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Entre 1994 et 1996, j’ai mené, sous la direction de Colette Pétonnet et au sein du Laboratoire d’Anthropologie Urbaine (CNRS, UPR 034), une enquête dans une petite ville du nord de la France, Hautmont, située à proximité de Maubeuge et de la frontière belge[1]. Hautmont est traversée par les lignes ferroviaires Paris-Bruxelles-Amsterdam[2] et Paris-Cologne-Berlin ainsi que par la Sambre, ce qui en a fait, de la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’à la fin des années 1970, une place forte de la sidérurgie dans le département du Nord[3]. À l’époque de mon enquête, cette ville comptait un peu plus de seize mille habitants.

En 1984, la plus importante usine de la vallée de la Sambre, Cokerill[4], a fermé ses portes après avoir vu ses effectifs baisser régulièrement depuis plus de quinze ans. En 1994, les murs de l’usine sont soumis aux pics des démolisseurs et le site est décontaminé. Les Hautmontois sont encore stupéfaits d’avoir vu apparaître en plein coeur de leur cité une friche interdite d’accès, là où, quelques années plus tôt, on voyait quotidiennement se presser des milliers d’ouvriers. La destruction de ce site parachève en réalité la désindustrialisation d’une commune qui, dans les années soixante, alors qu’on la surnommait « la ville aux 101 cheminées », comptait chaque jour dans ses usines plus d’ouvriers au travail que la totalité de sa population réunie.

Le but de cette étude était de tenter une approche ethnographique de ce que certains sociologues, reprenant un terme « indigène » avaient qualifié, dans les années 1980, de « galère »[5]. La méthode privilégiée alors était l’observation participante, complétée, le cas échéant, par le recueil de récits de vie. J’ai retenu et synthétisé ici tout ce qui permet de préciser le rapport que ces jeunes hommes « en galère », de parents algériens ou marocains, entretiennent à l’automobile et, à travers elle, à l’espace. Nous verrons qu’au-delà de la question des déplacements, c’est l’expérience et la matérialité mêmes de la « galère » qui se trouvent transformées par le fait de jouir ou non de l’usage d’une automobile. Car elle permet d’échapper à la déambulation pédestre qui, pour les jeunes gens de la cité périphérique qui a retenu mon attention, est l’expression même de la galère et comme son stigmate le plus évident.

L’attrait des frontières

Hautmont est situé à moins d’une dizaine de kilomètres de la frontière belge. En auto, quelques minutes suffiront pour quitter le territoire français. La première ville de taille importante qu’on rencontre alors, Mons, se situe à une heure et demie par l’autoroute. Au-delà se présentent Bruxelles et les Pays-Bas, c’est-à-dire Maastricht, Amsterdam…

Pour tous les jeunes gens que j’ai rencontrés, la Belgique, comme les Pays-Bas d’ailleurs, exerce une attraction considérable. Tout étonne, tout surprend perpétuellement en Belgique : les autoroutes uniformément éclairées la nuit, la supériorité du niveau de vie des habitants matérialisée par les grosses berlines de marques étrangères et par le luxe abondant et omniprésent bien plus visible que dans l’Avesnois; les villes et les centres urbains animés, l’exubérance d’une jeunesse estudiantine et dorée, tout spécialement la nuit, les bars, les bistrots et les brasseries ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les dancings, les friteries[6]… Tout leur paraît d’un seul coup plus accessible en Belgique : les boîtes de nuit, le respect des serveurs et du personnel dans des lieux ouverts jusqu’au petit matin, la considération due au consommateur et au client, un traitement et un regard non dégradants…

S’ils ont la chance de profiter d’une voiture, les jeunes hommes sont tout disposés à effectuer, retour compris, trois heures de route dans la nuit pour se rendre à Mons, avaler un « américain »[7], boire un verre dans une bar de nuit ou assister à la projection d’un film dans un multiplexe. Pourtant, ces activités pourraient se tenir bien plus près, à Lille par exemple. Or personne parmi eux n’opte jamais pour cette solution qui n’est jamais même envisagée.

L’attrait pour ce qui se trouve au-delà de la frontière est donc considérable, et même s’il y a tout lieu de penser que ce sentiment est également répandu dans d’autres couches de la population hautmontoise ou avesnoise, il nous a paru particulièrement vif chez tous les jeunes hommes du Bois-du-Quesnoy et des cités alentour.

Il ne fait pas de doute qu’en franchissant une frontière matérielle (d’ailleurs de plus en plus virtuelle) séparant deux États, ces jeunes gens franchissent également une frontière symbolique et mettent à distance la stigmatisation dont ils font quotidiennement l’objet.

Selon Mourad par exemple, partir en virée en Belgique permet tout simplement d’échapper au traitement humiliant et infamant dont il fait l’objet dans les cafés du centre-ville d’Hautmont – un serveur qui met des heures avant de venir prendre commande, des regards méprisants ou des conversations qui s’interrompent à l’arrivée d’un groupe de clients en provenance de la cité, etc. – et qui appelle en retour autant de revanches parfois mesquines : « On peut avoir un cendrier? On attend le cendrier alors qu’est-ce qu’on fait? On met les cendres sur la table, on bousille les chaises, je te le dis franchement. C’est ça la vie, la bêtise quoi, en fait, c’est de la bêtise…»

Le 1er janvier 1995, dans la dernière des quatre entrées du bloc de la place Delattre de Tassigny, les jeunes hommes de la cité se retrouvent. Ceux qui n’ont pas passé le réveillon ensemble se racontent leur soirée et leur nuit. Hocine P., dix-huit ans, surexcité, raconte la nuit qu’il vient de passer à Rotterdam. Quelqu’un lui reproche de ne pas l’avoir emmené; Hocine répond, faussement désolé : « On t’a cherché, on t’a cherché, on ne t’a pas trouvé, on est parti. Sur la tête de ma mère, je m’en souviendrai toute ma vie, impossible à oublier, trop bien, faut l’avoir vécu, Ouala, faut l’avoir vécu. »

Hocine P. et ses compagnons ne se sont pas arrêtés en Belgique. Ils ont tracé jusqu’aux Pays-Bas. Pour Hocine, les Pays-Bas, c’est la Belgique en mieux. Là-bas, ils ont vu des gens éventrer des caisses entières de champagne dans les rues et en offrir à qui voulait. Quelqu’un leur a proposé des billets d’entrée pour une boîte, ils les ont acceptés, s’y sont rendus, et là : boîte immense, euphorie. La drague a, selon leurs dires, bien marché.

À l’opposé, Ferhat, qui ne sort jamais et qui s’est décidé de façon tout à fait exceptionnelle et au dernier moment à passer lui aussi la soirée en boîte de nuit, n’a à raconter que le petit déjeuner pourri et les croissants surgelés du Cercle – le dancing le plus proche, fréquenté quasi exclusivement par les jeunes hommes des cités alentour – qui lui ont été offerts en guise de petit déjeuner à sept heures du matin. Pitoyable.

Réussir sa sortie, c’est passer la frontière, pousser le plus loin possible dans le laps de temps le plus court, puis revenir et raconter en exagérant et en embellissant ce qu’on a vécu. Mourad, lui, ne se donne même pas la peine de donner des détails : il a passé la St-Valentin à Maastricht et n’a même pas eu à se mettre en quête d’une boîte de nuit, la fête étant dans la rue et chacun étant convié à y participer dans une atmosphère de délire collectif comparable, selon lui, à celle d’un carnaval.

En Belgique ou aux Pays-Bas, les jeunes hommes du quartier du Bois-du-Quesnoy sont certes des étrangers, c’est-à-dire des Français (identifiables à leur langue ainsi qu’à la plaque d’immatriculation de leur voiture), mais ils ont le sentiment d’y être traités comme des hôtes, c’est-à-dire avec le respect qui est dû à n’importe quel visiteur ou à n’importe quel consommateur. Si leur « francité » (ou leur « européanité ») leur est souvent déniée sur le territoire national, elle leur semble au contraire reconnue et valorisée hors frontière. L’accueil qui leur est alors réservé, en particulier dans les commerces, est infiniment meilleur que celui dont ils sont l’objet au pays. Situation paradoxale et pourtant caractéristique : à travers le Benelux, ils sont perçus comme des « Français à l’étranger », tandis qu’à Lille, à Maubeuge, à Hautmont ou même à Paris, ils ne sont que des « étrangers en France ». Au fond, ce qui, en France en général et à Hautmont en particulier, leur est refusé, c’est l’« autochtonie » : ils n’y sont et ne s’y savent autochtones que de la cité. D’où la nécessité de reprendre la migration et de la poursuivre, ce que, d’une certaine façon, ils s’efforcent de faire en franchissant aussi souvent que possible la frontière qui sépare la France des pays du nord de l’Europe.

Franchir cette frontière, c’est aussi avoir enfin accès au véritable anonymat, celui qui ne les désigne pas invariablement comme Français de deuxième catégorie tout juste tolérés. Une fois en Belgique, leur semble enfin accordé ce qui en France même leur est refusé, c’est-à-dire le caractère plein et entier, achevé, de leur propre identité –autant que sa plasticité, la marge de manoeuvre et les perspectives qu’elle offre. Tout, eux-mêmes y compris, semble y prendre une autre dimension. Franchir la frontière, c’est échapper à une vision étroitement nationale des banlieues et de leurs populations, c’est se défaire du stigmate. Et au bout du compte, la Belgique, c’est un peu les États-Unis en plus petit : les États-Unis d’Europe, une nouvelle terre d’immigration, la terre d’une immigration valorisante, valorisée et réussie quoique éphémère, une étape sur une « ligne de fuite » sans laquelle l’existence dans la cité deviendrait proprement et rapidement insupportable.

Mais bénéficier de cette dimension, y évoluer et s’y mouvoir impliquent au minimum de disposer d’un objet qui est infiniment plus qu’un simple outil, dont la détention permet parfois à elle seule d’échapper à la condition de galérien et qui à l’inverse accroît et aggrave considérablement le poids et l’intensité de la galère de ceux auxquels il fait défaut puisque lui seul permet de mettre réellement de la distance entre le quartier et soi : cet objet, c’est l’automobile.

L’auto, un objet rare et donc partagé

Rares sont les jeunes hommes de la cité qui sont propriétaires d’une voiture. Si, par surcroît, ils ne disposent pas même du véhicule familial, il ne leur reste qu’à se faire transporter par d’autres plus chanceux. La voiture que les jeunes conduisent est le plus souvent celle de la famille ou, plus exactement, celle du père. Partant, se voir accorder le droit de l’utiliser à des fins ludiques et personnelles suppose le plus souvent d’être l’aîné de la fratrie (ou du moins le plus âgé des fils vivant sous le toit familial), d’être considéré comme responsable et fiable par le père et enfin d’accepter, en échange de ce privilège, de devenir en quelque sorte le chauffeur attitré des autres membres de la famille. Cela suppose d’être constamment disposé à rendre une multitude de services impliquant des déplacements.

Hakim par exemple, que l’on voit très souvent dans le quartier au volant de la R21 de son père (c’est lui-même qui l’a choisie lorsque son père a décidé de changer de véhicule et il assure depuis son entretien avec un soin scrupuleux, se rendant attentif au moindre signe de dysfonctionnement ou de mauvais réglage) n’est pas seulement celui qui emmène volontiers Salim L., Fareth, Majid ou d’autres à Mons ou à Auchan. Il se met d’abord au service de sa propre famille et n’utilise l’auto à des fins personnelles que lorsque celle-ci n’en a plus besoin. C’est ainsi Hakim qui pourvoit aux déplacements de son père, invalide, entre la mosquée et le domicile familial. C’est aussi Hakim qui gère le budget de la famille, paie les factures, effectue les démarches administratives, fait les courses, etc. L’usage personnel de la R21 vient en récompense pour services rendus, mais en suppose également une multitude d’autres.

L’usage des autos dans le quartier n’est à peu près jamais individuel. Celles que l’on voit passer sont presque toujours pleines, la possibilité du moindre déplacement, fut-il de quelques centaines de mètres, étant considérée par chacun des jeunes hommes qui galèrent comme une aubaine, une occasion de divertissement. On ne trouve d’ailleurs dans la cité que très peu de moyens de locomotion strictement individuels : peu de vélos, pas de mobylettes[8], pas de scooters, une seule moto. S’ils ne peuvent bénéficier de l’usage d’une auto lorsqu’ils en ont besoin (c’est-à-dire tout le temps), les jeunes gens de la cité prennent parfois les transports en commun « publics » ce à quoi, le plus souvent et pour de multiples raisons, ils rechignent (et auxquels on pourrait opposer ces transports en commun « privés » lesquels consistent, dans la cité, en les voitures) et surtout, ils marchent.

Un objet valorisé

Si la voiture est un objet extrêmement valorisé dans la cité, c’est non seulement parce qu’elle marque, là comme ailleurs, l’accès, même incomplet, du jeune homme qui en dispose et qui la conduit légalement au statut d’adulte ou de quasi-adulte, mais parce qu’elle signe une délégation des responsabilités de chef de famille vers tel ou tel de ses fils.

Certains « passages de volant », les premiers surtout, se révèlent d’ailleurs plus significatifs que d’autres et demeurent parfois fixés à tout jamais dans la mémoire de celui qui en a bénéficié. Ils se produisent, par exemple, à l’occasion d’un voyage, l’été, vers l’Algérie ou le Maroc, quand le père de famille se rend compte qu’il est fatigué et décide de passer pour la première fois le relais à son fils qu’il considère de toute façon plus à l’aise pour déchiffrer les panneaux indicateurs et pour s’orienter sur les routes espagnoles[9].

Mais la valeur de l’auto tient également à l’extraordinaire variété des usages auxquels elle se prête.

Un samedi soir de mars, à la cité, je décide d’accompagner un groupe qui se rend au Cercle. Nous essayons chacun de glaner une place dans une voiture mais sans succès et décidons alors de parcourir à pied et dans la nuit les trois ou quatre kilomètres qui nous séparent de cette boîte. Il y a là Djelloul J., Karim, Moustapha. Salem et Kader C. sont partis devant et, au bout de quelques centaines de mètres, sont pris en charge par un véhicule. Alors que nous traversons le centre d’Hautmont, nous passons devant un homme d’un certain âge remontant la route en sens inverse du nôtre et se parlant à lui-même, probablement sous l’effet de l’alcool. En arrivant à notre hauteur, il laisse tomber quelque chose et se penche aussitôt pour le ramasser : tout alors se précipite; Karim hurle : « Attention, il a un flingue! » Nous nous mettons tous à courir comme des dératés jusqu’à la poste, de l’autre côté de la grand place d’Hautmont, où nous tentons de reprendre notre souffle[10]. « C’est un vieux chucheux[11], c’est un dingue, on le connaît dans le quartier », me déclare Karim pour justifier la course effrénée qu’il vient de provoquer. Depuis qu’ils sont tout petits, les jeunes ont en effet appris à se méfier de certaines personnes en ville : « Il nous a vu arriver tous ensemble vers lui, il a dû avoir peur. Il y en a plein qui s’arment comme ça et qui ont la trouille dés qu’ils voient des Arabes. » (Karim). Il n’est pas besoin d’un long discours pour comprendre que le trajet en voiture nous aurait épargné toutes ces émotions, voire, en d’autres circonstances, un drame.

En arrivant au Cercle, je découvre un autre usage que les jeunes hommes font de leurs voitures avant l’entrée en boîte et après la soirée : tous les pulls et les vêtements chauds sont entreposés dans le coffre de façon à économiser le prix du vestiaire. Le coffre regorge en plus de canettes de bière stockées dans les poches des blousons ou en packs empilés les uns sur les autres. L’auto permet donc de faire également l’économie des consommations prises au bar. Les allers-retours de la boîte aux autos (que j’avais déjà constatés lors d’une précédente soirée), se justifient chaque fois que l’envie de se désaltérer ou de s’alcooliser se fait sentir. Dans d’autres véhicules faisant eux aussi office de vestiaires, en face des nôtres, quelques rares filles sont, elles, munies de bouteilles d’eau. Elles se remaquillent face au miroir de courtoisie du fauteuil passager avant de pénétrer dans le dancing. Lorsque nous repartirons, nous laisserons derrière nous, sur l’exacte portion de bitume qu’occupait la voiture, un amoncellement de canettes vides dont certaines éclateront sous nos pneus.

Hors de la cité mais aussi à l’intérieur même de celle-ci, la voiture fait donc également office d’espace intime et privé, ce qui est excessivement précieux pour ces jeunes adultes qui, presque tous, vivent encore chez leurs parents et continuent de partager leur chambre avec leurs frères, les logements les plus grands ne comptant guère plus de trois, voire exceptionnellement, quatre chambres en tout. L’auto : espace personnel portatif capable de se déplacer à la lisière du quartier, à l’entrée d’une boîte, sur le parking bondé le jour ou déserté la nuit d’une grande surface et de recréer une bulle privative au beau milieu de l’espace public.

La voiture permet également de se réunir à plusieurs et de fumer tranquillement du haschisch, à l’extérieur de la cité, loin du regard des parents ou des aînés et donc sans porter atteinte à la dignité de quiconque. Ainsi, Abdel, gros fumeur de hasch selon ses proches et d’après ce que j’ai moi-même pu en juger, ne fume jamais dehors. Il ne le fait que seul ou entouré de ses amis, le soir venu, derrière les volets clos d’un local situé dans la cité, ou dans la voiture de Djelloul : Abdel n’ayant pas le permis, Djelloul est en quelque sorte son chauffeur attitré et ne rechigne jamais à le transporter un peu partout dans sa Citroën Visa, considérant manifestement comme un honneur une charge qui lui permet de cultiver des liens privilégiés avec lui. À peine lancés sur la route, installés tous deux à l’avant de la Visa un rien brinquebalante, les voilà qui s’affairent, se passant les matériaux et les ingrédients de main à main, tout en entretenant une conversation intense et enjouée, comme si la route n’existait que pour eux et n’avait à mobiliser qu’une part dérisoire de leur attention.

La voiture est un salon privé volontiers partagé et en observant qui se masse, dans le quartier, autour de la voiture d’Untel ou d’Untel, et qui y prend place pour se rendre parfois seulement à quelques dizaines de mètres de là, on peut savoir à quel groupe de pairs et d’affinités chacun appartient. Ces salons sont d’ailleurs souvent extrêmement décorés, voire surchargés. La décoration, autant que l’ambiance sonore, le parfum[12] et l’atmosphère générale portent manifestement la griffe du propriétaire ou de l’utilisateur principal, témoignent de ses goûts et imposent sa présence (en opérant comme une dilatation de sa personne au-delà de son enveloppe corporelle jusqu’à occuper entièrement le volume offert par l’habitacle) même quand il en est absent.

Les voitures, surtout celles des amis, peuvent d’ailleurs être considérées comme des « squats » à part entière dans la mesure où elles constituent un « dedans » et permettent de s’installer à l’abri du vent et du froid l’hiver, des regards et des jugements extérieurs toute l’année et de développer pendant un temps plus ou moins long une sociabilité de groupe avec ses pairs. Par là, on s’assure de plus que ceux qui y prennent place ne seront pas délogés puisque cette occupation, à la différence des caves et autres halls d’entrée, n’a rien de clandestin ou d’illégal. De ce point de vue, les autos sont incomparablement précieuses et même indispensables pour les jeunes hommes de la cité, qui souffrent globalement d’un « déficit » chronique d’espace privé (mais aussi public) qu’ils peuvent légalement occuper. Indépendamment des possibilités de locomotion qu’elle offre, la voiture est donc un objet essentiel en ce qu’elle produit un espace personnel et privé que l’on peut s’approprier, habiter et partager.

Sans doute est-il permis de penser qu’à l’adolescence, l’auto prend la place qu’occupaient les cabanes, les terrains vagues et les friches dans l’imaginaire et le quotidien des enfants du quartier. À ceci près cependant qu’elle permet simultanément de s’approprier de l’espace dans la cité tout en la quittant[13]. Le plaisir, peut-on dire, est double : celui de l’occupation d’une part, et celui du départ, du voyage, de l’échappatoire, de l’autre. L’auto permet de « déplacer » la cité et sa sociabilité hors de l’habitacle; on échappe à la cité, mais sans l’abolir ni l’abandonner entièrement. Au fond, elle se révèle comme l’instrument parfait et indispensable des jeunes gens des cités en ce qu’elle symbolise et favorise la migration dans sa forme la plus ordinaire et la moins coûteuse mais peut-être aussi la plus parfaite[14].

Pour ces jeunes hommes, posséder une voiture à titre personnel c’est jouir d’un luxe dont la plupart ne disposent pas; c’est affirmer une indépendance à l’égard du quartier et afficher un style de vie proche de fractions plus aisées de la population et de la jeunesse. Mieux encore, la possession d’un logement à l’extérieur du quartier, d’un travail, d’une épouse, d’enfants mais également d’une auto affiche la réussite d’un fils et de toute une famille pour peu que celui-ci se donne la peine de venir visiter régulièrement ses parents et gare alors soigneusement sa voiture, le dimanche de préférence, devant leur domicile. Celle-ci, qui atteste à la fois de la réussite sociale de celui qui la possède, de la reconnaissance qu’il témoigne à ceux qui l’ont élevé, de l’affection qu’il leur porte et du soin qu’il prend d’eux, constitue alors pour ces derniers et pour la famille dans son ensemble, un authentique motif de fierté collective[15].

Un objet exigeant des soins et une attention sans cesse renouvelés

Mais la voiture est également appréciée en tant qu’objet mécanique et technique, produit de la civilisation industrielle permettant de se situer personnellement à l’intérieur de celle-ci et de manifester son adhésion à son égard. La voiture est un objet que l’on peut améliorer, modifier, réparer, personnaliser sans cesse, tâche à laquelle se consacrent avec beaucoup de passion les jeunes gens de la cité qui en ont la possibilité, leur connaissance de la mécanique étant souvent à la hauteur de leur goût pour celle-ci. Les autos sont d’ailleurs le plus souvent suréquipées sur le plan des dispositifs annexes et rajoutés : autos-radios, sonorisation, alarmes…

Zaher, par exemple, connaît sur le bout des doigts la R.25 familiale, véhicule qui exige patience, dévouement, attention et, compte tenu de son âge, de fréquents passages chez le mécanicien. Après une visite chez un artisan pratiquant le contrôle technique, Zaher achète lui-même les pièces à changer et se rend chez l’une de ses connaissances pour qu’ils les installent ensemble. Le turbo en particulier est pour lui une source constante de soucis et absorbe jour après jour le peu de temps qui lui reste une fois qu’il a fini de déposer les membres de sa famille à droite et à gauche. Lorsque je lui demande où et quand je peux le rencontrer, Zaher est formel : si la voiture est stationnée devant le domicile familial, il est chez ses parents. Si elle ne s’y trouve pas, c’est qu’il est sorti. Durant toute la durée de l’enquête, je crois me souvenir que je ne l’ai jamais rencontré se déplaçant à pied, ni ailleurs qu’au volant de son véhicule, hormis l’entretien qu’il m’a accordé chez lui. Zaher, insaisissable, perpétuellement en route, bricolant sans cesse son auto et attentif au moindre bruit suspect, au moindre cliquetis ou souffle irrégulier, comme s’il avait trouvé dans cette activité constante et cette symbiose avec la machine, une façon de réparer sa propre existence, de lutter contre la galère et de lui échapper… D’autres jeunes hommes du quartier sont ainsi identifiables à la voiture qu’ils utilisent ou possèdent[16], ou à la relation tout à fait spécifique qu’ils entretiennent avec lui : Moussa par exemple parle sans cesse de son auto et n’est jamais aussi authentique, exubérant, sûr de lui, que lorsqu’il est au volant, ce qui est d’ailleurs assez surprenant dans la mesure où sa vieille Visa ne correspond pas du tout aux canons en vigueur dans le quartier : ni berline familiale spacieuse et confortable aux vitres teintées et de préférence de couleur sombre, ni petit modèle rapide et nerveux… elle n’est véritablement « ni faîte ni à faire ». Mais après tout, peut-être caractérise-t-elle assez bien la position singulière et atypique de Moussa dans la cité : installé dans l’une des petites maisons avec sa femme et ses deux filles, père de famille alors que les autres jeunes adultes de la cité sont encore célibataires et vivent chez leurs parents, marié à une jeune femme qu’il a rencontrée dans le voisinage et dont les parents ne sont pas maghrébins, appartenant à la Brigade Verte créée par le Centre d’Actions Culturelles et Sportives pour entretenir les espaces verts dans la cité, ultime caractéristique que beaucoup d’autres, dans la cité, trouveraient dégradante… Il n’est pas faux de dire qu’il cumule les particularités. Il est vrai également qu’il bénéficie, dans son habitation, d’un garage, ce qui lui permet non seulement de veiller sur son auto mais d’effectuer également l’essentiel de son entretien ce qui accroît encore ses investissements (en temps notamment) et son attachement à son égard. L’une des épreuves que Moussa aura traversées tandis que j’enquêtais dans la cité fut d’ailleurs la panne fatale qui affecta son auto. Moussa en fut extrêmement contrarié puisqu’il ne voyait ni comment se passer de voiture ni comment réunir en peu de temps les fonds nécessaires à son remplacement. Toujours est-il qu’il trouva l’argent et moins d’une semaine plus tard se lança dans une entreprise qui ailleurs aurait pu paraître parfaitement irrationnelle : en plein mois de décembre, il traversa la France du Nord au Sud jusqu’à Toulon, en compagnie d’Hakim et de Mohamed R., dans la voiture de ce dernier, pour acquérir la R.11 du frère d’un jeune homme résidant dans le quartier. Au retour, Moussa, Mohamed et Hakim se relayèrent au volant des deux autos et le voyage dura en tout moins de vingt-quatre heures : « Le type ne nous a même pas fait rentrer pour boire un café, Hakim et moi, on est resté dans la voiture », me dit Mohamed R. à son retour, précisant que le véhicule qu’ils rapportaient était originaire d’Hautmont[17].

Une zone de fragilité sociale

Rachid est un cas particulier et entretient un rapport passionnel et d’une nature tout à fait spécifique aux autos et autres véhicules motorisés : il ne vit pas dans le quartier mais y passe le plus clair de son temps lorsqu’il est à Hautmont, séjournant alors chez diverses jeunes femmes célibataires de sa connaissance.

Difficile de cerner précisément quels étaient son existence et son mode de vie au moment de l’enquête. Toujours est-il qu’il semblait disposer de moyens bien supérieurs à ceux des autres jeunes gens de la cité, moyens qu’il obtenait semble-t-il de son père, commerçant autrefois prospère ayant connu des revers de fortune mais toujours généreux avec lui. Avant de disparaître sans davantage d’explications, Rachid faisait de régulières apparitions dans la cité au volant d’automobiles chaque fois plus puissantes et plus dangereuses pour quiconque se laissait tenter et acceptait d’y prendre place. Car chaque fois l’auto était, en quelques jours, « pliée », démolie, par suite d’accidents occasionnant souvent des blessures parfois graves aux malheureux ayant eu le tort de croiser le véhicule ou de monter à bord, Rachid, lui, s’en sortait toujours indemne. Vers la fin de l’enquête, alors que son permis de conduire lui avait été retiré, et comme pour s’exposer seul désormais, Rachid circulait sur une moto de très forte puissance.

Indépendamment des risques physiques auxquels elle expose, l’automobile constitue également, et plus généralement, une réelle « zone de fragilité sociale » pour ceux qui en disposent. Une auto est certes coûteuse à l’achat mais revient également chère à entretenir. Détenir un véhicule en règle, parfaitement aux normes, et n’être à travers lui victime d’aucun abus, d’aucune arnaque est un luxe que, dans la cité, personne ne peut se payer.

Zaher, par exemple, est constamment contrôlé par la police quand il est au volant de sa R.25. Les policiers ne supportent pas, me confie-t-il, de croiser un jeune homme de vingt-cinq ans, vivant au quartier, sans travail, et se déplaçant continuellement dans une puissante berline même usagée. La réponse qu’il tient prête pour clouer le bec aux policiers qui, bien que le connaissant, laissent entendre qu’une telle auto entre ses mains est nécessairement l’indice d’une activité illégale, est invariablement :

Vous ne buvez pas un peu d’alcool, vous ? Vous buvez bien un peu d’apéro, un peu de vin, vous en achetez, ça vous revient à combien par semaine ? Nous, on ne boit pas, on investit ailleurs, dans la voiture…

Habib qui, de son côté, n’hésite pas à acheter des autos quelques milliers de francs pour les revendre plus cher presque aussitôt ou à conseiller à d’autres d’ajouter sur le constat, à l’occasion d’un accrochage, des défauts sur la carrosserie antérieurs à l’accident, a lui-même été abusé par un assureur de Maubeuge qui a mis la clef sous la porte après une faillite frauduleuse et a disparu alors qu’il lui devait une forte somme. La voiture, bien toujours à la limite de ce que le budget des jeunes gens que j’ai rencontrés peut supporter, draine donc aussi avec lui un imaginaire et une réalité ouvrant sur la ruse, la roublardise, l’astuce, l’arnaque, la magouille, la débrouillardise ou, pour reprendre une expression de la cité, le vice, domaines dans lesquels se défendent généralement assez bien les jeunes hommes du quartier mais où ils peuvent également, notamment quand les compétences requises leur font défaut ou quand les enjeux matériels ou symboliques les dépassent, se faire « doubler ».

Toutes ces tracasseries, en plus des contrôles dont ils font fréquemment l’objet, qu’ils circulent à pied, en bus, en auto ou autrement, perturbent considérablement la vie et l’humeur des jeunes hommes de la cité qui vivent cette situation comme injuste, infamante et confinant au harcèlement. Il est vrai qu’il est difficile pour des jeunes de cité de s’approcher de nuit, en utilisant les grands axes ou le boulevard périphérique, de certains quartiers, eux aussi périphériques, de Maubeuge par exemple, sans être immédiatement interceptés par une voiture de police toutes sirènes hurlantes et contrôlés sur le champ. Lorsque les papiers d’identité et ceux du véhicule sont présentés et jugés en règle, il est bien rare que les fonctionnaires ne trouvent pas quelque chose à redire au sujet du véhicule ou sur la façon dont il es conduit.…

Si la voiture occupe donc une place de choix au sein de la culture matérielle des jeunes hommes de la cité, si elle leur permet d’exploiter et de mettre en valeur les ressources de leur culture pratique (les autoradios, les amplis, les tuners, les lecteurs cassettes (et bientôt DC) mais aussi les alarmes et tout le matériel qui peut être rajouté ou modifié par un bricoleur habile sont le plus souvent de dernier cri et certains, tels Francisco, se sont faits une spécialité de les installer pour les autres), si on peut également voir dans le goût et le besoin (souvent frustrés) de cet objet une façon à la fois d’alléger et d’aménager la galère mais aussi de s’approprier et d’élaborer de manière spécifique les idées mêmes de circulation, de migration et de déplacement, il n’en reste pas moins que l’auto, quand elle existe, et peut-être davantage encore quand elle manque, les met souvent brutalement en contact avec la réalité extérieure, révélant des zones de faiblesse là où précisément ils se pensent spontanément les mieux armés et les mieux protégés.

De ce point de vue, et compte tenu de la dimension identitaire de cet objet (dans la mesure où il participe à la construction et à l’exhibition identitaires individuelles mais aussi collectives de celui ou de ceux qui le possèdent ou jouissent de son utilisation), peut-être faut-il, à la limite, considérer le véhicule non plus comme extérieur à l’individu mais comme constitutif de son enveloppe corporelle et peut-être même de ce que cette enveloppe recouvre. Selon les cas et les situations, la voiture peut ainsi faire office d’ornement quasi-corporel[18], de carapace ou de bulle protégeant du monde extérieur et de ses intrusions[19], ou enfin de « première peau du corps » révélant les agressions, les épreuves que l’individu a eu à subir ou auxquelles il s’est volontairement exposé[20]. L’auto permet certes de suspendre et d’aménager la galère : à l’intérieur de l’habitacle, et tandis que l’on roule sur la chaussée, installé dans une atmosphère suspendue, intime, confortable et privée, séparé du monde extérieur et du contact direct avec lui, qu’a-t-on encore de commun avec ceux qui, sans espoir de parvenir bien loin, foulent le sol et vont à pied? On est, temporairement, séparé d’eux, de leur condition, de leur quotidien et de leur univers. De ce point de vue, marcher, c’est être rendu brutalement à la réalité et à la galère; rouler, c’est en être, un temps, préservé.

Mais il n’en reste pas moins que l’auto fonctionne également comme un révélateur du rapport qu’entretiennent ces jeunes gens avec le monde et la société : le soin apporté à l’entretien des véhicules, mais également le modèle, la façon de conduire, la décoration, tout trahit en réalité la condition et la situation sociales de leurs utilisateurs. Réciproquement, la façon dont ils sont suspectés dès qu’ils se mettent au volant du véhicule familial révèle le traitement que, de manière plus large, la société environnante leur réserve, notamment dès qu’ils s’aventurent au-delà des limites de la cité.

Objet extraordinairement investi sur le plan pratique, affectif, symbolique et identitaire[21], pénalisant grandement ceux qui en sont dépourvus, la voiture est donc, en réalité, dans la cité, un objet complexe dont l’usage n’est pas aussi aisé qu’il y paraît et qui se révèle souvent à double tranchant.

La galère comme « mise à pied »

Contrairement à l’idée que l’on pourrait se faire a priori, ceux qui galèrent se déplacent énormément. Ce qui caractérise la galère, ce n’est pas l’immobilité ou l’absence de déplacement, c’est, d’une part, l’espace à l’intérieur duquel l’essentiel des déplacements s’effectue, et, d’autre part, le mode de locomotion adopté : galérer, c’est aller, le plus souvent, à pied, marcher, être donc sinon un va-nu-pieds, du moins un va-à-pieds. Marcher n’est bien sûr pas désocialisant en soi, mais, dans un cadre urbain où les transports en commun sont irréguliers et peu nombreux, s’épuiser en trajets pédestres fort longs et souvent inutiles a effectivement, au bout du compte un effet stigmatisant; tout se passe alors comme si le temps personnel de chacun des marcheurs n’avait aucune valeur, ne « comptait » pas; comme si ce temps n’avait aucune efficacité sociale et réduisait celui qui le détient et le dépense ainsi à une quasi-insignifiance. Se contraindre de cette façon à la lenteur de la marche alors que d’autres filent à toute allure est, sans doute, l’une des expressions les plus évidentes, dans notre civilisation urbaine, de la misère et du dénuement.

Kader A., toxicomane reconnu, galère plus que d’autres parce qu’il se situe tout au bas de l’échelle sociale des « galériens » de la cité. Il se déplace et « tourne » plus que quiconque, dans Hautmont et ses différents quartiers :

J’ai toujours été partout. Un jour, tu vas me voir venir ici à la cité, peut-être une heure après tu me verras à [au quartier de] la piscine, peut-être une heure après, tu me verras à [au quartier de] la gare.

Ne pas être fixé réellement dans un quartier, c’est-à-dire y être seulement toléré, est d’ailleurs la caractéristique des toxicomanes et l’expression d’une galère à la fois aiguë et spécifique. D’autre part, c’est également parce qu’il passe l’essentiel de son temps à Hautmont et dans les quartiers que Kader A. aménage la galère et s’applique, sans nécessairement en avoir conscience, à la rendre moins insupportable par le recours à des marches incessantes.

Lahcen, qui se trouve dans une situation analogue, explique ainsi le fait de se déplacer principalement à pied :

Mais, c’est parce que aussi, je n’ai pas de moyen de locomotion, le bus, franchement, ça fait des années que je ne le prends plus, ah ouais, le bus, j’ai la haine du bus, j’ai horreur du bus, j’ai horreur du bus. Franchement, déjà quand je le prenais pour aller à l’école, j’en avais une horreur, une haine, alors là maintenant, je ne le prends plus. Plusieurs fois, tu vois, il y en a qui disent : Vas-y, viens, on va à Auchan, un truc comme ça, je prends le bus. Et moi je réponds : Non, non, je ne prends pas le bus, moi je n’aime pas. Je fais : En plus, je n’ai pas ticket et tout, je n’ai pas sept francs à donner comme ça dans le bus. Le trafic, non, alors là, c’est encore pire, je ne vais pas commencer à me prendre la tête. Je préfère marcher.

Lahcen n’est pas le seul à détester ainsi le bus. Je me souviens d’une réflexion de Ramdan m’expliquant que s’il ne supportait pas non plus la ligne Hautmont-Maubeuge, pourtant fort commode pour lui car passant par le lycée, c’était qu’il détestait plus que tout l’odeur qui y règne. En réalité, il ne supportait plus la promiscuité qui lui était alors imposée avec ce « fond du panier français »[22], c’est-à-dire avec la fraction la plus misérable de la cité[23].

Marcher permet de plus de conserver une perception juste de l’espace et du temps quand ces perceptions menacent de s’effacer et de se brouiller : « On a été faire un tour, rien que pour ne pas rester dans ce putain de quartier. […] Qu’est-ce que tu veux faire ? Tu perds même la notion du temps. Tu ne sais plus quel jour tu es, tu n’as plus de repère. » (Halim)

Hormis les toxicomanes, ceux qui marchent le plus sont probablement, et pour cause, les plus jeunes. Continuer à se déplacer principalement à pied au-delà de l’âge de vingt ou vingt-cinq ans est donc signe du dénuement dans lequel on se trouve et du rejet dont on fait l’objet de la part de ses pairs.

Cette déambulation pédestre n’est pas non plus dénuée d’obstacles, certes souvent symboliques, mais qui se traduisent cependant bel et bien sur le plan matériel.

Une déambulation parsemée d’obstacles

En mars 1995, Salem est refoulé par des vigiles à l’entrée de la galerie marchande d’Auchan Louvroil. Ce n’est certes pas la première fois que cela lui arrive mais en cet après-midi, je le vois remonter dans le quartier, rendu furieux par ce qui vient de lui arriver. Une fois dans la cité, il s’emporte vivement contre un jeune homme que je ne connais pas, que je n’avais jamais vu auparavant et qui, prenant non sans arrogance le parti des vigiles, soutient que la rage de Salem est disproportionnée; qu’elle n’a pas lieu d’être et qu’effectivement la présence des jeunes hommes en provenance de la cité dans cet espace commercial casse et décourage la clientèle; que d’ailleurs ils n’ont rien à faire là; que traîner à Auchan n’a de toute façon aucun intérêt; que s’il se voit lui-même interdit d’entrée alors qu’il est accompagné d’amis, il ne s’en offusque pas et accepte de repartir et de revenir plus tard si on le lui demande, etc. Face à cet individu qui adopte cyniquement le point de vue de la direction, Salem s’emporte :

Toi, c’est ton problème si tu as des trucs à faire dans l’après-midi, si tu sais quoi faire, moi je galère, je vais faire un petit tour à Auchan, ils n’ont pas à me refuser, j’ai le droit. Et il ajoute : Ils commencent avec nous, ils continueront avec nos vieux. Demain, ce sont nos vieux qui ne pourront plus rentrer.

Pourquoi Salem est-il plus qu’un autre arrêté à l’entrée de la galerie marchande de ce grand magasin? Probablement parce qu’il porte plus que d’autres sur sa personne les stigmates de la galère. Parce que sa physionomie, sa tenue, sa démarche, son expression, évoquent plus que chez d’autres le galérien… Peut-être aussi parce qu’il lui arrive encore plus souvent qu’à d’autres d’aller y flâner. .

Mais il se trouve également que Salem n’est pas français; son statut, comme celui de ses propres parents et de la quasi-totalité des parents migrants de la cité, est celui de « résident ». Même si les vigiles n’ont pas nécessairement connaissance de cette réalité, il lui est difficile de ne pas voir dans leur attitude discriminatoire la conséquence de ce fait. Le résident est d’ailleurs lui aussi une figure clé de la cité, au même titre que le toxicomane, figure stigmatisée à l’extérieur mais aussi à l’intérieur du quartier quoique malgré tout plus ambivalente et plus positive que cette dernière.

Ainsi, dans l’imaginaire collectif des jeunes hommes du quartier, et aussi en partie dans la réalité, le résident est celui qui, arrivé plus tard que les autres, ne connaît de la France que la cité et qui, ayant tendance à les confondre l’une l’autre, se trouve plus durablement fixé à sa condition d’« émigré » même si, comme Salem, il compense ce fait par une grande aptitude à la tchatche, c’est-à-dire, en l’occurrence, par un incontestable talent pour narrer les aventures qui lui sont arrivées et se mettre en scène, bref pour rendre moins longues et plus animées les heures passées à tuer le temps.

Mais ce jour-là, Salem est réellement hors de lui et il interpelle son contradicteur :

« Toi, tu es français, moi je suis résident et alors… Je suis algérien et je suis fier d’être algérien. Ne prends pas tes airs de petit Français là… » Il argumente même de façon très raisonnée et cite la déclaration des droits de l’homme et du citoyen pour expliquer que le traitement qu’il a subi est scandaleux et qu’il a raison d’être révolté.

Dans cette séquence, quatre éléments semblent particulièrement significatifs :

D’abord, le fait que Salem ait été à ce point heurté, blessé par ces événements. Ensuite, que sa capacité à se défendre témoigne du caractère répétitif de ce type d’humiliations et qu’il a, de ce fait, pris le temps d’élaborer un argumentaire précis qui lui sert de parade. En troisième lieu, la référence à sa qualité de résident me semble par ailleurs significative : Salem a parfaitement conscience que sa situation et sa condition dans la cité ne sont pas nécessairement les mêmes que celle d’un autre jeune homme. Il a conscience que son statut de résident est valable tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du quartier et qu’il modifie les interactions qu’il peut avoir avec certains de ses « pairs ». Enfin l’allusion à la génération de ses propres parents est loin d’être anecdotique : le statut de résident est précisément celui de l’écrasante majorité des parents de ceux auxquels je me suis intéressé. Considérer qu’à travers lui, ce sont ses propres parents (et à travers ses propres parents, la plupart des autres parents de la cité) qui sont visés et humiliés, une première fois en tant que parents solidaires des brimades qu’a à subir leur fils, une deuxième fois en tant que leur propre condition est identique à la sienne, revient à considérer que les jeunes gens ne sont pas les seuls à connaître et à subir certains aspects de la galère, ce qui n’est pas, dans le cadre de l’enquête que nous avons conduite pas sans ouvrir des perspectives théoriques qui mériteraient d’être approfondies.

Quelques semaines plus tard, d’autres jeunes hommes de la cité se voient à nouveau interdire l’entrée de ce grand magasin.

Il est bien évident que l’attitude de la direction du centre commercial décidant de filtrer ainsi les entrées et de refuser celles-ci à ceux qui ne lui conviennent pas et qu’elle considère, à partir de critères qu’elle définit seule, comme indésirables, est parfaitement illégale et quiconque en a fait l’objet ou en a été témoin est parfaitement fondé à contester, à dénoncer cette pratique et à obtenir réparation. Probablement cette même direction ne souhaite-t-elle pas que l’espace qu’elle met à la disposition du public soit envahi de gens qui l’arpentent et s’y déplacent sans consommer, sans acheter, pour le seul plaisir de la contemplation et de la flânerie gratuite dans une atmosphère d’échanges marchands. Il n’empêche qu’elle s’en prend à une fraction précise de la population qu’elle cible et identifie de façon à la fois parfaitement claire et parfaitement arbitraire.

Sans doute son projet est-il en réalité moins d’interdire l’entrée de son magasin à celle-ci que de chercher à décourager sa venue (et à montrer à sa clientèle qu’elle s’emploie à le faire) en la harcelant et en se conduisant à son égard de manière incivile. Les dirigeants de la galerie marchande (ou les commerçants qui occupent les lieux) n’entendent donc pas seulement faire de l’espace qu’ils ouvrent au public un espace marchand mais également un lieu de sélection sociale d’où un certain nombre de gêneurs et d’indésirables doivent être évincés, sélection s’exerçant de façon pratique à l’entrée en punissant ceux qui sont refoulés et en récompensant ceux qui sont acceptés et qui obtiennent par là même le droit, eux, de consommer (et qui, en consommant, s’acquitteront précisément de la dette qu’ils ont contractée en étant acceptés en ce lieu). Ce n’est pas parce qu’ils n’achètent pas (puisqu’on ne saurait dire qu’ils ne le font pas) ou parce qu’ils créent du désordre que les jeunes hommes du Bois-du-Quesnoy ou des cités alentour sont refoulés puisqu’eux-mêmes et leurs familles sont des clients assidus, sans doute parmi les plus fidèles, du supermarché et des commerces qu’accueille la galerie, mais parce qu’ils sont victimes d’une stratégie commerciale consciente ou non consistant à stigmatiser et à humilier une partie de la clientèle, pour distinguer et flatter une autre partie en réservant à cette dernière l’accès aux marchandises et en stimulant par là même son désir (ou sa pulsion) de consommer.[24]

Reste que les jeunes gens dont nous parlons sont victimes d’une agression prenant la forme d’une discrimination. Ils sont au bout du compte deux fois écartés de la possibilité de consommer : une première fois par leur budget et leurs moyens financiers extrêmement limités et une deuxième fois parce qu’ils se voient privés de l’accès aux temples de la consommation de masse.

Être ainsi livré à l’arbitraire, être humilié de la sorte en public, à quelques kilomètres de chez soi, c’est-à-dire sur son lieu élargi de résidence, dans un espace de plus en plus perçu comme un centre ville, ne pouvoir qu’accepter d’être la victime de ce que l’on sait être à la fois un acte illégal et une injustice, ne s’incliner qu’en raison du rapport de forces largement défavorable, tout cela a vraiment quelque chose d’insupportable au sens propre et ne peut inspirer à celui qui le subit que rage, haine de l’ordre qui s’est ainsi instauré, voire honte de soi lorsque aucune mesure de réparation n’est envisageable.

Le traitement que subissent les jeunes hommes de la cité à l’occasion de l’emploi de telles mesures discriminantes[25] à leur égard va donc bien au-delà d’une entrave au déplacement. C’est leur identité même qui est atteinte et, on le voit, la galère, à sa façon, travaille, modifie, transforme l’identité de ceux qui la vivent en les exposant régulièrement à des microtraumatismes qui marquent leur progressive dégradation sociale. « Galérer », au sens le plus pratique et le plus concret où ce terme est employé dans la cité, recèle bien une dimension existentielle, ou plus exactement n’évoque rien d’autre qu’une expérience existentielle spécifique inscrite dans l’espace, le temps mais non moins dans le corps et le rapport à soi de ceux qui les traversent.

Galérer, c’est donc occuper l’espace public en préférant le plus souvent la déambulation à la simple station debout finalement plus fatigante car plus monotone, Si leurs déambulations les conduisent vers des espaces marchands, c’est en réalité moins directement parce qu’ils sont attirés par les objets qui y sont exhibés et mis en vente que parce que ce sont dans ces lieux que l’intensité et la diversité des échanges leur semblent les plus grandes. C’est aussi parce que leur réseau de sociabilité et leurs moyens ne leur permettent pas de poser pied durablement en d’autres lieux. Salem par exemple n’a aucun point d’attache à Lille ou à Villeneuve d’Ascq, sa banlieue universitaire, contrairement à ceux de ses pairs qui, tels Kady ou Djelloul J., sont inscrits à l’Université. Il lui arrive pourtant de passer quelques jours avec ce dernier, lorsqu’il lui offre de partager sa chambre de cité universitaire[26]. Mais il en revient le plus souvent dégoûté, ayant dépensé tout son argent en trajets de métro inutiles, tickets de restaurant universitaire, sans avoir réussi à nouer connaissance avec personne et tout particulièrement avec aucune étudiante.

À bien y regarder, cette galère modifie donc effectivement l’identité de celui qui la subit non seulement en l’obligeant à supporter constamment les regards dépréciateurs et l’hostilité qu’il cristallise dès lors qu’il s’éloigne du quartier (et parfois même à l’intérieur de celui-ci), mais également en l’obligeant à évoluer et à se mouvoir dans un espace quasi-virtuel car amputé d’un certain nombre de sous-espaces et de lieux supposés publics et ouverts au public mais en réalité privés ou privatisés et ne s’ouvrant qu’à une clientèle triée sur le volet : Auchan, la plupart des boîtes de nuit des environs, tel ou tel commerce du centre ville et la plupart de ses bars…

Ceux qui galèrent le plus et qui, comme Salem, revendiquent le déplacement comme une fin en soi, un mode d’expression et non uniquement comme un moyen, sont précisément ceux auxquels le droit de se mouvoir et de se déplacer « librement » est dénié, ceux qui se heurtent non seulement à la privatisation de l’espace et du territoire mais à la privatisation de l’espace public lui-même ou à son remplacement par un espace qui se donne pour public alors qu’il ne l’est pas ou ne l’est plus (la création d’une galerie marchande étant un bon exemple de ce mécanisme)[27].

Les jeunes gens de la cité apprécient d’autant plus des espaces tels que les grandes surfaces ou les discothèques, qu’ils les perçoivent comme des lieux de masse, situés hors de ces espaces stigmatisants que sont les cités et offrant la possibilité de se fondre dans le nombre. D’authentiques lieux d’apparence démocratique en quelque sorte, où n’importe quel individu semble en valoir un autre, où chacun semble avoir le droit de paraître, et de l’accès auxquels il est d’autant plus frustrant et humiliant de se voir privé, que l’humiliation se double alors de celle d’être rendu et assigné à sa condition de galérien et traité comme tel, qui plus est devant le parterre de ceux auxquels on espère et prétend précisément se mêler et parmi lesquels on espère pouvoir se compter[28]. Cette tentative de se démarquer de la galère, à laquelle nous avons pu souvent assister y compris à l’intérieur même de la cité et qui capte sans doute une bonne partie de l’énergie de ceux qui la vivent, est le plus souvent vouée à l’échec car tout désigne les jeunes hommes de la cité comme étant des galériens : leur âge, leur façon de marcher, de parler, de s’habiller, le fait qu’ils se déplacent souvent par petits groupes, qu’ils n’achètent à peu près rien et jusqu’à la couleur de leur peau… Cette peau à laquelle la galère colle et qu’à force elle pénètre, jusqu’à modifier leurs façons de voir, de penser, de se distraire et jusqu’aux circonstances ou événements auxquels ils se trouvent fréquemment exposés :

« Tu sais, quand tu es, quand tu traverses la galère, tu n’es bien qu’avec des gens qui galèrent, tu ne te sens bien qu’avec des gens qui galèrent. Donc, tu as des discussions de gens qui galèrent, tu vois, tu n’as, tu n’as que des idées de gens qui galèrent et tu as des principes de gens qui galèrent, tu vois. Le point de vue tout le temps commun, c’est la galère tu vois. » (Mohamed Z.)

Et fuir ou tromper la galère par la déambulation et du déplacement est de toute façon, nécessairement voué à l’échec, le déplacement en étant lui-même l’une des expressions, l’une des formes, l’un de ses symptômes, ainsi qu’en témoigne cette réflexion de Farid J. : « Je suis chez moi, au bout d’un moment, je me demande ce que je fais là. Je vais à Maubeuge, je me demande ce que je fais là. Je vais à Auchan, je me demande ce que je fais là…»

Si le « droit à la ville »[29] était un slogan et un idéal proclamés par bon nombre de sociologues et d’intellectuels dans les années 1970, et désormais oublié, on voit comment il s’est depuis transformé, pour tout une fraction de la jeunesse populaire, en une véritable revendication, certes rarement affirmée explicitement en tant que telle, mais lisible non seulement à travers certaines flambées de violence mais également à travers leurs usages plus ordinaires et les plus quotidiens de l’espace urbain. Mais si ce droit est ainsi revendiqué, c’est non parce que son usage progresse, mais parce qu’il semble au contraire reculer, les premières victimes de ce « déficit d’espace public » étant les populations jeunes des quartiers stigmatisés et paupérisés. Il semble malheureusement que les dirigeants politiques français aient fait le choix, depuis plusieurs années de ne pas l’entendre en préférant une « sécurisation »[30] sans cesse accrue des périphéries urbaines déshéritées, allant de pair avec une « privatisation rampante » des centres villes notamment, à la reconnaissance de la pleine et entière citoyenneté de ceux qui les peuplent, y vivent, mais aspirent également, l’adolescence achevée, à s’en éloigner. Une citoyenneté dont l’enquête donne à voir qu’elle ne peut leur être reconnue au sein de ces périphéries sans l’être simultanément à l’extérieur de celles-ci.