Corps de l’article

Introduction

Les sociétés occidentales contemporaines ont permis aux hommes de participer à la période périnatale s’étendant de la planification des naissances (la contraception), la préparation à la conception, la gestation de l’enfant, l’accouchement, la période postnatale immédiate (premiers jours après l’accouchement) à la période postnatale étendue (environ 6 à 12 semaines après l’accouchement). Relativement récente, cette introduction des hommes dans ce monde de la naissance a été suscitée par une interaction d’au moins trois facteurs. Premièrement, la professionnalisation du soutien lors de la période périnatale a entraîné deux conséquences : 1) le déplacement du lieu d’accouchement de la maison vers le centre hospitalier et 2) la définition du soutien à la mère et à l’enfant lors de la période périnatale comme étant essentiellement une question de soins et de services. Deuxièmement, l’exclusion des sources informelles de soutien lors de l’accouchement, en particulier le soutien des autres femmes de l’entourage des mères, combiné au déplacement du lieu de naissance, a provoqué la solitude et l’isolement des femmes qui accouchent dans un lieu non familier, et ce, à un moment de grande vulnérabilité personnelle. Troisièmement, en raison de la centration sur le père en tant que figure exclusive de soutien informel lors de l’accouchement et de la nucléarisation des familles, le père a été invité à jouer un rôle de soutien de plus en plus grand auprès de sa conjointe lors de la grossesse et de l’accouchement (Lacharité, Mailhot, Boilard et Déziel, 2004). La paternité, en tant que phénomène psychologique, social et culturel, devient sujet d’analyse depuis les trente dernières années, démontrant que ce phénomène suit une trajectoire de transformation sociohistorique étrangement semblable à celle de la maternité au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Lacharité (2004) définit cette trajectoire autour de trois axes : 1) le développement de connaissances et de savoirs professionnels et scientifiques sur la paternité; 2) l’élaboration de politiques et de pratiques sociales ciblant spécifiquement la paternité; et 3) la reconnaissance et la mise en évidence de l’expérience subjective vécue par les pères.

En fait, donner naissance n’est plus considéré comme seulement une affaire de femmes, c’est toute une famille qui est concernée et les hommes sont encouragés à prendre une part active à cette expérience (Vehviläinen-Julkunen et Liukkonen, 1998). Ainsi, cette présence est devenue peu à peu une norme sociale dans les sociétés occidentales. La présence des pères lors de l’accouchement est quelque chose d’attendu à la fois par les mères et à la fois par les différents professionnels impliqués. Néanmoins, il faut souligner que la présence des pères lors de la grossesse et de l’accouchement, même si elle s’érige actuellement en norme sociale, suscite différentes positions individuelles de la part des pères et des mères, notamment en fonction de la diversité des valeurs culturelles dans des contextes multiethniques.

Dans plusieurs sociétés et cultures, la naissance est un rite de passage important pour le développement de la conscience chez la femme qui devient mère et est également significative pour le père, la famille élargie et toute la communauté (Kitzinger, 1991).

Dans les périodes prénatale et postnatale, le père est considéré un soutien pour sa conjointe, mais la naissance de son enfant est, en elle-même, un événement qui fait partie de sa propre expérience, celle-ci étant unique et différente à chaque grossesse et à chaque naissance. Pour les deux parents, la présence du père à la naissance a été reconnue par plusieurs auteurs comme un point saillant dans un cheminement de vie. Et, par conséquent, cette présence à l’accouchement constitue donc un élément significatif dans le processus de la paternité. Ne subissant pas de transformations radicales de son corps et ne vivant pas d’importants changements dans ses relations sociales au cours de la gestation, comme c’est le cas pour la femme, l’ancrage précoce de l’identité paternelle de l’homme occidental s’effectue particulièrement en lien avec sa présence à l’accouchement (Raphael-Leff, 1991). Comme le souligne aussi Quéniart (1999), le sentiment paternel peut prendre place autour de la naissance, contrairement au sentiment maternel. Ainsi, la présence et la participation des hommes à l’accouchement, et par extension lors de la grossesse, sont devenues des éléments significatifs dans le processus de construction individuelle de la paternité. L’expérience des pères lors de cette période périnatale met en relief quatre formes de besoins : 1) le besoin de disposer d’espace et de temps pour exprimer leurs attentes, leurs désirs, leurs émotions, leurs aspirations, leurs préoccupations et leurs craintes; 2) le besoin de se sentir soutenu face aux défis personnels qu’ils rencontrent; 3) le besoin de se sentir utile et compétent; et 4) le besoin de créer un lien précoce avec leur enfant (Baker, Miron, de Montigny et Boilard, 2008).

En tenant compte des perspectives de développement de la paternité et des besoins des pères, tout en faisant ici référence à un évènement qui marque l’entrée des hommes dans ce phénomène de la paternité, soit la naissance d’un enfant, il nous a semblé pertinent et novateur d’examiner leur trajectoire sous l’angle de la pratique des sages-femmes qui, généralement, est définie en termes de centration sur la mère. Toutefois, les travaux de Kennedy (2000) et ses collaborateurs (2004) laissent entendre que cette centration s’étend aussi aux autres membres de la famille et par ricochet, au père. Cela laisse supposer que la sage-femme se préoccupe aussi de connaître le père dans ce qu’il a d’unique et de spécifique, qu’elle accorde du temps pour écouter ses préoccupations, répondre à ses questions, s’informer de ses projets personnels, lui fournir des informations et des explications et le rassurer sur le processus de la grossesse et de l’accouchement, sur l’état du bébé et aussi sur lui-même. Néanmoins, il est important de souligner que ce rôle de la sage-femme auprès du père n’est pas explicite. Certaines recherches récentes montrent que si les sages-femmes réussissent mieux que les obstétriciens à « être avec » les pères, ceux-ci sentent malgré tout un écart significatif entre la présence à leur conjointe et la présence à eux-mêmes. (Olsson et Jansson, 2001; Singh et Newburn, 2003). Il semble donc que les sages-femmes, en tant que groupe professionnel, aient commencé à ébaucher une réflexion sur leur présence auprès des pères. Baker et ses collaborateurs (2008) rapportent que cette réflexion repose notamment sur un écart entre des observations sur le terrain et un postulat implicite « d’être avec les hommes » lors de la période périnatale. Dans le cadre de la conceptualisation de la pratique, cela signifie l’introduction de ce qui pourrait s’appeler la « division/partage de l’attention et de la présence » de la sage-femme dans sa relation à la mère, au père et au bébé. À ce jour, nous n’avons repéré aucune étude qui aborde la pratique des sages-femmes sous l’angle des défis que cet aspect, de la division de l’attention et de la présence, pourtant central, pose à la profession.

La présente étude s’inscrit dans une perspective de recherche qualitative et pose un regard contextualisé sur la pratique des sages-femmes québécoises envers les hommes, lors de la période périnatale, en maisons de naissance. Toutefois, il est important de souligner qu’actuellement, cette profession ne compte que des sages-femmes « femmes », les hommes n’ayant pas encore intégré les rangs de cette profession au Québec. Le regard posé sur cette pratique à l’intérieur de la présente étude est ainsi intimement inscrit dans un contexte de rapports femme-homme : il relève essentiellement de la perspective que des femmes (les sages-femmes) ont envers des hommes (les pères) dans le cadre de leur pratique. Notre étude ne se situe donc pas dans une perspective masculine de ce que le père vit ou fait auprès de sa conjointe et avec son bébé. Elle s’ancre plutôt dans une perspective féministe, orientée ou centrée sur la mère, perspective qui caractérise la pratique de la sage-femme au Québec.

Notons que cette profession est légalisée au Québec depuis 10 ans (1999-2009). Pourtant présente dans une tradition d’entraide où les sages-femmes avaient une place au sein des petites communautés, cette profession — et non les sages-femmes elles-mêmes — fut évincée du monde médical pour une certaine période. (Laforce, 1986). Des revendications des femmes et des hommes au début des années 80 ont porté sur une diminution des interventions de routine, la continuité des soins, les chambres de naissance, la légalisation de la profession de sage-femme et la création de maisons de naissance. Ce discours réclamant l’humanisation des soins en périnatalité (Brabant, 2001) a influencé la mise en place de projets pilotes (1994-1998), permettant ainsi d’évaluer les services de sages-femmes en maisons de naissance et par la suite, d’intégrer ces mêmes services au réseau de la santé (MSSS, 1997). La pratique de la sage-femme au Québec se démarque dans son approche en tenant compte des besoins spécifiques de la mère et de sa famille sur un continuum de soins, mais plus particulièrement sur un continuum relationnel. Lynch (2009) souligne que la pratique québécoise met au coeur de sa façon de faire cette relation privilégiée qui soutient la mère dans l’appropriation de la naissance de son enfant.

La pertinence de ce regard relève de l’intérêt social et scientifique que suscitent les pères et leur engagement auprès de leur enfant et de l’intérêt manifesté envers l’expérience subjective de ceux-ci. Il s’agit de répondre à la question suivante : « Quelles sont les représentations des sages-femmes de leur pratique envers les pères? » L’objectif principal de cette étude est donc de décrire la pratique des sages-femmes envers les pères du point de vue des sages-femmes elles-mêmes et d’inscrire cette description dans une démarche plus large de modélisation ou de conceptualisation de leur pratique.

Méthode

L’approche de recherche préconisée

Afin de bien comprendre l’expérience subjective des sages-femmes, de situer leurs interventions dans un contexte socioprofessionnel particulier et de tenir compte des conditions objectives de pratique, il s’avère judicieux d’inscrire cette étude dans une démarche qualitative. Cette approche privilégie l’observation, l’exploration et la découverte du sens d’un phénomène social en milieu naturel et permet de connaître les personnes telles qu’elles évoluent dans leur milieu. Denzin et Lincoln (1994) mentionnent que la démarche qualitative facilite l’étude des phénomènes à leur état naturel et permet d’interpréter ceux-ci dans leur contexte tant social, culturel qu’historique. La présente étude est une démarche discursive de reformulation, d’explication et de modélisation d’un témoignage et d’une expérience (Paillé et Mucchielli, 2003).

Les milieux participants

Au Québec, la pratique des sages-femmes est encadrée par la Loi sur les sages-femmes. Celles-ci pratiquent dans trois lieux distincts : les maisons de naissance, le domicile des parents et certains centres hospitaliers ayant une entente locale (OSFQ, 2010). Toutefois, les maisons de naissance sont le principal lieu de pratique actuel des sages-femmes. Ces maisons de naissance sont rattachées à un Centre de santé et services sociaux (CSSS) tout en permettant aux sages-femmes une pratique autonome. Elles sont le compromis entre le domicile et le centre hospitalier, offrant aux parents un milieu chaleureux et attentif à leurs besoins tout en procurant un environnement sécuritaire pour la mère et l’enfant et accueillant pour la famille. Toutefois, plusieurs régions du Québec n’offrent pas encore cette possibilité de suivi par les sages-femmes aux familles, et ce, malgré des demandes de plus en plus pressantes des parents. Il devient important de situer la pratique des sages-femmes dans un contexte qui permet de décrire son essence, ces différents concepts et particulièrement à l’égard des pères, puisque ces derniers ne font pas explicitement partie des modèles de pratique. Une approche qualitative permet cette perspective des sages-femmes sur leurs représentations de leur pratique.

Les milieux participants sont six maisons de naissance situées dans autant de régions administratives dans la province de Québec au Canada. Le Québec compte sept millions d’habitants et environ 80 000 naissances par année. Les maisons de naissance sont intégrées aux centres de services de santé et services sociaux et les services de sages-femmes sont couverts par l’assurance maladie. Ces maisons sont gérées par les sages-femmes elles-mêmes qui, sur le plan professionnel, ont une pratique autonome depuis 1999. Ces maisons accueillent chacune de 200 à 300 naissances par année, pour un total annuel provincial d’environ 1200 à 1300 naissances. Environ 1,5 % des naissances, dans la province de Québec, sont accompagnées par une sage-femme. Les objectifs en santé publique sont d’augmenter cette proportion à 10 % au cours des dix prochaines années (MSSS, 2006).

Les sages-femmes participantes

Les sages-femmes participantes assurent des suivis complets et continus (pré, per et postnatal) en maisons de naissance auprès de femmes ayant une grossesse « normale ». Les sages-femmes ciblées forment un échantillon de convenance et ont été recrutées directement par la chercheure principale. Les critères d’inclusion sont les suivants : 1) parler couramment le français; 2) détenir un permis de pratique de sage-femme au Québec; 3) posséder plus d’un an d’expérience en maisons de naissance. De plus, le recrutement se base aussi sur des choix raisonnés visant à obtenir une diversité dans a) le nombre d’années d’expérience; b) le lieu et l’origine de la formation de base et c) les lieux où elles ont exercé leur profession (maisons de naissance, domicile et centre hospitalier). Vingt-trois sages-femmes répondant à ces critères ont accepté l’invitation à participer et celles-ci ont une pratique actuelle principalement en maisons de naissance. Ce groupe représente environ le tiers de toutes les sages-femmes pratiquant en maisons de naissance au Québec. Un questionnaire de renseignements généraux permet d’établir le profil professionnel de chacune des sages-femmes : 3 sages-femmes ont moins de 5 ans d’expérience, 20 ont plus de 15 ans d’expérience. Cinquante pour cent d’entre elles sont diplômées à l’international, 36 % d’entre elles sont autodidactes et 14 % sont diplômées du baccalauréat en pratique sage-femme de l’Université du Québec à Trois-Rivières. Quatre-vingt-six pour cent d’entre elles sont préceptrices auprès des étudiantes sages-femmes.

Collecte de données

Les entretiens, d’une durée d’environ 90 minutes, ont été enregistrés et le verbatim retranscrit. Les sages-femmes ont été rencontrées dans leur milieu de travail ou à leur domicile.

L’entretien passe du général au particulier, du contexte à l’événement et du lieu commun au thème précis. L’entretien cible de prime abord la conception personnelle que les sages-femmes ont de leur profession. Les sages-femmes sont alors amenées à réfléchir et à s’exprimer sur leur relation avec le père : ce père, qui est-il, quel est son rôle et quelle est la nature de sa présence lors de la grossesse, de l’accouchement et de la période postnatale? Ces informations sont recueillies à travers la description spécifique d’une première consultation, d’un accouchement et d’une visite postnatale. Les sages-femmes doivent mettre en relief leur relation au père en faisant un parallèle avec leur relation avec la mère. Tous les entretiens sont ponctués d’exemples et d’anecdotes afin d’illustrer leur pratique professionnelle. L’entretien interroge également les sages-femmes sur leur formation en regard de l’intervention avec les pères et sur la façon dont elles enseignent aux futures sages-femmes en tant que préceptrices dans un cursus de formation. En résumé, les entretiens de type semi-structuré ont permis aux sages-femmes de décrire leur conception 1) de leur profession et de leur pratique; 2) du père; 3) de leur relation avec le père; et 4) de leur formation en lien avec leur pratique envers les pères. De ces quatre volets, le présent article cible particulièrement les données concernant leur conception du père et de la relation de la sage-femme au père. Les données des deux autres volets viennent corroborer et nuancer l’interprétation.

Analyse des données

Le corpus des entretiens est analysé selon une analyse thématique, celle-ci s’effectuant selon deux opérations : la thématisation et l’examen discursif (Paillé, 1996; Paillé et Mucchielli, 2003). La thématisation permet de mettre en relief les éléments importants de l’expérience des sages-femmes concernant leur pratique envers les pères, à partir de différents extraits des entretiens[1]. Cette opération, mettant à profit la sensibilité générale et théorique des chercheurs, permet de comprendre le point de vue des sages-femmes en dégageant des lignes directives favorisant l’exploitation de la question de recherche retenue. Le modèle proposé par Kennedy (2000) sert de référence et de lieu de compréhension de la pratique sage-femme. Ce modèle décrit trois axes en regard de la pratique de la sage-femme, et ce, tout en y déployant les processus impliqués et les qualités observés chez les sages-femmes. Les deux premiers axes sont particulièrement impliqués dans la présente analyse.

  1. Thérapeutique : optimiser la santé de la mère et de l’enfant

    Processus : soutien à la normalité de la naissance, vigilance et attention aux détails.

  2. Prendre soin (caring) : dispenser à la femme et sa famille des soins de santé et offrir un contexte pour une expérience de la naissance respectueuse et responsabilisante.

    Processus : respecter le caractère unique de la femme et de la famille. Créer un environnement/climat respectueux et reflétant les besoins de la femme.

  3. Professionnel : renforcer la profession de sage-femme

    Processus : mise à jour des connaissances, revue par les paires et individuellement, préconiser un équilibre entre la vie professionnelle et personnelle.

Cet exercice introduit un examen discursif des thèmes et des extraits correspondants permettant de les confronter, les interroger et les interpréter. Il est à noter que le discours des sages-femmes est souvent à caractère métaphorique. Aussi exploiterons-nous cette caractéristique dans la forme de notre analyse du rapport des sages-femmes aux pères. Pour cet exercice, nous n’avons pas utilisé de logiciels d’analyse.

Résultats

Les résultats permettent d’explorer deux niveaux de représentations des sages-femmes. Premièrement, celles des pères qu’elles rencontrent. Globalement, les sages-femmes se font une représentation positive des pères et celle-ci s’articule autour de trois dimensions : 1) le père est considéré comme une personne; 2) d’autre part, il est vu comme l’homme-conjoint de la femme et comme le membre d’un couple; et enfin, 3) il est vu comme un membre d’une famille. Deuxièmement, les sages-femmes se représentent leur pratique en termes d’espaces. Ceux-ci se distinguent sous trois formes : l’espace père, l’espace couple et l’espace naissance. Ces espaces forment une coconstruction de la part des sages-femmes et des pères.

Représentations des sages-femmes des pères qu’elles rencontrent

Le père comme une personne

A priori, les sages-femmes reconnaissent le père comme une personne unique ayant des besoins physiques et émotifs, des aspirations et des attentes : « il a sa propre énergie ». Elles soulignent toutefois que ces aspects sont peu exprimés spontanément par les pères lors du suivi de grossesse et de l’accouchement. Elles mentionnent qu’elles doivent formuler des questions, demander leur avis et les solliciter de manière active. Malgré cette attitude réservée des pères, pour les sages-femmes, ces derniers font partie intégrante du suivi et de l’accouchement.

Le père conjoint de la femme membre d’un couple

Les sages-femmes mentionnent que la présence du père est totalement reliée à la présence de la mère. Il n’y a pas d’homme dans le bureau de la sage-femme s’il n’y a pas de femme enceinte. Dans cette perspective, le père occupe un espace qui est inclus et chevauche celui de la mère. Conséquemment, en lien avec le rôle qu’ont les sages-femmes, une mère peut exister sans qu’elles sentent avoir une responsabilité professionnelle explicite envers le père (par exemple dans le cas d’une mère seule). Néanmoins, chaque fois qu’elles évoquent leur rapport au père, celui-ci s’inscrit constamment dans le rapport social et le rapport de soins qu’elles entretiennent avec la mère. En d’autres termes, si un père est en lien avec les sages-femmes, c’est qu’il est en premier lieu le partenaire d’une femme, avant même de devenir ou d’être un père. C’est donc la mère qui donne une légitimité à la présence du père auprès des sages-femmes :

Le père a le sens qu’il a pour elle et non pas pour moi. Il est important pour moi de la même manière qu’il est important pour elle. (Rose)

Lorsque le père est considéré comme le conjoint de la femme, les sages-femmes travaillent en fonction de l’intimité que cet homme a créée avec cette femme et c’est sur cette base que certaines sages-femmes vont lui dire que personne n’est mieux placé que lui pour la comprendre :

Cet homme a été choisi par cette femme, identifié par elle, et même si je ne l’aime pas, je vais passer par-dessus cela et faire en sorte qu’il ait sa place dans la famille. (Lorraine)

Plusieurs sages-femmes conçoivent le couple comme une entité à l’intérieur du processus de la naissance. L’espace est alors occupé par le couple et non plus par chacune des personnes prises séparément. Le père est avant tout identifié par la mère comme une personne significative dans sa vie, c’est d'ailleurs elle qui le présente à la sage-femme. Celui-ci transite donc par la mère pour arriver à la sage-femme.

Le père en tant que membre d’un couple prend toute sa signification à l’accouchement. Plusieurs sages-femmes portent une attention particulière à la dimension affective dans la relation entre l’homme et la femme. Cette dimension affective de la relation conjugale est conçue, par les sages-femmes, comme un élément de soutien autant pour la mère que pour le père :

Le père ou le partenaire est l’élément essentiel dans l’accouchement pour la conjointe. C’est l’élément le plus intime auprès d’elle. C’est ce que j’explique souvent au père : « C’est toi qui la connais bien, tu peux m’aider à l’aider. (Carolane)

Le père membre d’une famille

Le père occupe donc un espace à l’intérieur d’une pratique qui se définit principalement en fonction de la mère. Dans la description de leur pratique, les sages-femmes considèrent que la mère est la porte d’entrée sur l’ensemble de la famille (incluant le père) et elles subordonnent une approche familiale à une approche centrée sur la mère et le bébé. Cette dernière approche est conceptualisée de manière globale et non fractionnée en direction des personnes et des soins. Il y a, chez la plupart des sages-femmes interviewées, un souci évident du bien-être collectif de la famille. Dans une perspective globale, elles sont préoccupées par la place que tient le père dans la vie de cette famille :

C’est une approche familiale parce que bon, on va essayer de s’adresser aux deux quand on parle de généralités. (Rita)

Une sage-femme en particulier utilise l’expression « le père porte la famille ». Cette expression formule bien l’idée, évoquée par plusieurs autres sages-femmes, que le père doit faire un travail auprès de sa conjointe et les autres membres de sa famille qui est de même nature que le travail que fait la mère lorsqu’elle porte le bébé. Ce « portage » paternel constitue une « allégorie » conceptuelle qui oriente leur pratique et donne un sens au rôle que jouent les sages-femmes auprès des pères. Comme elles conçoivent l’essence de leur rôle en termes d’accompagnement d’une femme qui porte un enfant jusqu’à son terme, elles effectuent un travail de transposition de ce rôle (des gestes, des attitudes, etc.) en direction du père.

Représentations des sages-femmes de leur pratique envers les pères

Quelles que soient les représentations qu’elles se font des pères qu’elles rencontrent, la notion d’espace est omniprésente dans le discours des sages-femmes et elles orientent leur pratique envers les pères. La pratique des sages-femmes est souvent décrite de manière métaphorique par des mouvements de va-et-vient vers la femme, l’homme et le bébé. Il s’agit d’une position qui se modifie selon les rythmes présents dans la famille. Ces rythmes sont le produit des expériences, vécues par la femme et l’homme, en lien avec l’attente de leur enfant, l’événement de la naissance et leur vie de famille par la suite. La « danse des espaces » est un fil conducteur de l’analyse thématique des entretiens avec les sages-femmes :

On va regarder comment vous pouvez danser. (Mireille)

Pour mieux comprendre de quoi il s'agit, il est important de s’arrêter au sens de la remarque de Mireille portant sur cette idée de danse. La danse remonte à des temps immémoriaux tout en étant liée à l’histoire humaine. Ainsi, la danse devient un langage codifié avec le temps, qui se définit et se traduit par l'accomplissement d'un ensemble de gestes, de figures et de pas qui ont soumis, à leurs règles, les impulsions naturelles de l'homme (Larousse, 2007). Notons que, de manière générale, la danse peut être un art, un rituel ou encore un divertissement. Elle est également une suite de mouvements ordonnés et souvent rythmés par la musique. Initialement, la danse était un acte cérémonial et rituel. Elle exprime des idées et des émotions ou raconte une histoire. La danse se fonde sur un ensemble de mouvements ou sur une gestuelle symbolique. C’est un mouvement qui s’exécute selon un certain accord entre l'espace et le temps et qui se traduit par une forme chorégraphique. Il est dit que chaque peuple danse pour des motifs différents et de façon différente et que cette danse est révélatrice de leur mode de vie (Larousse, 2007). C'est ce que nous dit Colette :

Parce que ça se fait principalement avec les gens, il y a quelque chose d’important. On a beaucoup réfléchi là-dessus, pour que la danse puisse se faire.

La danse des espaces décrite par les sages-femmes prend la forme de l’espace père, l’espace couple et l’espace naissance, et de la coconstruction de chacun de ces espaces. Les sages-femmes évoluent dans cette danse des espaces qui sont tantôt distinctifs, tantôt enchevêtrés. Il est intéressant de noter que l’analyse actuelle n’a pas permis de définir un espace qui ferait le lien avec le nouveau-né plus particulièrement, par exemple un « espace nouveau-né/enfant ».

Espace père

D’emblée, il semble que les sages-femmes se positionnent face au couple lors de la première consultation : elles permettent (et facilitent) à chacun de mettre en relief ses besoins. L’espace du père prend forme petit à petit initialement avec la mère, puis avec la sage-femme. La mère et le père sont invités à exprimer leurs besoins, leurs attentes, leurs rêves, leurs aspirations autant que leurs inquiétudes et leurs peurs. Toutefois, il apparait que les besoins et les attentes du père se profilent au cours des consultations, seulement lorsque le lien de confiance s’établit entre lui et la sage-femme :

Je pose une question, je la regarde, elle, puis je le regarde, lui. S’il ne m’a pas répondu, je lui demande : « Toi, qu’est-ce que tu en penses? » Donc ainsi, j’essaie de créer ce type d’espace. (Simone)

L’espace du père dans les consultations dépend directement de la sensibilité de la sage-femme : sa sensibilité à l’observation des messages non verbaux du père, des mots qu’il emploie et des réactions envers sa conjointe et son bébé. Cette sensibilité s’étend également à ce que le père ne dit pas. Cette sensibilité témoigne de l’intérêt au père comme personne, mais également au père en lien avec la mère. Ce lien porte dans une certaine mesure le rythme de l’accouchement. Les sages-femmes considèrent le père comme étant une personne sensible au bien-être de l’autre : aussi plusieurs d’entre elles orientent — toutefois, certaines insistent — le père à diriger son attention et ses actions vers sa conjointe. Les consultations tant prénatales que postnatales semblent dispenser de l’information destinée autant à la mère qu’au père. Dans cette perspective et pour l’ensemble des sages-femmes, il est important que ces moments soient des temps qui facilitent une réflexion de couple et qui initient une démarche de conscientisation. On peut penser à la décision d’accoucher à domicile ou à l’organisation de la période postnatale :

Je sens que les hommes, dans l’espace d’un vécu d’attente d’enfant et de maternité, sont bien avec moi parce que je ne leur en impose pas. Je travaille tout simplement avec eux et, au fond, ils ont vraiment le goût de savoir. (Rosalie)

Ainsi se crée l’espace du père à travers des temps de réflexion, de questionnement, de mise en commun d’un savoir qui est partagé par les sages-femmes. Une sage-femme mentionne que le « savoir libère de l’impuissance ». En effet, plusieurs sages-femmes mentionnent que les pères dans le contexte de périnatalité (grossesse, accouchement et soins au nouveau-né) sont dans l’inconnu, et particulièrement lors de la première grossesse. Plusieurs sages-femmes soulignent que, lors de l’arrivée de leur deuxième ou troisième enfant, les pères ont acquis une meilleure connaissance de la grossesse; de ce fait, ils ont tendance à être moins présents aux consultations lors des expériences subséquentes. Il y a donc, dans l’espace des pères, du temps consacré à l’information, à la sensibilisation et enfin aux prises de conscience. Le cheminement des pères est décrit par les sages-femmes comme étant au rythme de celui-ci, mais également en parallèle au rythme de la grossesse et de l’accouchement de la femme. Le rythme de l’homme et celui de la femme, au moment de l’accouchement, semblent s’unir, s’entrelacer vers un même objectif : l’accueil du nouveau-né. Une sage-femme évoque ce temps comme une « musique jouée ensemble ».

Espace couple

Pour la majorité des sages-femmes, le père a un statut d’invité, il a donc l’espace — pour ne pas dire le loisir — de choisir d’être présent ou non aux consultations et à l’accouchement. Dans cette invitation, le père est accueilli par plusieurs sages-femmes tel qu’il est, avec ses besoins et ses attentes, mais aussi en interrelation avec les besoins et les attentes exprimés par la femme envers son conjoint. La présence du père est l’accomplissement d’une invitation, et ce, autant pour l’accouchement en maison de naissance que pour l’accouchement vécu au domicile[2] :

C’est sûr quand il y un accouchement à domicile, le père est invité un petit peu plus… un petit peu plus fort. Je voulais au moins l’avoir vu deux fois avant l’accouchement, parce que si tu ne l’as jamais rencontré, tu ne connais pas la dynamique du couple et c’est plus complexe. (Aurélie)

Les sages-femmes mentionnent qu’elles apprécient et même souhaitent la présence des pères. L’une d’elles souligne que la présence du père est un élément incontournable dans la dynamique de l’attente de l’enfant, elle se positionne face à la présence du père, elle exprime sa propre attente de le voir là :

… je leur dis pourquoi je tiens à ce que les conjoints soient là en autant qu’eux ils le désirent. Évidemment, je ne force pas le conjoint, mais je dis aux parents que je tiens à sa présence. Il est non seulement invité, mais pour moi, il doit être présent si ce couple s’appelle un couple et qu’il y a de l’amour entre eux, je ne peux pas comprendre que le père ne soit pas là. (Aurélie)

Le couple est important lors de la naissance, mais également lors de la période postnatale. La plupart des sages-femmes demeurent très attentives aux signaux, verbaux et non verbaux, provenant du couple. Plusieurs d’entre elles vont rappeler aux parents cet espace conjugal au sein d’un espace de parentalité. Elles ont une préoccupation du couple et de son intimité qui traverse le temps de la grossesse, de l’accouchement et de la période postnatale. Cette attitude démontre une préoccupation envers la mère autant qu’envers le père :

Je n’arrête pas de leur dire : « Vous allez devenir parents vingt-quatre heures par jour, mais comment ne pas perdre de vue que vous étiez des amis et des amants? Il est toujours important de ne pas perdre de vue que vous étiez des amoureux, un couple ». (Maria)

Espace de la naissance

Lors de la naissance, le père prend l’espace qui lui convient, qui répond à ses attentes et ses besoins. Cependant, la plupart des sages-femmes se voient comme des facilitatrices pour trouver cet espace unique et personnel : « Le père a sa propre énergie ». Ce qui semble primordial c’est de ne pas imposer au père telle attitude, tel geste ou telle situation si ce dernier ne démontre pas une volonté ou une ouverture. Unanimement, les sages-femmes mentionnent qu’elles n’obligent jamais un père à assister au suivi de grossesse ou à la naissance. Il ne s’agit pas de l’application d’un protocole. Les sages-femmes s’inscrivent plutôt dans une démarche partagée d’exploration du sens de la présence du père lors des divers moments de la période périnatale. Voici comment une sage-femme exprime cette idée.

Tu n’es pas obligé d’être là et d’avoir le front devant la vulve et de toucher au bébé, de recevoir le bébé et de voir le sang et tout ça. Ce n’est pas nécessairement ça une naissance. Donc, comment peux-tu être confortable? Comment peux-tu danser toi aussi? Je vais être avec vous dans cette aventure. (Colette)

Je disais au père : prends cet espace-là si tu as le goût, avec ton bébé, juste pour l’accueillir. (Mireille)

Coconstruction des espaces

L’espace périnatal occupé par le père est une coconstruction du père lui-même, de la mère et de la sage-femme. Les sages-femmes décrivent leur rôle comme celui d’un guide qui amène à créer cet espace et non celui qui a un pouvoir de direction à l’intérieur de cet espace. Elles perçoivent qu’elles ont la fonction de faciliter l’installation du père dans un espace qui lui appartient, mais également qu’il partage avec la mère et le bébé. Toutefois, cet espace ne semble pas tant se créer à partir des croyances ou des valeurs personnelles ou professionnelles de la sage-femme, mais plutôt à partir des valeurs et des croyances que la mère et le père partagent avec elle :

Il faut porter attention à ce qui se passe. Mais souvent quand on leur crée cet espace, ils vont se permettre de faire ce qui est important pour eux, sinon, ils ne feront rien. (Jasmine)

Lorsque les sages-femmes participent à cette coconstruction, elles le font en termes de suggestion et non en termes d’obligation. Lorsqu’elles parlent de cette situation, elles insistent sur le fait qu’elles n’imposent rien au père. De toute façon, si le père ne s’implique pas ou ne participe pas, les sages-femmes ne vont pas s’imposer à lui et vont investir leur attention et leur énergie auprès de la mère. Elles vont réorienter et intensifier leurs interventions auprès de cette mère qui a pour objectif d’accoucher en toute sécurité de son enfant, but ultime également partagé par les sages-femmes.

Les sages-femmes semblent faire des allers-retours dans cet espace tantôt dyadique (mère-père) tantôt triadique (mère-père-bébé). C’est comme si elles peuvent à n’importe quel moment se rendre accessibles à la femme, alors qu’avec le père, cette accessibilité dépend étroitement de la permission, donnée par la mère, d’inviter ce dernier à faire partie de sa grossesse et de son accouchement. Le rôle de la sage-femme est conçu comme un relais entre la mère et le père : relais d’invitation, relais de participation, relais d’engagement. Il semble que cette fonction de relayeuse, au moment où elle s’enclenche, soit bidirectionnelle : la sage-femme ne se contente pas d’inviter le père à s’inscrire dans l’expérience vécue par la mère et le bébé, elle va aussi chercher à explorer et comprendre l’expérience du père pour inscrire celle-ci dans l’expérience vécue par la mère et le bébé :

La pratique sage-femme est une façon de cheminer avec des gens qui sont dans une période très particulière de leur vie. Je voyage avec eux. Je suis là avec eux, j’ouvre, je rends possible, je nourris ce que la vie veut bien vouloir faire. (Samie)

Discussion

Cette étude visait à décrire les représentations qu’ont des sages-femmes des pères qu’elles rencontrent ainsi que les représentations de leurs pratiques envers ces derniers dans un contexte socioprofessionnel où elles font contrepoids à une pratique largement dominée par un modèle biomédical (au Québec, plus de 98 % des naissances se produisent à l’intérieur d’un centre hospitalier et sous la responsabilité d’un médecin). Le rapport de la sage-femme au père constitue ainsi une dimension qui permet de mettre en évidence certaines caractéristiques générales de leur pratique tout en évitant l’encombrement de considérations de nature clinique ou technique, comme c’est le cas lorsque l’objet de recherche est le rapport avec la mère et le bébé (normes de pratique, sécurité, etc.).

Premièrement, l’analyse de nos données suggère que les sages-femmes, contrairement à d’autres professionnels de la santé, ont une perception plus positive des pères qu’elles rencontrent, comme l’avaient déjà souligné Lacharité et ses collaborateurs (2005). Un autre constat réside dans le fait que, à l’intérieur des propos des sages-femmes, le père est toujours considéré en lien avec la mère tout en lui permettant d’avoir sa propre identité et unicité dans le contexte périnatal. Cette reconnaissance du père comme une personne et un membre d’un couple entraîne des pratiques orientées envers celui-ci afin de créer un espace qui lui soit spécifique. Cette perspective ne met pas le père dans un engrenage de répondre à une norme sociale, soit celle d’être présent dans le processus de la grossesse et de l’accouchement. Elle questionne plutôt les sages-femmes sur le fait de l’expérience propre du père, de sa présence dans un contexte en lien avec sa relation avec sa conjointe et son enfant. C’est aussi de dire que le père peut être présent ou non, et ce, dans un espace délimité par la mère.

Dans ce contexte, la pratique des sages-femmes à l’égard des pères peut être comprise en termes d’espaces et de danse à l’intérieur de ceux-ci. Bien que les sages-femmes ne l’aient pas évoqué clairement, on peut penser que ces espaces sont tributaires d’autres espaces négociés — dansés, oserions-nous dire — socialement et historiquement, c’est-à-dire en relation avec les transformations de la place du père et des pratiques des sages-femmes au cours des dernières décennies (Baker et al., 2008). À ce sujet, il faut souligner que les pères ont été intégrés à l’intérieur des discours professionnels et des contextes institutionnels en périnatalité depuis maintenant une bonne quarantaine d’années dans la plupart des pays anglo-saxons (Leavitt, 2003). En tant que professionnelles de la santé périnatale, les sages-femmes ne sont évidemment pas étrangères à cette évolution (Baker et al., 2008). Toutefois, l’ancrage qu’on peut qualifier de féministe (Bortin, Alzugaray, Dowd et Kalman, 1994; Keating et Fleming, 2009; Thompson, 2002) chez les sages-femmes québécoises teinte nécessairement les rapports de genre qui émergent du contexte de pratique où elles côtoient des hommes. Il ne s’agit pas d’un angle d’analyse ayant été explicitement exploré à l’intérieur de la présente étude. Cependant, nos résultats suggèrent qu’il existe, dans la pratique des sages-femmes québécoises, des enjeux de genre qu’elles s’efforcent de conscientiser. Pour elles, leur rapport aux pères s’inscrit plus largement dans la compréhension qu’elles ont des rapports homme-femme dans la société. Par contre, notre étude ne permet pas de « déplier » cette forme de conscientisation, exprimée de manière spontanée par plusieurs sages-femmes dans les entretiens. Il faudrait explorer de manière plus directe cet aspect de leur expérience.

La présente étude permet d’initier une modélisation de la pratique des sages-femmes envers les pères tout en conservant les principes qui animent cette profession. Kennedy (2000) et ses collaborateurs (2003, 2004) ont proposé un modèle de la pratique des sages-femmes envers les femmes et leur famille : le caractère novateur de la présente étude est de révéler la place du père dans le discours des sages-femmes, non pas uniquement en regard de la mère ou de l’enfant, mais dans une perspective d’ontogenèse. Il serait donc possible d’élargir le modèle proposé par Kennedy (2000) et ses collaborateurs (2003, 2004). Ce modèle élargi incluant le père pourrait guider le cursus de la formation des futures sages-femmes en termes de développement des dimensions psychosociales et d’interactions avec les deux parents.

Kennedy (2000) et ses collaborateurs (2004) parlent également d’un milieu qui respecte les besoins de la femme. Nos résultats proposent, en plus, un espace pour le père, espace qui se définit par la relation que les sages-femmes et le père coconstruisent ensemble. Dans cette coconstruction de l’espace, les sages-femmes sont par moments en observation de l’environnement et des parents, et à d’autres moments, elles sont en réaction. Puisque les sages-femmes sont associées au début du processus de parentalité, à ce premier espace initiatique d’être père, des recherches avec des pères dans cette perspective seraient fort pertinentes afin de dégager l’expérience du père, sa conception de cet espace et ses représentations, en explorant également l’importance que le père accorde à la présence des sages-femmes, et comment il construit cet espace avec celles-ci.

Ces constats nous amènent à poursuivre nos recherches dans deux directions. D’une part, en direction des pères eux-mêmes, comme nous l’avons souligné plus haut. Dans cette direction, on peut, bien sûr, se demander si les représentations que se font les sages-femmes de leur pratique rejoignent l’expérience vécue par les pères. Mais d’autres questions méritent aussi notre réflexion, que ce soit, par exemple, sur les bénéfices, pour le père, de cette danse des espaces, ou sur les coûts expérientiels que son absence peut entraîner.

D’autre part, ces constats permettent de réfléchir aux pratiques à intégrer à la formation des futures sages-femmes. Comment le faire? Comment leur apprendre à danser avec ces espaces? Ces questions ouvrent grande la porte à des recherches pédagogiques, notamment dans le cadre d’une formation pratique.

Les limites de cette étude portent, d’une part, sur les caractéristiques des participantes et, d’autre part, sur la procédure de collecte et d’analyse de données. Les participantes sont majoritairement des sages-femmes de plus de 15 ans d’expérience. Le fait d’être des expertes en termes de pratique clinique (Benner, 1984) peut influer sur leurs capacités à entrer en relation avec les pères. De ce fait, nous n’avons pas fait de validation écologique des interprétations auprès des sages-femmes. De plus, cette étude n’a pas permis de confronter les représentations des sages-femmes quant à leur pratique envers les pères avec les représentations que se font ceux-ci de la pratique des sages-femmes.

Conclusion

Kennedy (2000) mentionne que la pratique des sages-femmes (the science of competent midwifery care) est la cible des recherches depuis plus de 70 ans, au plan international, et que la documentation, amplement fournie, démontre que cette profession est non seulement sécuritaire, mais présente des résultats exceptionnels concernant son impact sur la mère et l’enfant. Tout en comprenant bien l’objectif premier de la pratique des sages-femmes, soit une approche centrée sur la mère, sa sécurité et celle de son enfant, il s’avère que peu de recherches dans ce champ de pratique ont porté un regard sur l’expérience de la sage-femme en relation avec les pères. Et pourtant, cette pratique auprès des familles, tout en ayant acquis ses lettres de noblesse auprès des mères, peut contribuer dans une large part au phénomène de la paternité.

Cette étude exploratoire a mis en évidence que les sages-femmes québécoises s’efforcent de créer des espaces particuliers avec les pères qu’elles côtoient dans le cadre de leur travail lors de la grossesse, de l’accouchement et de la période postnatale. Dans ce contexte, notre étude pose les premiers jalons d’une modélisation de la pratique des sages-femmes envers les pères. Des efforts supplémentaires devraient être investis pour explorer davantage et mieux formaliser cette pratique, notamment dans les principes directeurs à la base de leur profession et dans la formation des futures sages-femmes québécoises. Notre étude laisse aussi entrevoir la contribution spécifique des sages-femmes, et de leur modèle de pratique en périnatalité, au soutien de l’engagement paternel précoce. D’autres recherches sur ce plan s’avèrent pertinentes à poursuivre afin de mieux comprendre le rôle que ces professionnels de la santé périnatale peuvent jouer en regard des besoins que les hommes ont lors de la période entourant la naissance de leur enfant.