Corps de l’article

1. Introduction

Dénoncée par les mouvements féministes à partir des années 1970, la violence conjugale est devenue un problème public dans différents pays, lequel a été progressivement reconnu par les instances internationales, comme l’ONU ou le Conseil de l’Europe. Ce changement dans les représentations et les politiques publiques sur la scène internationale se décline en fonction des différents contextes institutionnels et politiques. Signe d’une légitimation croissante, les lois contre la violence et les campagnes nationales de sensibilisation sont aujourd’hui nombreuses. Bien que la prise en charge de la violence conjugale soit souvent jugée insuffisante, les pouvoirs publics financent des lieux d’accueil et d’hébergement pour femmes victimes, et ils coordonnent l’action des différents acteurs sociaux impliqués dans la lutte contre la violence (Weldon, 2002). Si la violence conjugale a vraisemblablement toujours existé, sa problématisation est le résultat de la mobilisation d’acteurs et d’actrices, relayée par les pouvoirs publics (Gusfield, 2009 ; Cefaï et Terzi, 2012). Comment le phénomène de la violence conjugale est-il devenu un problème public, jouissant d’une certaine légitimité sociale et politique ? Comment les acteurs et les actrices engagés dans la lutte contre la violence ont-ils mobilisé les structures étatiques pour rendre ce problème légitime ? Afin de saisir les mécanismes institutionnels et politiques qui contribuent à formuler un problème public, cet article propose de retracer la construction de celui-ci en se concentrant sur la relation qu’entretiennent les mouvements militants et associatifs avec l’État, lequel peut constituer un frein à la dénonciation du problème ou au contraire un levier vers sa légitimation. Il s’agit en particulier de montrer comment les mobilisations contre la violence sont travaillées par les politiques sociales et familiales existantes, et comment elles les façonnent en retour. En effet, malgré les rapports de force entre acteurs et entre institutions, cette logique est dynamique et interactive (Banaszak et al., 2003), les groupes impliqués dans la lutte contre la violence conjugale contribuant à transformer l’action publique et sa mise en oeuvre. Pour illustrer ces processus transnationaux et leurs spécificités nationales, on envisagera ici les cas français et états-unien comme deux exemples de pays du Nord dans lesquels l’État a manifesté une certaine réactivité à l’égard du problème de la violence conjugale (Weldon, 2002 ; McBride et Mazur, 2010) . Cette analyse se fonde, d’une part, sur un recueil d’archives de la presse militante et, d’autre part, sur un travail d’enquête ethnographique dans des associations héritières des mouvements féministes des années 1970 et spécialisées dans l’accompagnement des femmes victimes de violence conjugale, en France et aux États-Unis, en particulier dans le comté de Los Angeles et en Île-de-France, entre 2010 et 2013[1]. Combiner les approches ethnographique et sociohistorique permet ainsi de capter les pratiques et les discours des actrices engagées dans la lutte contre la violence conjugale et, ce faisant, les relations ainsi que les formes de contestation et de collaboration entre les militantes et l’État. En rendant compte des politiques publiques dont les associations se sont emparées ou qu’elles ont contribué à élaborer, on comprend mieux le rôle qu’elles jouent dans l’institutionnalisation du problème de la violence conjugale.

1.1. Comparer les cas français et états-unien

Des deux côtés de l’Atlantique, la problématisation de la violence conjugale résulte de la mobilisation de groupes féministes pour rendre visible le phénomène, promouvoir des réformes et inciter les pouvoirs publics à le prendre en charge, une mobilisation qui a pu trouver un écho relativement favorable au sein des institutions d’État (Dobash et Dobash, 1992 ; Elman, 1996 ; Allwood, 1998 ; Weldon, 2002). Tout comme la manière de nommer et de définir un phénomène est façonnée par le contexte dans lequel celui-ci se produit, un mouvement dynamique entre associations féministes et pouvoirs publics contribue à formuler le problème et à produire des réponses politiques et institutionnelles. La comparaison du cas de la France et de celui des États-Unis permet de mettre en lumière l’influence des opportunités institutionnelles et politiques dans le processus de problématisation[2].

La structuration étatique ainsi que le rapport entretenu entre la société civile et l’État, en France et aux États-Unis, sont parfois opposés. Plus précisément, si, dans les deux pays, l’État social puise son origine dans les mouvements philanthropiques agissant pour réformer les familles pauvres, il a des modes de fonctionnement différents : la France s’appuie sur un modèle corporatiste, dans lequel les protections sociales sont rattachées au statut salarial, tandis que les États-Unis correspondent au modèle libéral, les protections sociales étant principalement accordées aux populations les plus défavorisées (Esping Andersen, 2007). Dans la mesure où il alloue plus de ressources, l’État social français est considéré comme étant plus fort et plus développé que son équivalent états-unien (Gensburger, 2011). À cette différence fondamentale s’ajoutent des structurations étatiques distinctes qui influent sur les modes de gouvernance et le rapport des associations à l’État. Disposant d’une marge de manoeuvre importante par rapport à l’État fédéral, les cinquante États de l’Union décident de leurs lois civiles et pénales et de la mise en oeuvre des politiques publiques. Les institutions publiques sont localisées, financées et administrées par les États, les comtés ou les municipalités. En France, malgré les politiques de décentralisation menées depuis les années 1980, les lois et les politiques publiques sont uniformes sur tout le territoire. Or, pour ne prendre que cet exemple, il est certain que le fait que la police soit municipalisée ou qu’elle applique les décisions prises au niveau étatique transforme les relations que la société civile entretient avec les forces de l’ordre (Fassin, 2013). Les différences de contexte sont donc bien connues. Mais penser en termes de modèles limite la portée analytique de la comparaison. En décrivant souvent des différences irréconciliables et relativement stéréotypées, l’idée de modèles tend en effet à offrir une vision totalisante qui occulte les formes locales d’appropriation des opportunités institutionnelles présentes dans chaque contexte (Lamont et Thévenot, 2000).

1.2. Comprendre les liens complexes entre État social et problématisation de la violence conjugale

Les politiques sociales et l’organisation étatique affectent deux dimensions de la relation entre mouvements féministes et institutions : l’État est pourvoyeur de ressources pour les personnes qui en ont besoin, c’est-à-dire les femmes victimes de violence en premier lieu, et il participe à construire le problème public en l’institutionnalisant et en distribuant des fonds aux associations. Par ailleurs, les systèmes de protection sociale ne sont pas non plus figés ; ils ont considérablement évolué notamment depuis les années 1980, lorsque le rôle de l’État s’est trouvé fragilisé (Banaszak et al., 2003). Selon Robert Castel (2003), l’État social s’effrite, il ne se désengage pas, mais les modalités de son intervention varient. Multiples, les transformations de l’État, tant dans sa structuration que dans sa relation avec la société civile, peuvent créer de nouvelles niches pour inscrire les revendications féministes à l’agenda politique, ou constituer de nouveaux obstacles au processus de problématisation de la violence conjugale. Ainsi, un paradoxe, qui sera au coeur de cet article, surgit de la comparaison franco-états-unienne : alors que l’État social est moins fort aux États-Unis, le problème de la violence conjugale y a été largement intégré, en France, il est difficilement entendu comme un phénomène spécifique nécessitant des politiques sociales et familiales particulières. Cette situation éclaire les conditions de possibilité de la problématisation d’un phénomène rendu visible par les féministes.

Après avoir mis en évidence la façon dont les militantes féministes se sont emparées des politiques sociales et familiales pour construire des espaces d’accompagnement des femmes victimes, on verra comment le problème a été formulé et rendu légitime dans chacun des contextes. La question de la violence conjugale est en effet prise en charge dans des pans différents de l’État : pénal aux États-Unis, social en France. Enfin, on verra comment, dans une période de reconfigurations de l’État social qui ont généré des restrictions importantes des ressources allouées aux structures sociales et des modes d’allocation de l’aide sociale, les féministes états-uniennes ont réussi à développer de nouveaux recours sociaux pour les femmes victimes, tandis que les féministes françaises peinent toujours à faire reconnaître la cause.

2. Les féministes et l’État social comme ressources financières

La question des violences subies par les femmes au sein du foyer est apparue au cours du XIXe siècle, de façon plus ou moins explicite, dans les revendications des féministes des deux côtés de l’Atlantique (Gordon, 1988 ; Schneider, 2000 ; Herman, 2012). Le cadre juridique du mariage est alors dénoncé, car il enferme les femmes dans un statut d’éternelles mineures, nécessairement soumises à la volonté de leur conjoint. À la fin du XIXe siècle, des mobilisations contre l’alcool ou la pauvreté, aux États-Unis en particulier, mettent également au jour les violences de façon détournée, en les envisageant comme l’une des conséquences d’autres problèmes sociaux. Pourtant, le phénomène ne devient pas un problème public. Il ne fait l’objet de mesures de prise en charge associative et étatique qu’avec l’essor des mouvements féministes de la deuxième vague, qui dénoncent le silence pesant sur la violence commise par les hommes, d’une part, et sur les rapports de domination qui imprègnent le domicile conjugal, d’autre part. Face à l’invisibilité sociale de la violence conjugale, les féministes ouvrent des lieux pour accueillir et héberger les victimes en utilisant les ressources institutionnelles disponibles.

2.1. Shelters et centres d’hébergement comme fondements de la lutte contre la violence

Nommé à l’époque, par les militantes, par des expressions équivalentes aux États-Unis et en France – « battered women » ou « battered wives » (Martin, 1976) et « femmes battues » (Tristan et de Pisan, 1977) –, le phénomène de la violence conjugale prend corps dans des relations intimes. Il demeure impuni et invisible dans le monde social, son caractère « privé » participant jusqu’alors de sa dépolitisation. Le coup de force politique et cognitif des féministes tient justement au dévoilement du caractère politique de la violence, au sens où cette dernière est entendue comme le produit de rapports de pouvoir et de domination structurels, et où elle nécessite une attention publique. Les actions militantes s’orientent vers deux axes majeurs : la promotion de réformes juridiques et législatives pour sanctionner la violence et porter assistance aux femmes, et l’ouverture de lieux où accueillir, accompagner et héberger les femmes victimes. Des groupes féministes se spécialisent alors dans le problème de la violence conjugale, en construisant des espaces alternatifs pour pallier les manquements institutionnels dans la prise en charge de la violence conjugale et protéger les femmes et leurs enfants.

Alors que le domicile conjugal peut dorénavant être pensé comme un lieu dangereux pour les femmes, de nombreux services accueillant et hébergeant les femmes victimes émergent afin de les protéger et de favoriser leur mieux-être (Ferree et Martin, 1995). Les premiers shelters apparaissent en 1974 à Saint Paul, au Minnesota, et en 1975 à Boston (Schechter, 1982 ; Loseke, 1992), tandis que le centre Flora-Tristan, l’un des premiers centres d’hébergement en France, ouvre ses portes en 1978. De part et d’autre de l’Atlantique, les centres d’accueil et d’hébergement héritiers du féminisme se fédèrent au sein de la National Coalition Against Domestic Violence en 1978, et de la Fédération nationale solidarité femmes en 1987. Très hétérogènes du point de vue politique, ces organisations s’appuient cependant sur certains principes communs, comme ceux de ne pas culpabiliser les femmes victimes, de ne pas remettre en cause leur parole et de placer les femmes au coeur des pratiques d’aide. Contrairement aux organismes de travail social, mandatés pour intervenir dans les familles, ces associations sont avant tout censées créer un espace d’expression favorisant l’autonomisation des femmes. Par exemple, les salariées et les bénévoles ne se définissent pas comme des expertes de la violence conjugale : elles doivent accompagner les femmes dans leurs prises de décision, que celles-ci choisissent de quitter leur conjoint ou pas. Ces centres d’hébergement spécialisés se démarquent ainsi de ceux destinés aux personnes sans domicile fixe, ces derniers étant principalement orientés vers la gestion de la misère. En effet, les femmes ne doivent pas être vues comme les bénéficiaires d’une aide, mais comme les actrices de leur propre devenir. Et les centres d’hébergement ne sont que des moyens de leur autonomisation. La démarche militante des actrices et leur rapport aux femmes distinguent ces associations du travail social ou du mental health, secteurs dans lesquels elles se sont pourtant ancrées en France et aux États-Unis.

2.2. Des rapports différenciés à l’État social

Les associations françaises et états-uniennes entretiennent des rapports distincts à l’État en tant qu’entité institutionnelle protéiforme pourvoyeuse de financements. D’un point de vue politique tout d’abord, la position des militantes pionnières de la lutte contre la violence conjugale est loin d’être acritique au moment de la structuration du mouvement. Pour préserver l’autonomie des groupes militants, certaines d’entre elles rejettent catégoriquement toute ingérence étatique dans l’organisation et le travail des associations.

La spécialisation des groupes français provoque cependant un rapprochement rapide avec les institutions du social, qui constituent des sources de financement pour les associations ainsi que pour les femmes (Tristan et de Pisan, 1977). Afin de fonder le centre Flora-Tristan déjà, les premières militantes se tournent très vite vers l’État pour que celui-ci les soutiennent financièrement. Un dispositif du travail social existant depuis 1974, le centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), permet en effet aux organisations féministes de bénéficier de financements pour ouvrir des structures où héberger les femmes. Certaines associations françaises s’approprient ainsi ce type d’outil du travail social, et les professionnelles militantes qui y travaillent ont souvent une formation dans ce secteur.

En dehors des raisons politiques, une distance plus grande vis-à-vis de l’État financeur transparaît aux États-Unis, où l’allocation de fonds est disparate et parfois peu stable dans le temps. Les professionnelles et militantes des shelters maintiennent cette distance en mettant l’accent sur l’importance du bénévolat pour la pratique militante et en ayant recours aux financements privés, sous la forme de dons individuels. Toutefois, l’éclatement des financements n’est pas nécessairement perçu comme un problème par les militantes, même par celles qui ne sont pas opposées au fait de bénéficier de ressources publiques. Au niveau fédéral et des États, le type de financements à privilégier fait débat : Del Martin, militante féministe et auteure de l’un des premiers ouvrages traitant spécialement de la violence conjugale, Battered Wives (1976), plaide par exemple pour « de petites sommes disponibles pour toutes les structures plutôt que pour des sommes importantes pour peu de structures » (U.S. Commission on Civil Rights, 1978 : 39). Dès la fin des années 1970, des programmes sont néanmoins créés ou redéployés dans le but de subventionner les centres d’hébergement : le Comprehensive Employment and Training Act (CETA) permet par exemple d’employer des salariées, et des taxes sur les licences de mariage sont distribuées aux organisations pour financer leurs activités (Ferraro, 1989). Avec l’institutionnalisation croissante du problème public, les sources de financement consacrées aux refuges se multiplient au niveau fédéral et des États, tout en demeurant souvent relativement précaires. Administré par le Department of Health and Human Services, le Family Violence Prevention and Services Act (FVPSA), un amendement du Child Abuse Act de 1984, est la première loi fédérale finançant l’hébergement et l’accompagnement des victimes ainsi que la prévention de la violence. Les fonds publics sont souvent octroyés selon les modalités des réponses à une commande publique et des appels à projets. Ils sont destinés à des programmes particuliers dans lesquels les associations doivent s’inscrire. Par rapport aux organisations françaises, les associations institutionnalisées états-uniennes doivent davantage jongler avec différents types de financement – public et privé, circonscrit à un projet particulier ou pour un service, etc. – et structurer leur travail en fonction des subventions disponibles. Jusqu’à récemment en France, les associations institutionnalisées pouvaient compter sur des fonds relativement pérennes, issus notamment du travail social.

En outre, les ressources disponibles pour les femmes victimes sont assez limitées aux États-Unis. Comme le rappellent Rebecca et Russell Dobash dans leur comparaison des cas états-unien et britannique, alors que, dans certains pays européens, des « institutions [se sont] développées pour prodiguer des hébergements, des services sociaux et de santé », il n’existe pas « de programmes gouvernementaux disponibles pour aider les femmes battues » aux États-Unis (Dobash et Dobash, 1992 : 135, je traduis). L’AFDC (Aid to Families with Dependent Children – Aide aux familles avec enfants à charge) est l’une des rares ressources financières fédérales dont peuvent disposer les femmes. En effet, avant la réforme du système social mise en oeuvre par le président Bill Clinton en 1996, l’AFDC, créé en 1935 lors de l’adoption du Social Security Act, était la principale prestation étatique attribuée aux parents seuls ayant de faibles revenus, donc principalement aux mères pauvres. Le discours de responsabilisation et de stigmatisation des « surnuméraires » (Castel, 1995) a une longue histoire aux États-Unis, qui a considérablement réduit le nombre de possibilités d’aide sociales (Fraser et Gordon, 1994). Parallèlement, le cadre des politiques sociales et familiales rend davantage envisageable l’octroi de subsides aux femmes, en tant que mères seules avec enfants ou que personnes sans revenu. Sans que des formules d’aide soient spécifiquement conçues pour les femmes victimes de violence conjugale, les prestations existantes peuvent favoriser indirectement l’autonomisation des femmes dans le processus long et difficile menant à la sortie de la violence et à la séparation.

Pour accompagner et héberger les femmes victimes, les militantes féministes ont donc mobilisé les ressources financières et institutionnelles offertes dans chacun des contextes étatiques. L’État social a davantage permis aux actrices françaises d’utiliser les financements existants pour développer des solutions de remplacement aux institutions du social et porter assistance aux femmes. Pourtant, contrairement à la France, les États-Unis ont rapidement mis en place des lois et des dispositifs consacrés spécialement à la question de la violence conjugale. Entrant en résonance avec la volonté des militantes de faire reconnaître un problème aux contours définis, des programmes spécifiques ont été créés pour financer les associations et aider les femmes. L’État a constitué un vecteur pour la reconnaissance du problème public par l’entremise de divers canaux institutionnels, des politiques sociales et familiales, comme on vient de le voir, ainsi que par les voies juridiques et pénales.

3. La violence conjugale : problème social ou juridique?

Aux États-Unis, des réformes juridiques ont été mises en oeuvre dans chaque État à partir de la fin des années 1970. En 1994, le Violence Against Women Act (VAWA), loi fédérale contre les violences, a été voté ; il est renouvelé depuis tous les cinq ans pour financer des projets associatifs, des projets de prise en charge par les forces de l’ordre et des services juridiques. En France, la mise en politiques publiques des violences est plus tardive : elle débute dans les années 1980 et s’accélère dans les années 2000 (Herman, 2012 ; Delage, 2014).

Tout en contestant l’invisibilité sociale de la violence, les militantes se mobilisent pour rendre la cause légitime. C’est bien parce que l’État s’est jusqu’alors montré aveugle aux violences qui ont lieu au sein du foyer que les féministes s’organisent pour travailler à la fois en dehors des institutions étatiques, en dénonçant l’absence de politiques publiques, et en leur sein, en menant des « actions discrètes » (Katzenstein, 1990) pour transformer les pratiques et les schèmes d’interprétation des acteurs de la justice. Ces deux dimensions sont présentes dans chacun des deux pays, mais elles apparaissent de façon plus ou moins saillante en fonction des stratégies des militantes et des opportunités institutionnelles qu’elles ont pu saisir. Alors que la violence conjugale est très vite entendue comme un crime aux États-Unis, elle est prise en charge par des actrices issues du travail social en France, qui peinent à la faire reconnaître comme un problème d’ordre juridique.

3.1. Un problème juridique aux États-Unis

C’est véritablement la qualification de la violence conjugale comme problème juridique qui met en évidence les dynamiques de co-construction du problème public par les féministes et les institutions étatiques. Le problème de la violence est en effet pris en charge par des juristes féministes qui, en puisant dans leurs savoirs et leur savoir-faire juridiques, contribuent à dénoncer le manque de reconnaissance des forces de l’ordre et des acteurs du monde de la justice. Elles interpellent les institutions juridiques de trois façons : 1) par l’appropriation d’outils juridiques déjà existants ou des opportunités offertes par l’État pénal ; 2) par l’incitation, voire l’obligation, des différents acteurs du système juridique à prendre la question en charge ; 3) par la construction de collaboration avec le monde juridique.

Dans chaque État, les codes civils et pénaux sont réformés pour faciliter les procédures de séparation, de divorce et d’éloignement du conjoint violent, et définir la violence conjugale comme une catégorie criminelle. L’ordonnance de protection (restraining order), par exemple, est une mesure développée par des militantes de la Pennsylvanie en 1976, qui se diffusera dans chaque État par la suite. Accusés de ne pas répondre aux appels des femmes et de se montrer complaisants vis-à-vis des hommes violents, les policiers sont incités à s’attaquer activement au problème, en arrêtant les hommes violents et en cessant de culpabiliser les victimes. Afin de dénoncer et de sanctionner l’intervention lacunaire des policiers, des procès en recours collectif sont intentés contre les services de police des villes d’Oakland (Californie) et de New York dès 1977 (Sonkin et al., 1987). S’ensuit la mise en place progressive, dans tout le pays, de programmes de formation destinés aux forces de l’ordre. Parallèlement, en 1978, la U.S. Commission on Civil Rights auditionne de nombreuses actrices associatives et universitaires du mouvement féministe, reconnaissant ainsi la discrimination dont font l’objet les femmes victimes de violence conjugale dans les instances juridiques. Tout comme les procès, ces auditions ne se traduisent pas par l’élaboration de mesures particulières, mais elles contribuent à définir la violence conjugale comme un problème criminel. Quelques années plus tard, en 1984, le procès Thurman c. Torrington sanctionne plus directement les services de police de la ville de Torrington, au Connecticut[3]. La stratégie consistant à dénoncer l’absence de reconnaissance institutionnelle de la violence conjugale s’appuie notamment sur la jurisprudence constituée dans la lignée de la lutte pour les droits civils afin de promouvoir les droits des femmes, ces dernières étant entendues comme un groupe victime de discrimination par des services municipaux[4]. De cette façon, des pratiques ont d’abord été promues par les militantes, puis par les services d’État (Buzawa et al., 2012).

Les politiques d’arrestation obligatoire, c’est-à-dire sans mandat et sans requête des victimes, sont rapidement intégrées par les institutions des États fédérés et de l’État fédéral après 1984 (Buzawa et Buzawa, 1996). Sans qu’existe une quelconque uniformité dans les politiques publiques des différents États et comtés, les revendications des militantes, par rapport à l’intervention des acteurs de la justice, sont reprises par les institutions locales et fédérales. Pour limiter les défections des victimes, qui sont les principaux témoins dans les procès, les procédures pénales sont également réformées dans certains États : une affaire peut ainsi être assignée à un seul substitut du procureur (vertical prosecution) tout au long de la procédure, et l’abandon des poursuites devient impossible (no-drop policies). Illustrant la multiplication des politiques publiques incitant le monde juridique à prendre en charge la violence conjugale, le Violence Against Women Act finance notamment des programmes de collaboration entre les acteurs, des « bonnes pratiques », comme l’arrestation obligatoire (mandatory arrest), ainsi que la formation des services de police et de la justice. Les militantes féministes produisent également des outils cognitifs pour comprendre et expliquer la violence conjugale. Si ces savoirs sont utilisés dans les associations d’accompagnement des femmes, ils se déploient aussi dans la sphère juridique pour faire reconnaître la spécificité du phénomène et les conséquences sur les victimes. Bien que leur pertinence et leur validité empirique aient été débattues, voire décriées dans les années 1990, le concept du cycle de la violence ainsi que le syndrome des femmes battues (battered women’s syndrome), développés par la psychologue Lenore Walker, servent à faire reconnaître les différentes phases de la violence ainsi que les symptômes afférents (Schneider, 2000). Ce faisant, ils contribuent à répondre à une question récurrente dans les procès d’auteurs de violence ou de femmes accusées du meurtre d’un conjoint violent : « Pourquoi les femmes victimes ne quittent-elles pas leur conjoint ? » (Schneider, 2000).

Les militantes usent donc des opportunités disponibles dans les institutions juridiques; elles vont réformer les pratiques des acteurs, mais également travailler avec eux en développant des programmes de coordination des actions des associations et du monde de la justice. L’une des initiatives les plus célèbres est celle du Domestic Abuse Intervention Project (DAIP) à Duluth, au Minnesota. Mis en place en 1980, le DAIP réunit des acteurs associatifs et d’autres du monde de la justice pour améliorer la criminalisation de la violence conjugale et le suivi des hommes auteurs inculpés. D’autres projets de collaboration renforcent les relations ténues entre associations issues des mouvements féministes et forces de l’ordre. Dans le comté de Los Angeles, notamment, des équipes de travailleurs sociaux accompagnent les forces de l’ordre au domicile des victimes pour soutenir ces dernières. Cet exemple rappelle bien l’importance qu’a prise la justice criminelle dans les stratégies d’institutionnalisation du problème de la violence conjugale.

Dans les années 1980, période marquée par la lutte contre le crime, la criminalisation et la judiciarisation de la violence conjugale ont constitué des relais pour la légitimation du problème public. Les programmes d’assistance aux victimes de crimes, dans le cadre du Victims of Crime Act (VOCA) de 1984 notamment, ont permis de créer des fonds pour l’accompagnement des femmes ou le remboursement des frais médicaux liés aux séquelles des violences, entre autres. Depuis 1994, au niveau fédéral, l’Office of Violence Against Women fait partie du Bureau de la justice. C’est en devenant une catégorie juridique, prise en charge par une variété d’acteurs et d’actrices du monde de la justice, que le problème s’est institutionnalisé et qu’il a acquis une certaine légitimité dans le monde social.

3.2. Un problème social en France

En France, les services relatifs aux droits des femmes, au niveau aussi bien national que local, deviennent rapidement le principal appui institutionnel. L’une des principales campagnes de lutte contre les violences faites aux femmes est lancée en 1989 par Michèle André, alors ministre des Droits des femmes. Cette campagne contribue à assoir la légitimité du problème de la violence conjugale dans le paysage institutionnel français. Une ligne d’écoute nationale est mise en place pour quelques mois, avant d’être pérennisée en 1992. En outre, des commissions départementales d’action contre les violences rassemblent les différents acteurs de la lutte contre les violences, donnant le coup d’envoi à la tenue de formations, à la parution de plaquettes d’information et à l’élaboration d’un état des lieux des actions locales. La question juridique est jusqu’aux années 2000 relativement absente de la lutte contre la violence. En effet, contrairement à la lutte contre le viol ou le harcèlement sexuel, par exemple, le problème de la violence conjugale n’est pas entendu comme une catégorie juridique spécifique. En 1992, à l’occasion de la réforme du Code pénal, le caractère privé de la violence est défini comme une circonstance aggravante, contrevenant aux droits et aux devoirs des conjoints dans le cadre d’une relation maritale. Mais la violence conjugale n’est pas qualifiée de délit. Notons que les militantes engagées dans la lutte contre la violence conjugale sont rarement qualifiées dans le domaine du droit. Elles ne sont pas juristes, et le droit est un domaine peu investi par les mouvements sociaux en France. La prise en charge de la violence conjugale incombe principalement aux associations féministes.

Plus que les institutions nationales, ce sont les instances internationales qui vont encourager le gouvernement français à prendre la question à bras le corps. Avant la quatrième Conférence mondiale sur les femmes à Pékin, en 1995, il n’existe pas d’enquête permettant d’évaluer l’ampleur du phénomène en France (Jaspard, 2003), contrairement aux États-Unis, notamment, où plusieurs études quantitatives et qualitatives existent déjà et donnent lieu à de vifs débats sur la nature du problème (Loseke et al., 2005 ; Cavalin, 2013). L’Union européenne joue également un rôle déterminant dans l’accélération de la mise sur pied de politiques publiques de lutte contre la violence. En 1997, le Parlement européen déclare l’année 1999 « Année européenne de lutte contre la violence à l’encontre des femmes ». Dans les années 2000, le nombre de lois et de mesures mises en place par les pouvoirs publics augmente considérablement en France. Des plans d’action triennaux déterminent les axes de l’action gouvernementale comme la coordination des acteurs institutionnels ou les programmes de prévention. Le droit commence également à être réformé. Le viol et le vol conjugaux sont reconnus comme des délits en 2006, tout comme le harcèlement psychologique en 2010. Outre les associations féministes chargées d’accompagner les femmes, de nouveaux secteurs de l’action publique s’emparent du problème ou sont, en tout cas, encouragés à le faire. Dans certains commissariats, des travailleurs sociaux sont recrutés pour proposer une écoute au moment du dépôt d’une plainte. Des gendarmes et des policiers sont formés pour devenir référents « violences intrafamiliales » dans les brigades. Enfin, dans les tribunaux civils, les juges aux affaires familiales sont chargés de délivrer des ordonnances de protection à partir de 2010. Le centralisme qui caractérise l’État français, en particulier par rapport aux États-Unis, ne doit cependant pas masquer une importante diversité des pratiques. Les réformes législatives et juridiques n’ont pas nécessairement le même impact en fonction des contextes et des acteurs locaux. Par exemple, hormis dans le département de Seine-Saint-Denis (en Île-de-France), un département réputé pour avoir créé un observatoire de lutte contre les violences, l’ordonnance de protection a été peu utilisée, voire pas du tout, après qu’elle a été promulguée.

La violence conjugale est ainsi comprise comme une violence faite aux femmes, qui découle et reflète des inégalités structurelles entre hommes et femmes. Bien entendu, cette définition n’est pas nécessairement partagée par tous les acteurs impliqués : par exemple, la violence conjugale est appelée « violence intrafamiliale » par les forces de l’ordre, qui déplacent ainsi la focale d’attention de la relation intime entre deux partenaires à l’ensemble des membres de la famille. Alors que les actrices féministes mettent l’accent sur la nécessité de croire les femmes et de ne jamais remettre en doute leur parole, la perspective professionnelle adoptée par les acteurs de la justice les encourage à questionner les dires des victimes. Malgré des tensions dans la manière de traiter ce problème public, son institutionnalisation relativement récente contribue à légitimer une définition féministe de la violence conjugale dans les associations.

Dessinés par une histoire politique relativement commune, les contours du problème public sont modelés par les stratégies des actrices féministes et les contextes locaux. Alors que la violence conjugale est prise en charge par des associations et différents acteurs institutionnels, sa qualification comme crime aux États-Unis lui a assuré une certaine légitimité dans l’espace politique – les lois à son sujet font le plus souvent l’objet d’un consensus bipartisan – et institutionnel – outre l’Office on Violence Against Women, créé à la suite de l’adoption du VAWA, des services d’État prennent en charge le problème. En France, le traitement de la violence conjugale est principalement l’apanage des services touchant les droits des femmes et du secteur social. La légitimité octroyée dans des cadres institutionnels juridiques ou sociaux peut être réinvestie et reformulée pour correspondre aux attentes d’autres institutions.

4. L’État social en reconfiguration et le problème de la violence conjugale

De part et d’autre de l’Atlantique, l’un des recours utiles pour les femmes victimes – et l’un des outils dont les salariées des associations disposent pour les aider – reste les prestations sociales dont elles peuvent bénéficier pour quitter le domicile conjugal. Sans revenir sur l’ensemble des processus historiques, rythmés par des réformes, qui attestent des bouleversements de l’État social, on mentionnera ici différents exemples qui soulignent comment les militantes se saisissent des transformations de l’État social pour promouvoir leur cause et légitimer leurs actions. La réponse apportée par la puissance publique à la question de la violence conjugale ne dépend alors pas simplement des formes que prend l’État social et de son régime dans chaque contexte, mais plutôt du degré de légitimité du problème public ainsi que de la manière dont il est formulé et compris. Intervenant à différents niveaux, deux expressions des reconfigurations de l’État social, le Personal Responsibility and Work Opportunity Reconciliation Act (PRWORA) aux États-Unis et les effets de la Révision générale des politiques publiques (RGPP) en France, axées autour de la responsabilisation des pauvres et de la fragilisation des politiques sociales et familiales, soulignent la façon dont les actrices font reconnaître leur cause pour protéger leurs associations et renforcer leur légitimité en mobilisant leurs ancrages professionnels ou institutionnels.

4.1. La bonne cause du workfare

En 1996, le PRWORA, loi fédérale signée par le président Bill Clinton, change radicalement la manière dont les prestations sociales sont attribuées aux États-Unis, en instaurant les programmes de welfare-to-work. S’appuyant sur un discours stigmatisant les personnes « dépendantes » de l’État, la loi doit réduire les dépenses sociales et obliger les allocataires au chômage à travailler. Une durée maximale de soixante mois sur toute la vie est également instituée pour limiter le temps durant lequel les prestataires peuvent bénéficier d’une aide publique. Dans la mesure où les aides sociales étaient principalement destinées aux mères seules, les programmes du Temporary Assistance to Needy Families (TANF), qui remplace l’AFDC, incitent les pères à payer une pension pour leurs enfants, et encouragent donc les parents à entretenir des relations régulières. Les critères d’attribution des aides sont donc transformés, de même que leur gestion, qui incombe aux différents États de l’Union. Ceux-ci disposent alors d’une marge de 20 % de dérogations autorisées pour les personnes qui ne peuvent pas se soumettre à de telles contraintes – au-delà de laquelle ils peuvent être sanctionnés par le gouvernement fédéral. Cette réforme pose deux problèmes particuliers aux femmes victimes. Tout d’abord, les victimes ne sont pas nécessairement en mesure de travailler, soit parce que leur trajectoire professionnelle est marquée par de multiples interruptions, soit parce qu’elles ont vécu un grave traumatisme. Ensuite, le fait qu’elles soient obligées de maintenir un contact régulier avec leur ancien conjoint peut être particulièrement préjudiciable et dangereux. Un amendement est donc voté pour permettre aux victimes de violence de ne pas être soumises à ce régime. Par le Family Violence Option, que les États ont le choix de mettre en place ou non, les femmes qui déclarent avoir subi des violences sont renvoyées vers des associations spécialisées pour être accompagnées par des professionnelles, sans limite de temps : elles ont alors droit aux aides sociales pendant plus de soixante mois et ne doivent pas nécessairement suivre les programmes de welfare-to-work (Raphael, 1999). Quarante et un États ont promulgué l’exemption pour femmes victimes, six ont mis en place une mesure équivalente, et seulement trois – l’Idaho, la Virginie, l’Oklahoma – ne l’ont pas fait.

Les modalités d’application et le suivi des femmes sont donc variables. Dans le comté de Los Angeles, par exemple, à la suite d’un entretien avec un travailleur social de California Work Opportunity and Responsibility to Kids (CalWORKs), les femmes victimes sont transférées vers une organisation pour que leurs besoins psychosociaux soient évalués et qu’elles puissent suivre des séances de groupe de parole et de thérapie individuelle. Principal programme d’aide financière existant, CalWORKs est destiné aux familles et exclut les femmes seules, ces dernières pouvant toutefois demander un autre type d’allocation. Pour recevoir ces prestations, les femmes n’ont pas nécessairement besoin de porter plainte ou de collaborer avec les forces de l’ordre – même si elles doivent le faire pour recevoir d’autres types de financement ; elles doivent déclarer la situation et suivre ensuite un programme d’accompagnement thérapeutique. Elles sont donc soumises aux règles strictes d’une agence de travail social, sans être exclues du système d’aides[5]. Selon les statuts promulgués dans chacun des États, les femmes n’ont pas nécessairement besoin de prouver l’existence des violences vécues ni de porter plainte contre leur conjoint ou d’avoir fait une requête pour une ordonnance de protection : dans le comté de Los Angeles, par exemple, une simple déclaration suffit pour faire sortir les femmes du système du welfare-to-work.

Un régime d’exception pour « bonne cause » (« good cause », une expression utilisée pour justifier l’exemption) s’est donc constitué pour répondre aux problèmes issus de la victimation des femmes, en particulier le traumatisme qui empêche leur insertion professionnelle (Delage, 2013). Bâtie sur des ressorts moraux, la catégorie institutionnelle de la « bonne cause » reflète le conflit qui existe entre deux temporalités : celle de la réforme de l’aide sociale, fondée sur l’idée que tout bénéficiaire doit à tout moment être apte à travailler, et celle de la convalescence psychologique des femmes, du temps long de leur reconstruction psychique. La reconnaissance des effets de la victimation est liée au développement d’outils psychologiques dans le domaine du travail social aux États-Unis et au succès du Posttraumatic Stress Disorder (PTSD) pour rendre visibles les conséquences d’un traumatisme (Fassin et Rechtman, 2007), notamment celui issu des violences : le traumatisme provoqué par la violence rend les victimes incapables de travailler. S’il n’y a pas là un effet direct de la criminalisation de la violence, c’est néanmoins le statut de victime qui justifie la création de droits. En contribuant à faire advenir la catégorie « victime de violences conjugales » dans le monde social, la criminalisation a eu des effets dans des sphères institutionnelles autres que la sphère juridique, en particulier celles de l’État social. La cause politique s’est transformée en catégorie d’action publique grâce à la criminalisation et aux notions psychologiques utilisées pour comprendre les femmes, leurs réactions, etc. ; et la « bonne cause » de l’État social en découle également.

À l’intersection des catégories issues de l’État social et de l’État pénal, la cause a pu devenir légitime dans les institutions étatiques par l’élaboration d’un régime d’exception qui distingue les victimes du reste de la population. En France, c’est par contre le registre professionnel qui permet aux associations de légitimer leurs pratiques auprès des pouvoirs publics.

4.2. Se démarquer du secteur social en France

Jusque dans les années 2000, les politiques publiques de lutte contre la violence sont moins nombreuses en France qu’aux États-Unis; ce défaut de légitimité transparaît dans les conséquences qu’ont sur la cause les transformations de l’État social. Inscrites dans le domaine du travail social, les associations de lutte contre la violence conjugale suivent les évolutions de ce secteur. La loi du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale met au premier plan la question de l’évaluation du travail des structures d’accueil, qui sont encouragées à accorder une place prépondérante aux usagers dans leurs pratiques. S’ils peuvent être envisagés comme de nouvelles formes de gouvernementalité du secteur social et de contrôle des professionnels, ces changements sont parfois utilisés par les associations féministes pour valoriser leurs pratiques d’accompagnement et « l’ethos égalitaire » sur lequel elles reposent. Par exemple, la loi impose la mise en place de conseils de la vie sociale pour promouvoir la participation des « usagers » des CHRS dans la vie de l’établissement ; ces conseils de la vie sociale sont l’occasion de moments de convivialité et d’échanges entre femmes hébergées, ou encore de réunions d’information sur des thématiques chères au féminisme. L’Abri, l’une des associations observées, consacre ainsi plusieurs de ces séances à la contraception, et invite alors le Planning familial[6]. Les réformes du travail social donnent donc lieu à des formes d’appropriation, de « bricolage[7] » pour faire valoir la spécificité des associations et l’influence du mouvement féministe sur leurs pratiques. La première évaluation de l’Abri est effectuée par un organisme d’économie sociale et solidaire, qui interroge les femmes suivies par l’association par rapport à leurs envies et à leurs besoins. Certaines réformes contribuent donc à rendre visibles les pratiques féministes centrées sur les femmes et la violence conjugale, mais ce sont principalement les réformes budgétaires qui influent considérablement sur les associations, en les fragilisant.

Avec la Loi organique relative aux lois de finances (LOLF) puis la RGPP, des réformes ciblées sur certaines administrations d’État visent à réduire les dépenses en changeant notamment la manière de penser et de faire le social, en passant d’une culture de moyens à une culture de résultats (Chauvière, 2010). L’État social financeur, à travers des dotations attribuées par les services départementaux ou ceux de l’État, devient progressivement un relais qui transmet aux associations des appels à projets, ces dernières voyant ainsi leur stabilité budgétaire mise en péril. Dans ce cadre, les associations observées revendiquent de nouveau la spécificité du travail effectué. Les compétences spécifiques des professionnelles, leur savoir sur les mécanismes de la violence et leur capacité à déterminer le niveau de danger des situations, ainsi que les pratiques dites de « mise à l’abri » ou de « mise en sécurité » des femmes contribuent à faire valoir leur légitimité et aident à solliciter des financements. Ce mouvement de distinction et de spécialisation, qui découle cette fois-ci non pas de revendications politiques mais d’enjeux institutionnels, est parfois envisagé comme une stratégie de protection des associations : la valorisation de la cause participe de la création d’une niche professionnelle pour les préserver des menaces qui pèsent sur le secteur social et, parallèlement, préserver la lutte contre la violence conjugale. À l’occasion de réformes incitant les associations d’hébergement à fusionner, pour diminuer les coûts, les associations féministes se sont alors regroupées pour faire pression sur les pouvoirs publics et continuer de ne recevoir que des femmes victimes de violence conjugale. Pour cela, les actrices ont mis en avant la spécificité des situations des femmes victimes, par rapport à celles d’autres usagers de CHRS, et des moyens mis en oeuvre pour les accompagner. C’est la rhétorique professionnelle insistant sur les savoirs et les savoir-faire spécialisés qui sert aux associations à pérenniser leurs actions dans un contexte de déstabilisation du secteur social, de réorganisation de l’État social et de sa manière d’administrer le social. Cependant, cette tendance a une portée relativement limitée : elle est négociée localement entre les associations et les pouvoirs publics en charge des financements des CHRS. Et ces accords ne sont pas nécessairement respectés. Le manque de légitimité du problème public n’a pas engendré la construction d’une catégorie d’hébergement spécifique, comme l’auraient souhaité les associations pour protéger leurs actions des restrictions budgétaires.

Dans des périodes de transformations de l’État social, le problème de la violence conjugale peut devenir une spécificité, protégeant les femmes victimes du désinvestissement financier des pouvoirs publics; les actrices peuvent aussi revendiquer une telle spécificité sans que leurs revendications aient des effets. Les transformations rappelées ici ne sont cependant pas du même ordre, bien qu’elles soulignent une forte légitimité du problème aux États-Unis, à travers la reconnaissance de la victimation. Catégorisées comme victimes, les femmes qui subissent de la violence conjugale bénéficient de droits particuliers. Parallèlement, les associations d’hébergement ont également recours à des fonds alloués spécifiquement aux shelters ; mais cette particularisation des modes de financement ne les protège pas systématiquement des coupes budgétaires. Aux États-Unis comme en France, les politiques économiques de restriction budgétaire renforcent l’instabilité des financements. En 2009, par exemple, des coupes budgétaires ont amputé de plus de vingt millions de dollars les fonds destinés aux shelters pour endiguer le déficit de l’État de la Californie. En France, les associations se sont avant tout insérées dans le secteur social, et sont donc sujettes aux mêmes transformations et impératifs budgétaires. L’importance symbolique croissante que le problème a acquise n’a pas conduit la puissance publique à élaborer des mesures spécifiques, qui isoleraient les femmes victimes d’autres catégories de la population, comme les personnes mal logées.

5. Conclusion

La perspective comparative et sociohistorique a permis de révéler les mécanismes de l’intégration de la violence conjugale dans les politiques publiques, dans deux contextes distincts. On a vu comment, aux États-Unis, la criminalisation a été l’enjeu des stratégies des actrices associatives pour faire émerger et inscrire durablement la violence conjugale dans l’espace institutionnel. Devant les réticences des forces de l’ordre et des acteurs juridiques, les militantes et professionnelles ont dû lutter en dehors et au sein des institutions pour faire reconnaître la violence conjugale comme un crime, et ont pu ainsi lui faire bénéficier d’une légitimité forte et durable. Parallèlement, en France, certaines institutions de l’État social sont devenues les interlocutrices privilégiées des associations, leur procurant des financements pérennes et des outils professionnels, sans pourtant faire reconnaître pleinement la cause. Ainsi, dans un moment où les contours de l’État social changent, les associations professionnelles tentent de se distinguer d’un secteur en péril en France, tandis que la légitimité de la violence conjugale acquise aux États-Unis permet d’octroyer aux victimes des droits spécifiques, et de les sortir des programmes de welfare-to-work. Dans un contexte de forte institutionnalisation du problème public, les formes de responsabilisation des pauvres, comme en témoigne le contexte états-unien, n’entrent pas nécessairement en contradiction avec la multiplication des recours pour les femmes victimes, entendues alors comme des victimes méritantes nécessitant la protection de l’État, social et pénal. L’analyse du problème public permet alors de réenvisager le rapport qu’entretiennent les actrices d’un monde professionnel et militant avec des institutions en évolution.

Cet article a donc cherché à montrer comment des groupes héritiers du féminisme ont réussi à imposer une catégorie d’action publique en interpellant et en sollicitant la puissance publique. Mais la légitimation croissante du problème de la violence s’accompagne d’une transformation et d’une reformulation du problème public. Si le phénomène de la violence conjugale est en premier lieu entendu comme le symptôme de rapports de domination, il est ensuite compris comme une question sociale, liée aux droits des femmes et prise en charge par des institutions du social en France, et comme un crime aux États-Unis. L’État doit, dans le second cas, protéger les femmes qui en sont les victimes, en mettant en place des mesures particulières de traitement juridique et des formes de dédommagement. Aussi les femmes victimes deviennent-elles une catégorie de bénéficiaires des aides étatiques. Alors que, dans la problématisation féministe de la violence conjugale, les femmes victimes sont avant tout envisagées en fonction de leur position dans un ordre sexué, elles sont vues comme les victimes de faits délictueux aux États-Unis et comme les usagères de services financés par l’État en France. Les mouvements de va-et-vient entre structures étatiques et associations, et la manière dont ces dernières s’approprient des opportunités institutionnelles et politiques se traduisent par des déplacements dans la formulation du problème public, qui façonnent les représentations du problème de la violence.