Corps de l’article

La généalogie demeure l'articulation grâce à laquelle une société civilise l'inconscient

Pierre Legendre

L'acte de transmettre est au coeur du fonctionnement de la société et une préoccupation majeure des êtres humains. Bien des hommes semblent tenaillés par un « besoin de transmettre », comme s'il existait un impératif généalogique au fondement même de l'ordre social (Legendre, 1985).

Selon les anthropologues, le système de parenté constitue un ordre qui permet de repérer la place de chaque individu en fonction de son ascendance et de ses alliances. Elle cherche à définir « qui est qui » de façon précise, irrévocable et définitive, à partir de deux principes : la classification et la nomination. La classification se fonde sur la filiation en définissant les statuts de père et de mère, de garçon et de fille, de mari et de femme, en déterminant « qui est l'enfant de qui » et « qui est parent de qui ». La nomination se fonde sur l’attribution des noms de famille et des prénoms pour chaque individu.

Autant d'éléments constitutifs de l’état civil et de l'identité par lesquels chacun se voit attribuer une place singulière qui le définit comme un parmi d'autres à la fois semblable et différent de tous les autres. D'un côté, la généalogie fixe des appartenances, de l'autre, elle affirme des singularités. En ce sens, elle est au coeur des rapports entre l'individu et la société. Plus précisément, elle est au principe même du processus de fabrication sociale des individus.

« L'individu est le produit d'une histoire dont il cherche à devenir le sujet ». Telle est l'hypothèse qui est au fondement de la démarche des groupes d'implication et de recherche Roman familial et trajectoire sociale (Gaulejac, 1987, 1999; Lainé, 1998). Cette formulation pose un certain nombre de problèmes théoriques, en particulier sur la nature du déterminisme historique qui la sous-tend : De quelle histoire s'agit-il? Que signifie être le produit d'une histoire? Qu'est-ce qui fonde cette loi de production et de reproduction? Qu'est-ce qui anime cette quête du sujet?

En première analyse, il s'agit de rendre compte du mouvement dialectique à l'oeuvre lorsqu'un individu s'interroge sur sa destinée et sur ce qui la détermine. D'un côté, il semble poussé par le désir de se constituer comme un soi-même, de conquérir une autonomie, d'affirmer une existence propre, de développer sa créativité, d'exercer sa liberté… De l'autre, il est inscrit dans une descendance au croisement de deux lignées, il est l'élément d'un ensemble qui le constitue comme un « héritier » dont la vocation est de transmettre ce qu'il a reçu des générations précédentes en adaptant cet héritage aux évolutions du monde qui l'entoure. Produit par ceux qui le précèdent, il est invité à produire à son tour d'autres héritiers qui s'inscriront dans un projet continu de transmission.

L'ordre généalogique conduit chaque individu à sortir du magma familial par un double principe d'identification et de différenciation. Un travail sur l'arbre généalogique permet de comprendre en quoi l'histoire est agissante en soi et de prendre conscience des impasses et des contradictions qui peuvent conduire certains à ne pas vouloir transmettre.

La généalogie au fondement de l’ordre social

Deux différences s’imposent comme fondatrices de l’ordre social : la différence des sexes et la différence des générations. Elles permettent de fonder la culture, les systèmes d’alliance, de parenté et de filiation. Elles instaurent une coupure entre le monde de l’inconscient et celui de la conscience. Car « l’inconscient ne connaît ni la différence des sexes ni la différence des générations [...]. Fonctionnant sur une logique sans opposition, sans contradiction, où toute chose peut être elle-même et une autre, sans repères chronologiques, [il] est le monde du mélange, de la force, et de la démence [...] C’est pourquoi il s’oppose également à toutes limites et à toutes les règles de la vie sociale » (Enriquez, 1983 : 198).

S’inaugure ici la distinction entre la scène inconsciente et la scène sociale. L’une chaotique, où règnent le désir intense, l’imagination radicale, les pulsions irrésistibles, le principe de plaisir, l’association infinie des fantasmes... L’autre ordonnée où règnent la distinction, l’identité, la loi, l’ordre, la culture, le langage, autant d’éléments fondateurs de l’Institution et de la Société. Deux scènes irréductiblement opposées, étrangères et entremêlées, nécessairement séparées et pourtant indissolublement reliées.

L'ordre généalogique fixe une place à chaque individu, dès sa naissance. Il signifie au sujet qu'il doit renoncer au fantasme d’être son propre créateur. Il indique à « his Majesty the baby » (Freud) qu'il n'est pas le centre de la création, mais qu'il n'est qu'un petit enfant, le fils d’une mère et d’un père « ordinaires », que ces derniers ont été également des enfants avant de devenir des parents, de s'unir pour l'engendrer, comme lui-même est destiné à le faire à son tour. Cet ordre signifie également que chaque individu n'est pas différent des autres, qu'il est semblable aux autres êtres humains, ni totalement différent ni totalement unique. Il inscrit l'individu dans l'humanité, c'est-à-dire dans un ensemble qui fonde les relations des hommes entre eux. Il fixe à chaque homme et à chaque femme des limites et une identité : là où il est né, par qui il a été engendré, dans quelle lignée il est inscrit… autant d'éléments qui le situent comme « simple mortel » qui prend place dans une société qui lui préexiste et qui perdurera après sa disparition. « Chaque sujet vivant porte la cicatrice d'une estampille généalogique qui le renvoie en permanence au sacrifice de la toute-puissance, c'est-à-dire en même temps à la reconnaissance de sa propre place dans l'espèce » (Legendre, 1985 : 48). C'est parce que l'individu se reconnaît comme semblable à tous les autres humains qu'il peut simultanément accepter l'identification et la différenciation. Il n'est pas différent de nature, mais s'étant construit par identifications multiples et successives, il ne ressemble à aucun autre.

C'est cet impératif généalogique que le désir sexuel risque de remettre en question. Dans le monde des pulsions, les objets de satisfaction sont infinis et interchangeables. Le désir est, à l'origine, incestueux, puisqu’il cherche à se réaliser au sein même de la famille, la transformant en magma indifférencié. L'interdit de l'inceste trouve ici sa justification. Il est une nécessité pour permettre à chacun de se différencier des autres, de se constituer comme un sujet individualisé. Sans ordre, sans classement, sans repère qui fixent à chacun une place, une origine, une filiation, aucune société ne pourrait se construire. La généalogie est au fondement de la production de la société comme cadre structurant qui offre à chaque individu une place bien définie.

Dans le registre de l'inconscient règne l’équivalence généralisée, là où rien ne vient barrer la satisfaction du désir. Dans le registre de la généalogie règne la classification fondée sur des règles qui déterminent avec précision les modalités de l'alliance, de la filiation et de la succession. Ces règles ont pour objet de définir l'identité de chacun et les modalités qui permettent de passer d'une position à une autre.

La confusion des places et des générations est destructrice pour deux raisons :

  • Parce qu’elle entretient la violence intrafamiliale. Elle est la source des rivalités qui se déchaînent lorsque la sexualité peut s’exprimer sans limites et que chacun peut être pris comme objet de désir par tous les autres.

  • Parce qu'elle entretient l'illusion narcissique, c'est-à-dire la tentation d'être unique et de vouloir se reproduire à l'identique avec son propre double. En renonçant à ce désir de s'élever au-dessus des autres, de se poser comme étant sa propre finalité, le sujet peut alors s'ouvrir au monde, accepter ses limites, se soumettre à la loi de reproduction de l'espèce et se confronter à l'altérité.

La mise en place d’un ordre généalogique transforme la menace d’un magma familial en système ordonné. Il évite au sujet humain le risque de la folie, de la confusion généralisée, de la perte des repères. Fondé sur la Loi (l'ordre juridique) et la Raison (le langage), l’ordre généalogique est le support de l'ordre symbolique. En acceptant d'être « borné », l'individu échappe au délire en limitant la réalisation de ses fantasmes à son théâtre intérieur. Il accepte la division et le manque et c'est pour cela qu’il va pouvoir se construire en sujet autonome, advenir comme un « JE » là où le « ÇA » était, s’ouvrir au monde des autres. Entre la scène inconsciente et la scène sociale, l’ordre symbolique se construit en lieu et place de cette coupure, instaurant la Loi, le langage, les mots, les valeurs, le sacré qui « rappelle à chaque homme qu’il appartient à l’ordre des générations; que ses actes ne lui appartiennent pas mais appartiennent à sa famille, à son clan, à son totem, que son existence n’a été possible que parce qu’à l’aube du monde son ou ses ancêtres ont prononcé les paroles et accompli les actes donnant naissance à la lignée à laquelle il appartient » (Enriquez, 1983).

Identification et différenciation

Il y a là un lien essentiel entre le registre intrapsychique et le registre sociopolitique. L'interdit de l'inceste est une nécessité politique qui garantit la transmission et la reproduction de la société. Dans cette perspective, la famille est moins une juxtaposition d'individus définis à partir des liens du sang, support de liens affectifs et de projections fantasmatiques, qu’une entité qui fixe à chaque individu une place singulière dans un ordre hiérarchisé et juridiquement fondé.

L'ordre généalogique inscrit chaque individu dans une lignée, c'est-à-dire dans une descendance organisée et structurée au sein de laquelle il va occuper des places successives qui lui sont assignées à l'avance, d'abord comme enfant, puis comme parent, puis comme grand-parent, mais aussi comme homme ou comme femme, et comme porteur d'un nom et d'un ou plusieurs prénoms. Cette assignation lui permet de se singulariser sans se perdre dans l'illusion de s’être engendré lui-même. Elle lui permet de s’affirmer comme un élément dans un ensemble qui lui préexiste, maillon d'une histoire qui a commencé avant lui et qui se transmet à travers lui et les siens, quand bien même il choisirait personnellement de ne pas avoir d’enfants. La reproduction de la société dépend moins du choix individuel de se reproduire que de la capacité des familles à assurer leur continuité.

Le récit généalogique permet d'identifier les ressemblances et les différences : « Il a le nez de son père », « elle a les yeux de sa mère », « il ressemble à son frère », « il est le portrait de son grand-père », « elle sera institutrice comme sa tante »... L'enfant est identifié à travers une série d'éléments et d'attributs empruntés à ses ascendants, c'est-à-dire tirés d'une histoire commune. C'est la combinaison de ces éléments qui le rend singulier et unique. C'est la communauté de ces éléments à tous les membres de la lignée qui le rend ressemblant et identique.

Les processus d'identification sont au fondement de la construction de l'identité confrontant le sujet à « produire de l'autre à partir du même », selon l'expression heureuse de Pierre Legendre. Pour qu'il y ait sujet, les enfants et les parents doivent se différencier de cet ensemble commun tout en reconnaissant les liens qui les rassemblent. Chacun est alors confronté à une contradiction identitaire majeure : être semblable sans être identique, s'affirmer comme être singulier sans rompre les liens avec « les siens », devenir un autre sans cesser d'être le même.

Cela suppose que chacun soit nommé sur le double registre de l'appartenance à une famille et de la reconnaissance comme individualité. Le nom de famille l'inscrit dans une filiation, dans une parentèle, dans un ensemble de liens qui déterminent un dedans et un dehors, une frontière entre ceux qui appartiennent à la même souche et ceux qui n'en sont pas. Le ou les prénoms l'identifient comme particulier, même si dans le choix des prénoms on voit apparaître des continuités et des projections imaginaires. Le nom et le prénom assignent une place à l'enfant au sein d'un groupe familial tout en permettant de le distinguer des autres. Ces deux fonctions, l'intégration et la différenciation, sont à la fois contradictoires et complémentaires. On ne peut intégrer qu'en différenciant. On ne peut s'insérer qu'en se distinguant. Cette contradiction est au coeur de la notion d'identité qui évoque à la fois la similitude – je suis semblable à tous ceux qui ont les mêmes attributs que moi – et la différence – je suis défini par des caractéristiques particulières qui me constituent comme différent de tous les autres.

En définitive, la généalogie civilise l'inconscient en s'opposant au désordre social comme au désordre pulsionnel dans les relations familiales. Il importe, pour sortir de l'indifférenciation des rôles et des positions de chacun, que des interdits très stricts soient institués pour pouvoir identifier sans ambiguïté les générations et connaître précisément et rigoureusement les filiations. D'autant que les désirs les plus inconscients s'opposent à cet ordre, que les enfants et les parents sont animés, les uns vis-à-vis des autres, par des désirs de meurtres et par des attirances ou des rejets passionnels. L'interdit de l'inceste ne serait pas aussi absolu si le désir de transgression n'était aussi puissant.

En résumé, l’impératif généalogique est nécessaire à la constitution de l'ordre social sur plusieurs plans :

  • Dans l'ordre de la temporalité, il introduit la chronologie là où règne la réversibilité;

  • Dans l'ordre de la nomination, il introduit le langage là où règne l'imaginaire;

  • Dans l'ordre de la raison, il propose des référents, des catégories, des classements qui permettent de construire des points de repère et du sens là où règnent la confusion et le désordre;

  • Dans l'ordre symbolique, il propose des lois, des règles, des interdits qui sont au fondement du droit et permettent d'éviter le chaos, la loi du plus fort et la violence pulsionnelle;

  • Dans l'ordre social, il instaure la hiérarchie entre les générations qui est au fondement de l’échange, de la socialisation et de la culture, contre le règne de l'indifférenciation généralisée et de la confusion des genres.

L'articulation du psychique et du social se noue à cet endroit précis où s’opposent le monde des pulsions et la socialisation. Entre fantasme et réalité le sujet cherche à se construire une identité propre. Au fondement de l'identité originaire, la généalogie permet au sujet de se définir en se singularisant. La famille joue ici un rôle central, puisque c'est principalement en son sein que cet ordre s'installe et que se jouent les étapes les plus déterminantes du processus de construction de soi.

L'arbre généalogique

Le travail sur l'histoire familiale permet de comprendre le poids de l’histoire sur les destinées individuelles. On le saisit à travers le dessin de l’arbre généalogique, support souvent utilisé dans le cycle Roman familial et trajectoire sociale (Gaulejac, 1999). On demande aux participants de reconstituer leur généalogie en indiquant pour chaque ascendant et descendant leur statut social, professionnel, culturel, économique et les signes particuliers qui les caractérisent. La force exploratoire de cet outil vient du fait qu’il permet d’éclairer différents registres, que ce soit sur les plans sociologique, psychologique, anthropologique ou historique.

Sur le plan sociologique, il permet d’identifier les caractéristiques démographiques, économiques, professionnelles, culturelles, géographiques... de la structure familiale. À partir des positions sociales et des statuts de ses membres sur plusieurs générations, il met en évidence la (ou les) classe(s) d’appartenance, les phénomènes d’ascension ou de régression, les stratégies d’alliances ou de ruptures... Enfin, il montre l’impact des mutations économiques, démographiques, politiques et sociales sur les destinées individuelles, par exemple, la baisse de la natalité, l’élévation du niveau d’étude, le développement des classes moyennes, le recul de la mortalité infantile, le déclin de la pratique religieuse, l'émergence des familles recomposées, etc.

L’arbre généalogique permet également de repérer la singularité des trajectoires, les particularités individuelles, les places de chacun dans le système familial. Par exemple, il révèle assez vite les relations privilégiées qui unissent les différentes générations. On voit ainsi émerger des liens privilégiés entre mère/fils ou père/fille qui peuvent se répéter sur plusieurs générations, mettant en évidence la reproduction des conflits oedipiens de génération en génération. Comme le génogramme[1], utilisé par les spécialistes de la thérapie familiale, l’arbre généalogique peut être utilisé pour mettre en évidence les processus d’identification et de contre-identification, les relations interpersonnelles, les différents sentiments caractérisant les liens entre les membres de la famille. On peut également l’utiliser dans la perspective des psychogénéalogistes pour repérer les répétitions d’accidents, de maladies, de symptômes, ou rechercher les syndromes d’anniversaires.

Enfin, l’arbre généalogique met en évidence un fait anthropologique majeur quant à la nécessité d’instituer un ordre précis qui permet de différencier les sexes et les générations et de fonder les règles qui instaurent la parenté et la filiation. Le rapport de chaque individu à la société, sa place et son identité sont ainsi fixés à partir de sa position dans une famille. Entre les forces obscures de la psyché et les nécessités organisatrices de la société, la généalogie est un point de jonction essentiel. D’où les multiples problèmes rencontrés par tous ceux qui souhaitent échapper à une histoire familiale trop lourde.

L'impasse généalogique

La nécessité d'un ordre généalogique pour assurer la reproduction sociale et la construction de chaque individu comme sujet est admise comme une loi générale. L’expérience clinique montre que ceux qui cherchent à s’en affranchir sont pris dans une contradiction. Ils cherchent à rompre avec l’impératif généalogique parce qu’ils y voient la cause de leur souffrance, mais l'affranchissement de cette loi les met en difficulté. La majorité des personnes qui souhaitent travailler sur leur histoire le font moins pour s'y inscrire que pour s'en dégager. La famille est parfois vécue comme un poids dont il convient de se débarrasser, plutôt qu'un cadre structurant nécessaire au développement de chaque individu. Dans ce cas, l'histoire fait défaut. Non parce qu'elle n'existerait pas, mais parce qu'elle n'est pas vécue comme porteuse d'avenir et facteur d'historicité. Au contraire, elle inhibe, enferme, contraint, jusqu'à donner le sentiment au sujet qu'elle est un élément destructeur auquel il doit échapper pour assurer sa survie. Dans certaines histoires le poids du malheur est si fort qu’une malédiction semble peser sur l'héritier, le condamnant à répéter des scénarios qui le destinent à la maladie, la mort, la violence, l'échec ou la folie.

L'enfant hérite des contradictions qui traversent les lignées dont il est issu et plus précisément de celles qui ont marqué la vie du couple parental. Les parents transmettent à leurs enfants les traces des conflits qu'ils n'ont pas pu ou su résoudre. D'où l'importance, dans la transmission intergénérationnelle, des maladies mystérieuses, mentales ou physiques, des morts suspectes, des fautes graves non sanctionnées, des échecs incompris… de toutes les situations où les membres de la famille ont été pris en défaut. C'est là qu'apparaissent les secrets de famille qui, tout en étant censés protéger ses membres de la honte, du désespoir ou du déshonneur, produisent en fin de compte l'effet inverse. Loin d'épargner les descendants, ils semblent les marquer profondément, au point de structurer leur existence. Chaque fois qu'un secret est à l'oeuvre quant aux origines, ou lorsque des soupçons pèsent sur le comportement de l'un des parents, les descendants sont aux prises avec des conflits qui les taraudent sans qu'ils en comprennent la source. Nous avons proposé de désigner ces conflits par le terme de noeuds sociopsychiques dans la mesure où ils condensent des aspects affectifs, sexuels, familiaux et sociaux (Gaulejac, 1996). Le symptôme le plus caractéristique de la transmission de noeuds sociopsychiques se traduit par une difficulté particulière à se situer dans l'histoire familiale, que ce soit du côté de la réception ou du côté de la transmission. Il y a là une impasse généalogique qui se traduit par une situation paradoxale du type : « Je ne veux pas être ce que je suis ». Le sujet est comme habité par des parties de lui-même, produit d’identifications inconscientes qui le relient à ses ascendants, mais qu’il rejette parce qu'elles sont attachées à des sentiments négatifs ou à des situations détestables. Il se sent pris malgré lui dans une filiation qu'il récuse et il ne peut la refuser parce qu'elle est au fondement de son identité.

Cette contradiction est, le plus souvent, vécue sur le mode de l'ambivalence qui permet de faire la part des choses en développant des identifications partielles, en inventant des médiations, en évitant le double piège du rejet total ou de l’acceptation inconditionnelle. L'impasse généalogique survient lorsque ce jeu est impossible, lorsque l'individu est coincé entre des exigences conflictuelles antagonistes et qu'une nécessité impérieuse l'oblige à les respecter.

Je ne veux pas être ce que je suis

Deux témoignages illustrent la notion d’impasse généalogique. Le premier est tiré du livre de Peter Sichrovsky, Naître coupable, naître victime, qui rend compte d’entretiens recueillis auprès d’enfants de juifs allemands déportés et auprès d’enfants d’anciens nazis. Le récit de Rudolph est particulièrement significatif. Fils de hauts responsables nazis réfugiés en Argentine, Rudolph refuse une filiation marquée par une histoire qu’il ne peut accepter : « La faute me poursuit, vous savez. Et celui qui est coupable finit toujours par être puni. Si ce n’est pas ici et maintenant, ce sera en d’autres temps, en d’autres lieux, mais elle finira par me rattraper, je ne lui échapperai pas… » (Sichrovsky, 1991 : 39). Rudolph se vit comme l’héritier de la faute parentale. À partir du moment où celle-ci n’est ni reconnue par eux ni jugée par d’autres, il en devient coupable. La culpabilité et la honte rejaillissent sur lui au point qu’il est conduit, malgré lui, à les incorporer et qu’elles se manifestent dans ses rêves, même s’il réagit avec force pour se démarquer de ses parents. « Pendant ces trois dernières années, j’ai rendu la vie infernale à mes parents. J’avais dix-huit ans quand ils sont morts. À l’âge de quinze ans j’ai commencé à fréquenter des hommes et des garçons. Quand mes vieux se sont rendu compte que j’étais pédé, ils ont voulu me tuer [et se suicider ensuite] : l’accident de voiture n’a peut-être pas été un accident […] “Ils t’auraient fait porter une étoile rose, à l’époque”, criait ma mère… » (p. 45).

Rudolph brandit son homosexualité comme un moyen de s’opposer à l’idéal nazi de ses parents et de les punir de vouloir perpétuer une telle abomination. « Je les ai achevés », dit-il, avant d’ajouter : « Je n’ai pas le droit d’avoir des enfants. Cette race doit mourir avec moi. Que pourrais-je raconter à mes enfants sur leur cher grand-père? C’est sur moi que s’est abattu la vengeance, et c’est bien ainsi. J’ai vécu trop longtemps avec mes parents. Qui sait ce qu’il y a en moi? Cela ne doit pas être perpétué. Finie, terminée cette fière noblesse! » (p. 44).

Rudolph a besoin de couper la descendance pour interrompre la transmission d’une lignée qui se croyait supérieure et voulait imposer au monde sa suprématie par des moyens horribles. Il refuse de s’inscrire dans une telle filiation, mais il craint que celle-ci ne soit inscrite en lui : « Qui sait ce qu’il y a en moi? » L’homosexualité lui permet d’assumer ce refus, de détruire l’idéal parental et de renoncer à toute transmission. Comme si, à l’instar de la malédiction d’Oedipe, la faute des ascendants condamnait les descendants à renoncer à toute descendance.

Le sujet figé face à la transmission

Un second témoignage illustre également la contradiction vécue par un enfant qui ne veut pas être comme ses parents. Fils d'une famille bourgeoise de Zurich, Fritz Zorn est l'archétype de ce qu'on appelle un enfant « bien élevé ». Au début de son livre, Mars, il écrit : « Je suis jeune, riche et cultivé; mais je suis malheureux, névrosé et seul. Je descends d'une des meilleures familles de la rive droite du lac de Zurich, qu'on appelle aussi la Rive Dorée. J'ai eu une éducation bourgeoise et j'ai été seul toute ma vie. Ma famille est probablement dégénérée, c'est pourquoi j'ai sans doute une lourde hérédité et je suis abîmé par mon milieu. Naturellement, j'ai aussi le cancer, ce qui va de soi si l'on en juge d'après ce que je viens de dire » (Zorn, 1980 : 29). Le cancer va être pour Fritz Zorn un révélateur, un moyen d’exister à partir de l'analyse des causes de sa maladie et d'un travail approfondi sur son histoire. Son témoignage est d'autant plus bouleversant que la mort viendra conclure le récit de cette quête. Il meurt le lendemain du jour où son éditeur lui envoie la lettre d'acceptation de son manuscrit.

Dans son analyse, Fritz Zorn aboutit à un constat : « Ce qu'il y a d'affligeant dans toute cette situation, c'est que l'affaire n'est pas réglée du fait que je ne veux pas être comme mes parents et dès lors que je lutte aussi afin de ne pas être comme eux, mais que mes parents sont logés en moi, pour moitié corps étranger et pour moitié moi-même, et me dévorent, tout comme aussi le cancer qui me dévore est pour moitié une partie malade de mon propre organisme et pour moitié un corps étranger à l'intérieur de mon organisme » (p. 197).

Fritz Zorn exprime bien ici l'impasse dans laquelle il se débat comme s'il était condamné à mourir faute de ne pouvoir se situer dans une filiation. Comme Rudolph, il choisit de rompre pour ne pas transmettre une histoire vécue comme destructrice. D'autres choisissent la voie du secret. Ils mettent alors leurs enfants devant un dilemme difficile. Par fidélité au pacte du silence il convient d'entretenir la dénégation. Mais la négation de l'histoire empêche de se dégager du poids qu'elle engendre. Les descendants sont alors habités par des cryptes et des fantômes (Abraham et Torok, 1976), des peurs et des hontes qui viennent d’un autre et qu’ils risquent de transmettre à leur tour, alors qu’ils voudraient s'en libérer. Faute de transmission avec des mots, la transmission est inconsciente. Les effets inconscients de cette dénégation sont d'autant plus actifs et ravageurs que le sujet n'a pas de mots pour exprimer ce qu'il ressent et qu'il ne peut communiquer à d'autres les troubles qui l'animent.

« Au bout du compte, rien de ce qui aura été retenu ne pourra demeurer entièrement inaccessible à la génération qui suit, ou à celle qui vient encore après (Freud, 1913). Elle en portera des traces, au moins dans des symptômes qui continueront à lier les générations entre elles, dans une souffrance dont l'enjeu entretenu leur restera inconnu », écrit René Kaës (1993 : 9). À vouloir protéger sa descendance des épreuves passées ou de l’infamie, on la condamne à une malédiction dont elle ne connaît pas l’origine. Nous entrons ici dans les zones obscures de la transmission, dans ce que le sujet transmet malgré lui, à l’encontre de ses intentions ou de ses souhaits.

* * *

La généalogie est le socle qui permet au sujet d'exister en se fondant sur une vérité autre que la vérité biologique qui est toujours sujette à caution. « Le père n'est jamais qu'un hasard », disait Nietzsche. D'où la nécessité d'un acte (l'acte d'état civil) fondé sur un discours qui, à travers la nomination, indique de façon précise et définitive comment s'organise la filiation et quelles sont les places de chacun. Cet acte permet à chaque individu, après la naissance corporelle, de naître comme être social et d'être reconnu par les institutions civiles qui vont lui attribuer une « carte d'identité ». Cette reconnaissance lui confère une existence sociale au croisement de deux inscriptions institutionnelles :

  • L’inscription généalogique le situe dans une descendance et dans un projet d'assurer la transmission de la lignée, de devenir lui-même un agent d'historicité familiale;

  • L’inscription citoyenne l'institue comme un élément d’une communauté, sujet de droit et de devoir, futur individu souverain qui pourra contribuer à définir la politique, la vie de la cité et pourra légitimement revendiquer une place, un statut, une dignité.

On saisit alors toute l'importance de l'ordre généalogique, que ce soit du côté des fondations de l'ordre social ou du côté de la construction du sujet. C'est dire que l'angoisse et la confusion s'installent dès que l'ordre généalogique est en cause. Que ce soit lorsqu’il y a doute sur les origines, lorsque des pratiques incestueuses sont venues remettre en question les interdits et les limites de cet ordre, ou lorsque des recompositions familiales diverses ne permettent plus d'être au clair sur les places de chacun. « Jamais l'angoisse identitaire n’est si forte qu'au moment où vacillent toutes les places » (Théry, 1996 : 83). À l’inverse, c'est la raison pour laquelle, comme le dit magnifiquement Max Jacob, « on ne chante juste que dans les branches de son arbre généalogique ».