Corps de l’article

De l’avis de plusieurs, les attentats terroristes du 11 septembre ont annoncé le début d’une nouvelle ère en politique internationale. Les attentats et leurs conséquences ont définitivement sonné le glas de la période d’après-guerre froide et marqué l’avènement d’une nouvelle façon d’aborder les relations internationales. Il n’y a pas encore de nom officiel pour cette période, et peut-être sera-t-elle simplement connue de la même manière que la période qui a suivi la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide : ce sera « l’après-11 septembre », tout comme, il y a dix ans, la guerre froide est devenue « l’après-guerre froide ». Il est également possible qu’un autre événement marquant se produise et laisse son nom à cette époque, comme ce fut le cas pour la période de « l’entre-deux-guerres », qui ne peut être appelée ainsi qu’après le début d’une autre « grande guerre » en 1939.

Si cette période post-11 septembre n’a pas encore de nom, et ce même un an après son début, il n’y a pas l’ombre d’un doute à l’effet que les relations internationales ont changé de façon importante depuis les attentats, que ces changements sont lourds d’implications pour un acteur de soutien sur la scène internationale tel que le Canada, et que les défis inhérents à cette nouvelle donne sont maintenant bien définis.

Il y a eu tout d’abord comme conséquence immédiate des attentats les défis sur la politique étrangère canadienne. Qui plus est, le Canada, comme tous les autres pays, s’est tout de suite vu confronté à une soudaine et abrupte résurgence d’une vision manichéenne du monde par les Américains, pour qui toute la planète sans exception était divisée entre « les bons » et « les méchants ». Cette vision sans compromis du gouvernement des États-Unis, partagée par bien des Américains, a été exprimée de façon on ne peut plus claire par le président George W. Bush, peu après les attentats : « Soit vous êtes avec nous, soit vous êtes avec les terroristes », avait-il martelé, établissant ainsi pour le reste du monde un jalon important de la politique étrangère en ce nouvel âge.

En ce sens, le 11 septembre a soulevé, pour le Canada comme pour les Canadiens, certaines questions en rapport avec la politique étrangère. À la fois en verbe et en action, quelle serait la place du Canada dans les plans de Bush ? Plus important encore, qu’impliquerait être « avec » les États-Unis dans leur guerre contre le terrorisme ? Jusqu’à quel point être « avec » les États-Unis (ou du moins en avoir l’air) demanderait une réorientation de la politique étrangère canadienne déjà en vigueur ?

Pour la plupart des Canadiens, les attentats ont suscité un vif élan de sympathie et d’appui envers les États-Unis. Un exemple parmi tant d’autres de cette sympathie est l’aide qui a été offerte à nos voisins du sud: l’hébergement des nombreux passagers des vols qui ont été déviés vers le Canada lors de la fermeture de l’espace aérien américain, les dons de sang, de provisions et d’argent. De plus, certains se sont rendus à Ground Zero dans le but de fournir de l’assistance technique et humanitaire. Une autre manifestation de la solidarité des Canadiens a pris la forme d’un affichage très répandu de drapeaux américains dans les jours qui ont suivi le 11 septembre. Ce phénomène est aussi inusité, particulièrement au Canada anglais, que symbolique.

Pour le gouvernement canadien, toutefois, l’affaire allait au-delà de l’émotivité, car la vision manichéenne du Président avait des implications concrètes pour un Premier ministre qui, depuis 1993, s’efforçait de garder une certaine « neutralité » en ne versant pas dans le pro-américanisme, tant du point de vue de son attitude que de sa politique, lui qui croyait que ce pro-américanisme à outrance était responsable de l’impopularité de Brian Mulroney et avait précipité la chute du gouvernement conservateur. Ainsi, la réponse de Jean Chrétien aux événements du 11 septembre, tant par son discours que par les actions de son gouvernement, a été à la fois méfiante et hésitante. Ses réactions initiales se distinguent par leur manque de clarté et d’éloquence.

Jean Chrétien était particulièrement prudent dans ses commentaires impromptus aux médias, lorsqu’on lui demandait de préciser la manière dont le Canada réagirait devant l’éventualité de plus en plus probable d’une riposte armée aux attentats. Par exemple, lors de ses discours, le Premier ministre affirmait le soutien du Canada aux États-Unis en des termes très généraux, avec des déclarations telles que « Nous serons avec les États-Unis du début jusqu’à la fin[1]. » Pourtant, pendant une conférence de presse où on lui demandait de préciser son point de vue, il se contenta de dire : « Je ne suis pas en mesure de spéculer à ce moment-ci[2]. » Chrétien semblait aussi hésitant à reconnaître que les attentats allaient avoir des conséquences importantes pour la gestion de la frontière canado-américaine; interrogé sur la possibilité d’un resserrement de la loi canadienne en matière d’immigration, il répondit qu’il n’y avait pas besoin d’apporter de modification à la loi, que les Américains s’occuperaient de leurs frontières, et que le Canada gérerait les siennes[3].

Cette hésitation s’est également manifestée dans le peu de disposition à s’engager dans ce que Chrétien lui-même a décrit comme étant des « actions à sensation sans portée à long terme[4] », telles que de visiter Ground Zero, comme l’ont fait bien d’autres dirigeants étrangers. En effet, après sa visite à la Maison-Blanche, Chrétien a choisi de se rendre directement à Toronto pour assister à une activité de financement de son parti plutôt que de faire une halte à New York, ce qui a provoqué un tollé de l’opinion publique devant un tel manque évident d’appui aux États-Unis. L’hésitation a aussi été perceptible dans la réticence du Canada à agir de manière précipitée, en affectant des sky marshals – les polices de l’air – dans les avions canadiens comme mesure concrète, par exemple.

Enfin, il y a eu une forte réticence à déclarer un appui clair et inconditionnel à la guerre contre le terrorisme tel que décrété par le président Bush. Comme l’a dit Chrétien dans un débat d’urgence à la Chambre des communes : « Il ne faut pas se leurrer quant à la nature de la menace qui pèse sur nous. Il ne faut pas croire que la victoire sera simple ou facile. Qu’il suffira de porter un grand coup. Il nous faut agir en fonction de résultats à long terme plutôt qu’en fonction d’une satisfaction immédiate[5]. »

Ce qu’Andrew Cohen a qualifié de « réponse maladroite[6] » aux attentats a été sévèrement critiqué par les médias. Par exemple, Edward Greenspon a soutenu que Chrétien jouait « en deçà de ses moyens » en répondant de façon « passive » à la crise[7]. Des parallèles étaient souvent établis entre Chrétien et d’autres chefs de gouvernement tels que Tony Blair, dont la réponse aux attentats fut plus éloquente et dont l’engagement à l’endroit des États-Unis fut plus ferme et clair[8]. Jeffrey Simpson, du Globe and Mail, a souligné de façon acerbe que « les vrais amis font plus qu’encourager du long des lignes de touche[9] ». Seules quelques voix se sont élevées pour défendre la réaction du Premier ministre : de la côte ouest, Lloyd Axworthy, lui-même ministre des Affaires étrangères entre 1996 et 2000, a félicité Chrétien pour sa « prudence » en déclarant que la solidarité avec les États-Unis n’était pas un chèque en blanc[10].

Il faut souligner le fait que la réponse du gouvernement ne tenait pas compte des implications d’une intégration sans cesse croissante de l’économie canadienne à l’économie américaine. Depuis l’entrée en vigueur, en 1989, du traité de libre-échange entre le Canada et les États-Unis, suivi par l’aléna en 1994, le commerce entre les deux pays a fait un bond remarquable tant et si bien qu’en 2002, 1,9 milliard de dollars en marchandises diverses traversaient la frontière chaque jour. Si les Canadiens, ceux de l’axe Québec-Windsor en particulier, ont bénéficié de cette augmentation significative du commerce, ils ont également eu tendance à prendre pour acquises le peu de restrictions douanières qui permettaient une telle libre circulation de biens. En effet, ce n’est pas par pur hasard que l’édition 2000 du Canada Among Nations s’intitulait Vanishing Borders, et qu’il comptait bon nombre de chapitres sur ce que les auteurs appelaient une importance réduite des frontières nationales[11].

Toutefois, après le 11 septembre, les Canadiens se sont vite aperçus que la sécurité était redevenue la préoccupation principale en matière de politique internationale, reléguant tout autre problème au second rang. L’intégration avancée de l’économie canadienne, surtout au sud du pays, à l’économie américaine et la quantité imposante de biens en circulation n’ont pas empêché les États-Unis, le 11 septembre, de fermer leurs frontières avec le Canada sans aucune autre forme de procès. Les résultats furent désolants : sur les autoroutes menant aux postes frontière, des camions ont formé des bouchons longs de plusieurs kilomètres, attendant parfois pendant des jours pour pouvoir franchir la douane et être soumis à l’inspection minutieuse de douaniers américains extrêmement prudents. L’impossibilité de franchir la frontière a causé la perte de l’industrie de la livraison juste-à-temps. Les usines durent fermer leurs portes et les chaînes de fabrication cessèrent leurs activités. Cette interruption, bien que temporaire, a suscité un débat sur la façon de gérer les frontières en cette période de sécurité renforcée. Ainsi, en automne 2001, le gouvernement canadien a examiné avec beaucoup d’attention le problème que posait la satisfaction du Canada aux exigences américaines en matière de sécurité, afin d’assurer en tout temps la libre circulation de la marchandise. Le résultat fut une variété de mesures législatives et de nouvelles politiques destinées à rassurer les Américains quant à une possible menace en provenance du Canada. Au nombre de ces mesures, on trouve la « Frontière intelligente », une entente à plusieurs volets entre le Canada et les États-Unis qui a pour but d’accélérer la circulation à des fins commerciales d’un pays à l’autre.

Si c’étaient là les défis que le gouvernement canadien devait relever immédiatement en matière de politique étrangère, les attentats du 11 septembre ont posé, à long terme, d’autres problèmes auxquels les Canadiens, tout comme leur gouvernement, devront s’attaquer.

Le changement le plus important est l’émergence des États-Unis en tant que puissance au-delà de toutes catégories. Au milieu des années 1990, Hubert Védrine, le ministre français des Affaires étrangères, a commencé à faire référence aux États-Unis en employant le mot « hyperpuissance », afin d’illustrer à quel point le pays avait maintenant dépassé le statut de superpuissance depuis la chute de l’ex-Union soviétique, en 1991. Bien que le terme ait une certaine connotation péjorative, il existe tel qu’exposé ailleurs[12], l’application du terme « hyperpuissance » devrait aussi se faire de manière analytique plutôt que purement rhétorique.

Analytiquement, le terme hyperpuissance est utile pour la possibilité qu’il offre de créer une nouvelle catégorie pour un État qui possède les caractéristiques états-uniennes. Une hyperpuissance peut, selon le cas, être « hyper » de deux façons distinctes, bien que liées. Premièrement, elle est hyper dans le sens d’origine du préfixe grec, c’est-à-dire au-dessus ou supérieure, ou encore superordonnée (comme dans hypersonique). Ainsi, une hyperpuissance est un État qui jouit de moyens d’une supériorité considérable, voire même inégalable par rapport à tous les autres membres de la communauté internationale. Une hyperpuissance est par contre aussi hyper dans le sens secondaire et plutôt normatif de ce qui se situe bien au-dessus de la norme, ou encore dans le sens d’excessif (comme dans hyperactivité). En d’autres mots, une hyperpuissance utilise ses capacités de superordination d’une manière beaucoup plus intensive que ne le font les autres pays, cherchant de manière quasi obsessionnelle à définir leur conduite comme étant en conflit d’intérêts, et à s’assurer justement que, en cas de conflit d’intérêts entre deux ou plusieurs pays, ce soient ses propres intérêts qui sont finalement servis.

Le début d’une période dans les relations internationales où une seule puissance dominera de manière irréfutable représente un défi important pour un pays comme le Canada, qui est déjà largement tributaire d’une économie axée nord-sud, et doit par conséquent orienter sa politique étrangère quasi exclusivement en fonction du maintien de bonnes relations avec les États-Unis afin de permettre à la frontière de demeurer le plus perméable possible au 1,9 milliard de dollars de marchandises diverses qui circulent d’un pays à l’autre chaque jour. Dans un tel environnement, il est possible d’affirmer que les vieux canons des relations internationales, résidus de l’époque de la guerre froide, auront une importance moindre dans l’ère de l’hyperpuissance.

Tout d’abord, le multilatéralisme, le principe de base qui a régi la politique étrangère canadienne pendant un demi-siècle après la fin de la Seconde Guerre mondiale, sera considéré par Washington comme étant de moins en moins pertinent, et ne sera donc plus aussi apte à assurer la protection et l’avancement des intérêts canadiens que durant la guerre froide et la période qui a suivi la fin de celle-ci. L’influence de ce phénomène sera grande sur la façon de faire d’un gouvernement qui croit fermement à l’idéal multilatéraliste. Il est possible de penser que les dirigeants canadiens seront confrontés à un choix : chercher à s’intégrer de plus en plus à l’hyperpuissance, ou demeurer fidèles au multilatéralisme et ainsi privilégier une approche de la politique internationale qui soit plus marginalisée. Bien qu’il soit impossible de nier qu’un rapprochement diplomatique et militaire avec les États-Unis ne garantira pas toujours l’avancement des intérêts canadiens, on peut aussi affirmer que, dans la configuration actuelle de l’équilibre des puissances internationales, le Canada aura une plus grande possibilité d’exercer son influence de l’intérieur plutôt que de chercher à se distancer volontairement d’un engagement actif envers l’hyperpuissance, tant sur le plan diplomatique que militaire.

Un des paradoxes qui caractérise l’hyperpuissance américaine va toutefois poser un problème supplémentaire aux décideurs canadiens : si les États-Unis sont désormais la plus puissante nation au monde, tant militairement, culturellement qu’économiquement, les attentats du 11 septembre ont eu pour effet d’exacerber l’insécurité des Américains et de leur faire prendre conscience de leur vulnérabilité. La recrudescence de ces peurs aura des implications considérables pour les Canadiens.

Si le Canada veut garder ses frontières ouvertes à la libre circulation des biens, Ottawa devra être parfaitement conscient de l’insécurité des Américains. En effet, dans les jours qui ont suivi le 11 septembre, les Américains ont démontré clairement que leur sécurité va toujours passer avant les considérations économiques et matérielles, et qu’ils n’hésiteront pas à « tasser dans un coin » les intérêts économiques du Canada si leur sécurité est en jeu. Une politique canadienne en matière de Défense devra donc en fait être une politique de sécurité pour les Américains. Par conséquent, le gouvernement du Canada devra être extrêmement vigilant, surtout sur les questions d’autonomie et de souveraineté étatique, lorsque les demandes américaines en matière d’harmonisation des politiques lui seront présentées.

Une autre question soulevée concerne l’influence du nouvel environnement stratégique sur le budget alloué à la Défense. La décision d’envoyer des troupes canadiennes à Kandahar pour venir en aide aux Américains a obligé les Canadiens, de même que leur gouvernement, à s’interroger sur les conséquences à long terme de la politique actuelle en matière de fonds alloués à la Défense. L’incapacité du Canada à maintenir des troupes en place à Kandahar plus de six mois a révélé jusqu’à quel point les coupures budgétaires avaient nui aux capacités des Forces armées canadiennes à remplir les missions qui lui sont données par le gouvernement. D’un point de vue historique, le Canada a toujours été peu enclin à injecter des fonds dans la Défense en temps de paix, préférant plutôt voir le Canada comme « gardien de la paix ». Qui plus est, les représentants en place au Parlement ont toujours manifesté un attachement très fort à cet idéal. Malheureusement, l’envoi de troupes à Kandahar n’a servi qu’à démontrer la faiblesse du Canada sur le plan militaire et l’inadéquation des ressources actuelles en rapport avec la « guerre au terrorisme ». Le défi qu’aura à affronter le gouvernement canadien est simple et complexe à la fois: est-ce qu’Ottawa va modifier sa politique en matière de Défense pour s’ajuster au nouveau contexte international, quitte à défier ainsi l’opinion publique du pays, ou va-t-il simplement poursuivre dans la même veine que durant les années 1990, tout en acceptant comme conséquence une constante diminution de l’importance du Canada sur la scène internationale ?

Il est toutefois fort probable qu’une nouvelle ère en politique soit très différente des ères passées. Le système westphalien a peu de chances de disparaître, mais le multilatéralisme si cher à la politique étrangère canadienne est en danger, alors que débute l’ère de l’hyperpuissance. Le défi du gouvernement canadien en cette nouvelle ère est de satisfaire au maximum les intérêts des Canadiens, tout en respectant leur réticence traditionnelle à dépenser dans des domaines tels que la défense nationale, l’aide au développement international et les affaires étrangères en général.