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Introduction

Comment l’engagement paternel peut-il résister à une rupture conjugale dans un contexte de pauvreté ? Cette question fonde la présente étude réalisée à partir du discours de pères restés engagés après la rupture conjugale tout en vivant dans un contexte de pauvreté. Les auteurs se proposent de décrire les stratégies que les participants ont utilisées pour maintenir leur implication paternelle et de dégager les éléments qui semblent avoir contribué au maintien de leur engagement. Le premier chapitre expose les raisons qui ont motivé la recherche. Le second présente les objectifs de recherche, les notions théoriques et la méthodologie. Le troisième brosse le portrait des participants. Quant aux résultats, ils sont présentés et discutés à la quatrième section. Les limites méthodologiques sont traitées au dernier chapitre. Pour conclure, les auteurs invitent à approfondir la compréhension des enjeux reliés à la continuité de l’engagement paternel en contexte de pauvreté, pour le bien des enfants.

Pourquoi une étude sur l’engagement paternel après une rupture conjugale en contexte de pauvreté ?

L’ampleur du phénomène du désengagement paternel après la rupture d’union

Au cours des dernières décennies, les ruptures d’unions conjugales se sont multipliées au Canada et au Québec. L’Enquête longitudinale nationale des enfants et des jeunes (1995) montre en effet que 50 % des ménages canadiens ont connu une séparation ou un divorce. Les ruptures conjugales affectent, en outre, les enfants de plus en plus tôt dans la vie (Marcil-Gratton, 1998).

L’environnement juridique des ruptures conjugales

En dépit de changements législatifs et normatifs orientés vers un partage des responsabilités parentales, la garde des enfants, après un divorce, est encore, règle générale, confiée à la mère. La majorité des mères doivent alors ajuster leur rôle parental car elles deviennent le plus souvent la principale, voire l’unique responsable des besoins quotidiens des enfants (Furstenberg et Nord, 1985). Les pères, quant à eux, doivent le plus souvent faire le deuil de la vie commune avec leurs enfants qui eux, vivront de façon transitoire ou permanente dans une famille dite « monoparentale » (Quéniart, 2001 : 85). Au Canada, près de la moitié des pères qui, après la séparation, n’ont pas la garde de leurs enfants perdent rapidement tout contact significatif avec eux (Quéniart et Fournier, 1996 ; Marcil-Gratton, 1998).

Auparavant, les modalités de garde à la suite d’un divorce étaient régies par ce qu’il est convenu d’appeler la doctrine de la tendre enfance (ou encore doctrine de l’âge de la mère). En vertu de ce principe, l’enfant de 6 ans ou moins était systématiquement confié à la mère, qui était considérée comme le seul parent capable de pourvoir aux besoins physiques d’un enfant d’âge préscolaire et de répondre adéquatement à son développement (Pruett et Pruett, 1998). La garde des enfants d’âge scolaire pouvait cependant être confiée au père. Depuis les années 70, cette doctrine a progressivement été remplacée par le standard du meilleur intérêt de l’enfant, consacré par les Nations unies. Toutefois, l’application de ce concept demeure floue et risque de continuer d’écarter le père car elle se fonde en bonne partie sur l’engagement parental antérieur auprès de l’enfant. Malgré des changements législatifs et normatifs visant à favoriser un partage des responsabilités parentales, la garde des enfants confiée à la mère demeure encore l’arrangement post-divorce le plus courant.

Devant la justice, les pères doivent encore prouver la légitimité de leur place auprès de l’enfant, leur compétence, leur engagement (Leduc, 2000) et leur attitude responsable (Hetherington et Stanley-Hagan, 1986). Il est encore fréquent que les « avocats déconseillent aux pères d’aller en cour pour obtenir la garde de leurs enfants parce que leurs chances de gagner sont minimes et que les coûts associés à cette démarche sont trop élevés pour la plupart des pères » (Leduc, 2000 : 152). Pourtant, soit parce que la mère la refuse, soit parce qu’elle se révèle négligente ou absente, des pères se voient couramment confier la garde de leurs enfants de tous âges, par défaut, (Hetherington et Stanley-Hagan, 1986 ; Roy, 1999).

Le processus de désengagement paternel après la rupture d’union

Après la séparation, la majorité des pères passe d’un rapport continu, régulier et intense avec leur enfant à une relation discontinue, souvent sanctionnée par les tribunaux (Quéniart et Fournier, 1996). Le deuil de la vie commune avec leurs enfants représente, pour plusieurs pères, la perte la plus significative du processus de rupture (Dudley, 1996). Lorsqu’ils constatent qu’ils sont, de plus, assujettis à un horaire de visites pour voir leurs propres enfants, de nombreux hommes se sentent dépossédés de leur rôle parental (Dulac, 1995 ; Kruk, 1993). Les seuls éléments retenus pour décrire son engagement sont souvent les questions matérielles, comme le paiement de la pension alimentaire, ainsi que le nombre et la fréquence de contacts avec ses enfants (Dulac, 1998a). De fait, le rôle de père non gardien ou de père visiteur demeure ambigu.

La première année suivant le divorce semble particulièrement critique. C’est surtout durant cette période que les pères feraient le choix de se retirer et de cesser d’agir à titre de parent (Hetherington et Stanley-Hagan, 1986 ; Kruk, 1993 ; Madden–Derdich et Leonard, 2000). Au Canada, près de la moitié des pères non gardiens perdent rapidement tout contact significatif avec leurs enfants (Marcil-Gratton, 1998 ; Quéniart et Fournier, 1996). L’analyse des données de l’Enquête longitudinale sur les enfants et les jeunes (ELNEJ) montre sans équivoque que la propension des pères à maintenir des liens étroits avec leurs enfants est intimement liée au temps écoulé depuis la rupture (Marcil-Gratton et Le Bourdais, 1999). Si les trois quarts des enfants maintenaient des contacts réguliers avec leur père à moins de deux ans après la rupture, les résultats indiquent par ailleurs, que « cinq ans ou plus après, 44 % voyaient régulièrement leur père, 32 % de façon sporadique et 24 % jamais » (Marcil-Gratton et al., 2003 : 168).

Plusieurs chercheurs ont tenté de comprendre le processus de désengagement des pères après une rupture conjugale. Des travaux (Kruk, 1993 ; Dulac, 1995, 1996a ; Quéniart et Fournier, 1996), se dégagent deux principaux parcours menant à la démission paternelle, qui paradoxalement illustrent la valeur que ces pères accordent à l’enfant et à la famille.

Le premier est celui du père déserteur qui, n’ayant pas le désir ou la capacité de s’assumer comme parent, s’estime libéré de ses responsabilités par la séparation (Quéniart, 2001 : 88). Le second, le plus fréquent, est le fait de pères qui ressentent la rupture comme une catastrophe et qui décrochent, soit parce qu’ils perdent leur couple et la cellule familiale, soit parce qu’ils se voient privés d’une relation continue à l’enfant (Quéniart, 2001 : 90). Pour les uns, c’est la destruction du couple qui est difficile à supporter. Dès l’annonce de la séparation, ces hommes sont incapables de penser vivre une paternité hors de la famille stable et soudée. Pour soulager les souffrances liées à cette perte et à ce deuil, ils usent de stratégies, toutes masculines, selon Dulac (1993 ; 1995) qui, loin de renforcer le lien avec l’enfant, le fragilisent, voire le déconstruisent. Alors que d’autres pères décrocheurs sont plutôt affligés d’être privés d’une relation d’affection quotidienne avec leur enfant, fondée sur des contacts réguliers et intenses avec ce dernier (Quéniart et Fournier, 1996). Selon Kruk (1993), les pères qui souffrent le plus d’être séparés de leurs enfants avaient souvent développé avec eux, avant la rupture, une relation forte.

Les facteurs associés au désengagement paternel après la rupture d’union

Après avoir réalisé une synthèse des recherches sur le désengagement paternel après la rupture, Gaudet et al., (2005) ont identifié les difficultés susceptibles d’expliquer pourquoi certains pères démissionnent de leurs responsabilités parentales après une séparation conjugale. Ces auteurs retiennent notamment cinq catégories de difficultés associées soit à : a) l’adaptation psychologique du père après la rupture (Arendell, 1995 ; Dulac, 1995, 1996 ; Dudley, 1996 ; Fournier et Quéniart, 1996) ; b) l’exercice du rôle parental à temps partiel ou partagé (Arendell, 1995 ; Hetherington et Stanley-Hagan, 1986) ; c) la relation avec la mère des enfants après la rupture (Madden-Derdich et Leonard, 2000); d) la pauvreté économique (Furstenberg et Nord, 1987 ; Seltzer, 1991) ; et e) le manque de soutien dans les environnements légal et social (Arendell, 1995 ; Dulac, 1995, 1996 ; Dudley, 1996 ; Marcil-Gratton et Le Bourdais, 1999 ; Roy, 1999).

Le désengagement n’est certes pas la seule avenue qui s’offre aux pères après une rupture d’union. Kruk (1993) remarque du reste que pour certains hommes moins intensément attachés à leur enfant ou dont l’engagement était plus périphérique ou plus traditionnel, devenir père non gardien peut être l’occasion de nouer une relation nouvelle, satisfaisante et plus personnelle avec l’enfant. D’autres chercheurs constatent qu’une proportion croissante de parents séparés trouvent ensemble des solutions pour que l’enfant n’ait pas à souffrir, après le divorce, de l’un ou l’autre de ses parents, et le plus souvent de l’absence du père (Quéniart et Fournier, 1996).

Que savons-nous de l’engagement paternel après une rupture conjugale ?

Pouvoir compter sur un père engagé après la rupture conjugale

Les effets positifs de l’engagement du père sur le développement social, cognitif et émotif de l’enfant sont bien connus. Le père apporte à l’enfant un bagage différencié, notamment par des jeux plus physiques, de même que par une façon particulière d’encourager l’apprentissage, la socialisation, l’ouverture au monde et l’autonomie (Paquette, 2004). Des recherches mettent en évidence que, indépendamment de son statut socioéconomique, l’enfant qui peut compter sur un père engagé envers lui a de meilleures chances de développer des habilités cognitives et langagières, une curiosité et une autonomie, de réussir à l’école et d’avoir de bonnes relations avec ses pairs (Lamb, 1997 ; Lamb et al., 1987 ; Marsiglio et Cohan, 2000; McBride, 1989). A contrario, les effets néfastes de l’absence du père sur le développement de l’enfant sont bien décrits, surtout lors qu’elle survient dans la période préscolaire. Des auteurs décrivent chez les garçons dont le père est absent, comparativement aux autres du même âge, des relations interpersonnelles plus difficiles, un développement moral plus faible, et souffrent d’une moins grande confiance en soi ou manifestent davantage de comportements d’hypermasculinité (Crockenberg et al., 1993 ; Lanoue et Cloutier, 1996).

Après une rupture conjugale, le rôle du père demeure important pour le bien-être et le développement des enfants et tout particulièrement la continuité des liens affectifs entre eux. Après une méta-analyse, Amato et Gilbreth (1999) abordent plus précisément la question de la fréquence des contacts avec le père non gardien. Si ces contacts sont nécessaires pour l’enfant, la régularité des visites du père ne garantit pas pour autant la qualité de la relation, ces chercheurs soulignent que l’exercice de l’autorité parentale du père non gardien et l’intimité partagée avec l’enfant sont associés, chez ce dernier, à la réussite scolaire et à la réduction de problèmes extériorisés de santé mentale. Selon Furstenberg et al. (1987), le soutien économique du père à l’enfant et l’appui moral qu’il fournit à la mère, ex-conjointe, distinguent les enfants ayant ou non des troubles de comportement. Lamb (2001) conclut que parmi les enfants de familles monoparentales, ceux qui vont mieux, au sens large, peuvent compter sur un père engagé auprès d’eux sur une base régulière.

Les éléments favorisant le maintien de l’engagement paternel après une rupture

La recension de littérature effectuée par Turcotte et ses collaborateurs (2001) permet de dresser un tableau des déterminants de l’engagement paternel. On retient les caractéristiques individuelles qui prédisposeraient le père à s’engager plus activement auprès de ses enfants, tout particulièrement : sa relation avec son propre père pendant l’enfance, sa valorisation du rôle paternel et le sentiment de compétence parentale. Certaines situations liées à l’environnement socioéconomique du père — la pauvreté économique, la précarité, l’insécurité d’emploi, les mauvaises conditions de travail — constitueraient, au contraire, des obstacles à son engagement paternel. La mère, par certaines de ses caractéristiques, exercerait aussi une influence sur l’engagement paternel, notamment par ses croyances et à son attitude à l’égard du rôle du père, par le statut d’emploi et le pouvoir qu’elle détient dans la famille. Enfin, la qualité de la relation conjugale prédisposerait le père à s’engager auprès de ses enfants. (Turcotte et al., 2001).

Récemment, Gaudet et ses collaborateurs (2005) ont fait une recension des recherches portant sur le maintien de l’engagement paternel des pères divorcés. Parmi les variables documentées associées à ce phénomène, nombreuses se rapportent aux facteurs suivants : a) l’intensité de l’attachement et de l’implication du père avant la rupture (Marcil-Gratton et Le Bourdais, 1999) ; b) la capacité du père de s’adapter à sa nouvelle situation conjugale et parentale (Madden-Derdich et Leonard, 2000); c) l’intensité avec laquelle le père s’identifie à son rôle parental (Ihinger-Tallman et al,1995 ; Madden-Derdich et Leonard, 2000); d) les modalités de garde des enfants après la séparation (et la qualité de la relation entre le père et l’enfant) (Stone et McKenry, 1998); e) la qualité de ses rapports avec son ex-conjointe, notamment en ce qui concerne l’éducation des enfants ou la faible intensité des conflits en eux (Hetherington et Stanley-Hagan, 2002) et enfin, f) le soutien social dont il a bénéficié après la rupture (Roy, 1999).

Même les recherches les plus rigoureuses n’arrivent cependant pas à identifier parmi ces variables des lois universelles pouvant expliquer le comportement des pères divorcés (Gaudet et al., 2005). Si, de façon générale, les variables associées au maintien de l’exercice parental après la séparation correspondent à l’inverse des facteurs associés au désengagement paternel, ce n’est pas toujours le cas. Certains facteurs, à première vue favorables au maintien de l’engagement, peuvent en effet se transformer, selon les contextes, en éléments défavorables. À titre d’exemple, pour le père qui n’a pas accès à ses enfants ou dont les arrangements de garde ne lui sont pas satisfaisants, l’intensité avec laquelle il s’identifie à son rôle parental et le valorise pourra contribuer davantage à son désengagement après la rupture plutôt qu’à son implication (Gaudet et al., 2005).

Pourquoi une étude sur l’engagement paternel après une rupture conjugale en contexte de pauvreté ?

La pauvreté menace aussi le maintien de l’engagement paternel

Plusieurs études tendent à démontrer que la précarité économique constitue en soi un facteur contribuant à fragiliser l’engagement paternel, voire à mener au désengagement. Selon Elder et al. (1985), une situation économique précaire provoquerait chez les pères une réaction de stress plus intense que chez les mères, et cette réaction pourrait miner la relation avec l’enfant. D’autres chercheurs ajoutent, dans le même ordre d’idée, que le fait d’être sans emploi a sur les pères des répercussions négatives plus grandes que sur les mères (Fagan, 2000). Certains expliquent ces constats par l’hypothèse que la pauvreté économique touche à la composante centrale du rôle paternel traditionnel, celle de pourvoyeur (Mosley et Thomson, 1995). Dans une étude qualitative notoire, Liebow (1967) a dépeint le processus de mise à l’écart progressive du père pauvre, incapable d’assumer adéquatement le rôle traditionnel qui lui est dévolu. Il décrit le parcours de certains hommes vivant dans la pauvreté qui, en partie parce qu’ils ne peuvent plus affronter le rappel quotidien de leur incapacité à pourvoir aux besoins de leurs enfants, en viennent progressivement à se dissocier eux-mêmes de leur famille, ce qui les conduit à un désengagement ultime.

L’engagement paternel après la rupture en contexte de pauvreté, rarement étudié

La hausse du taux de divorce a amené la majorité des gouvernements à légiférer sur les aspects économiques et légaux des séparations conjugales, afin de lutter contre la principale conséquence du désengagement paternel : la pauvreté des enfants et des familles monoparentales dirigées par une femme. En effet, pour une majorité de femmes, et en particulier celles peu scolarisées et sans emploi, devenir chef d’une famille monoparentale après une rupture conjugale peut signifier vivre dans des conditions socioéconomiques précaires. Plus de 60 % des enfants pauvres vivent dans une famille monoparentale dont le chef est une femme, alors que 13 % des enfants pauvres vivent dans une famille où cohabitent les deux parents (Bouchard, 2001 : 8). Sans nier la nécessité d’un apport financier aux familles dirigées par des femmes seules, les dispositions législatives se rapportant aux pensions alimentaires sont cependant critiquées. C’est qu’elles semblent profiter surtout aux femmes dont l’ex-conjoint a les moyens de payer la pension alimentaire, alors que les autres vivent toujours avec un revenu nettement sous le seuil de la pauvreté[1].

La plupart des lois régissant les séparations conjugales ont tendance à encourager le rôle économique des pères, grandement lié au travail (Roy, 1999). L’insistance à faire payer les pères renforce le stéréotype du père pourvoyeur et fait oublier que les enfants ont aussi besoin d’un père qui prenne soin d’eux (Baker, 1997 ; Roy, 1999). L’importance accordée au rôle de pourvoyeur du père après la rupture est telle que les tribunaux peuvent considérer la précarité économique de celui-ci comme un élément négatif, qui constitue en fait un des obstacles à l’octroi de la garde partagée, à la différence de la mère pour qui ce motif n’est jamais invoqué (Joyal, 2003). Par ailleurs, des chercheurs montrent que les enfants défavorisés bénéficient de l’engagement de leur père qui joue, à leur égard, un rôle de protecteur contre les adversités liées à la pauvreté (Harris et Marmer, 1996) et les mauvais traitements (Black et al., 1997 ; Dubowitz et al., 2000).

Alors que les résultats d’études sur ce phénomène pourraient alimenter la réflexion des intervenants dans leurs pratiques auprès des familles en contexte de pauvreté, le maintien de l’engagement paternel a été rarement étudié dans ce contexte adverse.

Présentation de la recherche

Les objectifs

L’étude vise à comprendre les stratégies utilisées par les pères qui ont poursuivi un engagement doublement menacé par la rupture conjugale et la pauvreté économique, et aussi à dégager de leurs propos les éléments qui semblent avoir favorisé le maintien de leur implication paternelle après la séparation, dans ce contexte adverse.

Les notions théoriques

L’engagement paternel

Le concept d’engagement paternel, encore utilisé aujourd’hui par de nombreux chercheurs, est celui proposé par Lamb en 1986. Ce concept regroupe trois composantes, soit : a) la quantité des interactions directes entre le père et son enfant ; b) la disponibilité du père à l’enfant ; et c) la responsabilité du bien-être, des soins et de l’éducation des enfants assumée par le père. La notion de temps consacré aux interactions directes et indirectes entre le père et l’enfant, plutôt que leur stabilité et leur qualité, a été l’élément le plus contesté de cette définition (Amato et Gilbreth, 1999 ; Furstenberg et al., 1987 ; Hetherington et Stanley-Hagan, 1997 ; Kelly, 2000 ; Pruett et Pruett, 1998). Depuis, Lamb y a apporté des modifications, où il précise que la quantité de temps alloué par les pères à leurs enfants ne reflète cependant pas la profondeur de leur engagement ou de leur motivation (Marsiglio et al., 2000b).

L’engagement paternel, selon les chercheurs de l’équipe québécoise ProsPère, peut se manifester par l’une ou l’autre des dimensions suivantes[2] : un père responsable (une prise en charge des tâches indirectes et des responsabilités relatives à l’enfant) ; un père affectueux (une disponibilité ainsi qu’un soutien affectif et cognitif) ; un père qui prend soin (une participation active aux différents soins physiques de l’enfant) ; un père en interaction (des interactions père/enfant significatives) ; un père pourvoyeur (une contribution aux soutiens financier et matériel) ; un père évocateur (des évocations spontanées qui révèlent l’importance de la relation avec son enfant ou le plaisir qu’elle suscite chez lui)[3]. Le concept d’engagement paternel après la rupture diffère-t-il du concept d’engagement paternel ?

L’engagement paternel post-rupture

Au cours de la recension d’écrits sur la question, Gaudet et ses collaborateurs (2005) constatent que quelques chercheurs présentent une définition claire du concept d’engagement paternel et que peu réfèrent à des théories spécifiques pour prédire ou interpréter leurs résultats. Cependant, certains proposent un modèle théorique de l’engagement paternel après la rupture. Parmi eux, Ihinger-Tallman et al. (1995) énoncent une théorie intermédiaire (« middle-range ») sur le phénomène, laquelle met en relation le degré d’identification du père au rôle de parent, l’engagement paternel et le bien-être de l’enfant. De leur côté, Madden-Derdich et Leonard (2000) ont élaboré un modèle théorique de l’engagement paternel après le divorce en interaction coparentale.

Dans le cas présent, la notion d’engagement paternel après la rupture émerge du discours des participants qui, après la rupture conjugale en contexte de pauvreté, se perçoivent eux-mêmes, ou sont perçus par l’entourage, comme étant restés engagés envers leur jeune enfant. Ainsi, cette notion est à la fois sujet et produit de l’étude.

La notion de pauvreté

Le lien entre le niveau socioéconomique et la santé est une des plus profondes et des plus constantes observations jamais faites en santé publique. La pauvreté constitue le facteur de risque à la santé le mieux établi et sans doute le plus étudié (Haan, 1987). Pour Massé (1995), la pauvreté est un espace qui doit se lire tant dans l’histoire de vie des gens que dans les conditions concrètes d’existence qu’elle provoque. Par le stress et l’insécurité qu’elle engendre, la pauvreté peut miner grandement la santé des parents et affecter également leur dignité et leurs conduites parentales. Mobilisant quotidiennement toute leur énergie, la précarité des conditions de vie met à rude épreuve la disponibilité des parents, leurs ressources et leur patience. Le cumul de stress est propice au développement de situations de négligence et d’abus et de nombreuses études ont démontré le lien significatif entre le statut économique des familles et le taux de plaintes fondées pour abus ou négligence envers les enfants (Bouchard, 1989). Par ailleurs, Castel (1994) invite à voir la pauvreté comme le résultat d’un processus qui conduit à une désaffiliation. Pour cet auteur, la désaffiliation est définie comme l’ensemble des ruptures d’appartenances et des échecs à constituer des liens dans le tissu des relations familiales et sociales et celles du monde du travail.

La notion de résilience

La présente recherche vise à comprendre, du point de vue de pères que l’on pourrait qualifier de « résilients », comment ceux-ci ont réussi à construire des modalités favorisant la continuité de l’engagement paternel après une rupture d’union et en contexte de pauvreté. À cet égard, Brousseau (2002 : 111) déplore que les familles soient « plus souvent étudiées lorsque des problèmes apparaissent » et que l’on « s’intéresse trop peu à leurs ressources et à leurs forces ». Le terme résilience tire ses origines de la théorie du développement psychologique et humain. De manière générale, il renvoie à la capacité de l’individu de faire face à une difficulté ou à un stress importants, de façon non seulement efficace, mais susceptible d’engendrer une meilleure capacité de réagir à une difficulté future. Plus précisément, la résilience se définit comme la capacité d’affronter avec succès les risques, les déboires sérieux et les traumatismes de l’existence : la capacité de rebondir et de surmonter des épreuves difficiles (Turner, 2001). Chez d’autres auteurs, la résilience décrit les phénomènes permettant de se construire une vie épanouie et réussie en dépit d’expériences adverses majeures (Luthar et al., 2000), ainsi que la capacité de réussir, de manière acceptable pour la société, en dépit d’un stress ou d’une adversité qui comportent normalement le risque grave d’une issue négative (Meschke et Patterson, 2003 ; Stein et al., 2000 ; Barnes, 1999).

Des facteurs de protection peuvent contribuer à la résilience, soit les compétences de l’individu, ses traits de personnalité et les mécanismes de soutien ambiants. Ces facteurs agiraient comme un tampon en procurant un réservoir de ressources pour affronter le stress de façon plus efficace. Selon Meschke et Patterson (2003) ainsi que Stein et al. (2000), la combinaison de plusieurs facteurs augmente leur effet protecteur. En outre, des études auprès de personnes résilientes ont permis de dégager certaines caractéristiques qui leur sont propres, soit un sentiment de compétence personnelle, des compétences cognitives, de l’optimisme, un locus de contrôle interne (capacité de compter sur soi-même pour faire changer les choses), et différentes aptitudes pour planifier, résoudre les problèmes, faire face au stress, donner une signification aux événements et chercher un soutien. Lewis (1999) mentionne par ailleurs que les principaux facteurs de résilience chez l’individu sont le locus de contrôle interne ainsi que le sentiment de compétence.

La méthodologie

En donnant la parole aux pères, l’étude s’intéresse à la signification collective qu’un groupe d’individus attribuent à une réalité dont ils deviennent les informateurs. Dans le cas présent, il s’agit de pères invités à décrire librement leur conception de l’engagement paternel et leur manière de le vivre après une rupture, le monde qui les entoure, les actions qu’ils y font, les interactions qui s’y produisent, et à les interpréter en exprimant leurs perceptions et leurs représentations.

La population à l’étude

La population étudiée est constituée de pères biologiques d’au moins un enfant d’âge préscolaire, séparés ou divorcés de la mère de leur enfant depuis au moins six mois, qui se considèrent comme engagés envers leur enfant et qui vivent en contexte de pauvreté. Nous postulons, dans le cadre de l’étude, que toutes les modalités de garde ou de cohabitation avec l’enfant sont susceptibles de laisser évoluer l’engagement paternel. Ne retenir que des pères qui s’inscrivent dans les modèles de droits de visite, garde partagée ou garde légale serait occulter l’unique et irremplaçable rôle qu’ils jouent, peu importe la forme de leur engagement. D’autres chercheurs ont auparavant insisté sur l’importance de considérer tous ces pères (Bronstein et al., 1994).

Quant aux indicateurs socioéconomiques retenus pour définir la pauvreté des participants à l’étude, ils rappellent ceux des programmes de santé publique destinés aux parents vulnérables d’enfants d’âge préscolaire (INSPQ, 2000), à savoir : vivre de prestations d’assistance-emploi et avoir un niveau de scolarité équivalent ou inférieur à la cinquième secondaire. Il est possible que de tels critères de pauvreté ayant présidé à la sélection aient pu conduire certains participants, tant par dignité que par désir d’acceptation sociale, à surestimer leurs bons coups. Pour éviter de sélectionner des participants se trouvant dans une situation difficile, différente ou marginale susceptible de particulariser leur engagement paternel, ont été exclus les pères d’un enfant ayant un handicap physique ou mental et les pères aux prises avec de graves problèmes de santé mentale, une déficience mentale, une dépendance à l’alcool et aux drogues ou de graves difficultés parentales. L’application de ces critères d’exclusion ne repose pas sur une évaluation formelle, mais plutôt sur l’avis des recruteurs qui côtoient les pères.

Le recrutement

Les quinze participants ont été sélectionnés par l’intermédiaire de « recruteurs », soit des intervenants rattachés à différents organismes des quartiers centraux de la ville de Québec. La proportion de population sous le seuil de la pauvreté est élevée dans ces secteurs et la concentration de familles monoparentales défavorisées importante. Ce mode de sélection a pu conduire à une représentation plus élevée de clients de ressources communautaires, et du coup influencé à la hausse les résultats se rapportant à la capacité des participants de demander de l’aide.

L’entretien individuel semi-dirigé

Les entretiens individuels, d’une durée d’environ une heure et demie, ont eu lieu dans un endroit accueillant, calme, permettant d’assurer l’entière confidentialité des propos et convenant aux deux parties, le plus souvent le domicile du participant. Les participants ont été informés des aspects de leur expérience que l’on souhaitait aborder. Ils ont signé un formulaire de consentement leur assurant la confidentialité de leurs propos, et les informant de la disponibilité de services professionnels d’aide et de soutien gratuits s’ils en ressentaient le besoin à la suite de l’entrevue. Les entrevues se sont déroulées d’une manière flexible, mais contrôlée par des questions ouvertes et par une écoute attentive. Des informations de nature sociodémographique sur le père, son ex-conjointe et ses enfants ont aussi été recueillies à cette occasion.

Le fait d’avoir accepté de participer à l’étude peut manifester sinon une volonté, du moins un intérêt de la part des pères à aborder cette question. Par ailleurs, l’offre d’une compensation financière de 20 $ aux participants, annoncée au moment de la sélection, a pu être un biais ; certains auraient pu être tentés de participer à l’étude pour en retirer des avantages économiques plutôt que pour l’intérêt de faire part de leur expérience. Cependant, peu d’indices laissent croire que la compensation financière ait eu cet effet. Les participants ont été informés que les chercheurs étaient liés par la Loi sur la protection de la jeunesse. Ont-ils pu craindre dès lors d’être considérés comme des pères dangereux ou indignes, ce qui les aurait amenés à taire certains événements ou sentiments ? Nous l’ignorons. Ils ont cependant abordé avec confiance des sujets délicats. De plus, ils étaient informés qu’ils pouvaient en tout temps refuser de répondre à une question, d’aborder un sujet et choisir d’interrompre l’entrevue. Ils ne l’ont fait qu’en de rares occasions. Les conditions de l’entrevue, loin d’avoir eu comme effet d’en restreindre le contenu, semblent au contraire l’avoir alimenté.

L’analyse de contenu

Une première lecture globale et annotée de la retranscription intégrale de trois entrevues enregistrées (choisies au hasard) a été effectuée par deux membres de l’équipe de recherche. Elle visait à repérer des unités sémantiques et à les relier entre elles, à évaluer une première interprétation et analyse des entretiens ainsi qu’à en assurer la validité interjuge. Une grille d’analyse sommaire a été définie en équipe, puis appliquée à l’ensemble des entrevues et enrichie à la lumière des contenus. Le logiciel NVivo 2.0 a facilité cet exercice analytique, qui a mené à la constitution d’une arborescence regroupant tous les thèmes de l’étude abordés par les participants. L’analyse progressive et itérative des résultats, réalisée en équipe, a fait ressortir les éléments divergents et convergents des catégories issues du canevas d’entrevues et d’autres thèmes émergents (Huberman et Miles, 1991).

Profil des participants

En raison des critères de sélection, l’échantillon est très homogène. Les quinze hommes rencontrés sont tous pères biologiques d’enfants d’âge préscolaire. Ils ont au total 23 enfants (12 filles et 11 garçons) âgés, pour la plupart (69 %), de 5 ans ou moins. Si tous les pères sont séparés depuis au moins six mois, la rupture conjugale a eu lieu, pour la majorité, depuis deux ans ou plus. Les participants sont peu scolarisés : la moitié d’entre eux n’ont pas terminé leurs études secondaires. Certains ont par ailleurs obtenu un diplôme d’études secondaires ou terminé des études professionnelles. Plus de la moitié des participants vivent de prestations d’assistance-emploi, les autres de prestations d’assurance-emploi ou encore d’indemnités d’accident du travail ou de la route. Quelques pères disent n’avoir aucune source de revenus au moment de l’entrevue. Âgés de 24 à 48 ans, ils sont plus nombreux entre 35 et 42 ans. Les modalités de garde des enfants divisent les participants en quatre groupes : ceux qui partagent la garde avec leur ex-conjointe (six) ; ceux qui assument la garde complète (quatre) ; ceux qui n’ont pas la garde, celle-ci étant assumée par la mère (trois) ; ceux pour qui les modalités de garde des enfants ne sont pas encore définies ou attribuées (deux)[4].

Interrogés sur la période précédant leur rupture conjugale, les pères se décrivent comme de gros travailleurs et la plupart occupent un emploi manuel, souvent atypique et précaire (ex. : déménagement, rénovation intérieure et extérieure, lavage de vitres, employé de dépanneur, peintre en bâtiment, imprimeur, vendeur, ou petits boulots). Ils accordaient une place importante à leur rôle de pourvoyeur économique ; pour certains, la vie se résumait au travail. Ils regrettent du même coup leur trop rare présence auprès de l’enfant. Plusieurs affirment néanmoins qu’ils aidaient leur conjointe, qu’ils s’occupaient de l’enfant (changer les couches, donner le biberon, préparer les repas, se lever la nuit pour le bébé), qu’ils étaient affectueux, qu’ils participaient aux soins et aux tâches ménagères. Certains ont pris un congé parental, d’autres ont apporté des changements dans leur emploi pour être plus présents aux enfants.

Quant aux ex-conjointes, pour la plupart dans la vingtaine ou la jeune trentaine, elles se divisent en deux groupes à peu près égaux, selon leur niveau de scolarité et leurs sources de revenus. La moitié d’entre elles sont plus scolarisées (détiennent un diplôme d’études secondaires ou professionnelles ou plus rarement d’études universitaires) et ont un revenu d’emploi. Alors que les autres n’ont pas terminé leurs études secondaires et vivent de prestations d’assistance-emploi. Donc, pour les pères rencontrés, séparés pour la plupart depuis au moins deux ans, la rupture conjugale et les démarches d’engagement paternel apparaissent comme un épisode appartenant au passé. Les résultats portent sur la période suivant la décision du couple de rompre.

Si les femmes sont le plus souvent désignées comme initiatrices des désunions, dans l’échantillon rencontré, cette décision est autant attribuable aux pères qu’aux mères (Dulac, 1998a). Les sentiments des pères face à la rupture diffèrent cependant eu égard au fait qu’ils soient ou non initiateurs de la séparation. Lorsqu’ils décident de la désunion, ils disent rompre pour le bien de leur famille. Peu responsables de leur propre décision, ils évoquent des raisons précises. Infidélité, problème de santé mentale, toxicomanie ou laisser-aller de la mère sont autant de facteurs les motivant à mettre fin à la relation conjugale. Toutefois, lorsque la décision de rompre est l’initiative de la conjointe, les pères s’interrogent sur les raisons ; la rupture leur semble si imprévue et spontanée. Ils nient y avoir contribué et se perçoivent comme victimes.

Les chercheurs estiment que le processus de la rupture commence avant la désunion, pour se terminer environ deux ou trois ans après l’officialisation de la séparation (Hetherington et Stanley-Hagan, 1986 ; Arendell, 1995 ; Dulac, 1998a). Si les conflits et difficultés sont fréquents durant les deux premières années suivant la rupture, la plupart des pères interrogés dans le cadre de l’étude l’ont été alors que cette période était déjà derrière eux.

Résultats et discussion

Réalisée auprès d’un petit échantillon d’informateurs clés, cette étude qualitative exploratoire ne prétend aucunement cerner toutes les réalités des pères de jeunes enfants restés engagés après une rupture et vivant en milieu défavorisé. Néanmoins, les résultats obtenus révèlent une pluralité de façons d’être père d’un jeune enfant dans un contexte où s’additionnent les contraintes et les pressions imputables tant à la rupture qu’à la pauvreté. S’ils n’ont pas été validés auprès des participants mêmes, les résultats ont cependant été mis en rapport avec d’autres études quantitatives et qualitatives portant sur le phénomène étudié, puis soumis à la lecture et aux commentaires d’intervenants et de chercheurs. La convergence de certains des résultats avec les données issues de la littérature scientifique porte à croire à leur crédibilité.

Les stratégies déployées au cours du processus de rupture conjugale pour rester engagés

Les stratégies déployées par les participants au cours du processus de rupture pour rester engagés s’articulent autour de trois axes. Le premier se rapporte à l’effondrement de la majorité de ces pères après la décision du couple de rompre, suivi du rebond. Le deuxième s’applique aux démarches, entreprises dans les espaces public et privé, pour regagner sa place auprès de l’enfant. Le dernier a trait aux actions de ces hommes pour exercer leur nouveau rôle de père en affrontant la pauvreté.

Après l’effondrement, reprendre la maîtrise de sa vie

De façon générale, les pères réagissent promptement à la décision de rompre. La plupart quittent le domicile familial en laissant tout derrière eux. Dans les jours, les semaines qui suivent, ils souffrent de l’effondrement de leur rêve d’une famille unie et de la discontinuité de la relation avec leur enfant. Plusieurs expriment leur détresse par des comportements de fuite et de retrait, qui ne sont pas sans rappeler ce que Dulac (1998a) nomme le « trou noir ». Ces pères s’effondrent, puis s’éveillent et rebondissent et trouvent un toit afin de recevoir leurs enfants.

a) S’effondrer

Après la décision de rompre vient la décohabitation. À cette étape, il est fréquent que les pères quittent le domicile familial en laissant mobilier, biens matériels, toit et allocations familiales à l’ex-conjointe et aux enfants. Les pères partent, munis de leurs seuls effets personnels, habiter dans le logement d’un parent, d’un ami, ou encore en chambre. Le lieu où ils se réfugient est souvent inadéquat pour recevoir les enfants. Aucune issue ne semble possible. La perte de la maison familiale signifie souvent la complexification des moments de rencontre avec l’enfant et retarde le moment de la reprise en charge des responsabilités parentales. Toutefois, en partant, les pères voient à ce que l’enfant ne manque de rien. Quelque temps après la rupture, le modèle qui prédomine est celui du père visiteur (une fin de semaine sur deux), combiné dans certains cas au paiement d’une pension alimentaire.

Bien à partir du moment où je suis parti le mardi matin, j’ai eu la garde une fin de semaine sur deux. [...] Elle, elle est sur l’aide sociale et ils ont exigé qu’elle fasse une demande de pension alimentaire […] par rapport à ce que je gagnais un petit peu plus que le salaire qu’il faut sans en payer là[5]. Faque là j’ai une pension à lui payer par mois. Yvan[6]

À la suite de la rupture, plusieurs pères souffrent, déchirés par l’éclatement de leur famille. Quand leurs espoirs de famille unie volent en éclats, ils se disent profondément brimés et trahis. Ils se sentent dépassés par ce qui leur arrive. Ce n’est pas du tout ce qu’ils entrevoyaient pour eux, pour la famille, mais surtout pour leur enfant.

T’sé, ce n’est pas normal. En tous cas, moi je trouve c’est juste pas normal de ne plus être en famille, faque t’sé bing bang du jour au lendemain tu vas voir ton père rien que lundi prochain ou bien… Benoît

Les pères qui voient moins fréquemment leurs enfants affirment néanmoins que ceux-ci occupent constamment leurs pensées ; souvent, l’ennui les envahit. Pour certains, cet ennui révèle l’importance qu’a l’enfant dans leur vie, importance qui semble nourrir leur engagement. Pour d’autres, l’absence de l’enfant s’avère souffrante, voire handicapante. Pour plusieurs pères, la souffrance liée à la rupture se traduit par la dépression, les idées suicidaires, la consommation de médicaments, d’alcool ou de drogues, la tristesse ou la rage.

Ah ! là, c’était fall ball. Là, je m’étais mis à prendre de la bière. C’est bien de valeur ! Puis là, j’avais des pilules, hein ! […] Là, c’était la dépression puis je pensais quasiment au suicide. [..] Ça fait que… Là je me suis remis à consommer de la boisson. […] T’sé, je souffrais intérieurement, hein ! Puis c’était la façon d’oublier mon mal. Faque là j’étais parti là-dedans, là, dans la boisson puis les pilules. Là je me suis dit : « Je vais attendre un bout de temps. » Bernard

b) S’éveiller et rebondir

Après être restés plongés pendant des jours, des semaines, voire des mois dans un état de souffrance et de torpeur, les pères semblent s’éveiller. Plusieurs rapportent qu’il s’est produit un déclic qui leur a permis de passer à l’action. Dans les faits, nombre d’événements semblent avoir favorisé ce rebond.

Certains ont cru que la meilleure façon de réaliser leur rêve d’une famille unie était la reconquête de l’ex-conjointe. Dans ces cas, le refus de reprendre la vie commune émis par la mère est à la fois dévastateur et motivant. Si le père veut reconstruire l’unité familiale, il ne pourra le faire en revenant en arrière, il devra aller de l’avant. D’autres s’éveillent sous l’impulsion du parent qui les héberge. Les parents leur donnent en quelque sorte un coup de pied signifiant qu’ils doivent repartir, coup de pied qui en fait s’avère souvent un coup de pouce pour se mettre à la recherche d’une autonomie résidentielle ou encore pour se mobiliser vers un exercice plus complet de leur engagement paternel.

Mon père … y’était tanné de me voir ! Son gars à 35 ans retourné chez eux, là… Il était tanné de me voir brailler, faque… Il a dit : « Trouve-toi une chambre ! » Joseph

D’autres disent s’être éveillés à un moment où ils ne pouvaient plus accepter une condition parentale aussi limitée. Ils veulent manifester plus globalement leur engagement paternel envers leurs enfants. Ils reconnaissent leurs devoirs, mais affirment aussi leurs droits, dont celui d’assumer une part des responsabilités parentales.

Bien j’avais de la peine. […] Je me disais : « Je ne peux avoir rien que les enfants une fin de semaine sur deux.» Puis je me cognais sur mon sort, puis […]. Je me rabaissais au lieu de me remonter, puis je me cognais dessus. J’étais rendu pas mal en dernier, mais… Ça déclenché comme ça. Je me suis dit : « Aie man, ça va faire ! » [… ] J’avais plus rien. J’attendais là, je restais chez ma mère, puis je recevais mes enfants chez ma mère une fin de semaine sur deux jusqu’à temps que je me prenne un avocat, que je me réveille. Joseph

D’autres s’éveillent et se mettent en action lorsqu’ils constatent que leur relation à l’enfant est dirigée par l’ex-conjointe. Les pères veulent ainsi se soustraire aux exigences, à l’horaire et aux besoins de l’ex-conjointe, qui semble réglementer leurs contacts à l’enfant. En voulant regagner une place auprès de leur enfant, ils prennent cependant le risque de fragiliser la relation avec leur ex-conjointe, mère des enfants.

Ça c’est ma fille puis ça va toujours rester ma fille. Parce que t’sé, c'est quelque chose là… Ton enfant, c'est ton enfant. […] « Ce n’est pas toi qui décides tout sur la petite, là, t’sé je suis là pareil là. Bien pas pareil, je suis là calvaire, c’est moi le père. » [Plus loin] Mais je ne peux pas, on ne peut pas, je ne peux pas vivre la… Faire un horaire selon l’horaire de mon ex. Benoît

D’autres entrent en conflit avec l’ex-conjointe pour des raisons financières. N’ayant pas la garde de l’enfant, ils se sentent piégés par l’obligation de payer une pension alimentaire alors qu’ils sont eux-mêmes dans une situation économique précaire.

Donc je vais me sentir redevable financièrement à Caroline et j’ai peur d’être manipulé parce que [hésitation]. […] Ça aurait été encore me mettre en situation de [hésitation]. Je dois quelque chose à Caroline au niveau financier pour les enfants. Alexandre

Certains pères s’inquiètent pour la sécurité de l’enfant lorsqu’il est chez sa mère. Ils doutent de la compétence de cette dernière à s’occuper de l’enfant. C’est donc l’inquiétude quant au bien-être et à la sécurité de l’enfant qui les incite à se mobiliser pour assumer leur part de responsabilités parentales. Alors que d’autres, se considérant comme plus disponibles que leur ex-conjointe, révisent à la hausse leur engagement parental. Enfin, pour les pères par défaut, en raison de la démission parentale de l’ex-conjointe ou de son incapacité à assumer ses responsabilités, l’éveil est brutal et les oblige à affirmer leur engagement paternel de façon précipitée, en quelque sorte. Que ces pères se sentent prêts ou non, ils deviennent entièrement responsables de leurs enfants après la rupture.

Quand on s’est laissés, dans le mois de décembre, le premier mois de décembre, je pense qu’elle les a eus deux-trois fois dans le mois. Elle était vraiment partie en grande […]. Mais là, elle oubliait les enfants là-dedans, là. Elle était vraiment partie : elle voulait aller en bateau, elle voulait faire des voyages. François

c) Trouver un toit pour recevoir ses enfants

Pour ceux qui ont quitté le domicile au moment de la rupture, la première action qui leur permettra de réaffirmer leur engagement paternel est la quête d’un nouveau toit pour recevoir les enfants. Les pères mettent en place les conditions pour accueillir, de nouveau, leurs enfants chez eux. Beaucoup font alors appel à divers organismes pouvant leur fournir des meubles ou autres biens, ou acceptent les dons offerts, notamment par la famille. Après avoir travaillé pour se réinstaller, certains pères envisagent alors la possibilité d’un nouveau partage des responsabilités parentales. Une reprise de la maîtrise sur leur propre vie semble par ailleurs correspondre à un nouvel élan de leur engagement parental.

Après ça, c’est quand que je suis venu vivre en logement que j’ai demandé la garde partagée. Jean

Le tableau ci-dessous résume les stratégies déployées par ces pères pour préserver leur rôle parental dans la période suivant la décision du couple de rompre.

Tableau 1

« Après l’effondrement, reprendre la maîtrise de sa vie »

« Après l’effondrement, reprendre la maîtrise de sa vie »

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Discussion : après l’effondrement, reprendre la maîtrise de sa vie

Dans les premiers moments du processus de rupture, les pères rapportent avoir eu des réactions semblables à celles décrites chez les pères désengagés, soit la décohabitation et la mise à distance (Dulac, 1997 ; Kruck, 1993). Au milieu de la tourmente, ils craignent de perdre l’univers familial qu’ils associaient à la stabilité et dans lequel ils exerçaient avec aisance leur rôle parental. Ils ont peur aussi d’être contraints à faire le deuil de la continuité de la relation avec leur enfant (Dulac, 1996 ; 1998a ; Kruk, 1993 ; Quéniart et Fournier, 1996 ; Quéniart, 2001).

Enfin, comme chez les pères décrocheurs, la plupart reconnaissent avoir fait le plongeon dans un « trou noir » (Dulac, 1998a). Lorsque les pères se retirent et quittent le domicile en laissant biens et meubles à la famille, et que seul leur rôle de pourvoyeur perdure, d’aucuns pourraient croire alors à la passivité des hommes envers leur engagement paternel, voire même au décrochage presque complet vis-à-vis de leurs responsabilités parentales. Or, ce répit semble au contraire leur permettre de mieux rebondir. Ils émergent ensuite pour reprendre progressivement contact avec eux-mêmes, avec leur famille, avec leur enfant. Cependant peu d’études, étrangement, traitent de cette trêve dans la trajectoire de l’engagement paternel après une rupture d’union.

Pour les hommes interrogés, le rôle parental limité à celui de père visiteur, la fragilité des contacts avec l’enfant et les conflits avec l’ex-conjointe sont autant d’éléments qui les encouragent à continuer d’assumer leurs responsabilités parentales plutôt qu’à s’en délester (Dulac, 1998a ; Kruck, 1993 ; Quéniart et Fournier, 1996 ; Quéniart, 2001). De fait, la réduction de leur rôle paternel à la fonction de pourvoyeur semble agir, chez plusieurs, comme un aiguillon les incitant à revendiquer un partage plus équitable des responsabilités parentales. Les parents chez qui plusieurs se sont réfugiés les aident à abandonner la position de repli qu’ils ont adoptée au début et à assumer de nouveau leur parentalité. Quant à la quête d’un toit pour recevoir leurs enfants, aussi nécessaire que symbolique, elle semble correspondre à un moment charnière qui établit pour eux un nouveau mode de vie familiale après la rupture.

Regagner sa place auprès de l’enfant après la rupture dans les espaces public et privé

Après le rebond, nombreux sont les participants à l’étude qui, dans leur volonté de maintenir leur engagement paternel, doivent défendre leur place auprès de l’enfant sur plusieurs fronts. Ainsi, ils se battent tout à la fois dans l’environnement social et judiciaire où ils affirment la légitimité de leurs responsabilités parentales et dans l’espace privé, où ils redéfinissent leur rôle paternel hors de la famille unie et établissent une nouvelle relation à l’enfant.

a) Affirmer dans l’espace public la légitimité de son rôle parental

Pour affirmer la légitimité de leur rôle parental, plusieurs participants luttent contre des préjugés faisant de la mère le parent principal. Certains doivent faire reconnaître leur paternité par l’État et d’autres, prouver leur droiture, voire se disculper aux yeux de la justice de fausses accusations portées contre eux par leur ex-conjointe. Enfin, la majorité d’entre eux entreprennent des démarches en vue d’officialiser un nouveau partage des responsabilités parentales.

Plusieurs pères constatent que l’importance de leur engagement parental n’est pas socialement reconnue. Ils doivent donc lutter contre des préjugés, encore prégnants dans les institutions (système judiciaire, réseau scolaire, services sociaux, etc.), voulant que l’enfant appartienne à la mère ou que la place des pères soit secondaire.

Regarde, c’est elle qui a la garde en attendant. […] T’sé, il faut qu’il se débatte pour pouvoir avoir ses droits. Ça c’est vraiment de la discrimination comme qu’on dirait. […] Je ne comprends pas qu’un papa ne serait pas capable autant de s’occuper de son enfant à la naissance que la mère. Fred

Les pères sont eux-mêmes fortement conditionnés par l’idée que la mère est le parent principal. Quand ils entreprennent des démarches afin de réclamer le droit d’exercer leurs responsabilités paternelles, en effet, ils se sentent coupables ; ils ont l’impression de participer à un vol ou à un enlèvement. Ils évoquent la nécessité de constamment se prouver à eux-mêmes, ainsi qu’à l’ex-conjointe, leur droiture, leurs compétences parentales et le fait qu’ils agissent pour le bien de l’enfant.

Puis là un moment donné j’ai dit : « Regarde, je […] ne fais rien de mal, là. Tout ce que je veux, c'est le bonheur de la petite. Je veux que la petite soit en santé, puis… que tout aille bien, puis qu’elle soit en sécurité. C’est rien que ça que je te demande, c’est rien que ça que je demande. Pas plus que ça. Je ne veux pas te l’enlever. » Jimmy

Des participants avaient d’ailleurs si fortement l’impression que l’enfant appartient à la mère qu’ils n’avaient pas mesuré, au moment de la naissance, l’importance d’être légalement reconnu comme père. Certains ont cru qu’ils avaient dans la vie de l’enfant une place si précaire que leur nom ne figure même pas dans les registres de l’état civil, particulièrement, disent-ils, pour des raisons d’ordre économique. Donc, au moment de la rupture, ils doivent d’abord exister comme les vrais pères et faire figurer leur nom dans les registres de l’état civil, avant de faire valoir leur place dans la vie de l’enfant et de demander qu’il leur soit partiellement confié.

Je suis son père biologique. On n’a pas de… On ne l’a pas déclaré. On ne l’a pas déclaré ; ça ferait un peu trop de problèmes puis tout ça. […] Bien là c’est ça, elle, elle ne voulait pas le déclarer parce qu’elle ne voulait pas que je lui enlève la garde puis tout ça. […] Elle a la garde légale. C’est marqué « père inconnu ». On va laisser ça de même. Avec la pauvreté, puis l’aide sociale, puis tout ce que ça peut créer, tous les changements que ça peut faire. […] Oui, mais Jérôme il a fallu que j’aille chercher la paternité, il a fallu que j’aille chercher la garde légale après. […] Ça a pris trois ans de ce taponnage-là. Pierre

Certains pères rapportent devoir aussi prouver leur droiture aux yeux de leur ex-conjointe et se disculper de fausses accusations portées par elle. Plusieurs croient que les mères profitent des préjugés qui leur sont favorables pour dénigrer injustement les pères, dans le but de conserver leurs privilèges auprès des enfants, tout en étant indirectement appuyées en cela par le système judiciaire.

Quand on s’est laissés, soit j’étais un homosexuel, soit j’étais un « taponneux » d’enfants, soit j’étais un ci. Aie, ça avait parti en fou […]. Comme je vous dis, j’étais rendu le démon. François

Au début du processus de rupture, le modèle le plus courant est celui de père visiteur, qui voit ses enfants une fin de semaine sur deux. Par la suite, à mesure que s’améliore la relation des parents ex-conjoints, le partage des responsabilités parentales devient de plus en plus équitable. Les arrangements décidés alors, bien qu’ils puissent toujours être redéfinis, semblent déterminer en partie la place que prendront les pères auprès de leur enfant pour les prochains temps. L’officialisation des modalités de partage des responsabilités parentales touche de plus près encore les parents vivant de l’assistance-emploi. En effet, après une séparation, ils ont l’obligation de fournir la preuve écrite qu’ils ont conclu des ententes à l’égard des enfants[7]. Pour en arriver à un nouveau partage des responsabilités parentales, la majorité des pères interrogés ont eu recours, à un moment ou un autre, à un avocat, et ce, parfois à la suggestion de leur ex-conjointe. La démarche légale se conclut le plus souvent par la simple signature de documents, mais certains pères doivent aller jusque devant les tribunaux afin de défendre de nouveau leur droiture et leur compétence, et de régler des différends passablement graves.

Les procédures se font pour la cour, là, etc. […] Puis là, elle, elle s’est opposée à ce que j’aie la petite. Elle disait que je n’étais pas plus apte qu’elle, puis que je prenais de la drogue moi aussi, puis je prenais de la boisson, etc. [inspiration forte]. Faque moi j’ai dit au juge, j’ai dit : « Il n’y a pas de problème monsieur le juge, je suis prêt à passer immédiatement un examen médical pour prouver que je ne prends pas de drogue. » Jimmy

Des pères déboursent des sommes considérables en frais juridiques. Ils ont alors l’impression d’acheter leur place auprès de l’enfant ou à tout le moins, de dépenser inutilement de l’argent qui pourrait être consacré au bien-être de l’enfant.

Ah, elle ne voulait pas. Hum, hum. Elle a décidé à la dernière seconde. Je lui ai fait comprendre, je lui ai dit : « Regarde, je suis déjà rendu à 2 000 $ d’avocat, là. Comment ça va me coûter, là ? C’est les enfants qui n’en profitent pas de cet argent-là, là. » T’sé ? Je lui ai fait comprendre. Joseph

En revanche, quelques pères ont entrepris une démarche de médiation, moins onéreuse que les démarches juridiques[8], et qui repose sur la volonté des deux ex-conjoints d’en arriver à une entente commune pour le bien de l’enfant. Enfin, une autre minorité a retenu la formule d’entente à l’amiable, qui demande également une dose importante de respect mutuel, d’acceptation des différences de l’autre et d’aptitude à faire des concessions.

b) Redéfinir son rôle parental dans l’espace privé

Pour plusieurs des participants, être père après la séparation ne va pas de soi. Les relations qui expliquaient auparavant les rôles de chacun se sont effritées, et ces hommes sont amenés à redéfinir leur rôle parental dans un cadre familial différent. Comment le font-ils ? Les uns cherchent à se distinguer de l’ex-conjointe, les autres croient à leurs compétences parentales, sans associer de genre aux rôles parentaux. Des hommes parviennent en outre à recréer, malgré tout, une relation positive avec la mère des enfants. La majorité d’entre eux est soutenue par un réseau familial et social, et certains se montrent capables de demander de l’aide au besoin.

Parmi les participants, plusieurs ont eu l’impression que leur façon d’être père était filtrée, voire contrôlée par leur ex-conjointe, et veulent se distinguer de cette dernière, affirmer leur compétence en s’appropriant un style parental qui leur soit propre et qui leur ressemble. Certains insistent sur leur façon à eux d’être parent, alors que d’autres s’inspirent de la relation de l’ex-conjointe à l’enfant.

Quand je l’ai, je m’en occupe autant que si elle était avec sa mère. […] Au début, sa mère me disait que c’est comme ça qu’elle voulait que ça marche, que quand elle venait chez nous il fallait que je fasse les mêmes affaires que chez eux. Mais j’ai dit : « Pardon ? Regarde, quand elle est avec moi, elle est avec moi. Puis… Inquiète-toi pas, je ne lui ferai pas faire de mauvais coups. Sauf que je ne ferai pas les mêmes affaires que toi tu fais. » Yvan

Si, au début du processus de rupture, certains ont douté de leur capacité à s’occuper seul de leur enfant, la plupart affichent maintenant une forte assurance quant à leur compétence parentale. Plusieurs se qualifient de « père poule ». D’autres se reconnaissent des capacités personnelles qui leur ont permis de s’adapter et de surmonter les épreuves. Plusieurs disent accorder une place centrale à l’enfant dans leur vie. En retour, l’importance qu’ils constatent avoir acquise aux yeux de leur enfant les comble de fierté et nourrit leur engagement. Certains des hommes rencontrés ont l’impression de remplir un rôle qui pourrait être associé autant au père qu’à la mère. Ils s’entendent sur l’idée que les parents, peu importe leur genre, doivent tendre vers une interchangeabilité des rôles, et ce, plus encore après une rupture.

Je fais tout qu’est-ce qu’une mère peut faire avec sa fille. [...] Peut-être plus. […] Mais moi, [...] je suis à peu près comme une môman [sourire], une mère poule genre. Je suis un pôpa, un père poule [sourire]. Fred

Malgré la relation tumultueuse qu’entretiennent les ex-conjoints après la rupture, plusieurs des pères interrogés considèrent comme essentiel, pour le bien-être de l’enfant, de faire des efforts pour recréer une bonne entente avec la mère, voire une complicité. La majorité d’entre eux soulignent ainsi avoir maintenu ou établi une relation positive avec l’ex-conjointe, qui se manifeste en général par un appui moral, de l’aide matérielle ou instrumentale, un soutien réciproque dans l’organisation de la vie familiale ou encore par une communication sur les questions relatives aux enfants.

Pour la petite, elle est prête à me donner du support. [...] Pour la petite… Admettons, t’sé, je manque de couches ou n’importe quoi, t’sé, elle m’en donne. […] Non, pour la petite elle… elle m’aide, puis moi je lui aide aussi quand je peux, là. C’est sûr, on reste à trois quarts d’heure de différence, là. Stéphane

Tout au long du processus de rupture, les pères rencontrés disent avoir pu compter sur un réseau de soutien qui les aide à cheminer, tant sur le plan psychologique que matériel. En revanche, ils rapportent pour l’heure avoir mis la vie conjugale en veilleuse pour se consacrer aux enfants. Jusqu’à présent ils n’ont donc pas cherché une nouvelle compagne, sans pour autant refuser de s’entourer d’amis et d’avoir une vie sociale agréable.

Je vois du monde, j’ai une vie sociale pareil, j’ai beaucoup d’amies de filles. […] Mais t’sé, on ne se voit pas tout le temps […]. Puis tu ne déprimes pas dans ton coin puis eux-autres non plus. Jason

Les pères à l’étude semblent encore fortement tributaires du préjugé voulant qu’un homme n’ait pas besoin d’aide. Comme s’ils voulaient ne s’attribuer qu’à eux seuls la responsabilité de leurs réussites, comme de leurs échecs.

Non, je suis seul avec moi-même. C’est moi personnellement. Ce sont mes enfants. Je ne veux rien demander à personne. Je vais prendre ce qu’ils m’offrent comme help, mais [hésitation] pas bien bien plus que ça. Je ne sais pas, je suis de même. C’est mon problème et je vais le régler. Carl

Par ailleurs, peut-être pour dissimuler leur gêne et démontrer leur autonomie et leur indépendance, certains participants sont critiques face aux ressources de la communauté, fréquentées le plus souvent par des mères. Des hommes reconnaissent pourtant avoir eu recours à l’aide extérieure lorsqu’ils étaient en difficulté.

Quand ça t’arrive, là […]. Bien il faut que tu en parles de ça, là, tu ne peux pas garder ça tout le temps dans toi puis de cogner sur la tête. Moi je me suis extériorisé, j’en ai parlé puis ça s’est passé. Joseph

c) Développer une nouvelle relation à l’enfant, dans l’espace privé

La plupart des pères rencontrés rapportent que la qualité de la relation développée avec leur enfant après la rupture compense la perte d’accès quotidien. Ils décrivent comment ils prennent soin de leur enfant dans une nouvelle structure familiale.

Le contexte de famille unie procurait évidemment une constance dans les rapports entre le père et l’enfant ; la rupture conjugale entraîne habituellement une diminution de la fréquence des contacts. Cette discontinuité donne à certains pères l’impression de perdre en partie leurs enfants, alors qu’elle en ébranle d’autres au point où ils se mettent à douter de leurs compétences parentales.

T’sé, un moment donné je pensais que je n’étais pas un bon père, je ne l’avais pas assez souvent. Bien je me dis : « Je ne peux pas vivre tout ce qu’elle vit. Je ne peux pas tout savoir ce qui se passe. » Jason

Pour la plupart, la qualité de la relation qui s’établit semble compenser la discontinuité. Les pères veulent donner du bon temps à leur enfant et lui assurer une présence. D’ailleurs, nombreux sont ceux qui, lorsque l’enfant est sous leur responsabilité, ont l’impression de lui offrir plus qu’ils ne le faisaient avant la rupture.

Bien moi je trouve qu’il y a plus d’avantages, je m’en occupe encore bien plus que je m’en occupais avant. […] Mais c’est sûr que je les vois moins qu’avant, mais quand je les ai, ils sont avec moi puis je suis content, j’en profite. Joseph

Les pères rencontrés évoquent aisément les relations directes et interactives qu’ils ont réussi à préserver avec leur enfant, au prix d’efforts et de l’affirmation de leur rôle parental. Ils décrivent ce qu’ils font avec l’enfant, mais aussi ce qu’ils font pour lui. Être père au quotidien exige, notamment, de planifier les tâches domestiques et de les effectuer, d’être disponible pour superviser les jeux et les autres activités, et de veiller à la sécurité de l’enfant même lorsque celui-ci est ailleurs.

Prendre soin de l’enfant et instaurer une routine - Les hommes rencontrés veillent à combler les besoins élémentaires de leur enfant : l’alimentation, l’habillement, l’hygiène, par exemple. Les soins de base qu’ils donnent à l’enfant sont autant d’occasions d’échange. Pour le bien de l’enfant, afin de mieux satisfaire aux exigences d’une saine alimentation, plusieurs pères ont ajusté leurs menus. S’ils acceptent de sacrifier à leur propre diète en l’absence de l’enfant, pour rien au monde ils ne négligeraient l’alimentation de ce dernier. Avec une certaine fierté, ils soulignent aussi savoir soigner leur enfant, comme avant, et être encore capables de le réconforter. Tout en s’occupant seul de son enfant, il faut préparer le repas et faire la vaisselle. Parfois, les pères ne sont pas libres d’accomplir ces tâches une à la fois, mais doivent les faire simultanément. Plusieurs expliquent qu’ils ont instauré une routine. Selon eux, la routine permet non seulement de planifier le temps entre les différents soins à apporter à l’enfant, les tâches domestiques et les autres activités journalières ; elle contribue aussi à sécuriser l’enfant et à l’encadrer.

Veiller au développement de l’enfant, lui apprendre des choses - La majorité des pères considèrent leur enfant comme un individu à part entière. Ils rapportent se préoccuper des étapes de son développement et de ce dont il a besoin. La connaissance de leur enfant leur apparaît comme une des prémisses sur lesquelles ils peuvent construire la relation avec celui-ci.

Si ça n’a pas été fait au départ, là, il va falloir avoir beaucoup de patience puis de passer du temps valorisant avec les enfants. [...] Non, de vraiment s’impliquer, là, à fond, pour connaître, comprendre l’enfant. François

Les pères semblent conscients des étapes du développement d’un enfant, ils choisissent des activités, des soins et des façons d’interagir adaptés à son âge. Ainsi, ils ne devancent pas l’évolution de leur enfant en le soumettant à des activités qui seraient inadéquates. Ce souci des étapes du développement leur permet aussi de projeter des activités futures, sans bousculer l’enfant ou lui imposer un rythme qui ne serait pas le sien. Soucieux, de plus, de ce qu’ils peuvent et doivent transmettre à leur enfant, ils veulent lui donner tous les outils nécessaires afin qu’il se débrouille et qu’il réussisse dans la vie.

J’y apprends des affaires comme ça, t’sé, je passe beaucoup de temps avec elle, t’sé. Je la gâte comme ça. […] Lui apprendre ses alphabets, puis apprendre à compter. Je passe beaucoup de temps avec elle à faire ça, des affaires comme ça, là, puis… À jouer avec elle. […] Moi c’est comme ça que [silence]. C’est comme ça que je lui donne mon amour puis l’affection. J’en prends soin. Jimmy

La majorité des participants trouvent important d’éduquer leurs enfants et de les familiariser à une foule de sujets. Ils favorisent chez eux le développement de l’autonomie, l’acquisition de bonnes manières ou l’apprentissage de diverses habiletés, notamment langagières, scolaires, musicales et sportives. Les succès de l’enfant suscitent la fierté des pères et les encouragent à poursuivre. Malgré le jeune âge des enfants, les pères ont appris à communiquer avec eux et à mieux les connaître ; ils sont attentifs à leurs besoins, à leurs craintes et à leurs joies. Ils veulent aussi les amener à faire des découvertes, par des sorties et des activités. Ils souhaitent les faire profiter du plein air et privilégient les activités extérieures.

Établir des règles de discipline - Des participants craignent que l’établissement de règles de discipline compromette la relation à l’enfant, qu’ils sentent déjà fragile. En effet, les pères non gardiens (ceux pour qui la résidence habituelle de l’enfant est celle de la mère), et même certains de ceux qui ont une garde partagée, désirent tant profiter des instants avec leur enfant qu’ils ne semblent pas vouloir prendre le risque d’établir de discipline.

T’sé, des fois, il y en a qui disent : « Il faut que tu sois ferme ! » Mais quand que tu [hésitation] tu ne l’as plus à temps plein, là […]. T’essayes, là, mais […]. Stéphane

En revanche, ceux qui habitent plus longuement avec l’enfant ont développé certains trucs pour user d’autorité sans avoir le sentiment d’être méchant. La communication, se faire un devoir de ne pas crier (hausser le ton ou emprunter une voix ferme, mais sans crier), expliquer ce que l’on n’aime pas, prendre l’enfant à l’écart, le distraire, tourner la situation en dérision, instaurer des règlements, ne pas frapper, donner une punition raisonnable sont des moyens qu’utilisent les pères pour assurer la discipline.

Moi la mienne c’est que je lui dis : « Va… Il faut que tu t’excuses avant à la personne à qui tu as fait quelque chose, puis tu vas t’asseoir dans ton lit cinq minutes, puis tu réfléchis à la conséquence de ce que tu as fait. Puis après ça tu viens me le dire qu’est-ce que tu as fait. » Fred

La discipline apparaît toutefois comme un sujet sensible. Les pères semblent se sentir menacés et semblent craindre, aussi, d’être soupçonnés de violence envers leurs enfants.

T’sé, je ne suis pas fou, il ne faut pas que tu penses que je suis fou avec. T’sé, je ne la fouette pas ! Benoît

Jouer ou mettre du jeu dans la vie - Dans l’interaction avec leur enfant, les pères rencontrés disent conserver une certaine jeunesse. Ils font le choix d’activités ludiques parce que c’est une façon agréable d’apprendre des choses à l’enfant, mais aussi parce que le jeu est leur façon d’être avec lui.

J’aime rire, j’aime m’amuser, j’aime faire des conneries avec les enfants. [...] J’aime ça. On loue des vidéos, on fait des popcorn, on fait des niaiseries, des nounouneries. C’est le fun. J’aime ça, je suis comme ça. Je suis moqueur. Comme ça, on s’amuse. Pierre

S’ennuyer de l’enfant - La relation discontinue avec l’enfant est cependant cause d’ennui. Être père, c’est aussi se laisser envahir par le rôle parental durant l’absence de l’enfant, lorsqu’il est chez sa mère. Des pères ont tendance à faire des gestes concrets pour garder le contact avec lui, alors que d’autres se placent en disponibilité ou se préparent à son retour. Certains souhaitent que l’ex-conjointe leur fasse « garder » l’enfant plutôt que de le confier à des étrangers. Sinon, ils se sentent à la fois privés d’une occasion de contact avec lui et disqualifiés.

Bien oui je m’ennuie. Bien je m’ennuie… mais je sais qu’ils sont en sécurité. C’est moins pire. T’sé, quand tu sais qu’ils sont sécurité, puis s’il y a quelque chose dans la semaine, admettons Sophie a de quoi d’imprévu, elle a besoin de faire garder les enfants, au lieu de les faire garder, elle me le demande si je peux. François

Le tableau 2 résume les démarches entreprises par ces pères, tant dans l’espace public que privé, en vue d’exercer leur part de responsabilités parentales remise en cause par la séparation.

tableau 2

« Stratégies utilisées par les participants dans les espaces public et privé pour regagner leur place auprès de l’enfant après la rupture »

« Stratégies utilisées par les participants dans les espaces public et privé pour regagner leur place auprès de l’enfant après la rupture »

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Discussion : regagner sa place auprès de l’enfant après la rupture dans les espaces public et privé

Force est de constater que dans les sociétés occidentales, la mère est considérée comme étant naturellement liée à l’enfant par la biologie, alors qu’il n’en est rien pour le père dont le rôle et la fonction seraient davantage socialement déterminés (Castelain-Meunier, 2002 ). De fait, les hommes demeurent actuellement ceux pour qui le flou et la complexité des trajectoires familiales sont le plus problématiques, ils sont contraints de prouver leur paternité et de négocier leur place auprès de l’enfant. (Marcil-Gratton et al., 2003). Ce fut le cas des pères rencontrés, dont les démarches dans l’environnement social et le système judiciaire après la rupture conjugale prennent dès lors l’allure d’une course à obstacles.

Les femmes n’ont pas eu pour gagner leur autonomie à l’égard des hommes, à négocier la présomption de leur maternité ou de leur présence auprès de leurs enfants. Ce sont des défis auxquels un nombre grandissant de pères doivent aujourd’hui se mesurer.

Marcil-Gratton et al., 2003 : 163

La paternité de certains des hommes rencontrés n’avait pas été légalisée avant la rupture, entre autres parce qu’ils avaient l’intime conviction que l’enfant appartenait à la mère et qu’ils occupaient une place secondaire pour ce dernier ; ils n’avaient pas mesuré l’importance d’être légalement reconnus comme pères en cas de rupture, ni les conséquences de ne pas l’être. Marcil-Gratton et al. (2003) précisent que la proportion des naissances dites de pères inconnus est estimée à 5 % au Québec. Dans le cadre d’une union libre, soulignent encore Marcil-Gratton et al. (2003 : 163), « l’autorité parentale comme la paternité ne sont dévolues à l’homme […] que s’il a déclaré être le père de l’enfant sur le certificat de naissance faute de quoi, l’enfant est déclaré né de père inconnu, ce dernier perdant automatiquement toute prétention à l’autorité parentale ».

Depuis mai 2002, l’homme a 30 jours pour déclarer sa paternité : passé ce délai, les procédures sont beaucoup plus longues et compliquées. Il appert que des raisons économiques peuvent également motiver le désir de masquer l’existence du père sur le certificat de naissance de l’enfant (« père inconnu »). Cela s’applique tout particulièrement aux parents vivant de l’assistance-emploi, qui se déclarent comme famille « monoparentale ». Après la rupture, ces pères inconnus doivent sortir de l’ombre et exister légalement comme de vrais pères aux yeux de l’État, avant de pouvoir entreprendre toute autre démarche pour se réapproprier leur rôle parental. Cependant, pour les couples coupables d’une fraude conjugale, la révélation tardive de cette paternité implique que, du coup, ils se reconnaissent redevables d’une dette envers l’État. De fait, ils doivent rembourser rétroactivement les prestations d’assistance-emploi touchées en trop.

D’autres pères ont dû se défendre contre des accusations de l’ex-conjointe qui se sont par la suite révélées non fondées. De telles accusations risquent non seulement d’aggraver les rancoeurs et de décourager les pères, mais aussi d’envenimer les conflits relatifs au droit de visite et à la garde des enfants, et de complexifier la procédure judiciaire (Bala et al., 2001 : 10). Devant la lourdeur de ces démarches, certains hommes disent avoir douté d’eux-mêmes et de leur droit d’être auprès de leur enfant, et ont pensé abandonner. Reste qu’au terme de ces démarches, le nouveau partage des responsabilités parentales a pour effet d’officialiser leur rôle de père et leur place auprès de l’enfant.

Nombreux sont les hommes qui doivent surmonter une socialisation inadéquate et construire leur paternité sans pouvoir se raccrocher à un modèle clairement défini socialement (Daly, 1999). Pourtant, les participants envisagent leur rôle parental hors du cadre familial avec souplesse. Ils ont réussi à se défaire des stéréotypes de rôles parentaux liés au genre et se reconnaissent des capacités parentales avec d’autant plus de force que leur compétence semble remise en cause à tout moment. Ils n’acceptent pas d’être soumis aux exigences et au contrôle de l’ex-conjointe : ils veulent s’y soustraire et trouver une façon bien à eux d’être pères. Si, au départ, certains ont douté de leurs capacités à s’occuper seul d’un enfant, la majorité, s’appuyant sur l’expérience dans les soins aux enfants acquise avant la rupture, ont rapidement reconnu et affirmé leur compétence. Leur conviction d’être de bons pères s’affermit lorsqu’ils constatent l’importance qu’ils ont aux yeux de leurs enfants et l’évolution positive de ces derniers. Selon Madden-Derdich et Leonard (2000), le fait que le père perçoive son influence sur ses enfants serait un facteur susceptible de favoriser le maintien de son engagement après la rupture.

En dépit des difficultés éprouvées dans la relation avec l’ex-conjointe au cours du processus de rupture, plusieurs pères désirent recréer avec celle-ci une bonne entente, qu’ils jugent nécessaire au bien-être des enfants. Certains décrivent les arrangements mis en place pour communiquer, se soutenir mutuellement dans le rôle parental et assurer un environnement plus stable aux enfants. Alors que d’autres recherches réalisées aux États-Unis révèlent qu’une majorité des hommes tend à se remarier dans les trois années suivant la rupture (Hetherington et Stanley-Hagan, 1986), il n’en est rien pour la plupart des pères rencontrés, et dont la rupture date de deux ans ou plus. Apparemment, ce n’est pas par l’entremise d’une relation avec une nouvelle conjointe que ces hommes comptent bâtir leur engagement paternel.

Selon Dulac (2000 : 28), « les hommes sont socialisés à ne voir que les succès et à ne compter que sur eux-mêmes ». Or, loin de s’assujettir à cette caractéristique masculine, les pères rencontrés font preuve d’ouverture et de souplesse en acceptant l’aide de leurs proches. Certains, malgré leur gêne, reconnaissent leurs difficultés et se dirigent vers les ressources de la communauté destinées aux parents, plus souvent fréquentées par des femmes, où ils trouvent un soutien économique, matériel, éducatif ou moral. Comme le constatent Hamer et Marchioro (2002) dans une étude réalisée auprès de pères défavorisés, la condition économique des participants a pu influencer à la hausse le recours au soutien des proches après la rupture. Par ailleurs, le fait de choisir, parmi les pères séparés pauvres et exclus du marché du travail, ceux qui se considéraient comme encore engagés envers leur enfant, orientait vers la sélection d’hommes susceptibles d’être insérés dans un tissu de relations familiales et sociales, malgré leur marginalité (Castel, 1994).

Si la forme discontinue des liens père-enfant après la séparation inquiète certains des participants interrogés, la majorité d’entre eux estiment néanmoins qu’elle est compensée par la qualité de la relation établie avec l’enfant. Plusieurs ont l’impression d’offrir plus à leur enfant depuis la rupture, de s’en occuper davantage et de se sentir plus proches de lui, ce qui confirme les résultats d’autres études (Hetherington et Stanley-Hagan, 1986). Dans la plupart des cas, le discours des pères témoigne d’une relation à l’enfant empreinte autant de chaleur, de soutien, de réconfort et d’ouverture à la communication que de vigilance, de fermeté et d’autorité. Ces caractéristiques apparaissent favorables au bien-être de l’enfant et à son adaptation à la rupture conjugale. Amato et Gilbreth (1999) soulignent que le bien-être de l’enfant après une rupture d’union est positivement associé au sentiment de proximité développé entre l’enfant et le père.

D’autres auteurs estiment qu’une telle relation positive entre le père et l’enfant devrait être établie dès la première année de la séparation des parents (Hetherington et Stanley-Hagan, 1997 ; 1986). Peu de différences ont été constatées dans la relation père-enfant quotidienne, eu égard aux modalités de garde. Cependant, certains des pères ayant avec leur enfant une relation ténue ou des contacts relativement peu fréquents (ex. : une fin de semaine sur deux) rapportent avoir tendance à être plus permissifs, comme s’ils voulaient éviter de compromettre les brefs moments qu’ils partagent avec leur enfant (Hetherington et Stanley-Hagan, 1997). Toutefois, après une rupture d’union, l’autorité qu’exerce le père est associée positivement au bien-être de l’enfant (Amato et Gilbreth, 1999). Ainsi, les résultats suggèrent qu’une relation ténue à l’enfant après la rupture puisse affecter l’exercice de l’autorité parentale, par ailleurs bénéfique à celui-ci.

Le fait d’avoir choisi de vivre avec l’enfant, en permanence ou en alternance, oblige ces hommes à élargir leurs façons d’être pères et à approfondir leur relation à l’enfant. Ils décrivent, après la rupture, un engagement qui correspond au concept d’engagement paternel de Lamb (1986), et qui englobe l’ensemble des dimensions proposées par l’équipe ProsPère (2004). Nombre d’entre eux misent sur les apprentissages de leur enfant et insistent sur son développement, rappelant ainsi l’importance accordée par certains chercheurs au père éducateur (Hawkins et Palkovitz, 1999) et au père développeur (Bouchard, 2001). L’intensité avec laquelle ces pères favorisent le développement de l’enfant porte à croire qu’ils perçoivent celui-ci comme un projet de vie, lequel leur permettrait de transcender la pauvreté.

Exercer son nouveau rôle de père après la rupture en affrontant la pauvreté

Ces pères, qui tous ont goûté au marché de l’emploi, évoquent avec une grande réserve leur condition économique. Si certains ne travaillent pas pour cause d’accident ou de maladie, la plupart vivent dans une situation précaire qui s’articule entre le marché du travail, le chômage ou l’assistance-emploi. Parallèlement aux actions menées pour faire reconnaître la légitimité de leur place, redéfinir leur rôle et établir une nouvelle relation à l’enfant, ces pères déploient des efforts pour lutter contre la pauvreté. Ainsi, ils veillent à ce que leur enfant ne manque de rien, s’interrogent (aller travailler ou s’occuper de l’enfant?), veulent éviter de reproduire leur histoire personnelle et cherchent à préserver leur engagement parental de la disqualification sociale.

a) Voir à ce que l’enfant ne manque de rien

Les participants abordent donc leur situation financière avec réticence. Trop de préjugés accompagnent le fait d’être parent en contexte de pauvreté. Ces pères disent être pauvres, certes, mais ils ne veulent pas pour autant être considérés comme des « assistés » ou comme des irresponsables. Ils gèrent leur budget avec prudence et font tout pour que leur enfant ne manque de rien. Au besoin, ils sollicitent l’aide matérielle et économique de leur famille. Lorsque la famille ne peut pas suffire, ou ne suffit plus, ils se tournent vers différents organismes pour combler leurs besoins (nourriture, vêtements, transport, gardiennage, soins à l’enfant, logement, travail, etc.).

J’ai demandé de l’aide alimentaire par le CLSC. […] Des affaires comme du linge, j’ai été à Saint-Vincent-de-Paul. [...] Je me débrouillais comme ça, t’sé. […] J’allais aux ressources, t’sé. Je me suis dit : « Bon bien c’est à mon tour, j’en ai de besoin. » Jimmy

b) Aller travailler ou s’occuper de l’enfant?

Alors qu’à l’entrée dans la paternité, le travail apparaissait aux hommes rencontrés comme un point de repère, après la rupture, plusieurs remettent en question leur emploi précaire. S’opère chez certains un glissement, pour donner une place centrale à l’enfant. Il leur semble maintenant plus important d’être présents à l’enfant, de bien le connaître et de suivre son développement. Après la rupture, les participants composent avec leur rôle de père et la précarité d’emploi de différentes façons. Certains tentent de concilier les deux, d’autres sont craintifs sur les conséquences d’un retour au travail. D’autres, s’interrogent sur le désir de travailler de leur ex-conjointe. Des participants rapportent enfin avoir fait le choix de l’enfant, à défaut de pouvoir concilier famille et travail. Cependant, pour plusieurs, le travail reste une dimension importante de l’engagement paternel.

Des hommes refusent un emploi trop éloigné de la demeure de l’ex-conjointe et de l’enfant parce que, sans auto ni réseau de transport accessible, ils ne peuvent songer à une cohabitation partagée, qu’ils veulent à tout prix respecter.

J’aurais peut-être pu aller travailler à l’extérieur, à Sainte-Croix-de-Lotbinière. Ça m’aurait fait retomber… pour un salaire […] entre 10 et 15 $ [de l’heure]. Par contre, ça aurait été m’éloigner des enfants, ré-avoir la garde une fois aux quinze jours. Alexandre

Certains rapportent avoir eu la possibilité de concilier un travail saisonnier et les exigences de la garde partagée, alors que d’autres estiment qu’une telle conciliation est pour l’heure impensable.

Bien là, je suis en recherche d’emploi aussi. Je m’étais inscrit pour faire du déneigement. […] Ça a tombé dans ma semaine. Je ne pouvais pas y aller. Là l’employeur m’a dit qu’il n’y avait pas de problème parce qu’ils […] veulent garder pour toute la saison de terrassement. François

Puis, c’est là que j’ai décidé aussi que […] que c’est un premier pas vers ma démission qui est venue en janvier. Parce que je voyais là encore qu’il n’y avait aucune volonté de l’employeur d’organiser le coup pour que je puisse prendre les enfants. Alexandre

Chez certains des participants, l’idée d’un retour sur le marché du travail ravive une zone de tension avec l’ex-conjointe. Ils ne veulent plus revivre leur paternité sous l’unique mode du pourvoyeur, ni être manipulés par leur ex-conjointe ou contraints de lui verser une pension alimentaire. Dès lors, ils se posent la question : « Pourquoi je travaillerais, si elle ne travaille pas ? »

Puis là, je n’ai plus envie de travailler tant qu’elle n’aura pas un travail. […] J’ai peur que Caroline se serve de ça pour que je la fasse vivre. […] Peut-être que j’aurais pu travailler, mais j’hésite parce que justement, je vais encore avoir des horaires atypiques. Je vais encore [hésitation] culpabiliser parce que je n’ai pas encore les enfants une semaine/une semaine. Donc je vais me sentir redevable financièrement à Caroline et j’ai peur d’être manipulé parce que [hésitation]. Ça aurait été encore me mettre en situation de [hésitation] je dois quelque chose à Caroline au niveau financier pour les enfants. Alexandre

D’autres, qui ne partagent pas la garde de l’enfant, se sentent piégés par l’obligation de payer une pension alimentaire, alors qu’ils vivent eux-mêmes dans des conditions précaires. Pourquoi aller travailler, si on ne peut pas avoir la garde partagée ?

Elle m’a toujours dit qu’elle irait travailler. […] Elle est peut-être été un an, puis elle a tout arrêté, t’sé. Puis moi, je ne me voyais pas en train de m’occuper de madame. […] Si je n’ai pas la garde partagée, je ne retourne plus jamais travailler de ma vie, je n’ai plus besoin de travailler. […] Pourquoi j’irais travailler ? Mon but c’était d’avoir mon enfant, puis on m’a démoli. Bernard

D’aucuns craignent que leur retour au travail puisse nuire à un juste partage de la présence parentale auprès des enfants.

Puis moi ça me ferait chier qu’à la dernière minute, elle viendrait me les piquer sous mon nez. Parce qu’elle, elle s’applique, mais elle n’a rien. Moi j’ai quand même une sécurité. […] J’ai une sécurité financière, je travaille [Emploi-Québec]. C’est un contrat de six mois que le gouvernement m’a donné. Puis là, je prends juste un peu de recul parce que ça se peut qu’il y ait un autre emploi qui m’attend. Carl

Compte tenu de leur faible niveau de scolarité et de leur expérience de travail, le plus souvent dans des emplois sous-qualifiés et précaires, la majorité des participants savent qu’en retournant sur le marché du travail, ils devront se plier à des horaires flexibles, variables, irréguliers, atypiques, souvent sous-payés, difficilement conciliables avec leur rôle parental. Ils ont donc choisi de s’occuper de leur enfant.

Là, moi, le chômage finissait, j’étais supposé de commencer à travailler, mais suite à tout ça bien j’ai… t’sé, je voulais me concentrer sur ma fille. Uniquement sur ma fille. C’est pour ça que je suis sur l’aide sociale présentement. [...] C’est un choix que j’ai pris. [...] Faque pour moi c’est important, t’sé, de bien l’encadrer. Être là à ses besoins puis toute. T’sé, mettons si je travaille, bien là je suis moins là, t’sé. […] Moi je n’ai pas mes scolarités, je n’ai pas de… Je n’ai pas de cégep, rien là, t’sé. Jimmy

Les uns motivent leur choix de rester à la maison avec les enfants par les obligations financières et le stress découlant du travail, peu compensés par un revenu d’emploi précaire.

Parce que quand tu ne travailles pas, tu ne bouges pas. Ça ne coûte rien. […] Parce que ça engendre trop de frais, ça engendre trop de frais. Quand tu ne bouges pas, ton camion est là puis tu le prends juste le vendredi pour aller à la bouffe, là. Ça coûte 5 $ de gaz. Ça coûte 50 $ par semaine. Les garderies ? C’est de l’argent. Puis là, la vie vient plus vite, plus vite, plus vite, plus vite, ça fait que tu payes, tu payes, tu payes, tu payes, tu payes. […] C’est ça, c’est cher, c’est cher. Tu t’en rends compte. Travailler ça coûte cher. Ça coûte cher travailler, surtout quand t’as des enfants. Pierre

Les autres, et plus particulièrement ceux qui ont la garde complète de leurs enfants, considèrent l’exclusion du marché du travail comme un sacrifice nécessaire, à tout le moins pour un temps, afin d’assumer pleinement leurs responsabilités parentales.

Mon vrai métier, je suis vendeur. Je serais supposé être en dehors, vendre, faire des gros salaires puis tout ça. Faque j’ai tout sacrifié tout ça puis je me suis mis à la place […]. Je me suis mis là comme père. C’est ça que j’ai fait. […] Je me suis mis sur l’aide sociale puis je me suis occupé des enfants. J’ai élevé les enfants tout seul. Pierre

Qu’il soit rémunéré, au noir ou bénévole, le travail reste source d’une grande fierté. Plusieurs font de petits boulots (des jobines), surtout la semaine où ils n’ont pas les enfants, pour arrondir les fins de mois, se sentir utiles, aider des gens de l’entourage. Quelques-uns s’engagent dans des organismes de la communauté.

Un chèque de paye, c’est moins gênant qu’un chèque de bien-être à changer, hein ? [Sourire.] Puis… C’est ça, là, elle est rendue à 2 ans. Il faut qu’elle voit son père travailler […] partir travailler le matin. Faut qu’elle le voit arriver le soir. Stéphane

Mais regarde, c’est 100 $, c’est ma matante. Là je vais lui monter son futon, je vais lui passer sa balayeuse, faut que je lui lave ses vitres. […] Là je n’ai pas les enfants, puis ce 100 $ là ça va m’aider, j’en ai de besoin. François

Au moment de l’entrevue, plusieurs participants prévoient continuer à faire de petits travaux ou espèrent travailler bientôt dans le terrassement, sur les chantiers, avoir un poste d’aide-cuisinier ou dans l’immobilier. Certains suivent déjà des cours de cuisinier; d’autres projettent, sans trop y croire, de retourner aux études.

c) Préserver son nouveau rôle parental de la pauvreté sociale

Parmi les participants, nombreux rapportent affronter aussi, après la rupture, des dimensions sociales de la pauvreté : leur histoire personnelle ou les caractéristiques de leur milieu. Ainsi, certains veulent éviter de reproduire ce qu’ils ont vécu, d’autres luttent pour préserver leur nouveau rôle parental de la disqualification sociale.

J’ai été vraiment tassé là, abandonné. [...] Faque ça créé un peu […]. Ça créé un problème puis une qualité en même temps, là, si tu veux. Je n’accepte pas que les enfants soient abandonnés, que les enfants soient laissés tout seuls. J’ai bien de la misère avec l’abandon. […]. Je pense que ce sont mes souffrances qui ont construit ce que je suis là. C’est quelque chose de bien, c’est quelque chose de bien, mais j’ai de la misère à décrocher d’un bord. Il y a des défauts dedans tout ça. Pierre

Qu’ils aient été élevés uniquement par des femmes ou qu’ils aient connu la présence de leurs deux parents, ils sont animés par le désir d’offrir un modèle masculin à leur enfant, non sous le mode traditionnel toutefois, mais un père véritablement présent, à part entière.

Parce que moi je me dis quand j’étais jeune j’étais avec ma mère, j’aurais aimé ça être avec mon père, faire des affaires que… des affaires de gars comme qu’on dit. [Sourire.] Faque c’est pour ça qu’aujourd’hui, quant à faire faire ça à mon petit garçon, je sais c’est quoi là. Jean

Ces hommes ne sont pas sans éprouver une certaine amertume quant au discrédit dont ils sont l’objet, en raison de leur situation financière précaire ou parce qu’ils s’occupent d’un jeune enfant. Leur milieu, disent-ils, en est un où les voisins surveillent la conduite de tout un chacun, jugent et dénoncent vite ; les pères seuls avec enfants y sont aisément pointés du doigt, tout particulièrement en ce qui concerne leur manière de donner les soins corporels à l’enfant ou d’exercer l’autorité. À cet égard, des participants précisent avoir eu à se défendre contre la méfiance et les regards accusateurs de l’entourage. Durant l’entrevue, des participants témoignent, de par leur attitude et leurs propos plus défensifs, que ce sont là des sujets sensibles et délicats.

Puis un moment donné, j’avais reçu une plainte à la DPJ. […] Faque, faque deux jours après, la DPJ a rappelé : « On s’excuse, on s’excuse. » Mais je me suis aperçu que les pères monoparentals […] sont beaucoup plus checkés. Pierre

Par dignité ou par fierté, plusieurs cherchent à prendre une distance vis-à-vis de leur condition économique, à se distinguer des autres « pauvres » ; ils réaffirment leur capacité d’assurer le bien-être et la sécurité de leur enfant, malgré la pauvreté. Vivre dans la pauvreté, c’est non seulement vivre avec un revenu insuffisant, mais aussi se mesurer à l’impuissance et à l’exclusion.

Le tableau 3 résume les principales stratégies des pères pour contrer les obstacles que pose la pauvreté au maintien de l’engagement paternel après la rupture

Tableau 3

« Exercer son nouveau rôle de père après la rupture en affrontant la pauvreté »

« Exercer son nouveau rôle de père après la rupture en affrontant la pauvreté »

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Discussion : exercer son nouveau rôle de père après la rupture en affrontant la pauvreté

Si les obstacles et barrières auxquels se heurtent ces pères se résumaient à celui que représente la séparation conjugale (Hawkins et Palkovitz, 1999), ce serait un moindre mal, bien que l’on ne puisse minimiser les répercussions d’une rupture. Tous les participants vivent dans une pauvreté cyclique, où des périodes de travail alternent avec des épisodes de chômage et d’assistance-emploi ; si la pauvreté économique se caractérise par l’insuffisance, et souvent l’insécurité du revenu, elle s’accompagne aussi, règle générale, d’un sentiment d’impuissance ou d’exclusion (Bouchard, 1989). Tous disposent de ressources financières très limitées, qu’ils gèrent de façon à subvenir aux besoins matériels de l’enfant. Ils font de petits boulots pour joindre les deux bouts ou ont recours, malgré une certaine gêne, à l’aide alimentaire, aux comptoirs de vêtements ou à d’autres ressources destinées aux « pauvres ». Lorsque leurs enfants sont bien nourris, bien vêtus et se développent bien, ces hommes se perçoivent comme des pères responsables et en ressentent une grande fierté (Allard et Binet, 2002).

Après la rupture, les changements dans l’organisation du temps, imposés par le partage des responsabilités parentales, constituent une nouvelle contrainte pour l’emploi. Le faible niveau de scolarité apparaît comme le principal frein à la réintégration du marché du travail. Les hommes rencontrés estiment qu’en raison de leur scolarité, ils ne peuvent espérer un emploi avec un horaire assez souple pour continuer à assumer leur part, durement acquise après la rupture, de l’autorité parentale, ou avec un salaire assez avantageux pour ne pas travailler à perte. Néanmoins, près de la moitié des participants entrevoient prochainement un retour au travail ou aux études. Par ailleurs, la relation avec l’ex-conjointe, surtout lorsqu’elle est encore teintée de rancoeur, semble influencer la décision de chercher un emploi. Des pères affirment ainsi ne pas vouloir que leur travail serve à payer une pension alimentaire et qu’il les prive de moments privilégiés avec l’enfant alors que l’ex-conjointe, ne travaillant pas, resterait avec lui. La réflexion des pères sur la conciliation famille-travail est fortement imprégnée de la valeur qu’ils accordent à l’enfant et à leur rôle parental (Dulac, 1998b). Il semble qu’après la rupture, l’enfant prenne la place du travail, devenant la composante la plus gratifiante et centrale de leur vie et leur conférant du même coup un statut social. L’enfant semble ainsi contribuer à insérer les pères dans un espace social, autre que le travail, susceptible de les prémunir contre l’exclusion ou la désaffiliation (Castel, 1994).

Pour certains pères, en particulier ceux qui ont la garde complète de leurs enfants, la conciliation famille et travail paraît si difficile qu’ils choisissent, tout au moins pour un temps, de rester à la maison pour s’occuper de l’enfant plutôt que de chercher du travail et devenir un pourvoyeur économique. Et ce, malgré l’importance indéniable pour l’enfant du soutien financier du père, surtout après une rupture d’union (Amato et Gilbreth, 1999 ; Furstenberg et al., 1987), et les conséquences financières à court et à long terme, tant pour le parent que pour l’enfant, d’un tel choix. Il n’est pas sans rappeler celui que font les mères vivant en contexte de pauvreté (Colin et al., 1992). Ces hommes restés engagés dans la vie de leurs enfants témoignent par ailleurs qu’un père non payeur de pension alimentaire n’est pas obligatoirement un père désengagé (Roy, 1999).

Ces pères doivent également lutter contre leur propre histoire de vie, souvent douloureuse, et les conditions concrètes qu’elle provoque (Massé, 1995). En posant un regard critique sur la culture et le système de gestion de la pauvreté, ils cherchent à se distancier des autres pauvres, ils ne veulent pas reproduire leur histoire personnelle et se projettent dans leur rôle paternel. Cette attitude n’est pas sans rappeler les résultats d’autres études réalisées auprès de pères et de mères vivant en contexte de pauvreté (Allard et Binet, 2002 ; Colin et al., 1992 ; Hamer et Marchioro, 2002 ; Ouellet et Goulet, 1998;Thompson, 1983). Enfin, étant donné l’ampleur de vulnérabilité de ces pères, dont le revenu est faible et l’emploi précaire, Bouchard (2001) insiste sur l’importance de les soutenir concrètement.

Les éléments qui semblent avoir contribué au maintien de l’engagement paternel des participants après la rupture

Comment l’engagement paternel, dans un contexte de pauvreté, peut-il résister à une rupture conjugale ? Après avoir cerné les stratégies déployées par les participants pour rester engagés envers leur enfant, leurs propos sont analysés cette fois en vue d’en dégager les éléments qui semblent avoir contribué au maintien de l’implication paternelle. Les éléments qui se révèlent sont la valeur centrale attribuée à l’enfant et au rôle de père, le sentiment d’être un parent compétent, la perception que les rôles parentaux ne sont pas liés au sexe, la capacité de compter sur soi-même mais aussi, au besoin, d’accepter de l’aide et d’en demander et enfin la présence constante d’un réseau de soutien.

Quant à la relation avec la conjointe, pourtant reconnue comme un facteur contribuant au maintien de l’engagement paternel après la rupture (Madden-Derdich et Leonard, 2000), les participants la présentent davantage sous l’angle des difficultés qui y sont associées, et moins comme un élément favorisant leur implication. La plupart de ces pères décrivent la relation avec l’ex-conjointe plutôt comme un espace parental où ils doivent se distinguer et marquer des points. Leurs propos apportent peu d’informations sur l’interaction des parents pour construire entre eux, après la séparation conjugale, une alliance parentale, une notion également déterminante de l’engagement paternel après la rupture (Dudley, 1996, 2001). Par ailleurs, lorsqu’ils rapportent les efforts faits pour recréer une entente avec la mère, les participants précisent, le plus souvent, que ces gestes sont motivés par le bien-être de leurs enfants.

La valeur centrale attribuée à l’enfant

Après la rupture, la majorité des pères interrogés ont placé l’enfant au coeur de leur vie, et du coup réservé une place centrale à leur rôle de père. Les pères qui valorisent leur rôle parental et qui font de leurs responsabilités parentales une priorité auraient du reste plus tendance que les autres à rester engagés envers leurs enfants après la séparation (Madden-Derdich et Leonard, 2000). Enfin, la valeur que les hommes attribuent à leur rôle de père contribue « de manière significative à prédire leur implication auprès des enfants » (Dulac, 1996b : 47).

Le sentiment de compétence parentale

Alors qu’au début du processus de séparation, les hommes rencontrés ont l’impression de n’avoir rien à dire sur la façon d’élever leurs enfants, ils puisent par la suite la force de résister au désengagement entre autres dans leur conviction d’être de bons pères. De nombreuses études reconnaissent le sentiment de compétence comme susceptible de prédire le maintien de l’engagement paternel après une séparation (Amato et Gilbreth, 1999 ; Hetherington et Stanley-Hagan, 2002 ; Madden-Derdich et Leonard, 2000). Loin d’être statique, ce sentiment s’appuie sur des expériences réussies, s’accentue au contact de l’enfant notamment lorsque le père établit une relation de qualité avec son enfant (Hetherington et Stanley-Hagan, 1986). Ainsi, la perception de leur compétence évolue et se transforme au cours du processus de séparation. Au terme de ce processus, l’officialisation d’un nouveau partage des responsabilités parentales qui, à toutes fins utiles, légitimise le rôle du père et semble avoir pour effet de renforcer les capacités parentales de ce dernier.

La perception que les rôles parentaux ne sont pas liés au sexe

Dulac (1997) ainsi que Seltzer et Bandreth (1995) constatent chez les hommes peu scolarisés de milieux défavorisés des attitudes plutôt traditionnelles à l’égard des rôles parentaux. Dulac avance que contrairement aux pères des classes moyennes, les pères de milieux défavorisés n’auraient pas intégré les transformations des modèles parentaux découlant notamment des réalités liées au travail des mères et de l’affaiblissement de la capacité de l’homme à assumer le rôle de pourvoyeur. Les hommes rencontrés contredisent les études citées car, malgré leur contexte de pauvreté et leur faible niveau de scolarité, ils ont surmonté les préjugés, encore très prégnants socialement, faisant de la mère le parent principal. Pour s’occuper de leur enfant, ils se sont en outre approprié, depuis la rupture, des qualités que l’on reconnaît généralement aux femmes, et ont ainsi osé dévier des comportements parentaux et sociaux traditionnels qui prescrivent des conduites stéréotypées, selon le sexe. Aussi, et contrairement encore aux constats de Dulac et de Seltzer et Brandreth, plutôt que de se sentir dévalorisés en s’occupant de leur enfant, les participants en retirent fierté et gratification. Un tel écart au code de la masculinité[9] peut cependant les conduire à être jugés, voire rejetés par leurs pairs (Rondeau et al., 2004). Par contre, les résultats rejoignent ceux de Stone et McKenry (1998). Selon ces chercheurs, le fait d’avoir un style parental ouvert à la relation affective à établir avec l’enfant et aux soins à lui donner serait une des caractéristiques personnelles associées au maintien de l’engagement paternel après la rupture.

La capacité de compter sur soi-même, d’accepter de l’aide et d’en demander au besoin

Les hommes rencontrés semblent, de façon générale, avoir confiance en eux. Cette capacité de croire que l’on peut soi-même changer les choses[10], loin d’être négative, est du reste une des caractéristiques des personnes résilientes (Lewis, 1999). Ce trait de personnalité, fortement influencé par la socialisation des hommes, a pu alimenter la détermination manifestée par les participants à l’étude dans la course à obstacles qu’ils ont disputée pour maintenir leur engagement parental. Paradoxalement, ces pères sont aussi capables d’accepter l’aide offerte par leurs proches, d’en demander, et de recourir au besoin à des services plus souvent fréquentés par des femmes. D’autres chercheurs, notamment Hetherington et Kelly (2002), identifient l’efficacité personnelle comme une des caractéristiques personnelles contribuant à l’adaptation des pères à la séparation.

La présence constante d’un réseau de soutien

Hébergés, soutenus, et au bout du compte « brassés » pour sortir du « trou noir » dans lequel ils s’enfonçaient, les hommes rencontrés ont été encouragés par l’entourage immédiat, tout au long de leur course à obstacles, à continuer d’assumer leurs responsabilités parentales. Selon les propos, les parents et les proches de ces hommes semblaient par ailleurs convaincus de l’importance du rôle du père auprès de l’enfant après la rupture, de leur capacité à assumer leur rôle paternel dans un nouveau contexte familial. Les pères ont en retour puisé chez les parents et les proches un soutien moral ou une aide matérielle, par exemple pour du transport, un logement d’urgence ou encore les soins aux enfants. De fait, selon Gaudet et al (2005), le soutien social dont bénéficient certains pères représente une variable associée à une meilleure adaptation au divorce, tant sur le plan personnel que parental. Les travaux de Hetherington et Kelly (2002) indiquent en effet que le fait de pouvoir compter sur sa famille et sur des amis qui ont des enfants du même âge faciliterait leur engagement après la rupture.

Les limites méthodologiques

Les critères de sélection des informateurs clés ont certes influencé les résultats. Ainsi le fait de choisir, parmi les pères séparés, pauvres et exclus du marché du travail, ceux qui sont restés engagés envers leur enfant, orientait vers des hommes susceptibles d’être encore insérés dans un tissu de relations familiales et sociales, malgré leur marginalité (Castel, 1994). Ces critères de sélection impliquaient de surcroît l’exclusion de ceux qui, engagés et pauvres, étaient intégrés au marché du travail. Seuls les pères sans emploi ou inscrits dans un programme d’insertion scolaire ou professionnelle pouvaient participer à la recherche. Une sélection établie sur de tels critères de pauvreté a pu amener certains pères, tant par dignité que par désir d’approbation sociale, à surestimer leurs bons coups.

Il est possible, en outre, que la sélection par l’intermédiaire de nombreux organismes du milieu ait conduit à une représentation plus élevée de clients de ressources communautaires, et ainsi influencer à la hausse les résultats se rapportant à la capacité des participants de demander de l’aide. Assez homogène en raison des critères de sélection, l’échantillon de participants présente, par ailleurs, des différences quant aux modalités de garde des enfants. Malgré ces quelques différences, le contenu des entrevues n’a pas révélé de cas contrastants, extrêmes ou contradictoires, ce qui aurait permis de tester et de renforcer le résultat principal et partant, d’assurer une certaine protection contre les biais d’échantillonnage (Huberman et Miles, 1991 : 432). Les conditions liées à l’entretien ont pu également interférer avec les participants. Le fait d’avoir accepté de participer à l’étude peut attester, sinon d’une volonté, à tout le moins d’un intérêt de la part des pères, à aborder cette question. Par ailleurs, l’offre d’une compensation financière de 20 $, annoncée au moment de la sélection, a pu être un biais ; certains auraient pu être tentés de participer à l’étude pour en retirer des avantages économiques plutôt que pour l’intérêt de faire part de leur expérience. Cependant, peu d’indices laissent croire que la compensation financière ait eu cet effet.

Les participants ont été informés que les chercheurs étaient liés par la Loi sur la protection de la jeunesse. Ont-ils pu craindre, dès lors, d’être considérés comme des pères dangereux ou indignes, ce qui les aurait amenés à taire certains événements ou sentiments ? Nous l’ignorons. Nous constatons toutefois qu’ils ont abordé avec confiance des sujets délicats. De plus, ils étaient informés qu’ils pouvaient en tout temps refuser de répondre à une question et d’aborder un sujet, et décider d’interrompre l’entrevue. Cela ne s’est produit qu’en de rares occasions. Les conditions liées aux entrevues, loin d’avoir eu comme effet d’en restreindre le contenu, semblent au contraire l’avoir alimenté.

Conclusion

Les hommes rencontrés dans le cadre de l’étude sont tous pauvres et pères d’un jeune enfant d’âge préscolaire. Pour continuer d’exercer leur rôle parental, ils ont lutté contre la rupture conjugale et la pauvreté, deux facteurs susceptibles de mener au désengagement paternel. Même si plusieurs ont dû faire reconnaître par l’État une paternité jusque-là vécue dans l’ombre, souvent pour des raisons économiques, et démontrer la légitimité de leur place auprès de l’enfant et leur compétence (Leduc, 2000), ils ont néanmoins réussi à redéfinir leur rôle parental et à poursuivre leur engagement, sans se laisser obnubiler ni par les conflits avec l’ex-conjointe, ni par la rage ou l’amertume, ni encore par le découragement devant la disqualification dont ils sont l’objet dans leur rôle parental.

Quel que soit le mode de garde, le fait d’avoir à assumer seul le rôle de parent à part entière a forcé les participants à élargir les dimensions de leur engagement ; ils le concrétisent dans une relation de qualité avec l’enfant, laquelle présente, selon leurs propos, plusieurs des caractéristiques reconnues bénéfiques au développement de l’enfant et favorables à une bonne adaptation à la séparation familiale. Fagan (2000) et Mosley et Thompson (1995) constatent que les pères vivant en contexte de pauvreté semblent être piégés dans le seul rôle de pourvoyeur économique. Or, la plupart des participants à l’étude, s’ils se débattent certes contre le dilemme de nouvelles conditions d’exercice de leur rôle parental et d’un éventuel retour à un travail précaire, ne semblent guère disposés à réduire l’ampleur d’un engagement qui se fonde sur une plus grande présence à l’enfant.

Différents éléments se dégagent de leurs propos, qui semblent les avoir aidés à maintenir leur engagement paternel dans l’adversité: la valeur centrale attribuée à l’enfant et au rôle de père, le sentiment d’être un parent compétent et la perception que les rôles parentaux ne sont pas liés au genre. De plus, la capacité de compter sur soi-même mais aussi, au besoin, d’accepter de l’aide et d’en demander émergent comme des caractéristiques personnelles favorables à la continuité de leur implication ainsi que, dans leur environnement, la présence constante d’un réseau de soutien.

Ces résultats invitent cependant à approfondir la compréhension de la réalité de la paternité en contexte de pauvreté après une séparation. Il conviendrait d’étudier davantage la tension qui s’exerce entre l’engagement paternel après la rupture et la précarité du travail, afin d’orienter le soutien à apporter aux pères et à leurs enfants, de mieux cerner le rôle que les mères, ex-conjointes, jouent dans le maintien de l’engagement paternel, ou encore de raffiner les connaissances sur la notion déterminante de « coparentalité ». À cet égard, dans un second volet de l’étude, le phénomène du maintien de l’engagement paternel sera exploré cette fois à partir du point de vue de mères vivant en contexte de pauvreté. Au bout du compte, une meilleure compréhension des enjeux reliés à la continuité de l’engagement paternel en contexte de pauvreté, après une rupture d’union, contribuera sans doute à alimenter la réflexion et la pratique des intervenants et ainsi, à réduire le phénomène de la double pauvreté des enfants qui, en plus d’être économiquement défavorisés, courent encore trop souvent le risque, après la rupture, d’être privés de leur père.