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Cet article résulte d’une réflexion autour de l’idée d’un usage néo-traditionnel des psychotropes. D’entrée de jeu, on peut se demander : qu’est-ce qu’un « usage néo-traditionnel » ? Allier le préfixe « néo », ce qui est nouveau, avec le suffixe « tradition », ce qui est hérité du passé, ne revient-il pas à créer un oxymoron ? Le nouveau ou le moderne ne s’oppose-t-il pas en principe à l’idée que l’on se fait du traditionnel ou de la tradition ? Bref, peut-on parler d’usage néo-traditionnel de psychotropes et, si oui, qu’est-ce que cela implique et signifie ? Telle est en toile de fond la question qui traverse de bout en bout la construction de cet article. Mon intention n’est pas cependant de définir stricto sensu ce qu’est un usage néo-traditionnel, mais de me servir de cette expression comme prétexte pour explorer différents contextes d’usage de psychotropes et comprendre la mouvance des normes et des représentations qui les légitiment. Aussi, dans l’esprit de cet article, sans a priori de départ, le qualificatif « néo-traditionnel » a été considéré comme un « mot-valise » recouvrant d’autres expressions non moins claires ou faciles à définir, telles que néo-chamanisme, nouvelles religions, New Age ou, encore, « néo-tribalisme » (Maffesoli, 1988, p. 116).

Le flou qui entoure l’étiquette « néo-traditionnel » est d’autant plus confondant qu’il existe une multiplicité de façons de concevoir les rapports tant avec la tradition qu’avec la nouveauté. À un extrême, si l’on s’en tient à l’interprétation de l’anthropologue Marshall Sahlins, le néo-traditionnel se confond avec le traditionnel. « Paradoxalement, écrit Sahlins (2007, p. 320), presque toutes les cultures ‘‘ traditionnelles ’’ étudiées par les anthropologues, et décrites comme telles, étaient en fait néo-traditionnelles, c’est-à-dire déjà transformées par l’expansion occidentale. » À un autre extrême se situent des pratiques que l’on peut également qualifier de « néo-traditionnelles » et qui ne se fondent sur aucune tradition ancestrale en particulier. Il peut s’agir de pratiques résultant d’un composite d’éléments culturels disparates, comme il peut s’agir de « traditions » émergentes et aux statuts normatifs précaires, socialement parlant. On peut penser, dans le premier cas, à certaines pratiques corporelles ou pratiques du Soi s’inscrivant dans la mouvance (thérapeutique) New Age ou, dans le deuxième, aux nouvelles formes de ritualité de la jeunesse que sont, par exemple, les Rave ou la culture Techno en général.

J’émets l’hypothèse que ce qui relie, à des degrés divers, l’ensemble hétéroclite de pratiques que l’on qualifie, explicitement ou implicitement, de « néo-traditionnelles » est la volonté de normaliser contextuellement des usages revendiquant une filiation avec une ou des traditions plus ou moins (re)connues. Toutefois, ces usages, du point de vue des valeurs et des référents identitaires de la société englobante, restent marginaux, voire parfois déviants. En me focalisant sur l’usage des psychotropes, je tâcherai plus spécifiquement dans cet article d’expliquer les caractéristiques de ce processus de normalisation des pratiques potentiellement générateur de nouvelles ritualités, voire de nouvelles traditions du point de vue des personnes et des groupes concernés.

Mais avant d’aborder la question plus spécifique des usages néo-traditionnels, je me pencherai sur les contextes et les fonctions des usages dits « traditionnels ». Les exemples du chamanisme et du néo-chamanisme, considérés ici comme des figures types de pratiques traditionnelles et néo-traditionnelles, serviront ensuite à mieux comprendre ce qui les distingue sur le plan social et identitaire. En plus de mettre en relief la mouvance des traditions, l’exemple du chamanisme et de ses pratiques dérivées permettra de dégager le rôle déterminant que certains intellectuels ont joué et continuent de jouer dans la reconnaissance et la construction de nouvelles normes d’usage. Cela m’amènera, enfin, à soulever les nouveaux enjeux liés aux statuts et à la légitimité des pratiques traditionnelles et des traditions émergentes dans le contexte de la mondialisation des cultures et de l’information.

Usages traditionnels des psychotropes : contextes et fonctions

De tous les temps, les psychotropes ont fait partie à leur état naturel de l’environnement des humains. Que ces substances d’origine surtout végétale, mais aussi animale et même minérale aient été utilisées importe peu ici[1]. Il est toutefois certain que les peuplades anciennes ont acquis au fil de leur existence un savoir régissant leurs usages. On peut imaginer que par un jeu d’essais et erreurs, elles ont accumulé des connaissances sur leurs propriétés et leurs toxicités. Le partage et la diffusion de ce savoir vernaculaire ont certainement eu leur importance dans la régulation des usages et des interdits au sein de ces groupes.

Bien que les premiers vestiges témoignant de la présence des psychotropes dans la vie des sociétés remontent au néolithique, voire au paléolithique, on connait peu de choses exactes sur leurs fonctions et leurs contextes d’usage avant l’histoire moderne. Nous savons néanmoins, grâce aux découvertes dans les sépultures et les traces iconographiques laissées par les sociétés, que ces usages s’inscrivaient dans le cadre de pratiques hors de la vie ordinaire des différents membres des populations. Sans taxer a priori ces pratiques de « sacrées », une notion biaisée qui présuppose sa distinction claire des « pratiques profanes », il est toutefois possible de dire que celles-ci étaient teintées de symbolisme révélant tantôt leurs dimensions supranaturelles, tantôt l’univers mythologique auquel elles sont rattachées.

Les témoignages anciens sur les usages des psychotropes proviennent principalement d’individus étrangers aux communautés et aux groupes culturels dans lesquels ces pratiques avaient cours[2]. Dans tous les cas, pour reprendre Sahlins, il s’agit de représentations que l’on peut qualifier de « néo-traditionnelles ». Bien que la connaissance des traditions originaires soit limitée, voire subjectivement biaisée, il demeure possible de dégager quelques généralités à propos des « usages traditionnels » des psychotropes. La première, et probablement la plus significative, est que ces usages s’inscrivent dans des cadres spécifiques. Ils se déroulent dans des espaces-temps bien définis ; sinon, ils sont réservés à des groupes d’individus bien identifiés par leurs liens privilégiés avec la ou les substances psychotropes. Les usages déviants ou hors contextes restent choses du possible, mais doivent être exceptionnels dans la mesure où les règles d’interdépendance qui régissent ces types de communauté laissent peu de place à toutes formes de dérogation mettant en péril l’unité du groupe et la pérennité de ses institutions.

Les traditions ne sont ni figées dans le temps ni dans l’espace, même si pour se légitimer elles se réfèrent souvent à des temps immémoriaux et au sol commun des appartenances. Elles ne sont pas a priori adaptées aux réalités émergentes et elles doivent être en mesure de s’ajuster lorsque des changements brusques ou radicaux menacent l’ordre ancien et la reproduction sociale. À défaut de lutter contre leur disparition en choisissant la voie de l’intégrisme, elles doivent faire preuve d’innovation et de flexibilité si elles veulent perdurer dans le temps et l’espace. Bref, les traditions sont mouvantes, et c’est le propre de leurs réalités de composer avec les éléments exogènes qui les menacent et / ou les enrichissent, selon le cas.

Catégoriser une pratique ou un ensemble de pratiques comme étant « traditionnel » implique la reconnaissance d’un lien d’identité entre les individus et les groupes qui s’adonnent à ces pratiques. La tradition fonde une filiation identitaire entre ceux et celles qu’elle concerne et relie. Mais tous les individus d’un même groupe ne partagent pas les mêmes rapports avec la tradition, en particulier dans les sociétés pluralistes où cohabitent et se concurrencent plusieurs traditions et normes culturelles. Ces rapports varient intrinsèquement selon les statuts, les rôles et les représentations, de même qu’extrinsèquement en fonction des processus d’acculturation qui marquent distinctement les groupes, les individus et les pratiques.

Un usage traditionnel de psychotropes constitue dans son contexte originaire un marqueur identitaire. Il est en ce sens un trait distinctif du groupe d’appartenance. Les attentes face à cet usage sont socialement et culturellement déterminées. L’usager se conforme aux modèles et aux normes établis comme s’il suivait un scénario déjà écrit. Par sa capacité de modifier les rapports au temps et à l’espace, l’expérience traditionnelle des drogues est parfois interprétée comme un retour aux sources de la tradition. Ainsi, prétend Marino Benzi (1972, p. 412), chez les Huichols du Mexique, l’usage rituel du peyotl[3] « recrée l’Espace mythique et le Temps primordial, le Temps de l’origine de toutes choses ». « La drogue leur fait prendre conscience de l’origine divine de la tradition. » En retournant à la « Demeure Divine », l’officiant chamane peut ainsi dire qu’il a « vécu la tradition » (id.)[4]. L’expérience des psychotropes serait même, aux dires de certains auteurs[5], à l’origine de l’expérience religieuse et de la naissance des religions.

Les usages traditionnels des psychotropes sont indissociables des contextes spécifiques dans lesquels ils s’inscrivent, mais aussi des contextes sociaux élargis avec lesquels ils s’articulent symboliquement. Ils sont sanctionnés par la culture, mais leur reproduction sociale dépend pour une large part de leurs précédents succès. Si la tradition est héritée du passé, elle se légitime au présent par ses réalisations concrètes.

Délimités par leur cadre contextuel, les usages traditionnels des drogues s’expliquent par leurs fonctions. Ces fonctions sont déterminées par les propriétés que l’on accorde aux psychotropes. Il est possible de diviser ces fonctions en quatre grandes catégories. À noter que ma classification n’a ici qu’une visée heuristique et qu’elle ne se veut pas exhaustive, alors qu’une même substance peut remplir plusieurs fonctions et ainsi se ranger systématiquement dans l’une ou l’autre de ces catégories selon leur contexte d’usage[6].

En gros, les psychotropes sont utilisés traditionnellement pour leurs propriétés : (1) alimentaires ou roboratives (sucre[7], café, bétel, Kola, coca, Khat, alcool[8], vin[9], tabac à chiquer, iboga[10], etc.) ; (2) médiumniques ou magico-religieuses (datura, volubilis, mandragore, peyotl, cactus San Pedro, champignons hallucinogènes, cannabis, ayahuasca, iboga, tabac, coca, etc.) ; (3) curatives ou médicinales (opium, tabac[11], pommades ou décoctions « alchimiques »[12], peyotl, ayahuasca, etc.) ; (4) d’agrégation ou d’adjuvant social[13] (principalement l’alcool dans des contextes de licence festive : bacchanale, saturnales, carnaval, etc., mais également le cannabis dans certains rites /contextes de « communion » collective ou encore, de nos jours, certaines drogues de synthèse à dessein hédonistique).

Encore une fois, toutes ces catégories peuvent se combiner et se permuter au sein d’un même système symbolique, alors qu’une même substance peut jouer un rôle distinct selon les contextes et les types d’usage. Les traditions d’usage sont elles-mêmes susceptibles de changer avec le temps et la transformation des contextes globaux dans lesquels ces usages s’inscrivent et prennent sens. L’histoire de la coca dans les pays andins en est un bon exemple[14].

À l’époque des Incas, l’usage régulier de la coca sous forme de feuilles à mâcher était l’apanage des messagers de l’État – chaskis – qui devaient, dans leurs fonctions, courir de longues distances. L’utilisation de la coca était sinon principalement réservée à l’élite dans des cadres rituels précis : soit pour ses propriétés médicinales, soit comme offrande, soit à des fins divinatoires. Tout usage non régulé était sujet à de sévères réprimandes de la part de l’Inca et de ses représentants. Ce n’est qu’après la conquête espagnole que la consommation journalière de la coca, pour ses propriétés roboratives, s’est répandue parmi les couches basses de la population autochtone des hauts plateaux andins pour devenir la norme. En effet, les conquérants ont tôt fait de réaliser que le rendement productif des Amérindiens était bien moindre sans l’apport de la coca, en particulier dans le travail éreintant des mines d’argent. L’Église catholique, qui condamna d’abord l’usage de la coca, n’en était pas à un paradoxe près, puisqu’en plus de s’enrichir en percevant une partie des impôts sur sa production, elle devint un de ses principaux producteurs. Ainsi naissait la tradition, maintenant séculaire, de l’usage quotidien de la coca à chiquer que l’on observe encore aujourd’hui parmi la population des Andes. Il faudra attendre la fin du 19e siècle et l’extraction de l’alcaloïde de la coca – la cocaïne – pour voir apparaître de nouvelles formes d’usage de ce psychotrope, d’abord à des fins thérapeutiques[15], puis à des fins récréatives. À la même époque, l’usage de la coca se diffusa parmi les élites européennes sous la forme d’un breuvage macéré réputé pour ses propriétés tonifiantes. Le vin de Mariani aussi appelé le « vin des papes » était certes, alors, la plus célèbre des boissons fermentées à la base de coca (Mortimer, 1901), dont le Coca-Cola ne fut au début qu’une pâle imitation.

Si certains psychotropes sont utilisés pour leurs propriétés curatives, il importe toutefois de distinguer leur usage comme élément de la pharmacopée traditionnelle, des usages « médiumniques » de type chamanistique. En effet, même si les rites chamaniques peuvent être réalisés à des fins « médicinales », les psychotropes ne sont généralement pas utilisés tel un remède qui guérit, mais plutôt pour accéder à la réalité surnaturelle qui explique les causes du mal et de la maladie ainsi que ses traitements possibles. Très souvent, lors de ces rituels, seul le chamane ayant accès à l’univers des esprits auxiliaires utilise le ou les psychotropes pour ses propriétés médiumniques. L’usage du psychotrope facilite alors la communication avec les sources invisibles du mal que l’on doit traiter. Il est même possible que la personne souffrante, ou par laquelle le mal se manifeste, ne soit pas présente lors de ces rites de guérison, puisque tout se déroule entre le chamane et les forces surnaturelles que lui seul saura décoder et apaiser. Les « hallucinogènes » sont dans ce contexte « des déclencheurs et des amplificateurs d’un discours latent que chaque culture tient en réserve, et dont les drogues permettent ou facilitent l’élaboration » (Lévi-Strauss, 1973, p. 274). L’efficacité symbolique de la cure chamanique repose sur la capacité à fournir au malade un langage lui permettant de verbaliser sur son état en vue de rétablir un parallélisme harmonieux entre les opérations du traitement et l’espace mythique des représentations[16].

Les psychotropes peuvent être utilisés par les chamanes comme « des déclencheurs et amplificateurs d’un discours latent ». Ils peuvent aussi être intégrés pour leurs vertus curatives « magico-religieuses » dans les décoctions ou pommades servant au traitement des malades. Chez les Huichols du Mexique, on parle même du « Dieu-Peyotl » pour qualifier cette drogue que l’on vénère[17]. Même lorsqu’il est ingéré par le « malade » ou le néophyte, les visions des Huichols sous l’effet du peyotl sont culturellement déterminées et suivent le « déroulement complet d’une action », avec un début et une fin, « comme dans un récit » (Benzi, 1972, p. 411).

Cette trame expérientielle fonde la norme d’usage, comme elle balise le mode d’emploi des substances psychotropes. Ces usages peuvent être quotidiens, suivre le fil aléatoire des événements de la vie ou ponctuer les cycles temporels de la reproduction sociale. Ils ne s’insèrent pas moins dans des espaces-temps en marge des pratiques courantes des membres de la société. Dans tous les cas cette marge est socialement intégrée, bien qu’elle puisse illustrer l’envers de l’ordre social. C’est le cas notamment de certains rites de passage et d’inversion, tels que le carnaval qui renverse, durant un temps déterminé, l’ordre social et ses rapports hiérarchiques habituels. Dans ces moments de licence festive, les beuveries sont encouragées et jouent un rôle de lubrifiant social. La période plus ou moins indéterminée que l’on appelle au Québec « le temps des fêtes »[18] est en quelque sorte une réminiscence de traditions médiévales, fondées sur le cycle des saisons et le calendrier agricole, où l’on s’adonnait à des excès d’alcool et de nourritures avant la disette hivernale. Encore aujourd’hui, il s’agit d’un temps social suspendu où la prise d’alcool est à la fois encouragée et régulée par la mise en place de moyens de prévention des méfaits liés aux excès[19]. Dans tous les cas, les périodes de licence festive sanctionnées par la tradition doivent se terminer pour revenir au cours régulier de l’ordre des choses. Si l’on inverse ou suspend, durant un temps déterminé, l’ordre social habituel, c’est pour mieux le renforcer ensuite.

Chamanisme, néo-chamanisme et mouvance des traditions

Lorsqu’il est question d’usages néo-traditionnels de psychotropes, l’exemple du néo-chamanisme est l’un des premiers qui viennent à l’esprit. La mouvance néo-chamanique qui s’amorce dans les années 1970 est en effet fortement associée à la découverte par une certaine « jeunesse » des plantes psychédéliques et de leurs usages ritualisés dans des contextes de type chamanique. Le prosélytisme de certains ouvrages, soi-disant anthropologiques[20], prêchant les vertus des « drogues naturelles » et leurs usages traditionnels, n’est pas étranger à l’engouement qui entoura cette « découverte »[21] et qui se traduisit concrètement dans la foulée du mouvement New Age des années 1980 par l’essor du « néo-chamanisme ».

Mais qu’est-ce que le néo-chamanisme ? Qu’est-ce qui le distingue du chamanisme proprement dit ? On ne peut répondre à ces questions en quelques pages, d’autant plus qu’il s’agit de phénomènes qui recouvrent une multiplicité de réalités. Il n’existe pas un modèle unique et universel du chamanisme qui vaut pour toutes les situations. Le chamanisme comme le néo-chamanisme sont des constructions intellectuelles, dans la mesure où ils n’existent pas comme catégorie spécifique dans aucune langue vernaculaire[22]. Par définition, le chamanisme désigne le champ d’actions du chamane – saman – un mot hérité des Toungouse de la Sibérie, mais dont la signification et l’origine demeurent contestées[23]. Si le modèle sibérien est souvent cité comme le prototype de tous les chamanismes, force est de constater que sous le vocable « chamanisme » viennent se ranger des réalités et des pratiques très éloignées de ce modèle originaire[24].

Un des traits distinctifs du chamanisme primitif ayant le plus captivé l’attention des chercheurs, et qui est largement repris dans le néo-chamanisme, est ce qui est devenu commun d’appeler le « voyage chamanique ». Le chamane est un personnage qui « voyage » beaucoup. Il est capable de « vols magiques » pouvant le mener jusqu’à la lune, mais c’est surtout sa capacité de voyager parmi les « mondes surhumains » des esprits auxiliaires qui le caractérise et fait de lui un être d’exception. Selon les groupes ethnoculturels, ces esprits prennent différentes formes (ancêtres, défunts, lieux physiques, personnages mythiques, pointes de flèches ou autres artefacts, etc.). Mais dans une majorité de cas, ils se présentent sous la forme d’éléments de la nature, en particulier d’animaux réels ou mythiques. Ces esprits deviennent les alliés du chamane dans la résolution des enjeux où il est appelé à intervenir, enjeux d’ordre thérapeutique, magico-religieux, voire politique. L’intervention du chamane consiste principalement à rétablir les équilibres écologiques, climatiques et biologiques ainsi que parfois l’équilibre social (Perrin, 1995, p. 9). Dans tous les cas, son rôle en est un de médiation : médiation entre les hommes et les animaux, entre ce monde-ci et l’autre monde, entre la vie et la mort, mais aussi entre les sexes[25]. B. Saladin d’Anglure (1998) parle de « médiations chamaniques » pour caractériser le système de relations qu’est le chamanisme.

À la suite de M. Eliade, il est devenu commun d’associer le « voyage chamanique » à l’état d’extase dans lequel serait plongé le chamane au moment du dit voyage. Pour cet historien des religions, l’extase est le trait essentiel du chamanisme, la marque du sacré. Le chamane, dit-il, « est le spécialiste d’une transe, pendant laquelle son âme est censée quitter le corps pour entreprendre des ascensions célestes ou des descentes infernales » (1983, p. 23). Eliade reconnaît toutefois que le chamane ne détient pas le monopole de l’expérience extatique et que s’il est un « magicien », ce ne sont pas tous les magiciens qui sont des chamanes.

En réduisant le chamanisme aux « techniques archaïques de l’extase », Eliade est lui-même conscient que l’on pourra confondre le chamanisme avec d’autres phénomènes tels que la « possession ». Si le chamane peut parfois être possédé par les esprits, il ne se transforme jamais pour autant « en leur instrument » (id., p. 24). Sauf exception, le chamane exerce toujours un certain contrôle sur son « voyage » ; ce qui n’est pas le cas, par exemple, des possédés des cultes de possession qui deviennent littéralement l’instrument ou le réceptacle de l’esprit ou de la divinité qui les possèdent. Cette remarque a son importance pour notre propos dans la mesure où la prise de psychotropes est l’un des moyens possibles pour accéder à la transe chamanique. Si le recours aux psychotropes est nécessaire à la réalisation du « voyage chamanique », le chamane se doit d’en maîtriser l’usage et ses effets.

La focalisation sur les états de transe et d’extase est non seulement source de confusions[26], mais limite la compréhension du chamanisme en tant que « fait social total ». L’ethnologue Roberte Hamayon (1995) dénonce le biais interprétatif selon lequel le « voyage chamanique » correspondrait à un état de transe ou d’extase. Il en découle une « association automatique » entre « état altéré de conscience » et « chamanisme ». Or, précise-t-elle, malgré l’apparence de scientificité de la terminologie des « états de conscience »[27], associer le fait de « chamaniser » à un état de conscience – si flou soit-il – revient à reprendre la même attitude déterministe établissant une « association symétrique entre contrôle de soi et absence de pratique chamanique »[28]. En effet, le chamanisme a longtemps été dévalué, voire combattu, sous le régime soviétique et sa propagande athéiste parce qu’il était associé à la magie, la sorcellerie ou autres formes élémentaires de la vie religieuse. L’irrationalité apparente de certaines pratiques chamaniques, comme l’étrangeté du personnage chamane, était expliquée à la lumière des interprétations psychopathologiques. On doit principalement à M. Eliade, en associant les techniques archaïques de l’extase à l’expérience mystique des religieux, d’avoir sorti le chamane et le chamanisme du paradigme de l’anormalité dans lequel ils étaient jusqu’alors relégués[29].

Si le chamane et le chamanisme trouvent peu à peu, à la suite d’Eliade, la voie de la normalité, on ne peut pas en dire autant de l’usage des psychotropes. L’usage de substances psychoactives est l’une des techniques (jeûne, immobilité, automutilation, danse, musique, etc.) à la disposition du chamane pour entrer en « transe » et réaliser le voyage chamanique, mais une « technique aberrante » selon Eliade (1983, p. 383). L’usage de narcotiques, dit-il, « dénote plutôt la décadence d’une technique d’extase ou son extension à des populations ou des groupes sociaux “ inférieurs ” » (id., p. 371)[30]. Les narcotiques ne sont à ses yeux « qu’un substitut vulgaire de la transe “ pure ”[31] ».

La prise de substance hallucinogène serait un moyen plus facile, mais surtout plus rapide de réaliser le voyage chamanique. Aussi, note M. Perrin, dans plusieurs sociétés, l’aptitude à se passer de la drogue serait interprétée, lorsque l’on est un grand chamane, comme le signe d’une grande maîtrise. Dans certaines sociétés amazoniennes, « le chamane confirmé n’utilisera plus l’ayahuasca mais seulement le tabac » (Perrin, 1995, p. 49)[32]. Mais peu importe la technique utilisée, le voyage chamanique se déroule toujours selon un scénario déterminé propre à la culture d’origine des initiés. Ce qui n’est pas a priori le cas dans le néo-chamanisme.

Comme pour le chamanisme, l’usage de psychotropes n’est pas un préalable à la pratique du néo-chamanisme. Il existe en fait une diversité de pratiques soi-disant « néo-chamaniques » allant de la consultation psychothérapeutique aux techniques corporelles, en passant par la démarche artistique et l’expérience religieuse. Une rapide recherche sur Internet de l’offre de services néo-chamaniques (ou chamanisme pour Occidentaux) permet de constater que nombreux sont les groupes et les « néo-chamanes » qui insistent sur le fait que l’usage de psychotropes ne fait pas partie de leurs pratiques[33]. À côté, on trouve d’autres groupes, ne se définissant pas comme néo-chamaniques, mais qui proposent des services (tourisme culturel, thérapie alternative, croissance personnelle, etc.) dans lesquels l’usage de psychotropes dans un contexte d’inspiration chamanique constitue une composante importante de leur « spécialité ».

Lorsque l’on parle de néo-chamanisme, on réfère normalement à des pratiques qui sont déracinées de leur contexte social d’origine. Ces pratiques peuvent s’inspirer d’une ou de plusieurs traditions – chamaniques ou non – mais ne sont pas propres au paysage social global où elles se déroulent, sinon à l’identité ethnoculturelle de ses pratiquants. La fonction sociale qui caractérise le chamanisme traditionnel est extirpée au profit de la valorisation de la démarche personnelle. Le « voyage chamanique » ne s’inscrit plus nécessairement dans une trame sociale définie, même si les référents symboliques peuvent avoir une connotation identitaire (sociale, culturelle, religieuse, etc.) significative pour les personnes concernées.

La transformation de la performance chamanique en une « pratique du soi » et un produit de consommation se traduit par la transformation non seulement des contextes rituels traditionnels, mais aussi du processus d’initiation à ces pratiques. Il suffit parfois d’un voyage en terres chamaniques ou même d’un week-end passé parmi un groupe néo-chamanique pour devenir un « initié ». Dans certains cas, on préconise même « l’autoproclamation et l’autoemploi » de pratiques dites chamaniques (Hamayon, 2003, p. 31).

Plusieurs chercheurs nous mettent en garde contre la dangerosité potentielle de certaines pratiques où l’on fait un « usage détourné » de psychotropes utilisés originairement par les chamanes. P. Deshayes (2004, p. 11) cite en exemple les conséquences parfois catastrophiques « d’initiations chamaniques amazoniennes mal vécues » alors que le nombre de plaintes à propos de ces « pseudo-initiations » est en croissance. S’il ne fait aucun doute que l’expérience des drogues est structurante en contexte chamanique traditionnel, « chez nous, elle détruit » dit sans détour M. Perrin (1985). Au contraire des peuples de traditions chamaniques, les Occidentaux n’ont pas, précise l’anthropologue, un « ailleurs » bien défini où aller sous l’effet des drogues hallucinogènes. Conscients des dérapages possibles et des accusations de charlatanerie qui les menacent, plusieurs chamanes, « néo-chamanes » ou guérisseurs (néo)traditionnels ressentent aujourd’hui le besoin de s’organiser en association de façon à régulariser leurs pratiques dont l’emploi, s’il y a lieu, des drogues dans leurs fonctions[34].

Mouvance chamanique et syncrétismes religieux

L’usage de substances hallucinogènes en dehors de leur cadre normatif traditionnel représente des risques bien réels, d’où l’importance de la légitimité du contexte dans le lequel ces « néo-usages » se déroulent.

De la mouvance chamanique sont issues de nouvelles traditions ou « néo-traditions » qui, sans se définir comme « néo-chamaniques », adoptent sous forme de syncrétismes des éléments du chamanisme traditionnel. L’exemple le plus éclairant est certes celui du « culte du peyotl » qui se répand, à partir environ de 1885, du sud du Texas jusqu’au Canada et qui est aujourd’hui pratiqué dans une cinquantaine de réserves amérindiennes (Bellinger, 2000, p. 648). S’inspirant de la dévotion envers le peyotl des populations du nord du Mexique, dont les Huichols, le culte du peyotl s’inscrit à l’origine dans un mouvement de résistance à la société dominante et au christianisme. Les formes du culte prendront des connotations spécifiques selon l’interprétation des différents prédicateurs visionnaires. Pour certains, l’usage du peyotl a « la même valeur cultuelle que l’hostie eucharistique ». En 1914, le culte du peyotl fut enregistré officiellement sous le nom de Church of the First Born, puis, en 1918, sous celui de Native American Church (id., p. 649). Valorisé et même légalisé à partir de 1977, l’usage du peyotl est restreint au cadre normatif du culte. Tout usage en dehors de ce contexte institutionnalisé reste déviant. Boyer et ses collaborateurs (1997) rapportent l’exemple d’une réserve apache où l’usage du peyotl a été à la source de graves conflits à partir du moment où son usage en dehors du culte est devenu un terrain propice à l’expression de rivalités chamaniques et d’attaques de sorcellerie. Les hostilités qui ont pris une tournure sanglante ont été attribuées au peyotl et son usage a été banni par la communauté.

L’Église du Santo Daime[35] au Brésil est un autre exemple de « néo-tradition » née de la mouvance et du métissage de traditions chamaniques avec d’autres traditions religieuses. Véritable syncrétisme, conciliant l’ensemble des principales sources religieuses du Brésil (amérindiennes, africaines, christianisme, spiritisme, etc.), le culte du Santo Daime est édifié autour de l’absorption ritualisée de la ayahuasca, breuvage sacré aux propriétés « hallucinogènes », dont la préparation est empruntée à la tradition chamanique[36]. L’usage de l’ayahuasca suit un protocole strict balisé par des restrictions alimentaires et sexuelles et est contrôlé par le principal officiant qui jauge les dosages selon les individus et l’expérience recherchée. Le Santo Daime se répand aujourd’hui avec la diaspora brésilienne jusqu’en Occident. Aussi, là où l’Église cherche à s’établir, elle doit composer avec les législations locales qui régissent, voire interdisent, l’usage de l’ayahuasca[37].

Les exemples du culte du peyotl et du Santo Daime illustrent bien la mouvance et le dynamisme des traditions tant dans leurs rapports avec d’autres traditions qu’avec la société englobante. Si l’on peut qualifier de l’extérieur la Native American Church et l’Église du Santo Daime comme étant « néo-traditionnelles », pour leurs fidèles, l’une et l’autre n’en sont pas moins des « traditions » héritées, par l’intercession de leurs fondateurs, du temps mythique des origines. Dans les faits, on constate que plusieurs pratiques dites « traditionnelles » par ceux et celles qui les ont adoptées et qui s’identifient culturellement à elles sont plutôt « néo-traditionnelles ». C’est le cas, par exemple, de certaines pratiques de groupes amérindiens du Subarctique et du Nord-Est. Dans leur quête identitaire et la guérison de leurs blessures ancestrales, plusieurs groupes « traditionalistes » ont reconstitué leurs propres traditions en empruntant à d’autres nations amérindiennes (qui, en d’autres temps, ont pu être leurs rivaux, voire leurs ennemis) des pratiques qui leur étaient jusqu’alors étrangères. La tente de sudation comme la « roue médicinale », qui sont aujourd’hui incorporées aux pratiques de guérison de nombreux groupes amérindiens du Canada, en sont des exemples. Si elles appartiennent à l’univers culturel des Amérindiens dans son ensemble, ces pratiques n’en sont pas moins « néo-traditionnelles » pour ces groupes qui ne les ont adoptées que tout récemment comme élément de « leur » tradition. Nous savons aussi que plusieurs de ces groupes, dans leur processus de reconstitution identitaire, entretiennent des relations étroites avec des groupes de traditions chamaniques du sud de l’Amérique et qu’ils pourront faire l’expérience des plantes sacrées hallucinogènes comme moyen de retourner aux sources de leur tradition et de leur culture. Parfois, des anthropologues ou autres intellectuels occidentaux s’immiscent dans ce processus de reconstruction identitaire des peuples autochtones en facilitant les contacts entre les groupes ou, même, en leur proposant de leur enseigner leurs traditions perdues. C’est un peu un des mandats que s’est donné la Foundation for Shamanic Studies, créée en 1970 par l’anthropologue Michael J. Harner, en voulant préserver la mémoire des traditions chamaniques[38]. C’est ainsi qu’en 1992, au lendemain de la tombée du régime soviétique, que Harner et son équipe sont débarqués en Mongolie dans le but de contribuer à la résurgence de pratiques chamaniques oubliées sinon confinées à la clandestinité lors de l’époque socialiste.

Néo-chamanisme ou polymorphisme chamanique ?

Doit-on parler de chamanisme, de néo-chamanisme ou de pratiques qui s’inspirent du chamanisme lorsque des pratiques oubliées ou empruntées à d’autres groupes sont intégrées aux traditions locales ? Au-delà d’une simple question de terminologie, il s’agit de reconnaître le prisme très large que couvre la mouvance chamanique. Si le « néo-chamanisme » dans sa forme occidentalisée et commerciale est avant tout une pratique du soi pour des Occidentaux en quête de spiritualité et de thérapies alternatives, il peut aussi être vu dans un contexte de métissage culturel entre les mondes autochtones et la société englobante comme un élément générateur de nouvelles pratiques traditionnelles. J.P. Chaumeil (1992) utilise l’expression « chamanismes à géométrie variable » pour qualifier les différentes formes de pratiques et de savoirs nés en Amazonie du mouvement d’échange entre les chamans urbains et leurs confrères indigènes. Ce mouvement est bidirectionnel puisque l’on observe « un afflux croissant de jeunes indigènes dans les villes pour y étudier les arts chamaniques auprès d’instructeurs métis qui, eux, développent la tendance inverse » (id., p. 99).

Les néo-chamanes que sont les chamanes urbains ou métis font preuve, dit J.P. Costa (2007, p. 97), d’un « exceptionnel polymorphisme ». Autant leurs pratiques peuvent-elles relever de la thérapie de groupe et du développement personnel, autant peuvent-elles s’inscrire dans le système de soins des populations locales. On adapte l’offre en fonction de la demande. Par exemple, les guérisseurs amazoniens pourront avoir recours dans leurs pratiques à des techniques chamaniques étrangères à leur tradition, mais sauront aussi moderniser leurs discours et leurs services en fonction du contexte et de la demande[39]. La marge de manoeuvre dont disposent les guérisseurs et les chamanes, qu’ils soient métis, urbains ou traditionnels, est propice à toutes sortes de dérives. Le prestige et les avantages financiers découlant de leurs pratiques peuvent être source d’envie et de conflits au sein des communautés, mais aussi être une source de motivation pour tous les charlatans voulant profiter de cette manne. Le chamane traditionnel, sollicité par une clientèle occidentalisée prête à payer le gros prix pour ses services, n’est pas lui non plus à l’abri des accusations de tromperie de la part des membres de sa communauté qui perçoivent d’un mauvais oeil le dessein pécuniaire de son entreprise. J.-P. Costa (id.) rapporte l’histoire d’un chamane shipibo très réputé s’étant attiré un peu malgré lui un certain succès auprès des Occidentaux, et qui a dû, la mort dans l’âme, s’expatrier de sa communauté, car on acceptait mal le prestige dont il s’ennoblissait et qui le hissait au-dessus des autres. Il partit s’installer près d’une grande ville amazonienne pour y fonder un Centre spirituel s’adressant exclusivement aux Occidentaux en quête de soins et d’enseignement chamanique.

La dimension pécuniaire, sinon commerciale des interventions, est souvent décriée comme un des principaux facteurs de dénaturation de la pratique chamanique traditionnelle, considérée comme étant la seule « authentique » par certains puristes. Or, il faut pouvoir relativiser cette affirmation. Déjà, dans les années 1940, A. Métraux (1967, p. 114) notait que « le chaman tire de gros profits de sa profession, car ses cures ne sont pas gratuites ». Certains « n’hésitent pas à se livrer à des tours de passe-passe » en vue d’accroître leur prestige. Dans les groupes où la division du travail est peu poussée, ils font figure de spécialistes et sont « les seuls », dit Métraux, « qui puissent s’enrichir par l’exercice d’une fonction » (id., p. 98). Si bien que certains chamanes se voient contraints par l’opinion publique à des distributions annuelles de biens sous peine de nuire à leur réputation qui peut s’étendre au-delà des limites du village et même de leur groupe d’appartenance.

Moins une stricte question d’argent, c’est l’occidentalisation de certaines pratiques chamaniques qui semble davantage être montrée du doigt lorsqu’il s’agit de démarquer ce qui appartient ou non à la tradition. Cette occidentalisation peut prendre différentes formes : ouverture d’un cabinet privé de consultation chamanique ; incorporation à la pratique traditionnelle d’éléments de la culture dominante, dont des éléments de son système de soins ; offre de services spécialisés dédiés uniquement à une clientèle occidentale ; couplage ou métissage avec d’autres traditions tant spirituelles que curatives, etc. Dans tous les cas, on dénote une privatisation partielle ou complète de certains aspects de la pratique à l’encontre de ses ancrages sociaux traditionnels. Or, c’est la légitimation contextuelle de ces nouveaux usages qui pose problème. Qu’il s’agisse de chamanes métis, urbains, traditionnels ou de « néo-chamanes », nous parlons d’usages qui se situent, en partie ou en totalité, à la marge du social. Leur légitimité s’appuie sur d’autres considérations que la seule pérennité des traditions.

Les intellectuels ont joué et continuent de jouer un rôle prépondérant dans la légitimation de ces nouveaux usages issus de traditions ancestrales ou de la rencontre avec celles-ci. Ce processus de légitimation consiste en général à rationaliser des pratiques qui, du point de vue des normes d’entendement occidentales, semblent irrationnelles ou inappropriées. L’anthropologue Jeremy Narby, une des figures de proue de la mouvance néo-chamanique actuelle, est un bon exemple d’auteur qui, après beaucoup d’autres, a cherché à rationaliser l’usage chamanique des hallucinogènes comme moyen de connaissance.

Dans un ouvrage, au sous-titre évocateur, Le serpent, l’ADN et les origines du savoir, Narby (1995) propose de considérer en stéréoscopie le chamanisme et la biologie moléculaire. Pour lui, l’ADN comme le chamanisme sont des sujets trop importants pour être laissés au seul « regard focalisé » des universitaires. Contre le monopole du discours rationnel, il préconise différentes approches « défocalisées » comme moyen de connaissance, dont l’usage d’hallucinogènes, principalement dans ce cas-ci de l’ayahuasca. Dans une approche qu’il qualifie d’autobiographique et de narrative, Narby entreprend de raconter sa propre histoire, en revenant notamment sur ses diverses expériences de l’ayahuasca en contexte chamanique amazonien, afin de créer, dit-il, un récit accessible et compréhensible. Ce retour de la raison vers ce qu’il considérait, jusqu’alors, comme de l’irrationnel ne s’est pas fait sans la déstabilisation complète des points de repère scientifiques qui l’avaient guidé sur le terrain dans son travail d’anthropologue. La découverte la plus bouleversante selon lui, et tout son ouvrage est consacré à en faire la démonstration, est que l’image du « Serpent cosmique » que l’on retrouve dans plusieurs traditions chamaniques ne serait rien d’autre que la double hélice par laquelle les savants représentent l’ADN. Le savoir, en apparence irrationnel, qui se révèle au chamane sous l’effet de l’ayahuasca rejoindrait dans son fond mythique inconscient le savoir rationnel des scientifiques. Il n’en faut pas plus à Narby pour dire que les grands chamanes indigènes sont à la tradition chamanique ce que les grandes universités comme Oxford et Harvard sont à l’institution scientifique (id., p. 149-153).

Dans un tout autre registre, mentionnons le rôle qu’ont pu jouer certains intellectuels dans le développement de thérapies alternatives s’adressant en partie ou en totalité à une clientèle occidentale. Parmi les thérapies d’inspiration chamanique qui gagnent en popularité, il y a le traitement de la toxicomanie et de l’alcoolisme. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, on y recourt à des substances hallucinogènes pour traiter des patients dépendants aux drogues dures (héroïne, cocaïne, crack, etc.). Plusieurs de ces traitements se fondent sur le modèle de la communauté thérapeutique. Des clients aisés d’Europe et d’Amérique du Nord se rendent aussi loin qu’en Amazonie et au Gabon pour suivre des thérapies où la prise de psychotropes, l’ayahuasca dans le premier cas, l’iboga dans l’autre, constitue le moment fort de la cure. Le centre Takiwasi[40], en Haute Amazonie péruvienne, qui intègre l’usage de l’ayahuasca dans son programme pour toxicomanes, est un des « dispositifs thérapeutiques » les plus connus grâce, entre autres, aux travaux et aux efforts de normalisation de son fondateur : le médecin Jacques Mabit. Takiwasi est, explique ce dernier, un projet pilote qui « tente d’articuler le savoir ancestral avec les pratiques contemporaines de psychothérapie en prenant en compte les exigences de l’éthique et de la mentalité occidentale » (Mabit, 2001, p. 13). La thérapie s’assoit, poursuit-il, sur un « trépied thérapeutique » combinant « l’usage des plantes, la psychothérapie et la vie en commun ». Utilisées « dans un cadre symbolique précis et rigoureux », les plantes psychoactives, en l’occurrence l’ayahuasca, assurent « une puissante facilitation de la psychothérapie ». En fait, précise Mabit, dans le « laboratoire » que constitue l’espace Takiwasi, où les résidents « sont à la fois les observateurs et les sujets de leurs observations », « les plantes jouent le rôle central de psychothérapeutes ». Le personnel de soins n’y a qu’« un rôle d’accompagnement, de guidage et de sécurité » (id., p. 13-14).

Si l’objet de cet article n’est pas d’évaluer le dispositif thérapeutique ni les succès[41] de Takiwasi, on peut toutefois s’interroger sur les tentatives d’explication de cette réussite. Les efforts pour rationaliser une démarche qui peut paraître irrationnelle aux yeux de l’orthodoxie thérapeutique occidentale tournent quelque peu à vide. Pour combler cette impasse explicative, on a recours à un méta-langage pseudo-analytique cherchant à faire le pont entre des univers de compréhension en apparence irréconciliables. On parle, par exemple, « d’une restitution du lien vital avec les puissances psychiques transcendant l’ego et invitant à une salutaire déflation du moi » (id., p. 14). Ou encore, aux « théoriciens » qui prétendent qu’il faut que le thérapeute et le sujet appartiennent à la culture d’origine de ces pratiques, on rétorque que non, puisque « ces pratiques donnent accès à des engrammations intra-psychiques personnelles qui demeurent cohérentes pour le sujet lui-même et touchent des soubassements qu’on pourrait nommer transculturels parce qu’atteignant des complexes psychiques universels (amour, haine, rejet, abandon, peur, paix, etc.) » (id., p. 15).

Dans tous les cas, c’est la question de la légitimation de pratiques dans un autre cadre normatif que celui où elles ont cours traditionnellement qui pose problème. D’où le rôle influent qu’ont pu jouer les intellectuels (écrivains, chercheurs, praticiens, etc.) dans la reconnaissance de normes d’usage a priori marginales, voire déviantes, par rapport aux représentations sociales dominantes. Un peu comme si ces intellectuels devenaient soit les garants – au niveau de la société globale et de ses institutions de régulation – du bien-fondé de traditions et de pratiques pouvant être jugées, en d’autres contextes, comme déviantes, soit l’autorité de référence sur laquelle s’appuient des pratiques émergentes pour se légitimer à l’intérieur du cercle plus ou moins fermé de ses adeptes ou de ses initiés.

Apologie des drogues, autorité intellectuelle et normativité contextuelle

L’usage des drogues a exercé depuis le début du 19e siècle une influence considérable sur l’imaginaire des écrivains et de leur public (Milner, 2000), avec pour résultat qu’une large part des représentations populaires véhiculées à propos des différentes drogues et de leurs effets proviennent de cet univers littéraire. Si la place qu’occupe l’usage des psychotropes reste souvent ambiguë, sinon secondaire, parmi l’ensemble de l’oeuvre de plusieurs de ces auteurs, chez d’autres, elle est au coeur même de leur démarche créatrice et de leur production littéraire. C’est le cas notamment des « auteurs guides » ou « auteurs chamanes », comme les appelle Pierre Bonasse (2005, p. 21), faisant l’apologie de l’usage des drogues hallucinogènes comme autre voie de connaissance, qui ont inspiré et continuent d’inspirer plusieurs générations d’usagers.

Par leur autorité et leur influence, les intellectuels peuvent être appelés à intervenir auprès des instances gouvernementales dans le processus de légalisation de certaines pratiques néo-traditionnelles. Par exemple, l’anthropologue et travailleur social John Collier a été directement impliqué, à partir des années 1930, dans le lobbying politique qui conduisit à la légalité de l’usage du peyotl dans le cadre de la Native American Church. L’usage de l’ayahuasca au sein de l’Église Santo Daime a été pour sa part officiellement légalisé au Brésil en 1992 à la suite d’études commandées par l’État reconnaissant les bienfaits de son usage ritualisé pour la communauté et les personnes. Dans ces deux cas, l’autorité institutionnelle d’intellectuels extérieurs au groupe d’appartenance des adeptes sert, en quelque sorte, de caution à la légitimité sociale des contextes d’usage.

C’est d’abord par leurs écrits et leur discours dithyrambique en faveur de l’usage de certains psychotropes que l’impact des intellectuels s’est fait le plus ressentir sur les personnes et les représentations. Ces auteurs sont même devenus pour plusieurs des modèles à suivre, constituant l’avant-garde de nouveaux usages en Occident.

Jusque dans les années 1950, l’expérience des drogues hallucinogènes dans les milieux intellectuels se déroule principalement dans des conditions de type clinique[42]. La focalisation est sur la substance et ses effets. On prend des doses savamment calculées du principe actif des drogues (mescaline, psilocybine, LSD) et non les plantes elles-mêmes. Des cercles d’usagers sont créés. L’expérience individuelle est privilégiée au détriment des contextes traditionnels d’usage. Puis, peu à peu, la référence au contexte devint un élément signifiant dans les usages. Le peyotl commença à être connu du grand public avec la publication d’articles sur ses usages ritualisés dans les magazines Time (1951) et Newsweek (1953). William Burroughs se rend en 1953 en Amazonie en quête de l’ayahuasca. Ses expériences sont relatées dans sa correspondance qui deviendra le recueil The Yage Letters. Aldous Huxley publie en 1954 Les portes de la perception et propose avec Humphrey Osmond, en 1956, le terme « psychédélique », qui signifie littéralement « esprit manifeste », terme plus juste selon eux pour catégoriser leurs expériences avec la mescaline que le mot hallucinogène, dont la racine latine, hallucinare, signifie « se tromper ». En 1957, c’est au tour des « champignons magiques » et leur usage cérémoniel de devenir connus du grand public avec la parution d’un article de Gordon Wasson dans la revue Life[43]. Nombreux par la suite seront les touristes hippies qui prendront la route vers le sud du Mexique pour en faire l’expérience. Les graines de la « contre-culture psychédélique » étaient semées (Bonasse, 2005, p. 12-13).

Les années 1950 ont vu se multiplier dans les milieux intellectuels les expériences avec le LSD par l’entremise, principalement, du chimiste Albert Hofmann qui découvrit ses propriétés hallucinogènes en 1943. Ce même Hofmann synthétisa en 1958 la psilocybine à partir de champignons mexicains ramenés par Wasson (id., p. 12-14), ainsi que plusieurs autres substances psychotropes. C’est aussi à cette époque que l’on découvre, dans les mêmes milieux, les « techniques archaïques de l’extase » conduisant au « voyage chamanique ».

Ce n’est que dans les années 1960 que le contexte social et culturel devint, parmi une certaine jeunesse occidentale, un élément justificatif de l’usage des drogues. Elles se révéleront alors comme un moyen de libérer les consciences et de contester l’ordre moral aliénant de la société. Le psychologue et écrivain Timothy Leary est un des chefs de file de cette révolution psychédélique. Selon lui, l’usage des drogues psychédéliques est une expérience à la fois mystique et politique permettant de voyager dans de nouveaux champs de conscience. Mêlant enseignement bouddhiste, pratique chamanique et usage politique de l’expérience psychédélique[44], Leary sut séduire avec ses livres et ses conférences, en ces temps d’agitations sociales, tout un pan de la jeunesse universitaire américaine. Nous sommes à l’époque du flower power et des manifestations pacifiques peace and love contre la guerre du Vietnam.

Dans le contexte naissant de l’ère psychédélique, Carlos Castaneda aurait fait en 1960 la rencontre en Arizona du curandero Don Juan Matos. Du « pseudo-dialogue » (Muller, 2004, p. 153) issu de cette rencontre a résulté une thèse de doctorat en anthropologie qui fut publiée en 1968[45]. Le livre connaît un immense succès et sera suivi de plusieurs autres qui deviendront autant de livres-cultes parmi la jeunesse en pleine effervescence psychédélique. Si les ouvrages de Castaneda ont été unanimement décriés par ses pairs comme de la pure « fiction » ethnographique, il en a été tout autrement du grand public qui érigea le personnage « Castaneda l’anthropologue » en véritable gourou de son temps. Ses livres arrivaient « juste au bon moment » comme le souligne J.-C. Muller (op. cit). Alors que la « révolution psychédélique » évoluait dans tous les sens, que les « mauvais voyages » – les bad trip – n’étaient pas rares et que la contestation politique s’essoufflait peu à peu, Castaneda, par l’entremise des enseignements de Don Juan, donnait une nouvelle légitimité et une orientation aux usages des drogues hallucinogènes en les reliant à des traditions ancestrales oubliées. Il n’a pas que relaté l’existence de ces traditions, mais a témoigné par ses expériences de leur efficacité comme nouvelle voie de connaissance. Aussi fut-il rapidement associé à « la renaissance spirituelle américaine » (Bonasse, 2005, p. 16) devenant « lui-même un objet de culte pour les étudiants de cette période » (Muller, 2004, p. 154). Le hénomène Castaneda est tel qu’il fera la couverture du Time en 1973 (Bonasse, op. cit.). Les grands journaux américains (The New York Time, Life, The Los Angeles Time), peu intéressés habituellement par l’anthropologie, lui consacrèrent des critiques dithyrambiques (Muller, op. cit).

D’aucuns reconnaissent dans l’influence de Castaneda et de son oeuvre l’engouement initial de ce qui deviendra le néo-chamanisme. Bien que ses essais soient critiqués au sein de sa discipline comme étant une grande tromperie, les vertus de l’usage ritualisé des plantes sacrées hallucinogènes seront quant à elles peu à peu reconnues par la publication des ouvrages collectifs, de facture anthropologique plus classique, de Furst (1972) et de Harner (1973). La table était mise pour de nouvelles recherches sur les usages traditionnels des psychotropes, recherches que ne manqueront pas de citer adeptes et promoteurs du néo-chamanisme au moment de légitimer le bien-fondé de leurs pratiques. On bricole contextuellement de nouvelles normes d’usage sur la base des données de la littérature scientifique et des expériences des « auteurs-guides ». L’autorité intellectuelle renforce en quelque sorte la référence à la tradition dans la légitimation contextuelle des néo-usages et des représentations qui les soutiennent.

L’accent est mis sur la régulation des usages par le cadre contextuel. Le « bon voyage » sous l’effet des drogues est assuré dans la mesure où il est balisé par le mode d’emploi sanctionné par le contexte d’usage, lui-même justifié par les fonctions qu’il remplit[46].

Dans ce jeu discursif de construction et de légitimation des normes d’usage de psychotropes en contexte néo-traditionnel, on ne peut passer sous silence la mise à l’index progressive du mot hallucinogène. Désormais, on ne peut employer le mot hallucinogène sans rouspétance de la part des milieux d’usagers cherchant à normaliser socialement leurs « pratiques traditionnelles », mais aussi d’un nombre croissant d’intellectuels qui ont été les premiers à souligner son caractère inadéquat pour caractériser les effets véritables des « plantes sacrées » sur les individus. On préfère à la place parler de « plantes psychédéliques », d’« ornirogène », de « divinogène » ou encore de « lucidogène » (« éveilleur de conscience ») (Bonasse, op. cit.). Mais l’expression qui s’impose de plus en plus, tant parmi les usagers que la littérature spécialisée, est « enthéogène ». De la même racine qu’« enthousiasme », le mot a été proposé par Wasson et Ott en 1979. Il évoque « la libération ou l’expression d’un sentiment divin à l’intérieur de soi ». On justifie des expériences de psychotropes en recourant à un vocabulaire « religio-scientifique » soi-disant plus conforme au dessein des usages. Le divin ou Dieu est ici un a priori, peu remis en question par les auteurs, que l’on représente la plupart du temps comme une « figure polymorphe, fortement syncrétiste ». On fait en général abstraction du caractère construit de l’expérience mystique et de l’influence a posteriori du langage sur l’interprétation de celle-ci (Gauthier, 2003).

Le partage d’une même terminologie concrétise à mots couverts l’alliance entre les intellectuels de tous acabits et les leaders des contextes d’usage néo-traditionnel des drogues. En ne parlant plus d’hallucinogène mais d’enthéogène, on s’entend de part et d’autre pour donner une image plus positive à des pratiques pouvant paraître inappropriées du point de vue de la rationalité dominante. Les représentations positives associées à ce langage commun contribuent à la reconnaissance de la normalité contextuelle des usages que ceux-ci soient légaux ou non.

La ligne objective qui sépare – sur le terrain et dans les discours – auteurs, chercheurs et expérimentateurs des drogues « enthéogènes » devient de plus en plus ténue et difficile à tracer47. Cette ligne de partage est d‘autant plus floue qu’avec l’avènement d’Internet n’importe qui ou presque peut s’improviser auteur et diffuser des « connaissances » qui serviront à promouvoir leurs pratiques et à conquérir une part du lucratif marché que constitue les nouvelles religions, les thérapies alternatives et les techniques du soi.

Rites, marges et représentations sociales à l’heure de la mondialisation

Évoquer les traditions est une façon commune de donner une légitimité à ses actes (Rivière, 1995, p. 105). Or, dans le contexte de la mondialisation et des sociétés pluralistes postcoloniales, il devient de plus en plus difficile de distinguer entre « traditions authentiques » et « traditions inventées » (Hobsbawm et Ranger, 1983). La référence à des traditions immémoriales n’est plus une démonstration suffisante du bien-fondé d’une pratique. La condamnation de l’excision dans les sociétés démocratiques occidentales en est un bon exemple. Toute la question de la légitimité d’une pratique, qu’elle soit traditionnelle, néo-traditionnelle ou émergente, soulève celle de sa tolérance sociale et de sa légalité. De même, ce n’est pas parce qu’une pratique est tenue pour légitime qu’elle est pour autant légale.

Le même constat s’applique aux débats sociopolitiques autour des drogues et de leurs usages. La tradition seule ne saurait justifier socialement une pratique. L’intervention favorable d’experts n’est pas non plus une garantie de reconnaissance officielle, avec pour conséquence que la majorité des pratiques se déroulent dans la clandestinité et en l’absence de contrôles légaux. Seules véritables exceptions au Canada : la réglementation des usages de l’alcool et du tabac et les dérogations à des fins médicales ou religieuses[48].

Déracinés de leur contexte rituel originaire, les usages traditionnels des drogues se doivent de composer avec les nouvelles réalités de leur environnement social. Les marges dans lesquelles les usages se déroulent ne sont plus systématiquement intégrées à l’ordre global de la société. À cela s’ajoute le fait que l’usage des drogues en Occident est d’abord vu comme un choix individuel et non comme une pratique communautaire ou sociale reconnue. La dimension individuelle des usages suscite d’autant plus la réprobation qu’elle est associée dans les représentations à une recherche égoïste du plaisir. Comme le souligne le philosophe Fernando Savater (2003, p. 141-142), le plaisir a une « mauvaise réputation morale ». Alors que « celui qui souffre dépend d’autrui et aspire à sa compassion », celui qui jouit n’a « besoin de rien ni de personne – pour l’instant ». « C’est dans le plaisir jamais recommandé et cependant toujours recherché », ajoute Savater, « que les individus ce sont rebellés contre le mal-être collectiviste de leurs cultures. » L’usage hédoniste des drogues se révèle une pratique subversive à combattre au nom de la Vie, vue « comme une simple durée productive et non comme une intensité » (id., p. 144-145). Ainsi animé d’un « paternalisme moral », on intervient pour protéger les gens d’eux-mêmes et les empêcher de se causer du tort (Ogien, 2007, p. 196).

La fonction récréative et hédonistique obnubile dans les représentations dominantes les autres fonctions que remplissent traditionnellement les drogues[49]. L’usage des drogues devient une responsabilité individuelle discontinuée de ses fonctions sociales plus larges. Les contextes d’usage collectif ou à des fins autres que récréatives ne sont sanctionnés dans notre société que dans la mesure où ils se plient aux exigences de la loi. Dans tous les autres cas, la réponse sociale est la condamnation et la répression. La régulation des usages devient l’apanage des individus, sinon des figures d’autorité légitime propres à chaque contexte, comme le néo-chamane officiant une cérémonie ou encore les groupes d’action intervenant, dans un esprit de réduction des méfaits, en marge de rites festifs où l’usage des drogues est répandu. Dans tous les cas, le caractère clandestin des usages et des contextes s’avère un obstacle à un contrôle efficace des pratiques et des psychotropes qui y sont consommés.

La distinction entre usage traditionnel et usage néo-traditionnel des drogues est peu significative dans les sociétés pluralistes occidentales qui condamnent ces usages au nom de la loi et de la protection des individus. L’usage des drogues y est considéré avant tout sous l’angle des problèmes à résoudre et presque jamais pour ses bienfaits pour les personnes. L’histoire de l’humanité et de ses traditions nous apprend toutefois que les psychotropes utilisés dans des cadres sociaux déterminés ont joué un rôle positif tant pour les individus que pour les communautés. Les problèmes liés aux usages non contrôlés appartiendraient davantage, en ce sens, à l’histoire récente des sociétés industrialisées.

L’émergence croissante d’usages de psychotropes que nous pouvons qualifier de néo-traditionnels exprime l’importance que revêtent pour les individus le contexte et son cadre normatif. Elle exprime également la reconnaissance de plus en plus grande des bienfaits potentiels des drogues lorsqu’elles sont utilisées à des fins sanctionnées par la « tradition », peu importe l’ancienneté de celle-ci. Enfin, cette émergence nous interroge sur la nécessité de reconsidérer les représentations sociales dominantes à l’endroit des drogues et de leurs usages dans une perspective autre qu’un problème à régler : un travail colossal de transformation des mentalités – où les intellectuels ont un rôle de leadership à jouer par l’autorité qu’ils exercent sur la légitimité des pratiques et des représentations qui les expliquent –, d’autant plus colossal que les pratiques néo-traditionnelles émergent souvent de mouvements de résistance sociale et culturelle qui les rendent d’emblée suspectes aux yeux de l’ordre dominant et de ses défenseurs.