiquement, pour qu’un médicament puisse être utilisé comme une drogue : le médicament passe de la sphère médicale à d’autres domaines de la vie quotidienne, et le médicament fait l’objet d’un usage détourné par rapport aux indications pharmacologiques officielles, définies par la procédure d’autorisation de mise sur le marché (AMM) et inscrites dans le résumé des caractéristiques du produit (RCP) inclus dans la notice du médicament. La première de ces conditions relève d’un mécanisme social par lequel le médicament est transféré d’un contexte à un autre, la deuxième condition consiste dans des pratiques et des rapports qui peuvent le transformer, dans ce nouveau contexte, de médicament en drogue. Le mécanisme que nous appellerons « fuitage pharmaceutique » (pharmaceutical leakage) est presque absent des recherches sociologiques et anthropologiques sur les mondes de la drogue, et encore trop peu analysé. L’étude des usages détournés se cantonne quant à elle trop souvent au seul point de vue médical, lequel privilégie la surveillance du mésusage. Ce dernier peut être défini en termes négatifs comme étant contraire aux fins et aux conditions de l’usage du médicament reconnues officiellement, par rapport à la compréhension des logiques d’actions et des configurations sociales sous-jacentes. D’ailleurs, le lien entre le fuitage pharmaceutique et l’usage détourné est davantage suggéré qu’il n’est réellement examiné.

Nous allons dans cet article examiner les phénomènes du fuitage et de l’usage détourné par rapport à un médicament particulier, la buprénorphine haut dosage (BHD). La BHD, autorisée en France en 1995 pour le traitement de la dépendance, a été commercialisée en 1996 sous le nom de Subutex®. Remboursée par l’assurance maladie, prescrite essentiellement par des médecins généralistes, elle est rapidement devenue le principal traitement français contre la dépendance aux opiacés et elle est aujourd’hui utilisée de sept à huit fois plus souvent que la méthadone[1].

Dans quel type de milieu social ce « médicament voyageur » arrive-t-il et s’implante-t-il ? Ce médicament vient-il seulement s’ajouter à la panoplie d’autres drogues et médicaments, pour ainsi élargir la palette des polyconsommations ? Ou, au contraire, se substitue-t-il aux consommations antérieures ? Et, dans ce deuxième cas, l’usage de substitution vient-il s’ancrer dans des pratiques préexistantes, constitutives d’un monde de la drogue, sans trop les changer, ou, au contraire, contribue-t-il à la formation de nouvelles pratiques et de nouveaux modes de vie ? Autant de questions que nous avons tenté de traiter, à partir des données recueillies en 2004 et 2005 à Marseille (France), lors de l’évaluation d’un dispositif de réduction des risques sanitaires et des dommages liés à l’injection de drogues.

Dans la première partie de cet article, nous présenterons la notion de fuitage pharmaceutique, sous un angle général puis par rapport aux médicaments « anti-addictifs » comme les traitements de substitution aux opiacés (TSO). Nous passerons ensuite en revue les travaux sur les consommations de la BHD, en formulant quelques observations sur les limites de ces travaux et en faisant appel à une littérature connexe, qui déplace la perspective théorique des facteurs individuels à des facteurs contextuels des usages détournés.

Nous examinerons dans une deuxième partie le fuitage et les usages détournés de la BHD dans le contexte des mondes de la drogue à Marseille. Cette expression plurielle de « mondes de la drogue », s’inscrit dans la double perspective de l’interactionnisme symbolique (Becker et McCall, 1990 ; Strauss, 1992) et des recherches menées en France sur les politiques et les usages de la drogue (Duprez et Kokoreff, 2000). Pour l’interactionnisme symbolique, les mondes sociaux sont des regroupements de divers acteurs ayant des activités en commun et des préoccupations similaires, ces ensembles étant structurés par des réseaux de communication. Ces mondes s’avèrent plus diffus et amorphes, avec des frontières plus perméables, que les espaces structurés des champs qui, dans la sociologie bourdieusienne, se transforment selon des lois invariantes (Bourdieu, 1980). Dans la sociologie française, la notion de « mondes de la drogue » permet de différencier la question des drogues dans l’espace public comme « problème social » (Duprez et Kokoreff, 2000) et en santé publique comme « problème sécuritaire » (Feroni et Lovell, 2007), de la question des drogues appréhendée du point de vue des logiques, des significations et des relations qui s’établissent, individuellement et collectivement, pour les consommateurs de drogues. Notre questionnement porte sur ces usages détournés de la BHD dans des mondes de la drogue qui émergent, bien qu’imparfaitement, à travers la construction de notre enquête. Selon notre hypothèse, la BHD n’arrive pas dans un espace vierge, mais dans des mondes déjà à l’oeuvre, avec leurs propres relations à la consommation de la drogue. C’est la reconfiguration de la BHD dans ces mondes, grâce au fuitage pharmaceutique et aux usages détournés dont elle fait l’objet, dans un contexte particulier, que nous allons explorer.

Fuitage pharmaceutique et usages détournés de la BHD

Le fuitage pharmaceutique : l’émergence d’une notion

La notion de fuitage pharmaceutique, si elle est encore peu élaborée, est cependant déjà, sans être nommée, reconnue par les pouvoirs publics (Laure et Binsinger, 2003). Dans le domaine des traitements de substitution aux opiacés (TSO), cette notion est devenue un enjeu dans les luttes pour la classification de ces médicaments (comme stupéfiants par exemple), en France et même au niveau international (Lovell et Feroni, 2006 ; Feroni et Lovell, 2007). Pourtant, la notion de fuitage n’apparaît presque pas dans la sociologie des mondes de la drogue.

Le terme de fuitage pharmaceutique traduit par un néologisme ce que les anglophones appellent le pharmaceutical leakage. La racine leak désigne la fuite, et elle se décline aussi bien de manière substantive – une fuite – que verbale – fuir –, mais comme on le dit d’un liquide qui sort de son contenant et non de quelqu’un qui fuit un ennemi. Toutefois, le terme leakage renvoie aussi bien à l’action de fuir, à faire fuir, qu’au fait d’une fuite en cours. Il n’existe pas de mot français pour désigner la participation active à une fuite. Cependant, cette absence a donné lieu à un néologisme qui vient du monde de la presse judiciaire et politique : « fuiter » ou « faire fuiter » une information confidentielle. Nous emploierons ce néologisme en raison du noyau sémantique qu’il met en mot : une fuite qui n’existe pas sans un agent pour la produire. Nous parlerons de fuitage pharmaceutique, pour désigner le transfert du médicament du cadre médical d’utilisation vers un autre espace social.

Le fuitage du produit pharmaceutique admet trois significations. Au sens littéral, le coulage concerne des gaz, des liquides ou d’autres produits à visée thérapeutique, qui traversent des barrières du type blister, respirateur, ou autre mode de conditionnement. Ce phénomène peut aussi bien se produire pendant le développement et la mise à l’épreuve (testing) du médicament qu’après sa commercialisation. Il est considéré par l’industrie pharmaceutique et par les instances de régulation du médicament comme une menace pour la sécurité du médicament.

Le deuxième sens désigne le fuitage de la propriété intellectuelle sur les produits pharmaceutiques : des informations sur la composition ou le conditionnement d’un médicament particulier, par exemple. Cette forme de coulage est un aspect de la concurrence économique au sein de l’industrie pharmaceutique.

Le troisième sens du terme fuitage concerne la plupart du temps les médicaments commercialisés. Le phénomène peut se manifester de deux façons. Les médicaments peuvent « couler » des lieux de la médecine (les officines, les cabinets) vers la sphère économique, où ils sont l’objet d’un trafic illicite[2]. Ils peuvent aussi passer des mains des patients auxquels ils ont été prescrits à d’autres mains, comme des membres de la famille, des amis ou des inconnus.

C’est ce troisième sens de la notion de fuitage pharmaceutique qui nous intéresse ici. Le fuitage concerne souvent les benzodiazépines, les hypnotiques, les amphétamines, les dérivés de la morphine et d’autres médicaments. Par exemple, l’existence de flux de ce type de médicaments, allant de la sphère médicale vers les milieux de la fête, a été constatée en France. La sociologue Sophie Le Garrec a observé comment les adolescents français volent des médicaments dans l’armoire à pharmacie familiale pour les intégrer ensuite dans l’éventail des produits qu’ils consomment chez eux et dans les soirées (Le Garrec, 2002). La présence de médicaments provenant de fuitages a été observée dans les milieux de jeunes usagers de drogues en Amérique du Nord (Friedman, 2006). Enfin, la présence de médicaments parmi les produits consommés par des usagers de drogues dans cinq villes françaises suggère un fuitage important : au cours du mois précédant l’entretien, les produits les plus fréquemment injectés (par 64 % des usagers) sont des médicaments, les sulfates de morphine (64 %) (Jauffret-Roustide, Couturier et coll., 2006)[3].

Le fuitage pharmaceutique ne se limite pas aux médicaments qui peuvent être utilisés comme des drogues. Dans certains pays à faibles revenus, les fuitages alimentent les marchés noirs : ce sont des sources parallèles de médicaments qui sont vendus entre autres à des fins sanitaires (Whyte, Geest et coll., 2003). Dans les pays riches, grâce à Internet et au tourisme médical, le fuitage permet le transfert de médicaments moins chers vers des pays comme les États-Unis, où l’absence de couverture médicale universelle et la marchandisation presque totale du système de santé contribuent à une très forte hausse des prix des médicaments nécessaires au traitement de beaucoup de maladies. Parallèlement, le fuitage des médicaments psychotropes et des TSO contribue à brouiller les frontières entre les drogues et les médicaments.

La particularité des médicaments de substitution aux opiacés (TSO)

Le fuitage pharmaceutique des médicaments de substitution aux opiacés (TSO) vers les marchés de drogues illicites a déjà été décrit dans les années 1970 par l’anthropologue américain Michael Agar. Il avait observé la circulation de la méthadone dans le trafic de drogues près des cliniques dispensant des traitements avec ce médicament TSO (Agar, 1973). Cependant, à notre connaissance, la notion de fuitage a rarement été appliquée aux TSO ailleurs.

Aujourd’hui, le fuitage de la BHD est devenu un sujet de préoccupation des politiques publiques (Lovell et Feroni, 2006), en France et au niveau international. Plusieurs recherches montrent que le fuitage de la buprénorphine s’inscrit dans des contextes multiples et qu’il est associé à différents types d’usages. Le fuitage de la buprénorphine en Inde (Kumar, Mudaliar et coll., 1998), ou, par le passé, en Écosse (Forsyth, Farquhar et coll., 1993) et en Espagne (San, Torrens et coll., 1993), où ce médicament est limité à un usage analgésique post-opératoire, semble sortir le médicament des cliniques pour le mener dans la rue. La buprénorphine arrive aussi par des flux illicites transnationaux : en Île Maurice et certains pays de l’ex-Union Soviétique, elle provient de la France (OICS, 2007) ; au Népal, elle provient de l’Inde (Dixon 1999) ; et, plus récemment, en Géorgie, 33 % des patients soignés dans les cliniques de sevrage souffrent d’un usage à problème de BHD venant du Royaume-Uni (Parfitt, 2006). Enfin, le fuitage existe au sein des pays où ce médicament est largement utilisé, dans la forme haut dosage, pour le traitement de la dépendance à l’héroïne : en France et, plus récemment, à Singapour (Chua et Lee, 2006).

Ces différences dans la provenance des fuitages suggèrent que des facteurs externes aux usagers de drogues pourraient expliquer le phénomène. Certains auteurs évoquent la rupture du trafic d’héroïne par les guerres (Kumar, Mudaliar et coll., 1998), le déficit de formation d’une partie des médecins (Chua et Lee, 2006), ou encore le prix intéressant de la buprénorphine par rapport aux autres drogues disponibles (Parfitt, 2006). Pourtant, aucune de ces études n’apporte un éclairage sur les intermédiaires et les pratiques qui permettent le transit du médicament d’une sphère à l’autre.

Le fuitage permet de faire du TSO un usage détourné, qui s’explique, d’un point de vue médical, par les similarités entre un opiacé comme l’héroïne et un TSO, et ce, en raison de la proximité de leur composition chimique[4]. Les TSO permettent le contrôle partiel de l’appétence de drogue (craving) en remplaçant, dans le sevrage ou dans la thérapie de plus longue durée, une molécule réputée nuisible par une molécule considérée comme thérapeutique, bien qu’elle ressemble fortement à la première. Ainsi, la consommation des médicaments TSO peut mener à une dépendance analogue – mais admise comme légitime par une partie des médecins – en substituant à un opiacé illicite (l’héroïne), un opiacé synthétique et légalement prescrit (la buprénorphine, la méthadone). Auriacombe et Fateas opposent les « traitements de substitution vrais » aux « traitements de maintien de l’abstinence ». Selon eux, les « traitements de substitution vrais » consisteraient simplement à remplacer une substance par une autre, selon un objectif de réduction des risques. Ce type de traitement a des effets autorenforçants parce qu’il apporte le même plaisir que le produit qu’il cherche à remplacer. Il ne s’agit donc pas d’un traitement destiné à modifier les comportements de dépendance à proprement parler. On parle de substitution vraie, quand le produit de substitution est injecté et allié à la prise de psychotropes. Les « traitements de maintien de l’abstinence », en revanche, soignent la dépendance. Dans ce cas, la BHD est prise par voie sublinguale et les effets renforçant du plaisir procuré par le médicament sont absents (Auriacombe et Fatseas, 2003). Cette analyse médicale et psychologique de l’impact des traitements de substitution n’éclaire cependant en rien les usages sociaux du médicament.

Les politiques publiques semblent pourtant n’avoir retenu que la similarité des effets produits par les médicaments de substitution et par l’opiacé-drogue pour développer des moyens chimiques susceptibles de supprimer l’euphorie que produit l’injection du médicament ou de contrôler la voie d’administration. Ainsi, la BHD est commercialisée dans certains pays sous forme de suboxone, qui contient de la naloxone hydrochloride dihydrate pouvant induire après l’injection un syndrome de manque, alors que les techniques actuelles permettraient d’administrer ces médicaments de substitution par un composé en forme de plaquette cylindrique, placée sous la peau, et à diffusion lente (Lovell, 2006).

L’usage détourné de la BHD

Ni le fuitage ni les propriétés pharmacologiques de la BHD ne suffisent à expliquer les usages détournés de ce médicament. Les motifs sous-jacents à l’usage de la BHD en dehors de la sphère médicale sont la recherche immédiate d’une « petite euphorie » (Lovell, 2001), du plaisir (Auriacombe et Fatseas, 2003) ou encore la gestion du manque (Guichard, Lert et coll., 2006). À long terme, cet usage peut même s’inscrire dans un projet de réintégration au monde du travail, à la vie familiale, mais aussi d’« intégration marginale » grâce à l’acquisition des allocations, des revenus minimums d’insertion (RMI), ou d’autres revenus et aides liés à un statut de non actif (même temporaire), et traduire le désir de modifier un mode de vie centrée sur la consommation des drogues (Lovell, 2001 ; Guichard, Lert et coll., 2006).

Un autre corpus met volontiers en avant les facteurs prédictifs du mésusage. L’utilisation de ce terme reflète un point de vue médical et sécuritaire (Feroni et Lovell, 2007), ce qui n’est pas étonnant, car la plupart de ces enquêtes ont été menées auprès de patients sondés dans des dispositifs ou des centres de soins (centres spécialisés de soins aux toxicomanes (CSST), médecine générale, mais aussi en prison). Ces études font ressortir quatre types de facteurs prédictifs du mésusage.

Premièrement, des facteurs sociaux et démographiques, bien qu’il ne s’agisse pas toujours des mêmes variables : l’absence d’emploi augmente les chances que l’individu s’injecte de la buprénorphine (Vidal-Trecan et Boissonnas 2001), ainsi que le fait d’être sans domicile fixe, fortement associé aux injections à haut risque (Blanchon, Boissonnas et coll., 2003). Le réseau social et les facteurs psychologiques représentent un deuxième et troisième facteur important : avoir des personnes proches qui s’injectent et la recherche de sédation « incitent d’autant plus à l’injection dans des moments de déprime et de mal-être » (Courty, 2003). Quatrièmement, la consommation d’autres drogues et de médicaments augmente les risques qu’un individu s’injecte de la buprénorphine. Ces consommations incluent l’injection d’autres produits que la buprénorphine, excluant toutefois l’héroïne (Vidal-Trecan et Boissonnas, 2001). La difficulté à abandonner l’injection est aussi identifiée comme un facteur prédictif de l’injection de buprénorphine (Courty, 2003).

Ce n’est qu’indirectement que nous pouvons, à partir de ces résultats, formuler des hypothèses concernant l’usage détourné de la BHD, et encore ne sont-ils pas généralisables en tant que tels aux mondes de la drogue (même si les patients étudiés se situent en fait à la croisée de plusieurs mondes). Ils sont, en outre, axés sur les facteurs de risque individuels. Or, la notion de « mondes » sous-tend l’idée que certaines caractéristiques interindividuelles et contextuelles influencent les actions des individus. C’est par quelques considérations sur ces interactions que nous souhaitons conclure cette première partie.

De l’approche individuelle aux représentations des mondes de la drogue

Même quand les facteurs individuels nous donnent des indications sur la position sociale et sur le réseau personnel, ils ne permettent pas pour autant de dresser un constat sociologique sur les rapports entre l’usage détourné des TSO et les mondes de la drogue. Ils occultent également le contexte dans lequel la BHD fait l’objet d’un usage détourné et les relations entre le contexte et les usages.

Pourtant, il a été établi que les particularités du contexte (les interactions et les caractéristiques du quartier, ou neighbourhood) et de l’environnement (par exemple, l’insalubrité, la densité de l’habitat) sont liées aux pratiques d’usage des drogues, aux prises de risque et aux taux d’infection. L’épidémiologie nord-américaine a montré que l’usage des drogues illicites existe dans tous les types de quartier, mais les trajectoires des usagers, les risques encourus par la prise des drogues et les ressources pouvant contribuer à réduire les dommages causés par les modes de consommation, varient géographiquement. Ainsi, la visibilité de la consommation des drogues, susceptible d’enclencher un processus de stigmatisation de l’utilisateur (phénomène qui, à son tour, peut décourager la fréquentation de certains dispositifs et services de soins), est inégalement répartie selon les villes et les quartiers (Saxe, Kadushin et coll., 2001 ; Fuller, Borrell et coll., 2005 ; Tempalski, 2007). De même, les politiques de prévention et de réduction de risques (Tempalski, 2007 ; Feroni et Lovell, 1996), ainsi que la disponibilité et la nature de l’offre de soins en toxicomanie (Feroni, Paraponaris et coll., 2004), varient selon les villes et selon les quartiers. La possibilité de se procurer des seringues stériles ou de choisir son lieu d’injection n’est pas la même dans des quartiers favorisés ou défavorisés socialement (Buchanan, Shaw et coll., 2003), et elle est tributaire également de certains aspects de l’organisation sociale, comme la structure familiale (Page et Salazar, 1999). Par conséquent, les pratiques d’injection diffèrent, l’injection étant plus fréquente dans les quartiers les moins aisés, même quand les caractéristiques démographiques et économiques sont contrôlées (Galea, Ahearn et coll., 2003). On a aussi constaté que les individus ont tendance à répondre au stress et au découragement générés par un environnement appauvri par une augmentation d’abus de drogues et de prise de risques (Sinha, 2001 ; Latkin, Williams et coll., 2005) – un résultat que nous pouvons étendre, par hypothèse analogique, aux usages sociaux des médicaments. Enfin, le contexte, c’est aussi un ensemble d’interactions sociales, qui peuvent être représentées par la localisation des individus au sein de réseaux sociométriques. Or, certaines caractéristiques de ces réseaux sont associées aux prises de risque et à l’usage non médical de la BHD (Lovell, 2002).

Pour éclaircir la relation entre le contexte et l’usage détourné de la BHD, nous avons cherché à distinguer différents types d’usages à l’intérieur d’un territoire. Dans cet espace, la BHD génère-t-elle des pratiques nouvelles, contrastant avec les pratiques antérieures de consommation de la drogue ? Ou s’inscrit-elle dans un monde de la drogue relativement inchangé ? Nous tenterons de répondre à cette question en essayant de faire émerger des contextes de fuitage et d’usage détourné de la BHD, et en les comparant à des contextes déjà connus d’autres mondes de la drogue.

Les reconfigurations après fuitage de la BHD dans les mondes de la drogue à Marseille

Depuis quelques années, le déplacement et l’éparpillement du trafic et des lieux de consommation du centre-ville vers les quartiers excentrés de Marseille et vers le tissu villageois ont accru l’importance du lieu d’habitation dans certains mondes de la drogue. Notre recherche, dans son esprit et sa méthode, a d’abord consisté dans l’observation et la description d’un terrain, puis dans la formulation d’hypothèses permettant d’envisager le rapport entre l’espace social, l’espace géographique et l’usage détourné d’un médicament pour l’addiction.

Selon notre première hypothèse de travail, le fuitage de la BHD vers ces lieux – mais en dehors des sphères médicales – s’accompagne d’une intégration des usages détournés de ce médicament au monde de la drogue. Nous supposons que ces usages détournés sont configurés avec des caractéristiques proches de celles que nous avions déjà identifiées auprès des usagers de drogue par voie intraveineuse (UDI) à Marseille, comme l’appartenance à un réseau d’autres UDI (Lovell, 2002) et les pratiques d’injection à risque. Selon une deuxième hypothèse, les caractéristiques du contexte géographique des usagers – leur lieu d’habitation, notamment – devraient jouer un rôle dans la reconfiguration des usages.

Le contexte de l’étude : les automates et les distribox de seringues

Comment un médicament de substitution aux opiacés, une fois sorti du cadre médical, s’inscrit-il dans un autre contexte ? Pour examiner cette question, nous avons construit un échantillon d’usagers de drogues en dehors de la sphère médicale, c’est-à-dire des centres spécialisés pour le traitement de la toxicomanie (CSTT), des cabinets de médecine générale et d’autres structures orientées vers la prise en charge médicale ou psychiatrique des addictions. Si la fréquentation de ces structures n’empêche pas qu’une partie des patients contribue à faire fuiter les médicaments ou à en faire un usage autre que médical, leur proportion représente probablement une minorité par rapport à l’ensemble de la file active. Construire un échantillon à partir de ces structures correspondrait moins à nos objectifs que le fait de le construire dans un contexte non médical d’usage de la BHD. Il fallait néanmoins s’assurer que le contexte extérieur à la sphère médicale permettait d’accéder à une proportion non négligeable d’individus qui consomment la BHD (et pas uniquement d’autres drogues).

À Marseille, nous avons pu examiner la BHD sous l’angle de ces deux critères, comme objet de fuitage et d’usage détourné, sur un panel d’usagers assez significatif pour permettre des comparaisons internes (entre consommateurs et non-consommateurs et BDH) par le biais d’une étude des utilisateurs du réseau des automates d’échange-récupération des seringues (« automates ») et des distributeurs de seringues rattachés à des pharmacies (« distribox ») (Obadia, Feroni et coll., 1999 ; Moatti, Vlahov et coll., 2001) (Encadré 1). Ces dispositifs sont aux marges du système de soins. Il est très probable que, parmi leurs utilisateurs, l’on trouve des consommateurs de BHD en dehors du cadre médical, car une enquête antérieure sur les automates marseillais avait constaté, pour la première fois dans la littérature scientifique, un détournement de l’usage de la BHD en France (Obadia, Perrin et coll., 2001). La continuation des fuitages de la BHD étant encore signalée quelques années plus tard par l’Assurance Maladie (Feroni et Lovell, 2007), nous avons supposé que ce phénomène concernait toujours les utilisateurs d’automates et de distribox. Dans la mesure où ces utilisateurs pratiquaient l’injection de drogues – supposition raisonnable, puisque ces machines distribuent des kits à injection –, il était très vraisemblable que la BHD fasse l’objet d’un usage détourné parmi eux, au moins sous forme d’injection, et qu’elle ne soit pas seulement l’objet d’un trafic.

La méthode

L’étude Automates / 2004, dont l’objectif était d’identifier des pratiques d’injection à risque pour la transmission du virus de l’hépatite C, à un moment où les taux de prévalence élevés de ce virus posaient un important problème de santé publique (OICS 2007 ; Neaigus, Gyarmathy et coll., 2006), nous a permis d’approfondir ces questions. Cette étude repose principalement sur une approche quantitative, que nous avons pu augmenter d’un volet qualitatif. Notre approche repose, en outre, sur l’emploi de méthodes combinées : un questionnaire structuré et fermé, des observations de terrain et des entretiens semi-ouverts avec des informateurs (pharmaciens et intervenants en toxicomanie).

La construction de l’échantillon

Pour établir l’échantillon, nous avons, dans une phase préliminaire, utilisé deux types de données. Nous avons d’abord analysé les relevés, fournis par le Département de Santé Publique de la Ville de Marseille, de six mois d’activités d’automates et de distribox. Ces relevés indiquent le nombre de kits pris chaque mois dans chacun des sept automates de Marseille (un huitième automate, presque toujours en panne, n’a pas été pris en considération). Nous avons ensuite réalisé un rapide sondage téléphonique auprès de 127 pharmacies situées dans les secteurs de la ville connus pour leur activité importante en termes de trafic de drogue : nous leur avons demandé s’ils vendaient des boîtes Stéribox® (le kit agréé en France pour la vente en pharmacie) et si oui, combien, s’ils avaient un distribox ou une machine analogue, et s’ils avaient une politique particulière à l’égard des UDI.

Nous avons circonscrit notre terrain d’investigation à Marseille, aux deux automates de distribution / récupération de seringues ayant un volume important de distribution et aux deux pharmacies ayant soit une politique de distribution gratuite de kits d’injection, soit un volume relatif élevé (plus de 1 par jour) de ventes[5].

L’enquête s’est déroulée sur une période de quatre mois en 2004 et 2005. Nous avons proposé la passation d’un questionnaire à toutes les personnes majeures, ayant un minimum de connaissance du français[6] que nous avons vues en train de retirer du matériel pour un usage personnel (que ce soit pour elles-mêmes ou pour quelqu’un d’autre)[7] : ce questionnaire a fait l’objet d’un face-à-face dans des lieux garantissant la confidentialité (café, banc, salle vide mise à notre disposition en face de la pharmacie, etc.), à différents moments de la journée et en alternant jours ouvrables et jours fériés.

Les outils quantitatifs

Le questionnaire, d’environ une heure, portait sur l’accessibilité au matériel d’injection, les caractéristiques sociodémographiques, le lieu d’habitation, les produits injectés, les autres produits consommés, la fréquence et la description du contexte des injections, les statuts sérologiques, les pratiques sexuelles à risque, la description du réseau social, les connaissances relatives aux modes de transmission du virus d’hépatite C (VHC), et les pratiques sanitaires à risque.

La plupart de ces questions sont utilisées couramment dans les recherches sur les pratiques des UDI. Nous avons cependant utilisé trois séries de questions et / ou échelles particulières sur les pratiques d’injection à risque, les difficultés dans l’injection, et les indicateurs géographiques.

Le choix d’un outil pour appréhender les pratiques à risque sanitaires visait à réduire le décalage constaté entre la fréquence relativement faible de pratiques à risque déclarées par les usagers et la haute prévalence du VHC (voir Encadré 2). Afin de mieux appréhender la gamme des situations et des pratiques à risque, nous avons utilisé deux « sous-questionnaires » : l’un porte sur les habitudes, l’autre sur les situations d’exceptions.

Le premier questionnaire, qui s’intitule le IRQ (Injection Risk Questionnaire) (Stimson, 1998), a été traduit de l’anglais au français et rétro-traduit ; il s’agit d’un outil standardisé portant sur l’emprunt et le prêt du matériel d’injection. Il permet des comparaisons avec les résultats d’autres études dans lesquelles ce questionnaire a été utilisé. Le terme « partagé » y est explicitement défini par le fait que l’usager utilise du matériel déjà utilisé par quelqu’un d’autre, ou que quelqu’un d’autre utilise du matériel que l’usager lui-même a déjà utilisé, sans forcément que les deux personnes (ou plus) soient présentes au moment de l’utilisation. Ainsi, s’injecter à deux en se passant une seringue ou utiliser seul une seringue trouvée dans une cachette constituent deux exemples de partage. Le matériel d’injection inclut les seringues, les aiguilles, les filtres, les cuillères, l’eau de rinçage, le récipient.

Le deuxième outil, intitulé « Situations exceptionnelles », a été fabriqué par nous, pour pallier les lacunes décrites ci-dessus des outils standardisés habituels. Les situations d’exception ont été définies à partir des résultats d’une recherche antérieure citée précédemment, mais aussi grâce aux séances de travail avec des UDI et des intervenants de proximité en toxicomanie. Nous avons ainsi construit huit scénarios. Comme le montre le tableau 1, les principales caractéristiques de ces situations d’exception sont l’absence de matériel d’injection, la présence d’une grande quantité de matériel entraînant de la confusion chez leur propriétaire (Rhodes, 2002) et la difficulté ponctuelle d’accès au produit. Les scénarios sont présentés un par un aux participants à l’enquête, ils sont suivis par deux questions relatives à chaque situation :

  1. l’exposition à une telle situation au cours, (a) des quatre dernières semaines, (b) des six derniers mois ;

  2. la mise en oeuvre effective d’une pratique à risque.

La cohérence interne de cet outil, mesurée par le coefficient de fiabilité « Kuder-Richardson Formula 20 » est excellente (0,94). La comparaison entre le IRQ et l’outil « Situations exceptionnelles » est présentée ailleurs (Aubisson, Carrieri et coll., 2006).

Tableau 1

Exposition et pratique à risque en situation d’exception

Exposition et pratique à risque en situation d’exception

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La deuxième série de questions concerne les difficultés liées à l’injection de drogues et à la consommation de longue durée. Une question porte notamment sur les parties du corps utilisées pour l’injection. Dans leurs réponses, les personnes interrogées évoquent le bras ou l’avant-bras (les parties habituelles), mais aussi les parties où se trouvent les veines abîmées, leurs difficultés à trouver une veine, ou d’autres problèmes liés à l’injection. Ils utilisent alors le cou, les parties génitales, la zone située entre les doigts de pied, les jambes, les fesses et l’aine, pour s’injecter.

Une deuxième question envisage la réutilisation par l’usager de son propre matériel. Dans une troisième question, on demande à la personne si, dans les six derniers mois, elle a eu des « poussières » (cotton fever en anglais, ou « fièvre de coton »). Cette condition fébrile dont les origines ne sont pas bien connues est associée avec la réutilisation des filtres, ou avec l’utilisation du « coton » comme source possible d’infection (Ferguson, Feeney et coll., 1993 ; Gordon et Lowy, 2005). Les « poussières » sont souvent comparées par les usagers aux symptômes de sevrage ; elles se traduisent par une sensation de malaise (Richard, Senon et coll., 1999), que l’usager essaie de soulager par des actes d’automédication souvent dangereux (se réinjecter avec la même seringue, s’injecter de l’eau chaude, etc.).

Enfin, la troisième série de questions concerne le contexte géographique : le lieu d’habitation et le quartier dans lequel la personne a été approchée pour les besoins de l’enquête. Rappelons que cette étude a été menée à un moment de repli des mondes de la drogue sur les quartiers d’habitation. S’agissant du lieu d’habitation, nous n’avons demandé aucune adresse précise, conformément aux critères de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), mais, à la place, nous avons obtenu le nom des rues entre lesquelles se trouve l’habitation. Cela nous a permis d’identifier les IRIS (« îlots regroupés pour l’information statistique »), unités de mesure développées par l’INSEE (Institut National de la Statistique et des Études Économiques), assez fines pour permettre des recoupements entre le type d’habitat et les caractéristiques sociales des habitants. Pour le lieu d’habitation, nous avons utilisé une mesure proxy, c’est-à-dire un indicateur indirect : le quartier d’installation de l’automate ou du distribox. Les entretiens qualitatifs (voir p. 329) nous ont également aidés à mieux percevoir et circonscrire le quartier d’habitation. Et les échanges avec des interlocuteurs privilégiés comme les pharmaciens, nous ont permis de saisir l’unité géographique dans laquelle s’inscrivent le dispositif distribox ou automate et le lieu de vie de l’UDI. Ce choix d’un indicateur très approximatif nous semblait intéressant à titre exploratoire.

Les données qualitatives

Pour mieux appréhender la question des fuitages et les caractéristiques du contexte d’approvisionnement des kits, les enquêteurs ont observé les interactions autour des lieux d’approvisionnement en seringues avant et après la passation des questionnaires. Nous avons réalisé un entretien semi structuré d’environ une heure avec les pharmaciens propriétaires des deux pharmacies à distribox. Au cours de cet entretien, plusieurs sujets ont été abordés :

  • le fonctionnement du distribox et la distribution gratuite des seringues ;

  • le positionnement des pharmaciens par rapport aux politiques de réduction de risque, à la toxicomanie et aux politiques de santé publique ;

  • la manière dont ils perçoivent les personnes qui viennent chercher des kits ou des seringues gratuites et qui amènent leur ordonnance de BHD ;

  • les changements survenus depuis une dizaine d’années dans ces populations et dans les rapports qu’elles entretiennent avec les habitants du quartier.

Nous avons posé des questions similaires, mais de façon informelle, aux intervenants en toxicomanie qui s’occupaient des terrains autour des pharmacies. Chaque donnée qualitative a été enregistrée manuellement ou par magnétophone et retranscrite.

L’analyse des données

Toutes les données quantitatives ont été saisies et analysées avec le logiciel SPSS. Nous avons d’abord créé des fréquences et des tableaux croisés descriptifs, et, de là, des indicateurs sommaires forgés à partir d’un certain nombre de variables.

Le fuitage de BHD a été appréhendé indirectement par le questionnaire et directement dans les questions posées aux pharmaciens et aux intervenants de terrain. Les trois indicateurs quantitatifs de fuitage dans les questionnaires sont :

  1. l’obtention de la buprénorphine autrement qu’avec une ordonnance ;

  2. la consommation occasionnelle de BHD ;

  3. l’injection de BHD.

Ces deux dernières pratiques impliquent logiquement la présence de BHD en dehors de la sphère médicale.

Les modèles de consommation de BHD ont été élaborés à partir de trois variables combinatoires concernant la consommation de la buprénorphine (toutes les variables sont résumées dans l’encadré 3) : (1) la consommation intensive (IVBUPQUOT) et à risque ; (2) la consommation par voie intraveineuse intermittente (IBUPMENS) ; (3) la consommation non injectée (CONSOBUP). Ces trois variables correspondent à des pratiques de détournement de la BHD.

Pour la cocaïne, les fréquences n’ont pas révélé de consommation intensive. Nous avons donc créé deux séries de variables : (1) COC + et COC  selon que la cocaïne a été injectée dans la semaine écoulée ou pas ; COCSN + et COCSN , selon que la cocaïne a été sniffée dans le mois écoulé.

Afin d’examiner les différents contextes d’usage détourné de la BHD quand ce produit sort du cadre médical, nous avons fait la synthèse des données concernant les pratiques d’injection à risque, qu’elles soient habituelles ou exceptionnelles. La variable RISQ + mesure les prises de risque et la variable SITA + l’exposition au risque lors des quatre dernières semaines.

Enfin, à part les utilisateurs du distribox de la première pharmacie, les personnes interrogées n’ont pas répondu aux questions sur leur lieu d’habitation (IRIS). Nous avons donc utilisé un indicateur du questionnaire qui les rattache au lieu où nous les avons approchées : PHARM1, PHARM2, AUTOMATE1, AUTOMATE2.

Pour traiter la question de l’inscription de la BHD dans le monde des drogues, nous avons privilégié une méthode statistique exploratoire, au lieu d’une méthode hypothético-déductive mettant à l’épreuve des hypothèses précises avec des tests de signification statistique. Notre objectif était de « découvrir » des espaces susceptibles de représenter de façon simple des mondes distincts. Une méthode statistique adaptée à cette démarche est l’analyse des composantes multiples (ACM). Utilisée dans un but exploratoire, l’intérêt de cette méthode est de laisser les structures émerger à partir des données (Greenacre et Blasius, 1994), au lieu d’imposer une structure aux données. Elle nous permet aussi de visualiser par un graphique des relations complexes.

Nous avons rentré dans l’analyse des composantes les variables sociodémographiques d’âge, de sexe, d’emploi, de sources de revenus et de couverture médicale ; les variables combinées concernant la consommation ; les variables créées pour décrire les pratiques à risque, les difficultés dans l’injection, et les « poussières » ; un indicateur du réseau social (présence d’amis de l’UDI) ; et, enfin, les indicateurs du contexte.

Les données qualitatives ont été analysées manuellement afin de dégager des thèmes récurrents. Après ces deux séries d’analyse, nous avons procédé à une triangulation des résultats quantitatifs et qualitatifs pour mieux comprendre et interpréter ces premiers résultats.

Les résultats

Les utilisateurs de dispositifs en marge du système de soins

Au total, 84 individus admissibles ont été contactés ; 62 ont accepté de répondre au questionnaire, soit un taux de participation de 74 %. La plupart des refus émanaient de personnes déclarant ne pas avoir le temps de répondre au questionnaire. Ceux qui ont répondu sont essentiellement des hommes (54 / 62) et ont commencé à s’injecter depuis longtemps, pour la plupart au moins depuis dix ans. Malgré une moyenne d’âge plutôt élevée, 37 ans, la majorité des usagers ayant participé à cette enquête vit seule (43 / 62) et une minorité avec des enfants (13 / 62). La plupart (54 / 62) habitent dans un logement privé. La principale source de revenus et le niveau de couverture sociale suggèrent un niveau d’insertion relativement bon : la moitié de ces usagers tire ses revenus du travail (31 / 62) et un seul usager déclare n’avoir aucune couverture sociale. Pour une grande majorité (46 / 62), on déclare n’être en contact ni avec un CSST ni avec une association travaillant au bas seuil. La majorité suit par ailleurs un traitement de substitution aux opiacés (TSO), soit la BHD (37 / 62), soit la méthadone (7 / 62).

En ce qui concerne le fuitage de la BHD, 12 des 44 consommateurs de BHD (27 %) ne se font pas prescrire ce médicament. La BHD est consommée hors prescription et occasionnellement (une fois par mois ou moins souvent) par presque la moitié des usagers (29 / 62 individus), et elle est injectée quotidiennement chez un quart des usagers (15 / 62).

Les espaces sociaux du fuitage et des usages détournés du médicament TSO

Les différents types de consommation montrent que ce sont la BHD et la cocaïne qui sont utilisées principalement. Les consommateurs de BHD sont à peu près également repartis selon les trois modalités de consommation exposées précédemment : la consommation intensive (15 individus), l’injection intermittente (15 individus), la consommation non injectée (14 individus). Presque un tiers de l’échantillon (19 / 62 individus) déclare ne jamais consommer de BHD[8]. Plus de la moitié des usagers (32 / 62) s’injecte de la cocaïne une fois par mois au moins, et un quart (17 / 62) sniffe de la cocaïne au moins une fois par semaine.

En ce qui concerne les variables indicatives des pratiques à risque, 24 / 62 usagers ont été exposés, lors des quatre dernières semaines, à une situation exceptionnelle (SITA +) et 9 / 62 ont pris un risque (partage du matériel) (RISQ +). Ils ont pour la plupart (38 / 62) réutilisé leur propre matériel et presque un tiers (19 / 62) a éprouvé des « poussières » lors des quatre dernières semaines. À propos des difficultés d’injection, 16 / 62 disent s’injecter ailleurs que dans le bras ou l’avant-bras (INJCORP), en principe sous la taille ou dans le cou. La plupart des usagers (26 / 42) passent beaucoup de temps avec quelqu’un qui s’injecte des drogues (AMINJ +).

La répartition géographique est très inégale. La moitié (29 / 62) de l’échantillon a été approchée au même endroit, à proximité d’une des deux pharmacies que nous indiquons par PHARM, alors que l’autre moitié a été abordée dans les trois autres lieux de l’enquête.

Nous avons soumis l’âge et le sexe, de même que les variables caractéristiques des différents types de consommation de drogues, des pratiques à risque, des difficultés dans l’injection, du réseau social et les indicateurs géographiques, à une analyse des composantes multiples (ACM). Les variables âge et sexe n’ont statistiquement joué aucun rôle dans la définition des facteurs, ce qui nous a conduits à les retirer de l’ACM.

Les résultats de l’ACM sont présentés dans les figures 1 et 2. Les deux premiers axes de l’ACM restituent respectivement 23,2 % et 16,3 % de l’information. L’axe 1 est principalement déterminé par l’injection quotidienne de BHD et l’axe 2 est principalement déterminé par la consommation de cocaïne : d’un côté, les usagers qui s’injectent ou sniffent la cocaïne, de l’autre, ceux qui n’en consomment pas. Il est à noter que le nombre de participants à l’enquête était trop faible pour tester l’analyse sur des parties aléatoires de l’échantillon. Cependant, les résultats de l’ACM sont restés stables, malgré l’ajout et le retrait de variables superflues dans les deux axes.

À la vue des résultats, l’espace des pratiques est d’abord déterminé par l’axe « injection à risque de BHD » et ensuite par l’axe « consommation de cocaïne ». Ce plan factoriel permet de mettre en évidence trois espaces distincts de pratiques, séparés, pour en faciliter la lecture, par des traits sur le graphique.

Figure 1

Résultat de l’analyse factorielle des correspondances multiples : Axe 1 et 2 – les modalités d’usage des produits et les risques associés – n = 62 –

Résultat de l’analyse factorielle des correspondances multiples : Axe 1 et 2 – les modalités d’usage des produits et les risques associés – n = 62 –

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Figure 2

Résultat de l’analyse factorielle des correspondances multiples : Axe 1 et 2 – les modalités d’usage des produits, les risques associés et les individus représentés selon leur lieu de recrutement – n = 62

Résultat de l’analyse factorielle des correspondances multiples : Axe 1 et 2 – les modalités d’usage des produits, les risques associés et les individus représentés selon leur lieu de recrutement – n = 62

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Le premier espace de pratiques, sur la partie gauche de la figure 1, correspond à l’injection exclusive et quotidienne de BHD, que nous avons appelée consommation intensive (IVBUPQUOT). Les prises de risque liées à l’injection sont notamment : le partage du matériel comme l’utilisation d’une seringue déjà utilisée par quelqu’un d’autre (RISQ +) ; l’exposition à des situations à risque (SITA +) ; la réutilisation de son propre matériel (REUTIL +) ; les répercussions de l’injection comme les poussières (POUSS +) ; et / ou la nécessité de s’injecter ailleurs que dans les bras ou l’avant-bras (INJCORPS +). Tous ces éléments s’inscrivent dans une sociabilité marquée par la présence d’amis qui pratiquent également l’injection de drogues (AMINJ).

Le deuxième espace de pratiques correspond à l’usage de cocaïne par injection (en haut de la figure 1). Cet usage, qu’il se fasse par la voie intraveineuse et hebdomadairement (COC +), ou par snif et occasionnellement (COCSN +), reste proche de la consommation de BHD non injectée (CONSOBUP). Cet espace de pratiques est relativement indépendant des variables des pratiques à risque, des situations à risque et des difficultés associées à l’injection, ou d’appartenance à un réseau d’autres usagers pratiquant l’injection ; autrement dit, à la différence de l’usage intensif de BHD, l’usage de cocaïne n’est pas associé à des pratiques particulières prises en compte par cette étude.

À droite sur la figure 1, le troisième espace de pratiques correspond à un usage par injection non quotidien de la BHD (IVBUPMENS) ou par l’absence de consommation de BHD. Il se caractérise par l’absence de prise de risque et de dommage liés à l’injection. Qui plus est, les usagers qui relèvent de cet espace n’ont pas dans leur réseau personnel d’amis qui pratiquent l’injection.

Une dernière opération nous a permis d’affiner la question du contexte, en superposant sur l’espace créé par les deux axes, la variable indiquant le rattachement du participant à la Pharmacie n° 1 (PHARM1). Une valeur négative sur PHARM1 signale les utilisateurs d’automates aussi bien que les clients de l’autre pharmacie. La figure 2 présente les résultats. Les cercles représentent les individus ayant pris leurs seringues dans la première pharmacie (n = 29), et les étoiles les individus qui se sont approvisionnés ailleurs (n = 33), à un automate ou dans une autre pharmacie. Les usagers de la Pharmacie n° 1 se situent dans un espace proche de l’usage intensif de BHD (IVBUPQUOT) et des pratiques et caractéristiques qui, nous l’avons vu, y sont associées : l’exposition à des pratiques et des situations à risque, des problèmes liés à l’injection et la fréquentation d’amis pratiquant eux-mêmes l’injection. Ils s’éloignent des consommations de cocaïne et des consommations moins intensives de la BHD, représentées, respectivement, en haut et dans la partie droite du graphique.

L’espace géographique des usages détournés du médicament TSO

L’ACM suggère une relation entre le contexte et la consommation intensive de BHD. La pharmacie à distribox apparaît plus présente dans l’espace relationnel des consommateurs intensifs de BHD qu’ailleurs ; la variable PHARM1 représente les personnes qui ont été approchées près de cette pharmacie. Mais cet indicateur ne donne aucune information sur ce que représente le contexte. Pour nous faire une idée du contexte de PHARM1, nous avons d’abord vérifié le lieu d’habitation des personnes interrogées qui relèvent de PHARM1, et nous avons ensuite analysé le contenu de nos notes de terrain, résultant de l’entretien avec le pharmacien de ce quartier.

Si les réponses aux questions IRIS sur le lieu d’habitation ne sont pas toujours précises, nous avons pu vérifier que toutes les personnes interrogées représentées par la variable PHARM1 vivent dans le quartier desservi par cette pharmacie. Ce quartier fait partie des « villages ouvriers » du nord de Marseille, ces derniers se sont appauvris en raison de la désindustrialisation, de l’arrivée des populations issues de l’immigration, n’ayant plus les moyens de vivre près du centre-ville, et du départ de ses habitants jeunes. Les usines situées près de la pharmacie sont aujourd’hui en grande partie fermées. Les friches et les immeubles abandonnés ont servi de squats, mais aussi à l’installation légale de populations marginales. La pharmacie se situe dans une rue de petits commerces, à proximité de petits immeubles, mais aussi de quelques grands immeubles type HLM, à plusieurs étages et ayant une densité importante. Le pharmacien décrit un quartier qui se paupérise, mais où les relations entre les habitants tiennent toujours une place importante.

D’après le pharmacien et les intervenants en toxicomanie qui travaillent près de la pharmacie, les usagers qui se procurent des seringues sont connus depuis longtemps dans le quartier. Et pourtant, en termes sociodémographiques, ils ne sont pas différents des utilisateurs des autres automates et distribox. Ils sont, pourrait-on dire, « marginalement intégrés », au sens où ils bénéficient d’un travail, d’une couverture médicale, d’un logement privé, et certains vivent en couple et avec leurs enfants. En fait, la pharmacie compte dans sa clientèle les familles de ces usagers, qui s’y rendent pour leurs problèmes de santé, au même titre que l’usager pour prendre ses seringues. Selon le pharmacien, il s’agit d’un groupe qui « s’est calmé » par rapport aux années de la « grande toxicomanie » et qui n’est plus stigmatisé par les habitants du quartier. Nous n’avons pas pu vérifier si ce point de vue est partagé par d’autres acteurs.

Ce point de vue contraste entièrement avec celui du pharmacien de l’autre pharmacie à distribox où nous avons rencontré des usagers. Située sur la dalle d’un grand ensemble de logements sociaux et privés, cette deuxième pharmacie approvisionne, selon son personnel, des usagers qui n’habitent pas nécessairement le quartier. Nous avons pu observer, devant la pharmacie, des interactions entre usagers, suggérant que certains étaient en effet peu familiers avec le quartier : ils posent par exemple des questions sur la pharmacie à des usagers qu’ils ne connaissent pas. Ce quartier est bien connu des intervenants en toxicomanie, de la Brigade des stupéfiants de Marseille et des médias, mais aussi de nous-mêmes qui avions déjà observé ce terrain, pour ces trafics de drogues ; aussi n’est-il pas surprenant que des usagers extérieurs au quartier y viennent pour s’approvisionner en produits.

D’ailleurs, bien que cette pharmacie ait été l’une des premières à s’engager ouvertement dans une politique de réduction des dommages (en distribuant des seringues bien avant les autres), sa propriétaire dit ne pas connaître personnellement la plupart des usagers[9], contrairement à la pharmacie évoquée précédemment. Ces deux propriétaires de pharmacie se considèrent néanmoins comme des militants de la réduction des dommages liés à l’injection des drogues.

Grâce à notre méthode, nous avons identifié le phénomène de fuitage de la BHD vers des sphères non médicales et repéré les usages détournés dont la BHD fait l’objet dans les mondes de la drogue. Rappelons que, selon notre hypothèse, la BHD en tant qu’objet détourné de son usage médical se conforme aux caractéristiques préexistantes du monde de la drogue. Il a été possible de confirmer cette première hypothèse en identifiant au sein de notre échantillon des individus qui font un usage détourné de la BHD, soit par injection, soit par une consommation occasionnelle.

En fait, l’espace dégagé par l’analyse des composantes multiples (ACM), concernant la consommation intensive de BHD, ne présente pas une configuration vraiment différente de celle de certains réseaux de consommateurs d’héroïne par injection à Marseille dans les années 1990 (Lovell, 2002). L’usage intensif de la BHD semble ainsi reproduire les problèmes posés par la consommation et la dépendance à l’héroïne – drogue à laquelle la BHD est censée se « substituer ». En revanche, ces traits communs à l’usage intensif de BHD et à la consommation d’héroïne n’apparaissent ni dans les autres espaces de consommation représentés par l’ACM (comme celui où se trouve la consommation occasionnelle ou l’absence de toute consommation de BHD), ni dans les autres types de consommation, de cocaïne notamment. Les mêmes qui consommaient de l’héroïne avant l’introduction de la BHD en France font aujourd’hui une consommation intensive de BHD, en réutilisant leurs propres seringues et en empruntant les seringues des autres[10]. En fait, ils sont confrontés aux problèmes typiques de l’injection à long terme : ils sont obligés de trouver quelqu’un pour les aider à s’injecter dans le cou, ils s’injectent eux-mêmes dans des parties du corps généralement utilisées quand les veines du bras et de l’avant-bras sont abîmées, et ils font des syndromes fébriles (« poussières ») qui peuvent mener à des formes risquées d’automédication. Enfin, comme les consommateurs d’héroïne par injection, exposés aux plus forts taux de pratiques à risque pendant la période d’hégémonie de l’héroïne dans les mondes marseillais de la drogue (Lovell, 2002), ils fréquentent des consommateurs de BHD par injection dans leurs réseaux personnels.

La similarité entre les pratiques mises en évidence par l’ACM et les pratiques antérieures conforte l’idée selon laquelle la BHD a « coulé » à Marseille dans un milieu où elle remplace les drogues utilisées auparavant, en particulier l’héroïne, mais sans pour autant changer les pratiques d’une grande partie des usagers. Pour les autres utilisateurs d’automates et de distribox qui s’injectent de la drogue, bénéficient du fuitage de la BHD et la détournent, ce médicament vient probablement s’ajouter à la panoplie des drogues et médicaments consommés, sans y prendre une place prédominante. Rappelons que le fait d’avoir une ordonnance n’interdit pas le recours à d’autres modes d’approvisionnement, pour compléter par exemple des ordonnances sous-dosées. Il est probable que, pour pouvoir s’injecter tous les jours, les usagers aient eu recours à plusieurs prescripteurs ou achètent des cachets supplémentaires au marché noir. Les pharmaciens et les intervenants de terrain que nous avons rencontrés partagent cette hypothèse.

Les deux graphiques (figure 1 et figure 2) révèlent un écart important entre la consommation intensive de BHD par injection quotidienne et la consommation occasionnelle (mensuelle), par injection ou autre de ce médicament. Cet écart suggère qu’il existe une rupture entre deux pratiques qui pourraient sembler « continues ». Il traduit ainsi une tendance contraire aux objectifs d’une politique de réduction des risques par les TSO.

D’abord, l’usage détourné de ce médicament se rapproche le plus des situations et des pratiques à risque associées avec l’injection de drogues, ce qui n’est pas le cas avec la cocaïne[11], la drogue « dure » la plus présente dans cette enquête. Par ailleurs, les données recueillies ne permettent pas d’expliquer cet écart par des différences de durée des tranches de vie pendant lesquelles les participants à l’enquête ont consommé de la drogue par injection.

En second lieu, les consommations intensives montrent que la prise d’un traitement de substitution ne signifie pas que la personne se coupe des mondes de la drogue, bien que l’attente sur laquelle repose ce genre de traitement soit toujours de « s’en sortir ». Nous ne prétendons cependant pas étendre les conclusions de cette recherche à toutes les personnes en traitement de substitution en France ni à l’ensemble des mondes de la drogue.

Troisièmement, le fait que la consommation de cocaïne, en particulier par voie intraveineuse, ne soit pas nécessairement associée aux pratiques et situations à risque contredit les conclusions sur l’état de la question (Lovell, 1998).

Notre deuxième hypothèse de travail suggérait un lien entre l’usage détourné de la BHD et certaines caractéristiques du contexte géographique. L’identification de ces caractéristiques « candidates » viendra peut-être confirmer cette hypothèse dans une enquête ultérieure, par exemple à multi-niveaux. Dans la présente étude, les analyses des données contextuelles ont été limitées par un manque de réponses aux questions portant sur les rues proches du lieu d’habitation de la part des utilisateurs ne relevant pas de la Pharmacie n° 1.

À l’origine de ce déficit d’informations se trouvent la durée de l’enquête ainsi que le mode de recueil des données qui ne nous ont pas permis de construire un rapport de confiance avec les personnes interrogées. Même si le questionnaire ne requiert aucune information qui permette d’identifier ou de nommer les personnes, les questions sur la zone d’habitation ont probablement été perçues comme intrusives et potentiellement dangereuses par rapport à leur engagement dans des pratiques illicites.

Même si un nombre relativement important (29) de personnes utilisent le distribox de la pharmacie indiquée par PHARM1, le rattachement des autres à plusieurs lieux d’approche et le manque d’informations précises sur leurs lieux d’habitation ont empêché une comparaison contextuelle. Nous avons cependant exploré certains aspects du contexte lié à la Pharmacie n° 1, lieu d’une intense activité de détournement de la BHD. D’emblée, il est intéressant de remarquer que, contrairement à l’image du toxicomane nomade ou drifter (Lalander, 2003), pris dans la « galère » qui accompagne certaines pratiques de toxicomanie, ces usagers intensifs de la BHD injectée sont sédentarisés.

Vient ensuite la question de l’interprétation de la place de la pharmacie dans cette enquête. Est-elle tout simplement un proxy (indicateur indirect) des interactions sociales et des conditions matérielles associées au monde des consommateurs intensifs de BHD ? Constitue-t-elle un pôle d’attraction d’un type particulier d’usagers par sa politique de tolérance vis-à-vis des consommateurs de drogues par injection et par l’offre du matériel nécessaire à la réduction des risques ? Elle défend, comme nous l’avons vu, une politique de réduction des dommages et, d’après nos entretiens, conçoit et traite l’usager de drogues comme un simple citoyen et « client ». Néanmoins, pour être en mesure de traiter réellement la question, il aurait fallu pouvoir comparer les usages des clients des deux pharmacies appliquant à Marseille une politique similaire de santé publique. Les usagers de la Pharmacie n° 2 étaient trop peu nombreux (7 / 62) pour faire une comparaison sérieuse. D’ailleurs, selon les pharmaciens et les intervenants de terrain, les clients de la Pharmacie n°1 étaient « du quartier », à la différence des clients de la Pharmacie n° 2.

Dans cette étude, nous avons identifié par le biais de variables individuelles, ce que nous appelons des mondes de la drogue. Les recherches sur les mondes contemporains de la drogue sont très diverses. Notre enquête porte sur une population particulière et ne prétend pas établir de généralités. Elle décrit des individus qui, en moyenne, sont plutôt âgés et qui s’injectent des drogues depuis longtemps. Cette enquête ne comprend pas les jeunes consommateurs, les usagers mobiles et les migrants récents, qui composent pourtant les mondes des drogues injectables à Marseille vers la même époque (Lovell, 2007). Les quelques femmes visées par cette enquête étaient trop peu nombreuses pour qu’on puisse examiner des différences de genre.

La construction de notre échantillon a contribué à modeler les caractéristiques des participants à l’enquête, laquelle se limite aux utilisateurs de dispositifs de bas seuil et donc les plus aux marges du système de soins. Malgré le nombre modeste de participants, nous avons pu montrer des différences entre les utilisateurs d’un médicament détourné de son usage médical et les usagers d’une drogue, la cocaïne.

Nos données souffrent néanmoins du fait qu’elles limitent les pratiques et les risques aux catégories définies par les chercheurs en santé publique. Même quand les outils ont été développés en collaboration avec les usagers de drogues (voir notre description de la construction de l’outil « Situations exceptionnelles »), l’objectivation, les modalités de passation du questionnaire et le contexte de l’enquête risquent toujours de déformer le point de vue de l’usager. Si nos outils ont révélé des différences entre les caractéristiques du détournement de la BHD et les caractéristiques positives ou négatives d’autres espaces de consommation, la signification des pratiques, des modes de consommation et des liens entre les usagers mériterait d’être approfondie par une approche qualitative. D’un point de vue épistémologique, ni les méthodes quantitatives ni les méthodes qualitatives ne peuvent prétendre obtenir la « vérité ». Les approches anthropologiques permettent néanmoins de restituer les points de vue des usagers et d’étudier l’évolution historique, spatiale et socioculturelle des modes de vie et des mondes auxquels ils appartiennent. Une étude anthropologique sur le fuitage des produits de TSO et sur leurs usages détournés enrichirait certainement d’un nouveau point de vue les questions soulevées ici.

Dans l’avenir, pour mieux comprendre le rapport entre fuitage pharmaceutique, usage détourné et contexte, une enquête multi-niveaux nous semblerait mieux adaptée. Toutefois, les analyses contextuelles, très utilisées ces dernières années en épidémiologie sociale (Macintyre et Ellaway, 1998 ; Roux, 2001 ; Goldberg, Melchior et coll., 2003), posent encore des problèmes d’inférence causale, de telle sorte que certains auteurs jugent impossible de montrer un « effet des paramètres de quartier » indépendant, le « quartier » résultant lui-même des interactions sociales de ses membres, y compris des sujets sur lesquels on cherche à comprendre l’effet du contexte (Oakes, 2004). En l’absence de méthodes et de modèles susceptibles d’isoler un effet indépendant du contexte, l’étude que nous avons menée pourrait être augmentée d’un volet anthropologique portant sur la relation entre l’offre des pharmacies, les conditions de vie du quartier, et les trajectoires de ceux qui appartiennent toujours au monde de la drogue. Une approche anthropologique complémentaire nous semble indispensable pour interpréter, du point de vue du contexte, les effets saisis au niveau quantitatif.

Conclusion

Le phénomène du fuitage pharmaceutique est observé dans beaucoup de pays et de milieux sociaux. La buprénorphine haut dosage n’est pas un cas unique de médicament circulant entre la sphère médicale et divers lieux de vie, et les usages décrits ici ne reflètent ni les usages typiques de ce médicament ni son utilisation médicale. Il serait utile de vérifier s’il s’agit d’un cas spécifique en enquêtant sur le fuitage d’autres médicaments pour l’addiction et de médicaments non TSO, mais dits « sensibles ».

Notre étude a révélé un double paradoxe. D’une part, le fuitage de la BHD conduit à la reconfiguration de l’usage de ce médicament, selon un modèle de consommation intensive caractéristique de l’usage de l’opiacée qu’il est censé remplacer. D’ailleurs, dans notre enquête, ce nouvel usage correspond davantage aux pratiques à risque, définies par les politiques de santé publique pour les dommages et la transmission des virus, qu’à l’usage de la cocaïne, associée à ces risques dans d’autres enquêtes.

D’autre part, la consommation intensive de BHD finit par stabiliser les usagers. Les objectifs de stabilisation, préconisés par l’AMM du Subutex® en France (Lovell, 2006) sont entre autres : la réintégration dans le monde du travail, l’accès à un domicile fixe, la couverture de droit commun en matière de santé, etc. Dans le cas de notre enquête, une stabilisation caractérise ceux qui font un usage détourné du médicament aussi bien que les autres UDI.

Du point de vue des politiques de santé publique, nos résultats soulèvent des questions actuellement examinées en France comme une plus grande surveillance des médicaments dits « sensibles » ; la régulation de leur usage par des conventions entre patients, médecins généralistes et pharmaciens ; l’amélioration des dispositifs de réduction des dommages ; ou encore le remplacement éventuel du Subutex® par le suboxone. Ces questions ont été traitées ailleurs (Feroni et Lovell, 2007).

D’un point de vue sociologique et anthropologique, nos résultats montrent comment le suivi d’un médicament et de ses usages détournés peut déboucher sur l’analyse de processus sociaux plus larges. Grâce à nos observations sur le contexte dans lequel s’inscrit l’usage détourné de la BHD, nous pensons avoir renouvelé l’interprétation d’une place – parmi d’autres – que peut avoir ce médicament dans l’organisation sociétale. Dans notre étude, les consommateurs intensifs de BHD semblent enfermés dans un monde qui tourne autour des pratiques et du mode de vie liés à l’injection de la BHD. Ce sont des marginaux dans leur quartier.

La combinaison chez ces personnes d’une marginalité des pratiques et d’une intégration marginale par rapport au quartier renvoie à l’idée d’une population laissée en jachère. Leur condition serait en quelque sorte typique de ce que l’anglais désigne par le terme abeyance. La sociologie historique anglophone caractérise ainsi le renoncement provisoire d’une institution à traiter des problèmes et des populations dont elle a la charge. Le retrait, au moins temporaire, que symbolise cette « mise en jachère » – le terme traduit à dessein la déshumanisation inhérente à ce processus – s’accomplit en général en déléguant cette charge, et en reléguant les populations concernées à des institutions ou à des modes de vie (« soupapes ») de nature à absorber ces excédentaires, qui ne trouvent pas de place dans l’économie de marché et / ou dans la vie sociale ordinaire. Ainsi, les sectes, les mouvements contre-culturels, les armées, les réseaux de foyers « temporaires » pour sans-abri, certains types d’écoles ou de formations, des formes d’errance institutionnalisée constituent autant d’exemples de mécanismes d’abeyance mis en oeuvre pour absorber ou neutraliser les surnuméraires (Hopper et Baumohl, 1994 ; Baumann, 2004). Cette notion de mise en jachère ne pourra se justifier que par l’immersion dans ces contextes et par l’étude anthropologique des trajectoires, des interactions, des normes, des réseaux et de l’environnement propres à des populations comme celle que nous avons étudiée.

La sociologie et l’anthropologie du médicament sont des champs d’études relativement récents. L’observation du fuitage pharmaceutique pose la question de savoir jusqu’à quel point un médicament est défini par ses usages. Le fuitage apparaît dès lors comme un outil heuristique, qui interroge le regard et les définitions proprement médicales sur l’usage des médicaments. Nous espérons avoir montré par cette recherche que son étude objective peut contribuer non seulement à une meilleure application des politiques de santé publique, mais aussi à la réflexion sur les processus à l’oeuvre dans nos sociétés.