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« Lorsque vous regardez une photo ancienne et découvrez que vous avez hérité de quelqu’un la forme de ses yeux, quand vous entendez dire par vos parents que vous avez aussi reçu d’eux votre tempérament, vous sentez que vous occupez une nouvelle place dans le temps, mais vous éprouvez du même coup les prémices d’une sensation d’emprisonnement. La recherche passionnée des racines, loisir de masse de l’histoire familiale, refoule l’impression d’étouffement que ces photos peuvent faire naître. C’est l’une des raisons pour lesquelles le paquet d’anciennes photos demeure relégué dans une vieille boite à chaussures, au fond d’un tiroir. Nous avons besoin d’elles, mais nous ne voulons pas qu’elles s’arrogent des droits sur nous. »

Michael Ignatieff, 1990, p. 16

Il pourrait sembler curieux de s’intéresser encore à la mémoire familiale en Occident au tournant du XXIe siècle. De quelle mémoire peut-il en effet s’agir, dans une société tout entière tournée vers le présent et où la famille paraît davantage soucieuse du bonheur de ses membres que de la perpétuation d’un héritage? La mémoire n’est-elle pas réservée à la famille « traditionnelle » préoccupée d’assurer sa continuité et sa propre reproduction ? Ne se réduit-elle pas, dans la famille « moderne », à l’évocation de souvenirs empreints de nostalgie lors des fêtes et des rencontres? Pourtant, la mémoire demeure une dimension importante de la vie des familles et une dimension constitutive de tout lien de filiation; elle est même au centre de la formation de l’individu comme être différencié et autonome, ainsi que le montre Vincent de Gaulejac dans l’article qui ouvre ce numéro d’Enfances, Familles, Générations. C’est ce que l’ensemble des textes ici publiés, provenant de pays francophones, contribuent d’abord à rappeler, tout en soulignant les transformations qu’a connues et que continue de connaître la mémoire familiale dans les pays occidentaux.

Ce numéro aborde diverses manifestations contemporaines de la mémoire familiale, s’attardant aux formes prises par ces mémoires, aux pratiques, rituels, discours et représentations qui évoquent la famille et les proches, parfois même les ancêtres, ainsi qu’aux objets et affects qui y sont associés. Notre appel de texte ciblait les transformations des relations de filiation et d’alliance ainsi que les changements techniques et sociaux susceptibles d’influencer les contenus et les fonctions des mémoires généalogiques et familiales à l’aube du XXIe siècle. Les articles rassemblés ici livrent un éventail partiel mais original d’approches et de thèmes allant de l’anthropologie des généalogies à la sociologie de la mémoire familiale ainsi qu’aux types d’intervention qui recourent aux mémoires familiales et intergénérationnelles.

Le retour de la mémoire familiale et des généalogies comme objets de recherche, en une période où la famille subit une éclipse au profit des individus et de leurs relations, s’inscrit dans une problématique plus vaste concernant les transformations et les manifestations de la mémoire collective dans nos sociétés. La vogue sans précédent des travaux sur la mémoire sociale ou collective au tournant des années 1980 surgit alors que les sociétés occidentales sont de plus en plus centrées sur le présent. « On ne parle tant de mémoire que parce qu’il n’y en a plus » écrivait l’historien Pierre Nora (1984) dans un texte abondamment cité, qui analyse le contexte d’accélération de l’histoire et d’ébranlement du consensus des sociétés nationales pour expliquer la disparition des mémoires collectives et l’attrait paradoxal pour les traces du passé. L’historiographie des lieux de mémoire publiée sous sa direction vise à mieux cerner ces fragments historiques d’un monde révolu. Des travaux similaires ont été menés dans plusieurs sociétés où foisonnent les commémorations et où l’engouement pour les choses du passé ne se dément pas, tandis que des débats se poursuivent sur les rapports entre mémoire et histoire ou sur les enjeux identitaires associés à la diversité des mémoires sociales. Sans voir dans la mémoire familiale un simple microcosme de ce qui se manifeste à l’échelle des sociétés globales, il nous a d’abord paru utile de situer, même brièvement, les recherches sur la mémoire familiale au sein de ce vaste courant qui en éclaire certaines caractéristiques et qui suggère peut-être des avenues inexplorées. Une revue succincte des travaux portant plus explicitement sur les mémoires familiales et intergénérationnelles nous permettra ensuite de situer l’apport des articles de ce numéro et de dégager quelques-unes des caractéristiques de la mémoire familiale contemporaine. Enfin, la question des usages thérapeutiques et politiques de la mémoire familiale nous aidera à comprendre pourquoi celle-ci demeure vivante.

1. Mutations et actualité de la mémoire sociale

Dès l’antiquité, les philosophes ont étudié la mémoire, faculté cognitive permettant à l’homme de se représenter le passé au sein du présent. Ils distinguaient, et nommaient de mots différents, la mémoire spontanée ou involontaire, qui surgit à l’improviste, de la mémoire volontaire qui fait appel à des pratiques actives de mise en mémoire, de conservation et de rappel des souvenirs (Ricoeur, 2000). Sans pouvoir traiter ici des nombreux travaux de psychologie et de philosophie portant sur la mémoire, soulignons que des chercheurs, analysant la mémoire sociale et familiale, y réfèrent sous divers angles (Thompson, 1988, (1988), Lemieux, 1993, Ollick, 1999, de Gaulejac, 1999). Dans la foulée des analyses de Bergson, de Durkheim et de Freud, dont il s’inspire tout en s’en démarquant, le sociologue Maurice Halbwachs est le premier à envisager la mémoire comme un phénomène social, à étudier comment les individus se souviennent en s’appuyant sur la mémoire des autres et en recourant à des catégories de la pensée acquises au sein de groupes sociaux. Halbwachs regroupe ces processus de remémoration sous le concept de « cadres sociaux de la mémoire », qu’il analyse longuement selon une approche phénoménologique (Halbwachs, 1994, (1925)). Par la suite, Halbwachs (1950, édition posthume) développe davantage le concept de « mémoire collective » qui s’étend aux contenus des mémoires sociales, aux pratiques de commémoration, aux lieux de conservation et aux moyens narratifs et techniques par lesquels les sociétés et les groupes conservent et transmettent leurs mémoires (Namer, 1987 ). Selon Marcel et Mucchielli (1999), ses travaux dégagent peu à peu trois angles d’approche des phénomènes de mémoire sociale, qui seront diversement explorés par la suite : la construction sociale de la mémoire individuelle, la mémoire collective des groupes intermédiaires (dont la famille fait partie) et la mémoire collective des sociétés globales[1].

Ce que les recherches sur la mémoire individuelle ont d’abord tenté de montrer, c’est qu’aussi singulière qu’elle puisse être, cette mémoire constitue toujours une construction sociale. Comme l’avait bien vu Halbwachs (1994), l’individu a besoin des autres pour réveiller sa mémoire, donc pour se rappeler des souvenirs ou les transmettre, mais aussi pour les rendre significatifs et pertinents pour le présent. La mémoire crée également une communauté d’intérêts, sa narration renforce l’unité du groupe. Elle est toujours singulière en même temps qu’elle permet d’habiter le monde avec les autres, d’avoir un monde en commun.

L’étude de la mémoire collective a plutôt mis l’accent sur les représentations collectives et les processus de construction des phénomènes mémoriels. L’étude des rituels et des pratiques de commémoration en est un bon exemple (Lapierre, 1989, Ollick, 1999, Ollick et Robbins, 1998). Mais l’histoire de la mémoire sociale, envisagée comme un art ou une performance, fait aussi appel aux liens entre les individus qui se souviennent et les moyens et techniques dont disposent les sociétés pour conserver et transmettre les souvenirs[2]. Dans l’essai intitulé How societies remember (1989), Paul Connerton s’attarde à la dimension rituelle et performative de la mémoire et en particulier aux pratiques du corps qui soutiennent la transmission des mémoires collectives.

Si elle évoque avant tout la pérennité et la continuité, la mémoire a cependant une histoire; elle est en constante transformation, comme l’avait bien saisi Halbwachs. Ses contenus et ses supports changent tout autant que les usages sociaux et politiques et que les rapports des individus avec la mémoire. Évoquant les procédés anciens et nouveaux de conservation et de transmission de la mémoire, Jacques Le Goff (1988) présente l’histoire d’une progressive extériorisation de la mémoire sociale dans la foulée de l’écriture, du livre et des médias électroniques. L’accès accru à l’imprimé qui accompagne l’industrialisation est un des facteurs qui a favorisé l’émergence des nations occidentales; ainsi, l’on assiste dans la plupart des sociétés du XIXe siècle à l’invention de traditions modernes destinées à consolider les sociétés nationales (Hobsbawn et Ranger, 1983). Moins consensuelle, la mémoire occupe une place importante dans les débats politiques actuels, en ces temps d’affirmation identitaire et de demandes de réparation pour les fautes du passé (Létourneau et Jewsiewicki, 2003 ). La mémoire fait l’objet de multiples usages politiques : commémorations et relecture de l’histoire nationale, demande de reconnaissance et d’intégration des groupes minoritaires (voir le texte de Vatz Laaroussi dans ce numéro).

Bien que la réminiscence ait suscité un attrait chez les intellectuels et les écrivains dès la fin du XIXe siècle et que des phénomènes de mémoire collective aient été étudiés depuis longtemps sous l’angle des idéologies, des mythes et des représentations, ce n’est qu’autour des années 1980 que les travaux sur la mémoire sociale se multiplient en histoire, en anthropologie et en sociologie. Cet intérêt des chercheurs accompagne une préoccupation pour la mémoire qui va grandissant depuis quelques années. Selon Pierre Nora, c’est la fin des sociétés nationales et de l’adhésion aux valeurs et aux représentations qui les soutenaient qui explique la fin des mémoires nationales et la recherche des traces du passé devenues objets de musée et de quête identitaire. Il englobe dans ce phénomène la vogue des récits de vie et de l’histoire orale, la démocratisation des généalogies et la multiplication des mémoires particulières aux groupes ethniques ou aux groupes dominés. Selon cette interprétation, l’historiographie des lieux de mémoire prendrait le relais des mémoires vivantes. Malgré son influence et l’envergure de l’historiographie qui l’accompagne, certains considèrent que cette approche par les lieux de mémoire n’épuise cependant pas l’étude des mémoires sociales. Ils en observent des manifestations contrastées en divers pays occidentaux marqués par des ruptures, et constatent que les reformulations de la mémoire y sont révélatrices à la fois de continuités et de discontinuités (Ollick, 1998).

Cet intérêt et cette préoccupation témoignent du rapport ambivalent que les sociétés contemporaines entretiennent avec la mémoire. En quête d’une identité qui leur confère une stabilité et une continuité face aux changements et aux bouleversements vécus, les individus et les collectivités font une place aux traces de leur passé. Mais ils entretiennent un rapport critique avec la mémoire, qui est constamment remise en question, afin d’échapper à l’emprise du passé ou pour dénoncer ses lacunes et l’occultation de certains événements. La mémoire est objet de débats et de controverses tant chez les historiens que dans l’espace politique. Entre le devoir de mémoire et le désir de s’émanciper du passé, les sociétés modernes entretiennent avec leur mémoire un rapport à la fois plus distant et plus nostalgique; quelque chose dont on sent la nécessité et dont on veut se déprendre. La mémoire familiale, on va le voir, est traversée par la même ambivalence – l’attrait pour le passé et le désir de continuité –, en même temps qu’une attitude critique et une prise de distance qui s’expriment tant dans un travail constant de reconstruction du passé que dans une quête d’identité. Les rapports entre la mémoire individuelle et la mémoire du groupe seront ici centraux.

2. La mémoire familiale entre transmission, appropriation et reconstruction

Si l’attrait pour les généalogies constitue un aspect exemplaire de ce goût paradoxal pour le passé dans une société orientée vers le présent (Burguière, 1997, Segalen et Michelat, 1991, Pingaud et Bartélémy, 1997, Sagnes, 1995), les travaux sur la mémoire familiale présentent des origines différentes de celles des « lieux de mémoire ». La « mémoire collective de la famille » est longuement développée par Halbwachs qui en explore tour à tour les dimensions individuelles et collectives sous l’angle de la filiation et de l’alliance. Dans Les cadres sociaux de la mémoire, (1925), il évoquait la mémoire familiale dans ses composantes institutionnelles et généalogiques servant de support aux rôles hiérarchisés au sein de la famille, et la mémoire familiale de chaque famille singulière, qui possède « son esprit propre, ses souvenirs qu’elle est seule à commémorer et ses secrets qu’elle ne révèle qu’à ses membres » (p. 151). C’est pourtant au moment où se fonde une nouvelle famille qu’il observe finement, dans un texte qui demeure très actuel, la négociation des individus au sein d’un couple concernant les mémoires de leurs lignées respectives et la constitution par chaque couple d’une mémoire familiale entièrement inédite.

Tout en s’inspirant d’Halbwachs à divers degrés, les études contemporaines sur la mémoire familiale sont d’abord liées au développement de l’histoire orale et des récits de vie au cours des années 1970 et 1980. Elles sont également influencées par la redécouverte des liens de parenté en milieu urbain et plus récemment par les tentatives de la sociologie de la famille d’analyser les transformations de l’alliance et de la filiation dans des problématiques qui font de plus en plus de place aux ruptures conjugales, à l’individualisation des relations ainsi qu’à la redéfinition des liens intergénérationnels.

2.1 La mémoire familiale en héritage : récits de famille, généalogies et rituels

Dans un ouvrage synthèse sur l’histoire orale, Paul Thompson (1978) souligne l’apport de l’approche narrative et biographique à l’histoire de la famille, de l’enfance et à l’histoire des femmes. Il consacre un chapitre aux rapports de la mémoire et du soi, les souvenirs donnant accès à l’intériorité, aux sentiments et aux questions d’identité. L’historien puise dans les écrits des psychologues et des psychanalystes; il s’attarde aux degrés de véracité des sources mémorielles et aux questions de l’oubli et des souvenirs refoulés. Mises en perspectives avec d’autres données, ces sources offrent pourtant un accès unique aux représentations, aux normes et aux sentiments qui accompagnent l’action. Évoquant le besoin toujours actuel d’inventer des rituels dans les moments de transition qui jalonnent la vie, l’historien John Gillis (1998) propose pour sa part une comparaison des rites et des mythes familiaux d’aujourd’hui avec ceux d’un passé qui, en réalité, constituent une invention de l’époque victorienne, alors que la famille présentait des caractéristiques particulières.

Avec le recours aux récits de vie, les études ethnologiques réintroduisent aussi la mémoire et le temps dans l’étude des communautés. Françoise Zonabend évoque La mémoire longue (1980), où s’entremêlent le temps long du village et le temps des vies individuelles, qui semblent tous deux se dérouler à l’ombre de l’histoire. Tout en mettant l’accent sur la mémoire généalogique des villageois, l’anthropologue montre bien comment, dans ce « parler famille » où s’énoncent les liens de parenté, la mémoire se différencie entre lignées paternelle et maternelle, chaque individu devant faire un choix entre les deux lignées, d’où une sélectivité et même une manipulation des souvenirs (p. 247-248). Chantal Collard (1999) analyse longuement la place centrale de la parenté dans un village québécois des années 1980 et les différences entre les généalogies écrites, présentes dans chaque famille, reflétant les conceptions lignagères de la transmission des terres et les généalogies orales qui renvoient davantage aux relations de parenté réelles et se rapportent aux deux lignées. Ces mémoires jouent un rôle dans l’identification et la présentation de soi comme dans la constitution de réseaux d’apparentés. L’approche ethnographique emprunte la voie du souvenir dans La maison de mémoire de Joëlle Bahloul (1992) qui explore sa propre mémoire familiale à travers le souvenir idéalisé de la grande maison avec cour intérieure, habitée autrefois en Algérie par sa famille, par ses proches ainsi que par plusieurs familles de culture juive et arabe; tous y vivaient des rapports de convivialité et de proximité avant la guerre de décolonisation.

Dans une recherche qui fait appel aux théories de François de Singly sur les processus de construction de l’identité individuelle mais qui s’inspire également de Simmel, d’Halbwachs et d’autres, Marie-Laetitia des Robert a recueilli des récits biographiques d’individus nés à différentes époques afin d’analyser comment l’histoire familiale, la socialisation familiale, les lieux et les itinéraires de la famille et d’autres expériences personnelles et engagements jouent un rôle dans la construction de l’identité française ou « la fabrique française de soi ». À partir d’un vaste corpus d’entrevues, l’article présenté dans ce numéro dégage une typologie de divers types de construction d’un rapport à la France qui fait le lien entre construction de l’identité individuelle, mémoires familiales et mémoires collectives. On y voit, sous l’angle des identités, le passage des mémoires nationales aux lieux de mémoire évoqués par Nora ainsi que la diversification des attitudes envers les mémoires de la France pour les personnes appartenant à divers groupes et fractions de générations.

Quête des origines, la généalogie l’est également. En France, Sylvie Sagnes (1995) a montré les liens des activités de généalogie avec l’histoire locale. Au Québec, Fernand Harvey (2005) retrace les relations établies de longue date entre les généalogistes et les démographes pour la reconstitution des populations. Selon Harvey, la généalogie éclaire aussi certains enjeux concernant la transmission de la culture, telle la filiation. Longtemps critiques[3] à l’égard de l’utilisation de la généalogie comme source permettant l’étude des systèmes de parenté, historiens et anthropologues s’intéressent désormais aux représentations culturelles que révèlent les arbres généalogiques au fil de l’histoire (Klapish-Zuber, 1995), à ces représentations de « parentés à la renverses » (Génardière de la, 2003), mais aussi aux significations d’un retour des ancêtres et de la fascination des origines à l’époque contemporaine (Carsten, 2007 ).

Phénomène récent, des rites de sociabilité organisés autour d’un patronyme entretiennent également la mémoire des ancêtres fondateurs venus de France pour s’établir au Canada, d’où l’essor d’un tourisme généalogique et de commémorations, phénomène québécois observé par les historiens et les anthropologues (Chérubini, 1997, Mathieu et Lacoursière, 1991). Le phénomène est analogue à celui que Caroline Legrand (2005) a longuement étudié chez les immigrants irlandais. Mémoire familiale et mémoire ethnique ou nationale sont ici fortement associées dans une quête des ancêtres où s’affirme la reconnaissance de la place d’un groupe dans l’histoire d’une société. En poursuivant l’analyse des récits généalogiques autour d’un patronyme, celui de sa propre famille maternelle, Caroline-Isabelle Caron (2005) suit les transformations et les inventions des différentes versions de l’histoire des ancêtres au sein d’un corpus de textes américains, acadiens et québécois produits sur plus d’un siècle. On y constate des variations qui renvoient à l’histoire des auteurs et à l’histoire sociale de chaque période. Dans son article, Caroline-Isabelle Caron prolonge sa réflexion sur la nature mythique des récits généalogiques dont les traits s’apparentent à ceux d’une mémoire familiale, révélant une recherche de distinction, d’identification, d’enracinement et d’affiliation.

Quelques sociologues font de la mémoire familiale l’objet explicite d’enquêtes axées sur les milieux urbains contemporains, découvrant une mémoire, des rites et la présence d’une parenté que la famille nucléaire était sensée avoir éclipsée. La différenciation de la mémoire familiale selon le sexe et le milieu social s’affirme à nouveau dans les enquêtes urbaines comme celle de Bertaux-Wiame (1985) sur la banlieue de Sèvres, et celle de Le Wita (1984, 1988) sur les classes moyennes et la bourgeoisie parisienne. Le Wita (1984) examine les réseaux et la mémoire généalogique et familiale de Parisiens des classes moyenne et supérieure; elle observe l’enracinement des uns et des autres dans la parenté et souligne des différences manifestées dans la profondeur des généalogies, mais surtout dans les façons d’en parler. En France, les discours généalogiques sont davantage l’apanage des classes supérieures, les gens de milieux populaires racontant surtout le quotidien. Les études sur la mémoire familiale livrent enfin des résultats différents selon qu’elles mettent l’accent sur l’alliance, sur le lien intergénérationnel ou sur l’individu.

Sans doute n’y a-t-il jamais une seule mémoire, et entre les mémoires paternelles et maternelles, il y a concurrence, négociation et cohabitation, ce que les questions d’alliance mettent en relief. Dans La mémoire familiale (1994), Josette Coenen-Huther effectue une enquête auprès de couples suisses. S’inspirant de Halbwachs mais aussi des études sur la mémoire sociale, son objectif n’est pas d’étudier la transmission de la mémoire familiale, mais son fonctionnement au présent dans le cadre de la conjugalité. Les conjoints rencontrés séparément à un stade de vie où ils ont des enfants d’âge scolaire sont interrogés sur les souvenirs de leur lignée, leur désir de transmettre et les supports de leur mémoire. Dans l’ensemble, les mémoires relationnelles l’emportent sur les mémoires historiques ou statutaires. On l’observe, en particulier, dans le cas des femmes dont la mémoire est centrée sur le groupe familial et domestique, surtout si elles n’occupent pas de fonctions professionnelles. Tout en concluant que les positions sociales de chaque conjoint ont une influence sur les négociations entourant les mémoires familiales, l’attachement plus marqué des femmes à leur passé suggère à l’auteure l’existence d’une matrilinéarité de la transmission. En centrant son étude sur des couples vivant en milieu populaire au moment de l’arrivée du premier enfant, Marie-Clémence Le Pape (2005) nuance ce constat de la matrilinéarité des mémoires transmises en observant, d’une part, que les parents privilégient les relations entre l’enfant et ses grands-parents des deux lignées, et, de l’autre, que les femmes de la famille paternelle veillent à transmettre la mémoire de leur lignée. S’interrogeant sur le rapport à la mémoire familiale rattachée aux beaux-parents dans les familles recomposées, Bérangère Véron en vient pour sa part à distinguer entre une mémoire de lignée peu présente dans les témoignages des beaux-enfants et une mémoire d’expérience révélant des liens tissés au quotidien.

Par ailleurs, on sait que l’adoption force la reconnaissance de plusieurs filiations et l’aménagement de plusieurs mémoires familiales (Ouellette et Méthot, 2003). Entre les mémoires et les affiliations multiples, plusieurs relations sont possibles et des changements sont à prévoir. Ainsi, comme le souligne Caroline Legrand, les innovations en biotechnologie peuvent conduire à accorder une place plus grande à la parenté biologique. Les avancées de la médecine génétique et, à travers elles, l’accessibilité aux techniques de pointe en matière d’identification des parents biologiques, pourraient avoir pour effet de mettre en tension la parenté sociale et la parenté biologique. L’intervention d’experts, mais surtout l’individualisation, modifient le rapport entre les deux mémoires constitutives des mémoires familiales.

2.2 La mémoire familiale des individus : individualisation et appropriation

On appelle « mémoire constituée » ou « instituée » cette mémoire partagée par les membres d’une famille et qui se transmet en partie d’une génération à l’autre. Cependant, cette mémoire familiale commune, chaque membre de la famille se l’approprie différemment. C’est ce qu’on appelle la « mémoire familiale des individus » ou la mémoire personnelle de la famille. Dans un ouvrage intitulé Individu et mémoire familiale (1996), où sont utilisés des données d’enquête et des extraits littéraires, Anne Muxel explore les contenus et les rapports entre ces deux mémoires. Son analyse lui permet d’identifier des sources et des lieux de la mémoire familiale : la maison et les tablées, les ressemblances et les empreintes du corps acquises par la socialisation, les objets hérités et les photographies qui renvoient davantage à la mémoire instituée, tandis que les odeurs, les saveurs et les sons semblent surtout porteurs d’une mémoire intime et personnelle. Sa conclusion incite cependant Muxel à renverser le paradigme de départ quant aux effets d’affiliation de la mémoire familiale pour l’individu. C’est moins la mémoire collective « fédératrice des mêmes signes de reconnaissance » qu’elle a trouvée au terme de sa recherche que la manière dont chaque individu s’approprie, retravaille et interprète la mémoire familiale[4]. Marie Laetitia des Robert parle à ce titre d’un « droit d’inventaire » : chaque individu puise dans le fond commun, comme dans une ressource, pour se construire sa propre identité. On se taille une parenté sur mesure, écrit Sagnes (1995) à propos de la généalogie.

Ces questionnements sur la prépondérance relative d’une mémoire collective ou d’une mémoire plus personnelle faite de souvenirs individuels trouvent un éclairage inédit dans l’article d’Évelyne Favart où sont explorées les composantes, les manifestations et les fonctions de la mémoire familiale de frères et de soeurs d’une même famille rencontrés à l’âge adulte. Elle souligne les choses tues, les pactes de silence entre les membres d’une famille, ainsi que l’existence des « dissidents », les membres d’un groupe qui ne partagent pas la même lecture du passé ou la même version des événements que les autres. Mais bien que ces discours minimisent à leur tour l’importance du passé dans les relations des fratries surtout orientées vers le présent, l’évocation des souvenirs fait malgré tout apparaître l’existence d’un fond commun qui soutient la relation par delà les différenciations survenues dans les parcours de vie.

C’est à des conclusions semblables qu’en arrive Jean-Hugues Dechaux dans son enquête intitulée Le souvenir des morts (1997). S’inspirant de Weber et de sa quête des motifs des actions individuelles pour en découvrir le sens, Dechaux analyse la mémoire familiale sous deux angles : d’abord une pratique de commémoration, le jour des morts tel que célébré en France, et ensuite les attitudes et le sens donné au souvenir de leurs morts dans les propos recueillis auprès d’individus d’âges et de milieux divers. Dans l’une et l’autre démarche, il observe à la fois le maintien d’une mémoire instituée et une subjectivation des mémoires personnelles. Ainsi, on assisterait en France (et sans doute partout en Occident) à une dissociation croissante de la mémoire personnelle à l’égard de la mémoire constituée. Les souvenirs tendent à se rapporter à un passé proche, à des expériences que l’on a soi-même vécues et à des personnes que l’on connaît, donc de moins en moins à des souvenirs transmis par le groupe. Les raisons de se souvenir des morts renvoient plutôt à la construction identitaire de chaque individu par affiliation à une lignée ou à une relation choisie avec une personne dont on hérite les caractéristiques, une sensibilité, des valeurs partagées. C’est pourquoi Dechaux parle d’une personnalisation et d’une « subjectivation » de la mémoire familiale. On ne doit donc pas comprendre ces évolutions comme signifiant la disparition de la mémoire familiale mais bien sa transformation.

Coenen-Huther (1994) note en conclusion de sa propre étude la faible profondeur généalogique des mémoires ainsi que l’absence de nostalgie pour un passé que la plupart ne veulent pas reproduire. Il revient à chacun d’endosser à sa manière son héritage, d’en assumer une partie et d’en rejeter une autre. L’individu a besoin d’un passé, quitte à le mythifier, à en oublier de grands pans ou à en rejeter violemment certains aspects. Les transformations de la famille et de la filiation dans les sociétés occidentales favorisent une prépondérance de l’individu au détriment de la lignée et, en parallèle, une centration sur la relation parent enfant; la mémoire est dès lors au service de la construction de l’identité individuelle. Selon Chantal Collard (2007), les nouvelles technologies de procréation et les transformations du droit touchant la filiation, l’obligation alimentaire, l’adoption ou l’attribution d’un nom à l’enfant, favorisent l’oubli des origines. Cette auteure suggère ainsi que la famille continue de structurer la mémoire commune, mais que cette mémoire dépend de moins en moins « de règles et de coutumes qui ne dépendent pas de nous et qui existent avant nous, qui fixent notre place » selon les mots d’Halbwachs. Pourtant, le besoin perdure de s’inscrire dans un lien intergénérationnel et une histoire.

Dans une enquête sur les grands parents (1998) Claudine Attias-Donfut et Martine Segalen trouvent peu de généalogistes amateurs parmi les personnes rencontrées, ni de signes d’une mémoire intime; par contre, l’objet de leur enquête les amène à mettre en relief « l’évidence de la filiation », c'est-à-dire le besoin de se rattacher aux ancêtres incarnés par la figure des grands-parents. Dans une étude sur la solidarité intergénérationnelle, elles s’interrogent avec Nicole Lapierre (2002) sur ce qui fait « la continuité aujourd’hui. Pourquoi les liens résistent-ils ? » (p. 19). Prolongeant une enquête quantitative menée en 1992, Attias-Donfut, Lapierre et Segalen recueillent des récits de vie auprès de trois personnes d’une même lignée afin de comprendre ce qui tient les parentés par delà d’évidents changements sociohistoriques dans les formes de transmission, dans les vécus de chaque génération en tenant compte des différences exprimées sur le plan des valeurs et des modes de vie. À partir de ces récits, chaque personne est située dans son histoire propre où se devine l’importance d’événements ou de contextes historiques qui en ont affecté la trame : les guerres, les périodes de chômage ou de prospérité, les mouvements sociaux comme mai 1968 ou des événements propres aux sous-groupes ou à l’histoire personnelle. Bien que l’expérience propre à une génération s’avère souvent incommunicable, quelque chose de l’histoire est pourtant transmise d’une génération à l’autre, ce qu’elles appellent « l’histoire incarnée », que les jeunes questionnent, au besoin, à travers la mémoire des grands-parents. Par delà les différences entre générations, c’est par de multiples formes de transmission matérielle et symbolique et par des services réciproques que sont tissés les liens intergénérationnels. Constitué d’un fonds commun d’idées et de sentiments, ce « nouvel esprit de famille » est composé d’une identité narrative exprimée à travers des histoires de famille, des biographies de ses membres et de récits répétés autour du passé. Elle comporte une mémoire expressive faite de rituels et de repas familiaux, d’un folklore familial autour de héros, d’objets porteurs de mémoire, de lieux rassembleurs.

Personnalisation et subjectivation de la mémoire ne signifient donc pas la disparition des rites et des symboles de l’alliance et de la filiation, comme le montrent les deux articles consacrés à la photographie publiés dans ce numéro. Martine Tremblay saisit le mariage québécois dans sa dimension rituelle au cours de trois périodes du XXe siècle, à travers les albums de photographies destinés à en fixer le souvenir. Malgré l’autonomisation des conjoints rendue visible par les images et des transformations de la mise en forme du récit par le photographe, elle observe une présence constante des personnages des parents et grands-parents révélant la nature de rite d’alliance maintenue à toutes les périodes. L’importance prise par ces albums, constitués en objets mémoriels, comme c’est le cas pour les albums de naissance étudiés par Hélène Belleau (1997), confirme l’hypothèse de Burguière (1995) qui voyait la photographie se substituer aux généalogies comme moyen de fixer les mémoires familiales. L’article d’Irène Jonas explore les effets d’un changement technique, la photographie numérique, sur la constitution d’une mémoire familiale. Dans les témoignages recueillis sur cette pratique, elle note un déplacement du rite vers le quotidien ainsi que de nouvelles pratiques d’archivage qui redessine les rôles des conjoints. La ritualisation et les normes changent sans disparaître. Non seulement y a-t-il obligation de prendre des photos, comme le rappellent Jonas et Tremblay, mais les poses, les thèmes, ainsi que la disposition des photos dans les albums demeurent codés et stéréotypés. Elles obéissent à de nouvelles normes et à des règles : on représente les relations affectives entre les personnes plutôt que les statuts qui les caractérisent ou les rapports familiaux qu’ils entretiennent. Ici encore, c’est le phénomène de la subjectivation de la mémoire familiale qu’on observe.

3. Les blessures de la mémoire et le sujet de l’histoire

La mémoire familiale est ainsi l’objet d’une « négociation existentielle » (Muxel, 1996), d’un retour réflexif sur son passé et l’histoire de sa famille : travail de remémoration et d’oubli, de recomposition et de sélection opéré sur l’histoire de sa famille et sur sa propre identité. Si ce rapport critique à la mémoire familiale n’est pas nouveau, s’il est à l’oeuvre dans toute activité mnémonique, il prend peut-être une plus grande importance dans la société contemporaine. La mémoire en général, et la mémoire familiale en particulier, sont soumises à un travail presque constant d’analyse et d’interprétation. Elles sont rationalisées et même professionnalisées, dans la mesure où ce travail se fait dans le cadre de pratiques spécialisées et guidées par des thérapeutes. Dans son article, Michèle Vatz Laaroussi présente différentes pratiques cliniques et sociopolitiques de travail sur l’histoire familiale. Ces usages thérapeutiques et politiques de la mémoire visent à aider des individus et des groupes à se redonner un ancrage après une rupture (immigration), à surmonter une crise et à favoriser la résilience à la suite d’un traumatisme, ou encore à réduire l’exclusion, l’isolement ou la pauvreté, et ainsi favoriser l’intégration sociale. L’auteure met en lumière les enjeux de ces pratiques cliniques et communautaires avec leurs risques de dépossession de l’histoire intime et de manipulation politique.

La mémoire, on l’a souvent noté, instaure une continuité entre nos actions, entre les situations rencontrées, contribuant de cette façon à leur donner un sens et permettant de nous projeter dans l’avenir. Elle unifie notre personnalité. Le recours aux récits de vie et au journal intime ou de famille remplit une fonction semblable aux recherches généalogiques : il s’agit de se donner ou de reconstruire son identité personnelle, d’assurer une continuité entre son passé et son présent, et de tisser des liens. Il s’agit de devenir le sujet de sa propre histoire, de son rapport critique avec sa propre histoire et avec sa famille dont l’individu doit assumer l’héritage en même temps qu’il doit s’en affranchir. On retrouve, au plan individuel, ce rapport ambivalent que la société contemporaine entretient avec la mémoire. Cela nous ramène au texte de Vincent de Gaulejac où l’auteur insiste sur la tension entre, d’une part, la nécessité pour chaque individu de s’inscrire dans une lignée dont il se fait l’héritier et d’ainsi s’assurer une place dans le monde, et, d’autre part, la nécessité de ne pas s’y enfermer et d’affirmer sa singularité. Pour devenir un sujet autonome tout en maintenant son insertion dans le groupe, il lui faut éviter le double piège du rejet total et de l’acceptation inconditionnelle.

Ce travail sur la mémoire familiale participe d’un effort pour concilier son autonomie et sa dépendance aux autres, l’affirmation de sa singularité et son appartenance, sa volonté de changer et son inscription dans une durée. La mémoire familiale permet à la fois l’identification et la différenciation. Tout en laissant une place aux arrangements de son choix (Dechaux, 1997), il s’agit donc pour l’individu de s’inscrire dans une filiation qui lui procure la sécurité ontologique dont il a besoin, et ce, dans une société de moins en moins en mesure de lui garantir une identité stable. La mémoire n’est pas un compte rendu plus ou moins lacunaire du passé, mais un retour dans le passé afin de s’orienter dans le présent. Une lecture rétrospective dans une finalité projective ou, comme le dit si bien Merleau-Ponty : « La mémoire est non pas la conscience constituante du passé, mais un effort pour rouvrir le temps à partir des implications du présent » (1945, p. 211). C’est d’ailleurs pourquoi la mémoire, qu’elle soit individuelle (Muxel) ou collective (Ricoeur, 2000, Lapierre, 1989) est toujours sélective et qu’elle comporte nécessairement une part d’oubli.