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Introduction

Depuis le milieu des années 90, des chercheurs et des intervenants regroupés au sein du Groupe de recherche et d’action sur la victimisation des enfants (GRAVE-ARDEC)[1] s’interrogent sur la place et le rôle du père et réfléchissent à l’adaptation des pratiques des réseaux de la santé, des services sociaux, communautaire et intersectoriel afin de promouvoir l’engagement paternel. Un des volets des recherches menées depuis les débuts des activités du groupe concernent la description des services destinés aux pères. Celles-ci ont porté sur les pratiques montréalaises, québécoises et canadiennes. La présentation des résultats de la plus récente recherche menée auprès d’organismes communautaires canadiens nous permet de décrire les pratiques de soutien à l’égard de la promotion de l’engagement paternel et porter un regard sur leur évolution.

L’engagement paternel

Le premier aspect fascinant de la paternité est la façon dont l'homme a donné sens à ce lien qu'il a avec son espèce. En effet, l'homme, dès le début des temps, a été confronté avec cette terrible question : est-ce mon enfant? Comme le résume Lebovici (2001), la paternité est une invention humaine et pour l'assurer, l'homme a dû déchiffrer le lien qui l'unissait à sa progéniture (Forget, 2004).

Le statut du père a donc évolué à travers les âges. Que ce soit dans les sociétés européennes (Delumeau & Roche, 2000) ou encore dans le Nouveau Monde (Lamb, 2004), le statut du père se caractérise par la prédominance de certaines dimensions de son rôle. De la toute-puissance de son autorité reconnue jusqu’à la fin du Moyen-âge à celui de responsable de la transmission des valeurs morales du début de la colonisation, le rôle du père est devenu principalement celui de pourvoyeur, tout au long de l’époque de la révolution industrielle. Depuis le milieu des années 70, à ces dimensions fondatrices s’ajoutent celles de prendre soin de l’enfant et d’être un acteur de son développement. La notion d’engagement paternel se complexifie et ajoute donc pour les intervenants de nouveaux défis.

La promotion de l’engagement paternel

Les recherches auprès des pères se sont multipliées au cours des deux dernières décennies. Les chercheurs se sont ainsi interrogés sur l’apport particulier des pères pour le développement des enfants (Lamb, 2004, Le Camus, 2000), sur l’effet de la paternité sur leur propre bien-être (Hawkins & Dollahite, 1997) ou encore sur les liens entre la paternité et l’harmonie conjugale (Cummings, Goeke-Morey, & Raymond, 2004). Les liens entre une plus grande participation des pères et un développement plus harmonieux des enfants devenaient ainsi de plus en plus explicites. Enfin, les politiques et les programmes en matière de santé invitaient les acteurs des réseaux à faire davantage de place aux pères (Québec, 1991,1998). Ce contexte prévalait au moment où les membres de l’équipe PROSPÈRE du GRAVE-ARDEC amorçaient leurs travaux autour d’abord des déterminants de l’engagement paternel (Paquette, 2000), de sa définition et de l’expérimentation d’un projet de promotion de l’engagement paternel (Ouellet, Turcotte & Desjardins, 2003). Les résultats de la recherche sur les déterminants de l’engagement paternel amènent à se pencher sur la nécessaire adaptation des services aux hommes afin d’augmenter leur fréquentation et inclure les hommes dans la dynamique des services préventifs. L’inclusion, au sein de l’équipe, de chercheurs institutionnels de la santé publique et des services sociaux a aussi contribué à lier les recherches et les actions aux attentes des réseaux et de leurs intervenants, notamment celle de documenter les pratiques efficaces à l’égard de la promotion de l’engagement paternel.

Une première recension des pratiques dans la région montréalaise (Arama, 1996) concluait que les responsables interrogés disaient se préoccuper peu ou pas de la promotion de l’engagement paternel, que la forme des interventions s’inspirait largement du modèle féminin basé sur le partage d’expériences, que les intervenants tentaient d’intégrer davantage le père dans leurs interventions mais que les activités mettant en présence père et enfant étaient rarissimes. Dans le cadre d’une collaboration canadienne[2], des membres de l’équipe s’appuyaient sur cette recherche et entreprenaient une recension des pratiques communautaires canadiennes (Bolté, Devault, Saint-Denis & Gaudet, 2002). Les résultats de cette étude réalisée auprès d’organismes familiaux canadiens et d’organismes associés plus spécifiquement aux pères proposent, après l’analyse des données recueillies auprès de 61 projets et la description en profondeur de 15 expériences, des conditions de succès d’interventions visant la promotion de l’engagement paternel. Celles-ci, au nombre de 16, recoupent les conditions de mise en oeuvre des programmes (recrutement, vision, objectif, approche), le soutien organisationnel (priorisation, formation, partenariat), les conditions objectives (financement, personnel, évaluation) et le contexte nécessaire à la réalisation de ces pratiques (politique, sensibilisation de la population). Quatre ans après cette première description extensive des projets d’organismes familiaux qui soutiennent les pères et favorisent leur engagement paternel, quelle est l’évolution de ces pratiques ? Afin de répondre à cette question, nous avons mené une seconde enquête en poursuivant des objectifs similaires.

Une enquête canadienne

Le projet « Mon père est important parce que…»[3] comprend trois volets, la recension des pratiques, une campagne sociétale et la confection d’une boîte à outils destinées aux organismes et institutions. Celle-ci comprend des informations soutenant le développement et la réalisation d’activités, de services, de ressources, de programmes, de mobilisation communautaire, de financement et de formation autour de la promotion de l’engagement paternel. Le premier volet a donné lieu à une enquête postale auprès de 1 015 organismes des 7 grandes régions du Canada.

Cette enquête a permis la confection d’un répertoire d’organismes offrant des activités, services, programmes ou ressources à l’intention des pères indexés selon les régions canadiennes et les clientèles rejointes (Forget, Devault, Lafontaine, Allen, Bader & Jarvis, 2004). Elle permet aussi de décrire plus en profondeur les pratiques des organismes communautaires dédiés aux familles.

Au cours de l’hiver 2003, les 1 015 organismes ont reçu un questionnaire par la poste. Les répondants comprennent tous les organismes associés au Programme canadien d’action communautaire pour les enfants et au Programme canadien de nutrition prénatale de Santé Canada, des organismes qui avaient participé au sondage précédent (Bolté et al. 2002) ainsi que des organismes ou institutions identifiés par les chercheurs. De ce nombre, 382 ont retourné le questionnaire (38 %). Le questionnaire portait sur les interventions menées auprès des pères, sur les pères rejoints et sur les obstacles à la mise sur pied d’interventions destinées aux pères.

On demandait aussi aux participants de décrire les activités, services, ressources et programmes (ASRP) offerts par leur organisme, ces catégories étant définies par les exemples suivants : A - activités : une journée père enfant, une conférence sur le thème de la paternité etc. ; S - services : garderie pour les enfants de pères dans le besoin, prêt de ressources ou de biens, etc.; R - ressources : le questionnaire identifiait les sept catégories suivantes de matériel susceptible d’être remis aux pères : bulletins, affiches, livrets, cahiers d’exercices, livres, brochures, vidéos et une catégorie autre(s); P - programmes : subdivisés en trois éléments, les programmes éducatifs (enseignement aux habiletés parentales pour les pères), de soutien (groupes de soutien) et ceux de « counselling » (counselling de couple ou soutien thérapeutique lors d’un divorce).

Des résultats

Les organismes familiaux rejoints se situent sur un continuum d’intervention allant d’aucune intervention rejoignant les pères (35 %), d’un type d’intervention proposé (ASR ou P : 47 %) à tous les types d’intervention (ASRP : 18,5 %). Pour les organismes offrant un type d’intervention (n = 251), celui-ci prend le plus souvent la forme de diffusion de ressources (bulletins, affiches, livrets, livres, dépliants, cahiers d’exercice, vidéos ou autres), suivi par des programmes éducatifs, de soutien ou de counselling, par des activités et enfin, par des services. Près d’un cinquième des répondants (18,5 %) offrent toutes ces interventions. Ces organismes qui multiplient leurs efforts pour rejoindre les pères se distribuent dans les grandes régions canadiennes, selon les proportions qui apparaissent dans le graphique suivant :

Figure 1

Distribution des organismes offrant les quatre types d’interventions (ASRP) selon les régions canadiennes (n = 77)

Distribution des organismes offrant les quatre types d’interventions (ASRP) selon les régions canadiennes (n = 77)

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Afin de s’assurer d’une identification précise des clientèles rejointes par les organismes, le questionnaire suggérait 12 catégories de pères : les futurs pères, les pères d’enfants dont l’âge varie de 0 à 18 ans, les pères d’enfants ayant des besoins particuliers, les pères des Premières nations, les pères immigrants ou homosexuels, les jeunes pères et les pères séparés. Les résultats indiquent que toutes ces clientèles font partie des pères rejoints par l’une ou l’autre des interventions des répondants. La clientèle la plus touchée est celle des pères de jeunes enfants et les nouveaux pères, ce qui correspond à la vocation de la majorité des organismes famille qui composaient l’échantillon. La catégorie des pères homosexuels est celle la moins rejointe. Si nous considérons les clientèles touchées selon les différentes régions, mentionnons que le Québec est celle qui touche davantage les pères d’enfants de tout âge (0-1, 1-6., 6-12, 12-18), l’Ontario touchant davantage les pères homosexuels et immigrants alors que la Colombie-Britannique est la région où les pères des Premières Nations sont davantage rejoints.

Cette enquête nous informe aussi sur les obstacles et les effets perçus des interventions offertes aux pères. Pour la majorité des organismes famille, le développement d’interventions spécifiquement destinées aux pères demeure un nouveau volet de leurs activités, ou à tout le moins, une nouvelle préoccupation. Il semble ainsi que l’absence de mandat peut constituer un obstacle. De fait, un peu moins du tiers des répondants (31%) nous disent que le mandat de leur organisme inclut des programmes spécifiquement dédiés aux pères. Selon les régions, cette situation varie entre 1% des organismes pour le Nord et 32,2% pour le Québec. Seulement 42 organismes (16%) disent ne percevoir aucun obstacle à la mise sur pied de programmes spécifiques aux pères. Le tableau 1 indique les principaux obstacles perçus par les organismes qui offrent l’un ou l’autre des types d’intervention (ASR ou P).

Tableau 1

Distribution des obstacles perçus à la mise sur pied de programmes pour les pères pour les organismes qui offrent ASR ou P (n=251)*

Distribution des obstacles perçus à la mise sur pied de programmes pour les pères pour les organismes qui offrent ASR ou P (n=251)*
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Les organismes pouvaient cocher plus d’un obstacle

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On constate que la principale difficulté est le manque de ressources financières. D’ailleurs, c’est le seul obstacle qui apparaît constamment, plusieurs répondants ayant coché plus d’un obstacle. La difficulté de compter sur le personnel nécessaire (manque de personnel masculin, de disponibilité, d’expertise, de formation, etc.) vient en second lieu, obstacle qui peut aussi être lié à l’aspect financier. Les heures d’ouverture des points de service semblent aussi poser problème pour rejoindre les pères. On sait que ces derniers peuvent être moins disponibles le jour compte tenu de leur travail.

Appelés à indiquer les effets et résultats perçus de leurs interventions auprès des pères, les trois-quarts des répondants (n=189) ont inscrit des commentaires. Nous les avons regroupés selon qu’ils touchent les pères directement, leurs relations avec leurs enfants, leurs relations avec leurs conjointes, la présence d’autres pères ou les effets de la participation des pères sur les organismes.

Effet perçu sur les pères. L’effet perçu des interventions sur les pères eux-mêmes se rapporte aux domaines suivants : le développement de leurs habiletés et leurs compétences parentales, la confiance et l’estime de soi, le changement d’attitudes et leur « empowerment » :

« Développement de nouvelles façons de faire, meilleure connaissance de soi et sentiment accru face aux enfants ».

Plusieurs des répondants soulignent les effets de l’intervention sur la représentation que se font les pères de la paternité et de leur importance pour l’enfant :

« Validation of importance of fathering role and increase participation of fathers in children’s lives ».

Les répondants indiquent également que les rencontres ou activités donnent l’occasion aux pères de se forger un réseau social important en brisant par le fait même l’isolement et en s’offrant des contextes de vie plus stimulants. Plusieurs mentionnent également que les activités permettent aux pères de partager entre eux et de servir de modèle à d’autres pères :

« Heightens awareness of roles/responsibilities; provides positive role modelling; safe space for fathers to discuss their role as parents ».

Effets perçus sur les enfants. Les organismes relatent aussi des effets bénéfiques sur les enfants : une meilleure interaction père-enfant, baisse du taux d’agressivité et des troubles de comportements chez certains enfants, de meilleurs moyens d’affirmation de soi et aussi une plus grande stabilité de la relation père-enfant. Plusieurs notent aussi que les interventions offertes permettent aux pères de passer un temps de qualité avec leurs enfants.

Effet perçu sur le couple. Des répondants notent aussi que les interventions ont un effet bénéfique sur la relation conjugale :

« It appears to strengthen the relationship of the new parents ».

Effet perçu sur les organismes. Autre effet perçu, les interventions réalisées auprès des pères leur permettent de développer un réseau de soutien et d’entraide, de mieux connaître les ressources de leurs communautés et aussi d’accroître leur participation sociale.

Enfin, certains répondants soulignent que la participation des pères vient transformer leur propre organisme en le rendant plus « sympathique aux pères » ou encore, leur participation a comme effet de désigner un intervenant pour s’occuper principalement du dossier père. Ils notent finalement des effets non prévus comme l’illustrent les exemples suivants :

« Suite aux ateliers massage papa bébé, un groupe de pères s’est formé afin d’avoir un rôle consultatif auprès de l’organisme dans le dossier père, ce qui était plus ou moins prévu », « Entraide et communication après le projet, non prévu. »

Quoique non mesurés systématiquement, ces effets démontrent clairement que les intervenants croient que leurs interventions font une différence à plusieurs niveaux.

L’évolution des pratiques 1999-2003

Cette enquête (2003) sur les pratiques auprès des pères reprend une démarche similaire à celle réalisée en 1999 (Bolté et al, 2002.). Ces deux enquêtes nous permettent de mieux connaître les activités, services, ressources et programmes pour les pères réalisés par les organismes familiaux. Elles permettent aussi d’apprécier l’évolution de ces pratiques dans le temps, fait assez rare pour des pratiques préventives. Avant de mettre en relation ces deux enquêtes, voyons leurs démarches respectives.

Les deux enquêtes ciblent la même clientèle, à savoir les organismes familiaux soutenus financièrement par les programmes de Santé Canada. Contrairement à l’enquête de 2003, l’enquête de 1999 n’a pas été faite auprès de tous les organismes mais plutôt auprès de 230 projets susceptibles de réaliser des interventions auprès des pères. Ces 230 projets ont reçu un questionnaire et 85 l’ont complété. De ce nombre, 24 projets ont été rejetés pour différentes raisons : par exemple, ils n’étaient plus en vigueur au moment de la réception du questionnaire ou n’offraient pas d’interventions spécifiquement destinées aux pères. Les questionnaires des 61 projets retenus ont été analysés et 15 d’entre eux ont été considérés comme exemplaires à la suite de discussions avec un comité aviseur. Les représentants des 15 projets ont été contactés par téléphone et les résultats de ces entretiens ont donné lieu à leur présentation dans le rapport « Sur le terrain des pères »[4].

La présente enquête a comme point commun les organismes ciblés au départ de l’enquête, c’est-à-dire les organismes financés par le programme PACE/PCNP. Au contraire de la première, tous ont reçu un questionnaire et aucun n’a été contacté pour une étude plus détaillée de leurs interventions. Nous avons reçu 55 questionnaires d’organismes ayant participé aux deux enquêtes. Bien que comportant des objets d’étude identiques, le recensement des interventions, des obstacles et des clientèles, les questionnaires utilisés lors des deux enquêtes comportent certaines différences. Le tableau 2 qui suit illustre l’échantillon des deux enquêtes. Bien que présentant certaines différences, ces deux enquêtes portent essentiellement sur le même objet, décrire les interventions canadiennes destinées aux pères, et visent les mêmes répondants. C’est pourquoi nous prétendons qu’elles offrent l’occasion d’en suivre l’évolution.

Tableau 2

Échantillon des enquêtes réalisées en 1999 et 2003

Échantillon des enquêtes réalisées en 1999 et 2003

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À partir de l’échantillon des projets ayant participé aux deux enquêtes, deux éléments retiendront notre attention : la continuité des interventions et l’intensité des interventions. Pour les fins de cette étude, nous définissons la continuité des interventions comme étant des interventions qui se poursuivent dans le temps. L’intensité, quant à elle, réfère à la présence d’une gamme d’interventions. Ainsi, l’organisme offrant uniquement des ressources aux pères sera considéré comme offrant une intervention d’une moindre intensité que celui qui offre des activités, des services, des ressources et des programmes. Ces deux éléments nous semblent témoigner de l’efficacité des interventions par leur ancrage dans le temps, Bolté et coll. (2002) soulignant l’importance de la durée d’un projet pour amorcer ces activités et se faire connaître, de même que par la pluralité des approches, ce qui correspond à l’une des conditions de réussite pour rejoindre les pères (Association canadienne des programmes de ressources pour la famille, 2000).

La présente enquête nous offre l’opportunité de vérifier l’impact de ces deux dimensions sur les interventions destinées aux pères. La présence d’un sous échantillon (n = 55) des répondants qui ont répondu à l’enquête précédente (1999) nous amène à considérer deux groupes : les anciens qui ont répondu au précédent questionnaire et les nouveaux, c’est-à-dire ceux qui répondent pour la première fois. Cette division de l’échantillon nous permet de considérer l’effet de la continuité sur la nature des interventions. D’autre part, nous pouvons également diviser l’échantillon en fonction de l’intensité en groupant les projets selon qu’ils offrent un type d’intervention (ASR ou P) ou tous les types d’intervention (ASRP). La figure 2 présente les résultats de ces comparaisons.

Figure 2

Comparaison des interventions offertes par les anciens répondants (1999 – 2003) (n = 55) et les nouveaux répondants (2003) (n = 251)

Comparaison des interventions offertes par les anciens répondants (1999 – 2003) (n = 55) et les nouveaux répondants (2003) (n = 251)

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À la lecture de cette figure, on observe que les anciens répondants sont proportionnellement plus nombreux à offrir l’ensemble des interventions aux pères de même que chacune des interventions spécifiques, soit les activités, les services, les ressources ou les programmes (ASR ou P).

Pouvons-nous identifier d’autres différences entre ces groupes? Le questionnaire nous renseigne sur deux autres aspects : les obstacles perçus et les clientèles rejointes. Est-ce que le fait d’offrir davantage d’interventions depuis plus longtemps change la perception des répondants sur les obstacles qui se dressent sur la route des organismes qui veulent rejoindre les pères? Et est-ce que cette situation influence les clientèles des organismes? Nous avons donc constitué quatre groupes : les nouveaux répondants avec des interventions de faible intensité (ASR ou P) et avec forte intensité (ASRP), et les anciens répondants avec forte ou faible intensité. Les réponses obtenues aux différents obstacles mentionnés ont par la suite été mises en relation et soumises à des tests de comparaison (chi carré). Le tableau 3 illustre les résultats.

Tableau 3

Distribution des obstacles perçus selon l’intensité et la continuité des interventions

Distribution des obstacles perçus selon l’intensité et la continuité des interventions
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Les pourcentages présentés indiquent que les répondants ont un mandat qui inclut des programmes aux pères.

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Cette association de variables révèle certaines corrélations. L’intensité influence les qualifications du personnel, les anciens répondants avec forte intensité (ASRP) rapportant moins d’obstacles liés au personnel que les nouveaux répondants, quelle que soit l’intensité de l’intervention. La continuité, quant à elle, influence les heures d’ouverture, les anciens répondants, sans égard à l’intensité, rapportant moins souvent comme obstacle les heures d’ouverture, nous laissant croire que le temps leur a permis d’assouplir cette condition.

Pour ce qui est de la catégorie « autre », l’analyse du contenu indique qu’outre certains obstacles déjà mentionnés (le recrutement, la présence de personnel masculin, le budget nécessaire au développement de ces interventions), le plus important viendrait des pères eux-mêmes qui ne participent pas aux interventions offertes. On évoque ainsi un élément maintes fois mentionné dans la littérature : la socialisation des hommes fait en sorte qu’ils n’utilisent pas les services (Québec, 2004; Dulac, 2001). Les autres obstacles mentionnés concernent les mères qui fréquentent les organismes et qui seraient indisposées par la présence de pères dans les activités. Enfin, on souligne aussi l’image et la philosophie des organismes davantage orientées vers les mères comme étant un obstacle au développement d’activités et à la participation des pères.

Parallèlement à l’identification des obstacles, nous avons demandé aux répondants d’indiquer si leur mandat comprenait des programmes dédiés aux pères. On constate que ceux qui répondent par l’affirmative se retrouvent davantage parmi les anciens répondants (p< ,000) et ce, dans une proportion encore plus grande s’ils offrent une forte intensité d’interventions (84%).

En dernier lieu, nous avons cherché à préciser les clientèles rejointes selon l’intensité et la continuité des interventions. Pour cette partie de l’analyse, nous avons regroupé les douze clientèles proposées en quatre catégories, soit : 1) Groupe des nouveaux pères, qui comprend les futurs pères, les nouveaux pères et les pères d’enfants de 0-6 ans; 2) Groupe des pères vulnérables, qui comprend les pères monoparentaux et jeunes pères; 3) Groupe des pères ayant des besoins particuliers, qui comprend, les pères d’enfants de 6-12 ans, de 12-18 ans et ceux qui ont des besoins spécifiques et non biologiques; 4) Groupe des pères spécifiques, qui comprend les pères immigrants, les pères des Premières Nations et les pères homosexuels.

L’analyse de ces catégories de clientèles selon l’intensité et la continuité (nouveaux et anciens, ASR ou P et ASRP) nous indique que plusieurs répondants disent rejoindre toutes ces clientèles. Tel que mentionnée précédemment, la clientèle la plus fréquemment rejointe est celle des nouveaux pères, ce qui correspond bien à la mission des organismes familiaux de notre échantillon. Cette nouvelle analyse révèle que les anciens, tout comme les nouveaux répondants dont l’intervention est plus intense (ASRP), ciblent davantage une clientèle plus vulnérable (jeunes pères, pères séparés).

Discussion

La possibilité de vérifier l’évolution dans le temps des pratiques en comparant les organismes qui offrent peu ou beaucoup d’interventions destinées aux pères permet de considérer l’influence de deux facteurs sur les pratiques, soit la continuité et l’intensité. Un apport de cette étude est de permettre aux intervenants et aux décideurs de mieux saisir ce qui peut influencer le recrutement des pères et le développement d’interventions de diverse nature afin de répondre à leurs besoins. Cette étude conclut que le fait de développer de nouvelles interventions prend du temps. Des efforts doivent être maintenus année après année. Cette continuité semble permettre une meilleure adaptation des services, en particulier au niveau de la souplesse des heures d’ouverture des services. Lorsqu’on sait que la majorité des pères demandent des services les soirs ou la fin de semaine, il est intéressant de constater que les organismes oeuvrant depuis plus longtemps auprès des pères ne voient plus les heures d’ouverture comme un obstacle majeur. [0]Il semble aussi[0] que les organismes qui offrent davantage de services ont un personnel mieux qualifié pour répondre aux besoins des pères.

Enfin, ce qui est encourageant pour les tenants de la promotion de l’engagement paternel, c’est que les organismes qui rejoignent les pères depuis plus longtemps semblent intégrer davantage ce volet de leur activité à l’intérieur de leur mandat et rejoindre les clientèles plus vulnérables. Toutefois, plusieurs défis persistent dont celui de changer la perception des pères quant à leur participation à des interventions qui leur sont destinées. Ils ne doivent plus voir la participation à des interventions comme une contradiction intérieure profonde entre la demande d’aide et la masculinité, tel que le soulève le rapport gouvernemental sur la prévention et l’aide destinées aux hommes (Québec, 2004 : 6).

« Demander de l’aide c’est souvent devoir renoncer au contrôle plutôt que de le conserver, accepter de montrer ses faiblesses plutôt que de faire état de sa force, vivre l’expérience de la honte plutôt que de s’afficher fièrement, oser exprimer ses émotions plutôt que de demeurer stoïque à tout prix, faire face à sa douleur et à sa souffrance plutôt que de les nier.»

La réalité des services dédiés aux pères évolue rapidement. Une première enquête réalisée auprès des organismes montréalais nous indiquait que le fait de cibler les pères était, à cette époque (1996), seulement le fait de quelques organismes. Le suivi de l’évolution des pratiques nous confirme que cette situation se transforme graduellement et que de plus en plus d’organismes familiaux ciblent et rejoignent les pères. Si nous considérons les données recueillies auprès d’organismes familiaux du Canada et les conditions de succès retenus par l’enquête de 1999, les conditions de mise en oeuvre (recrutement, vision, objectif, approche), le soutien organisationnel (priorisation, formation, partenariat), les conditions objectives (financement, personnel, évaluation) et le contexte nécessaire (politique, sensibilisation de la population), certains éléments retiennent notre attention.

Les organismes familiaux ont comme mission la famille et pour plusieurs des responsables interrogés dans le cadre de cette enquête, cette mission inclut les pères et ne devraient pas nécessiter des mesures particulières.

« Tous nos services PACE sont ouverts aux mères ; il n’y a rien de spécifique pour les pères ».

« Nos services ne sont pas exclusifs aux pères – ils sont pour les parents, incluant les pères ».

« Les pères sont les bienvenus et peuvent participer à tous nos programmes et services ».

Étant donné l’hésitation des hommes à faire appel à des services, il nous apparaît douteux de penser que ceux-ci participeront aux programmes sans qu’un effort spécifique soit déployé pour les rejoindre. Dès lors, il devient clair que l’approche aux pères dépend de la priorité qu’en font les organismes eux-mêmes. Les résultats de notre enquête nous révèlent que seulement le tiers des répondants indique que le mandat de leur organisation comprend des services spécifiquement dédiés aux pères. Si le soutien organisationnel demeure relativement rare chez les organismes familiaux, les conditions objectives des interventions constituent le principal obstacle. En effet, les obstacles de financement et du manque de personnel masculin ou formé sont les obstacles les plus souvent mentionnés par les répondants. Pour ce qui est des conditions de mise en oeuvre, des espoirs sont permis. Si, toutes régions confondues, 43 % des répondants affirment éprouver des difficultés au plan du recrutement des pères, pour les provinces où les services aux pères sont plus présents depuis plus de temps (Québec et Ontario), ce n’est que le tiers des répondants qui dit éprouver des difficultés à recruter des pères.

Finalement, le contexte nécessaire (politique, sensibilisation de la population) au rehaussement des interventions auprès des pères demeure essentiel à cette évolution. Le développement récurrent de projets qui font de l’engagement paternel l’objectif principal de leurs actions est un pas dans la bonne direction et devrait augmenter la sensibilité des décideurs et de la population à l'adaptation des services et des pratiques. Mais cet avancement pourrait se révéler illusoire s’il ne se retrouve pas enchâssé dans les politiques familiales et de santé.

Ce regard sur l’évolution des pratiques canadiennes permet aussi de distinguer certaines différences régionales. Le Québec est la province où nous retrouvons le plus de répondants qui offrent des interventions aux pères et ce, depuis plus longtemps. Il faut bien sûr analyser cette situation à la lumière de l’organisation des services. Notons en premier lieu que le secteur communautaire s’est constitué de façon bien différente au Québec et dans les provinces anglophones. Dans les autres provinces, les organismes sans but lucratif regroupent plusieurs programmes au sein d’un même organisme, alors qu’au Québec, les organismes ont des missions spécifiques. Ainsi, le programme PACE/PCNP soutient un plus grand nombre d’organismes québécois, qui reçoivent chacun un financement plus restreint, alors que les organismes des provinces anglophones sont moins nombreux mais financés de façon plus importante. Ceci pourrait expliquer le plus grand nombre d’organismes francophones rejoints et le plus grand nombre d’organismes qui offrent l’une ou l’autre des interventions aux pères.

Nous pouvons aussi penser que les efforts faits par les chercheurs et les intervenants depuis une dizaine d’années pour souligner l’importance de considérer les deux parents dans toute approche familiale, l’importance d’offrir des services aux pères en difficulté et l’importance de renouveler les pratiques des intervenants portent fruits. Par ailleurs, il est aussi intéressant de constater que ces efforts se manifestent dans d’autres provinces canadiennes. Les résultats de la première enquête reposaient uniquement sur des répondants provenant du Québec (55 %), de l’Ontario et de la Colombie-Britannique, alors que les résultats de l’enquête de 2003 nous indiquent que des activités se font dans toutes les provinces canadiennes et que les trois provinces où ces pratiques se retrouvent en plus grand nombre continuent d’augmenter le nombre d’interventions auprès des pères.

Bien que l’enquête révèle une évolution des pratiques qui montre des organismes plus sensibles à l’importance de la place et du rôle du père et répondant davantage à leurs besoins, un obstacle demeure, celui de la représentation des pères à l’égard des services. Tous ces efforts seront caduques si les pères ne participent pas et pour cela, non seulement les intervenants doivent réfléchir sur leurs pratiques mais la société et les hommes eux-mêmes doivent de plus en plus considérer leur participation à ces interventions comme stimulante, soutenante et positive. Un défi pour les différents paliers de gouvernement et pour ceux qui influencent les images sociales.

Bien que cette enquête nous renseigne sur les pratiques des organismes familiaux canadiens auprès des pères, elle n’en possède pas moins des limites. D’abord, ce point de vue des pratiques à l’égard des pères ne concerne que les interventions faites par des organismes communautaires. L’enquête ne nous indique donc pas comment les services institutionnels préventifs ou curatifs rejoignent et supportent les pères, une toute autre réalité qui mériterait d’être mieux documentée comme l’a fait le rapport Rondeau pour les services aux hommes (Québec, 2004). De plus, les réponses obtenues ne représentent qu’un pourcentage des organismes communautaires. Bien que nous puissions prétendre que ceux qui n’ont pas retourné le questionnaire n’offrent pas de services aux pères, nous ne pouvons l’affirmer. Enfin, la comparaison des deux enquêtes peut aussi être questionnée, les méthodes de collecte étant différentes. Nonobstant ces limites, nous espérons que cette information pourra inciter d’autres chercheurs à poursuivre cette description des pratiques et en suivre les transformations.

Conclusion

L’évolution récente de la paternité et l’intérêt que manifeste la communauté scientifique pour son actualisation quotidienne et son impact sur l’enfant, le père et la conjointe se répercutent dans la nécessaire adaptation des pratiques. En effet, si les transformations familiales et l’avancement des connaissances convergent vers la nécessité de développer des politiques et des pratiques qui incluent spécifiquement les pères, il est important que les organismes et institutions susceptibles de rejoindre et de soutenir les pères intègrent cet objectif à leurs mandats, leurs pratiques quotidiennes et leurs contexte organisationnel. Les différentes enquêtes réalisées ces dernières années pour mieux cerner cette situation nous permettent de conclure qu’une lente mais constante évolution des pratiques est observable.

Certes, des progrès sont faits mais d’énormes défis demeurent. Que font les organismes qui n’ont pas répondu à l’enquête ? Sont-ils concernés par la promotion de l’engagement paternel et les difficultés vécues par les pères ? Pouvons-nous nous satisfaire du fait que seulement un tiers des organismes familiaux ayant répondu à l’enquête offre une panoplie d’interventions aux différentes clientèles de pères ? Pouvons-nous aussi espérer que ceux qui amorcent une démarche auprès des pères poursuivront dans cette même veine et que, dans les années futures, à l’exemple de ceux qui maintiennent une approche aux pères depuis quelques années, ils puissent rejoindre davantage les pères qui ont des difficultés ?