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Les événements du 11 septembre 2001 ont « profondément marqué » les Amériques[1]. Le Brésil a d’ailleurs invoqué la disposition de sécurité collective du Traité interaméricain d’assistance réciproque (Traité de Rio), un geste qui a reçu les « francs éloges» du président Bush et du secrétaire d’État Powell[2]. Le 21 septembre, les ministres des Affaires étrangères de l’Organisation des États américains (oéa), réunis à Washington, ont adopté une résolution condamnant « énergiquement » les attaques du 11 septembre[3]. La résolution appelait également à la convocation du Comité interaméricain contre le terrorisme et à l’élaboration d’une Convention interaméricaine contre le terrorisme en vue de son adoption par l’oéa lors de son Assemblée générale à la Barbade, en juin 2002. Le Comité interaméricain contre le terrorisme s’est réuni en octobre et en novembre 2001, ainsi qu’en janvier 2002, pour discuter des mesures nécessaires à long terme sur le plan régional, sous-régional et étatique, afin de combattre les menaces terroristes planant sur les Amériques. La Convention interaméricaine contre le terrorisme a été élaborée puis subséquemment adoptée à la rencontre de l’oéa de la Barbade.

Suite aux attaques terroristes du 11 septembre, les préoccupations sécuritaires se sont hissées en tête des priorités régionales. Cependant, ces préoccupations vont au-delà des considérations traditionnelles concernant la protection des frontières et des personnes d’une agression externe, et englobent à ce titre les efforts mis en oeuvre pour éliminer les sources du terrorisme. Pour les Amériques, ces efforts se sont traduits par un appui soutenu au processus actuellement en cours consistant à intégrer la région par la Zone de libre-échange des Amériques (zléa). Proposée par le Canada au Sommet des Amériques de Miami en 1994[4], la zléa vise en partie à répondre aux problèmes sécuritaires de la région, dont la corruption, la production et le trafic de drogues, le blanchiment d’argent et le terrorisme. Une transparence accrue en politique par la tenue d’élections libres et ouvertes, la formation de partis d’opposition qui peuvent convoiter le pouvoir, et la mise en place des médias indépendants contribuent également à réduire les possibilités de corruption. De même, une transparence accrue dans les transactions commerciales réduit le niveau d’activités illégales, particulièrement le blanchiment d’argent. La zléa n’est pas qu’un simple accord de libre-échange ; il s’agit plutôt du canevas d’une nouvelle architecture régionale incorporant libre-échange et démocratie afin de rehausser le niveau de sécurité au sein de la région.

La principale considération du Canada en ce qui concerne cette nouvelle architecture régionale est la création d’une communauté ordonnée sur le plan politique et économique. Nous avançons ici que, pour le Canada, l’objectif de la zléa est de contribuer à la création d’une communauté des Amériques, que le premier ministre Jean Chrétien a appelé una gran familia[5]. La zléa est la réponse au sentiment de plus en plus présent que le Canada est un État des Amériques. Dans cette optique, le Canada s’applique à la création d’une communauté interaméricaine où il pourra poursuivre avec succès ses objectifs de politique étrangère relatifs à la promotion de la prospérité nationale et de l’emploi, ainsi que ceux de paix et de sécurité dans le monde[6].

Les États des Amériques, qui représentent un marché de 828,4 millions de personnes et un pib combiné de 12,5 milliards de dollars us[7], constituent un « potentiel considérable » pour aider le Canada à atteindre son principal objectif de politique étrangère, soit la promotion de la prospérité nationale et de l’emploi par le commerce[8]. Cependant, le charme commercial des Amériques à l’endroit du Canada est en quelque sorte terni par la prédominance des États-Unis dans la région. Les États-Unis représentent 34 % de la population (281,6 millions d’habitants). Le deuxième marché en importance au chapitre de la population est le Brésil, soit 20,5 % (170 millions d’habitants). Du point de vue du pib, la présence des États-Unis est encore plus significative et représente à ce titre 78,5 % du pib de la région (9,9 milliards de dollars us). Le Canada suit les États-Unis avec un pib représentant 5,5 % du pib de la région (697,9 millions de dollars us[9]). Dans leur analyse du commerce et de l’investissement au sein des Amériques, Karsten Steinfatt et Patricio Contreras ont découvert que les États-Unis représentaient, en 1999, la « plus importante destination des exportations » de 16 des 26 États pour lesquels des données étaient dispo-nibles, et le second marché en importance pour sept des dix autres États ; seuls l’Argentine, le Paraguay et l’Uruguay ne comptaient pas les États-Unis comme leur premier ou second marché d’exportation[10]. L’accès au marché américain constitue la « récompense ultime » et « le plus important incitatif à entrer dans le jeu du commerce hémisphérique[11] ». Pour le Canada, l’accès au marché américain est primordial. Au chapitre des exportations, entre 1990 et 2000, en moyenne 80,8 % du total des exportations canadiennes se sont retrouvées aux États-Unis. Il s’agit là d’une augmentation par rapport aux 73,5 % pour la période 1980-1989 et aux 68,6 % pour la décennie 1970-1979. En 2001, 98,23 % des exportations régionales du Canada, pour un total de 351,5 milliards de dollars, ont pris le chemin des États-Unis (voir tableau 1). Au cours de la même période, le Mexique, second marché d’exportation du Canada dans la région, recevait 2,5 milliards de dollars d’exportations canadiennes, soit 0,69 % du total des exportations du Canada dans les Amériques. Outre les États-Unis et le Mexique, les cinq marchés d’exportation du Canada les plus importants dans la région comprenaient le Brésil (914 millions de dollars, ou 0,26 % des exportations canadiennes dans la région), le Venezuela (792 millions de dollars, ou 0,22 %), et le Chili (359 millions de dollars, ou 0,10 %). Les exportations à destination des 28 autres États de la zléa totalisaient 1,8 milliard de dollars (0,50 %).

Tableau 1

Exportations canadiennes de marchandises à destination des États les plus importants de la zléa (en millions de dollars can)

Exportations canadiennes de marchandises à destination des États les plus importants de la zléa (en millions de dollars can)
Source: dfait Trade Update 2002, 13 mars.

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Pour illustrer davantage l’importance du marché américain pour les exportations canadiennes, si l’on se fie aux données sur les exportations pour 1999, huit États des États-Unis représenteraient la destination principale des exportations du Canada s’ils étaient considérés comme des marchés distincts, et non comme des États des États-Unis. Trente États américains se classeraient au-dessus du Mexique comme destination des exportations canadiennes, et seuls le Mexique, le Brésil, le Venezuela, le Chili et la Colombie feraient partie du groupe formé par les 50 États américains. De plus, la zléa sans les États-Unis se classerait au 13e rang des destinations des exportations canadiennes (5,88 milliards de dollars can), tout juste derrière le Vermont (6,18 milliards de dollars can) et devant le Wisconsin (5,58 milliards de dollars can). Si le Mexique était écarté de la zléa, ce classement chuterait au 19e rang (4,27 milliards de dollars), derrière l’Oregon (4,28 milliards de dollars can) et devant la Caroline du Nord (4,19 milliards de dollars can[12]).

Au chapitre des importations, celles en provenance des États-Unis représentaient 218,4 milliards de dollars, ou 89,37 % des importations régionales du Canada en 2001 (voir tableau 2). Au cours de la même période, le Canada a importé pour 12,1 milliards de biens du Mexique, soit 4,96 % de ses importations régionales. En 2001, les marchandises en provenance du Brésil, du Venezuela, et du Chili ont totalisé respectivement 1,5 milliard de dollars (0,63 % des importations régionales), 1,4 milliard de dollars (0,55 %), et 641 millions de dollars (0,26 %). Toujours la même année, le Canada a importé pour 10,3 milliards de dollars de biens des 28 autres pays de la zléa, soit 4,23 % des importations régionales du Canada.

Tableau 2

Importations canadiennes de marchandises en provenance des États les plus importants de la zléa (en millions de dollars can)

Importations canadiennes de marchandises en provenance des États les plus importants de la zléa (en millions de dollars can)
Source: dfait Trade Update 2002, 13 mars.

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Tableau 3

Balance commerciale du Canada avec les États les plus importants de la zléa (en millions de dollars can)

Balance commerciale du Canada avec les États les plus importants de la zléa (en millions de dollars can)
Source: dfait Trade Update 2002, 13 mars.

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L’analyse des équilibres commerciaux nous donne des indices supplémentaires de l’importance économique des Amériques pour le Canada (voir tableau 3). En 2001, le Canada a enregistré un important surplus commercial de 133 milliards de dollars can par rapport aux États-Unis, ce qui a compensé ses déficits commerciaux avec les autres pays du monde, y compris ceux des pays des Amériques. Une analyse plus poussée nous indique que le Canada a enregistré un déficit de 9,6 milliards de dollars can avec le Mexique. Il s’agit du plus important déficit du Canada dans la région et, fait significatif, il s’est accru entre 1996 et 2001. Au cours de la même période, le Canada a systématiquement enregistré des déficits avec le Venezuela, quoique d’une ampleur différente, alors que l’équilibre commercial avec le Brésil et le Chili a oscillé du surplus au déficit. On observe toutefois une tendance troublante dans la région : au cours des trois dernières années pour lesquelles les données sont disponibles (1998-2001), le Canada a enregistré des déficits commerciaux avec ses quatre principaux marchés dans la région, hormis les États-Unis.

L’investissement canadien direct à l’étranger et l’investissement étranger direct au Canada, comme dans le cas du commerce des biens, sont dominés par la relation bilatérale Canada-États-Unis (voir tableaux 4 et 5). En ce qui concerne l’investissement canadien direct à l’étranger, le Canada a investi, en 2000, 212,1 milliards de dollars can dans les Amériques, dont 154,0 milliards de dollars can aux États-Unis (72,6 % du total). L’investissement canadien direct au Mexique et au Brésil s’est chiffré à 3,2 milliards de dollars can (1,5 %) et 4,7 milliards de dollars can (2,2 %) respectivement.

Tableau 4

Investissement direct du Canada dans les États les plus importants de la zléa (en millions de dollars can)

Investissement direct du Canada dans les États les plus importants de la zléa (en millions de dollars can)
Source : Statistics Canada, Canada’s International Investment Position, catalogue 67-202.

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En 2000, l’investissement direct des États-Unis au Canada totalisait 186,2 milliards de dollars, soit 98,0 % du total régional au Canada. Le Mexique a investi pour 132,0 millions de dollars can (0,07 %), et le Brésil, 364 millions de dollars can (0,19 %). En tout et pour tout, le Canada a enregistré un déficit avec la région, 22,1 milliards de dollars can de plus étant investis par le Canada dans les États de la région que par ces derniers au Canada. Si l’on écarte les États-Unis de ce calcul, le déficit grimpe à 54,3 milliards de dollars.

Tableau 5

Investissement étranger direct au Canada en provenance des États les plus importants de la zléa (en millions de dollars can)

Investissement étranger direct au Canada en provenance des États les plus importants de la zléa (en millions de dollars can)
Source : Statistics Canada, Canada’s International Investment Position, catalogue 67-202.

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On peut tirer un certain nombre de conclusions de l’analyse précédente. Premièrement, et c’est la plus évidente, la relation économique du Canada est de plus en plus dominée par les États-Unis. Le Canada est fermement enraciné dans l’économie politique nord-américaine grâce à l’aléna et à l’alé avec les États-Unis. Deuxièmement, comme l’ont conclu Jean Daudelin et Maureen Appel Molot, la zléa « ne constitue absolument pas » une base économique pour le Canada[13]. La relation économique du Canada avec les pays de la région hors-aléna est insuffisante et, globalement, se retrouve dans une situation de plus en plus négative. Cette tendance sera exacerbée par la poursuite de l’intégration économique sous-régionale en Amérique centrale et en Amérique du Sud. En effet, la zléa n’exclut pas la négociation d’accords économiques sous-régionaux, dans la mesure où « les droits et obligations établis par de tels accords ne sont pas couverts ou n’excèdent pas les droits et obligations prévus par la zléa[14] ». La création de communautés économiques sous-régionales tels le mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay et Uruguay), le Groupe andin (Bolivie, Colombie, Équateur, Pérou, Venezuela), le Marché commun d’Amérique centrale (Costa Rica, Salvador, Guatemala, Honduras, et Nicaragua) et la caricom (la plupart des îles des Caraïbes et le Belize) à un niveau d’intégration plus important que la zléa réduit effectivement les possibilités du Canada au sein des marchés couverts par ces accords. Même en l’absence de cette intégration économique sous-régionale plus importante, la petite taille des marchés des États d’Amérique du Sud, d’Amérique centrale et des Caraïbes représente des possibilités économiques limitées pour le Canada. L’exception évidente est le Brésil. Par contre, le Brésil s’est révélé le promoteur d’une intégration économique sous-régionale en Amérique du Sud par une zone de libre-échange sud-américaine. C’est le Brésil qui a convoqué le tout premier sommet des chefs d’État d’Amérique du Sud, en septembre 2000 à Brasilia, pour discuter de l’élargissement de l’intégration régionale en Amérique du Sud.

Finalement, l’appui canadien au régime de libre-échange des Amériques par la zléa est basé sur un sentiment d’intérêt national canadien, et non sur une mission altruiste dont le but est de proclamer les vertus du libre-échange aux quatre coins du globe. Ceci dit, le régime de libre-échange n’est pas une situation économique digne de Hobbs, où tous s’affrontent dans une compétition effrénée pour des marchés ou des parts de marché ; il a des règles et des institutions qui le sous-tendent, et celles-ci sont importantes pour le Canada, particulièrement à la lumière des récentes mesures protectionnistes mises en place aux États-Unis. La zléa vise à rehausser l’institutionnalisation du régime de libre-échange. Le système de règlement des différends revêt une importance particulière pour le Canada. L’importance du cadre de règlement des différends, comme l’a souligné Michael Hart, ne réside pas dans la possibilité de toujours « gagner » un différend, mais de faire en sorte que « les conflits sont réglés suivant des règles et des procédures acceptées par tous, plutôt que par le pouvoir et la politique[15] ». Pour le Canada, les avantages de la zléa ne sont pas nécessairement reliés aux gains commerciaux ou à l’efficacité accrue qui résultent de la réalisation d’économies d’échelles ou de l’accès au marché, mais plutôt à un meilleur appui pour un régime commercial basé sur des règles qui suscitent un sentiment d’ordre économique dans les Amériques.

La démocratie est un deuxième principe sur lequel la communauté interaméricaine doit se fonder. Comme l’ont souligné de nombreux analystes, les régimes autoritaires de la région ont entrepris un mouvement vers la démocratie dans les années 1980. Le Canada a contribué à la consolidation des avancées démocratiques réalisées et à la poursuite de la démocratie représentative dans la région, ce qui correspond à un autre objectif fondamental de la politique étrangère canadienne, soit la promotion de la paix et de la sécurité dans le monde. Lors de sa première participation à l’Assemblée générale de l’oéa en tant que membre à part entière en 1990 à Asunción, au Paraguay, le Canada a soumis une proposition visant la création d’une Unité de développement de la démocratie. Après quelques débats et une nouvelle appellation, les États membres ont unanimement approuvé la mise sur pied de l’Unité pour la promotion de la démocratie (upd). Le mandat de l’upd prévoit que l’organisme doit « fournir un programme d’appui au développement démocratique », dans le but de « préserver et de renforcer les institutions politiques et les procédures démocratiques au sein des pays membres ». Depuis sa création, l’upd est dirigée par un Canadien, John W. Graham, qui a occupé dès le départ le poste de coordonnateur exécutif. Elizabeth Spehar l’a par la suite remplacé.

Une « avancée historique » pour la consolidation de la démocratie dans les Amériques a été accomplie en 1991. L’oéa a alors adopté la Déclaration de Santiago (Résolution 1080) lors de l’Assemblée générale de Santiago, au Chili[16]. La Déclaration de Santiago a établi un mécanisme de réponse aux « interruptions soudaines et irrégulières du processus institutionnel démocratique et politique ou de l’exercice légitime du pouvoir par un gouvernement élu démocratiquement » dans n’importe quel État membre. Le Canada fut un « ardent » et visible défenseur de la Déclaration de Santiago[17].

Plus récemment, le Canada a été l’hôte du troisième Sommet des Amériques tenu à Québec, en avril 2001. C’est lors de cette rencontre que la « clause démocratique » a été adoptée par les États de la région. La rencontre de Québec a donc poursuivi le travail entrepris lors de l’Assemblée générale de l’oéa de Windsor, en juin 2000, où le Canada a été un « chef de file » de l’adoption par les États membres de la création d’un fonds pour la démocratie[18]. La Déclaration de Québec rendue publique à la fin du Sommet incluait la reconnaissance que la démocratie est « fondamentale » à la réalisation de tous les objectifs et que « toute modification ou interruption inconstitutionnelle de l’ordre démocratique dans un État de l’hémisphère constitue un obstacle insurmontable à la participation de cet État au processus du Sommet des Amériques[19] ». La « clause démocratique » a servi de base à l’élaboration de la Charte interaméricaine sur la démocratie qui a été adoptée, ironiquement, le 11 septembre 2001 lors de l’Assemblée générale extraordinaire de l’oéa, à Lima, au Pérou.

Afin d’aller plus loin que l’appui rhétorique, le Canada a augmenté ses ressources consacrées à l’émergence hémisphérique de la norme de la démocratie. Grâce au leadership canadien, l’upd a mis sur pied une série d’initiatives pour remplir son mandat, y compris les missions d’observation électorale, l’appui au développement institutionnel et l’élimination des mines antipersonnel. Par exemple, le Canada a participé à un grand nombre des 63 missions d’observation électorale organisées par l’upd depuis 1991. Ces missions ont été réalisées dans plus de la moitié des États membres de l’oéa et ont couvert, entres autres, des élections à différents niveaux (fédéral, provincial, municipal), des référendums constitutionnels et l’inscription des électeurs éligibles[20]. John W. Graham a souligné que le Canada a acquis la réputation « d’être le participant le plus difficile dans ce processus d’observation[21] ».

Le Canada a aussi été actif au chapitre du soutien de la démocratie dans la région et du retour à la démocratie dans les États où il y a eu interruption du processus. Suite à l’adoption de la Charte interaméricaine sur la démocratie en septembre 2001, les interruptions de la démocratie tombent sous la portée de l’Article 20 de la Charte. Ce fut le cas récemment au Venezuela, en avril 2002, lors de l’usurpation de courte durée du pouvoir par une coalition soutenue par le militaire. Avant l’adoption de la Charte sur la démocratie, le retour à la démocratie était régi par la Déclaration de Santiago, qui a été invoquée à six reprises pour des faits qui se sont produits dans quatre États (Haïti en 1991, Pérou en 1992 et 2000, Guatemala en 1993, Paraguay en 1996 et 1999).

En plus d’assurer la poursuite de la démocratie dans la région par son appui aux activités de l’upd et par des interventions visant le retour de la démocratie lorsqu’elle a été interrompue, le Canada a contribué à rehausser la démocratie en encourageant le développement de la société civile au sein des États de la région. Guillermo O’Donnell a appelé ce phénomène la « deuxième transition », soit d’un « gouvernement démocratique » à un « régime démocratique[22] » . Cette transition entraîne l’établissement et la préservation de droits politiques qui vont au-delà du suffrage universel et qui englobent les libertés d’expression, de regroupement, d’opinion et de mouvement, ainsi que la présence de médias libres et accessibles. Les efforts du Canada se sont concentrés sur l’atteinte d’un niveau accru de participation de la société civile dans les instances régionales.

La participation des organisations de la société civile (osc) ne s’est pas faite sans heurts, dans la mesure où certains États hésitent à impliquer ces acteurs dans les consultations ou les négociations en raison d’animosités historiques et de divisions profondes qui existent au sein de certaines collectivités. Le fait de consulter des groupes nationaux, ou de négocier avec eux, rehausse leur légitimité en tant qu’acteurs représentant un segment particulier de la société, ce que certains chefs d’État, surtout ceux dont l’appui est faible, sont très peu disposés à faire. Ces États préfèrent l’approche traditionnelle de négociations entre États qui prévaut à l’oéa. Selon Richard Feinberg, directeur principal des affaires interaméricaines au Conseil national de sécurité sous le président Clinton, et également l’un des principaux éléments derrière le Sommet de Miami, cette préférence exprimée par certains membres de l’oéa est l’une des raisons pour lesquelles le Sommet des Amériques de Miami a été tenu hors de l’oéa. Le personnel politique de l’administration Clinton considérait l’oéa comme une institution « inefficace » parce qu’elle n’avait pas toujours mis les osc à contribution, comme d’autres organisations internationales l’avaient déjà fait[23].

Si le Sommet de Miami a « légitimé les consultations » avec les osc, le Sommet des Amériques de 1996 sur le développement durable, tenu à Santa Cruz, en Bolivie, a créé un « nouveau précédent » dans la région en autorisant la participation active des osc aux négociations. Toujours au Sommet de Santa Cruz, le Canada faisait partie du petit groupe d’États, et des représentants de l’Unité pour le développement durable de l’oéa, qui ont appuyé une initiative des osc consistant à inclure « un libellé instituant le seul programme sur la participation de la société civile approuvé officiellement » dans les Amériques, soit la Stratégie interaméricaine de participation publique aux décisions touchant le développement durable[24].

Pour faire suite à la lancée du processus de la zléa lors du Sommet de Miami, neuf groupes de négociation étaient mis sur pied en 1998, chacun consacré à un élément important des négociations commerciales. Deux comités spéciaux et un Groupe consultatif sur les économies de petite taille ont aussi été créés. L’un des comités spéciaux institués fut le Comité des représentants gouvernementaux pour la participation de la société civile (crg), initialement proposé par le ministre canadien du Commerce international de l’époque, Sergio Marchi. Ce comité devait « encourager » la participation des osc sur les questions reliées à la zléa. Certains États ont opposé dès le départ une « forte résistance » à la création de ce comité. Résultat, le crg agit davantage comme un mécanisme de filtration des opinions « inappropriées » qu’à la façon d’un organe consultatif cherchant à obtenir plusieurs opinions et analyses[25].

Le mécanisme de consultation élaboré par le crg appelait les osc et autres acteurs intéressés à soumettre sur un site Internet leurs points de vue sur la zléa. Cette « invitation ouverte à la société civile », telle qu’elle fut nommée, a été en fonction pendant cinq mois. Chaque État membre était responsable de publiciser « l’invitation » à sa population nationale. Après cinq mois, donc, la « boîte aux lettres » ne contenait que 72 soumissions provenant de la région interaméricaine. Le nombre peu élevé de soumissions est attribuable au fait que plusieurs ont été écartées puisqu’elles n’abordaient pas les enjeux commerciaux tels que définis étroitement par le crg. En outre, la majorité de ces soumissions provenait du Canada et des États-Unis et émanait du secteur privé. Les résultats de l’initiative ont été compilés dans un rapport présenté subséquemment à la rencontre des ministres du Commerce international de la zléa, en novembre 1999. Le rapport ne comprenait aucune des recommandations concrètes proposées dans les soumissions reçues ; il n’a présenté aucune évaluation des implications politiques de ces recommandations, et il était muet sur la question de consultations ultérieures auprès des osc. Quoi qu’il en soit, de nombreuses osc et des représentants de la politique commerciale qui ont participé à l’initiative, ont considéré qu’il s’agissait d’un progrès pour ce qui est des consultations futures avec les osc[26].

En 1999, Peter Boehm, alors ambassadeur du Canada à l’oéa et coordonnateur principal pour les Sommets des Amériques, a pris la présidence du Groupe de suivi du Sommet (gss[27]). Le gss comprend un représentant de chaque État membre et est chargé de coordonner la mise en oeuvre des plans d’action élaborés dans le cadre des sommets et de préparer les programmes des sommets à venir. Boehm « a transformé le Comité de l’oéa sur la gestion des sommets en un comité préparatoire pour les réunions du gss[28] » . Il a permis la participation des osc aux réunions en convoquant régulièrement des rencontres afin que les opinions des parties intéressées puissent être entendues. Afin d’élargir encore davantage l’auditoire et d’offrir à ceux qui ne pouvaient assister à ces réunions en personne la possibilité d’y participer, les réunions ont été diffusées sur Internet. Selon Tom Keating et Jacquie Beasse, ces rencontres « sont devenues le principal mécanisme de participation et de contribution des osc au processus du Sommet des Amériques sur une base constante[29] ».

Dans le cadre des travaux préparatoires au Sommet des Amériques de Québec, le Canada a fait pression pour une participation accrue des osc dans le processus[30]. La Fondation canadienne pour l’Amérique latine (focal) a d’ailleurs souligné que la participation des osc à la préparation du Sommet représentait un « enjeu de politique hémisphérique primordial » pour le Canada[31]. Les mesures mises en oeuvre par le Canada comprenaient : une participation directe des Canadiens à des audiences et des consultations dans tout le pays par l’entremise du Comité permanent des Affaires étrangères et du Commerce international, des sessions d’information pour les intervenants intéressés organisées par la Direction interaméricaine du maeci et où un service de téléconférence était fourni pour les personnes ne pouvant pas se rendre à Ottawa, et une campagne du maeci visant à obtenir les opinions des Canadiens sur la zléa qui comprenait la publication d’un avis dans la Gazette du Canada, l’envoi postal d’une brochure à 400 organisations, y compris les osc, et la publication d’un avis sur le site Internet du ministère. En plus des mesures énumérées précédemment, certains ministres canadiens ont tenu des consultations auprès des osc afin d’obtenir leurs points de vue sur le Sommet de Québec, dont Sergio Marchi, qui a participé à un débat à l’Université Laval (située à Québec) et qui a rencontré des organisateurs du Sommet des Peuples. De plus, Marc Lortie, représentant personnel du premier ministre pour le Sommet des Amériques, a présidé quatre sessions d’échange d’information, participé à une conférence organisée par focal, rencontré à huit reprises les organisateurs du Sommet des Peuples, et régulièrement consulté les osc, y compris lors de la rencontre finale de consultations qui a rassemblé plus de 800 osc de la région[32]. Finalement, après le Sommet de Québec, le Canada fut l’un des États qui a fait pression pour que l’ébauche du texte de l’accord de la zléa soit rendue publique pour stimuler le débat et les discussions.

Sur le plan de la démocratie, le Canada a été actif sur deux plans. Premièrement, il a contribué à la poursuite de la démocratie représentative dans la région par son soutien aux activités de l’upd et aux interventions visant le retour au pouvoir de leaders élus démocratiquement qui ont été évincés de leur poste. Ce faisant, le Canada participe à la création d’une communauté interaméricaine basée sur l’ordre et la stabilité politique. La démocratie représentative n’exige pas uniquement la tenue d’élections ; elle garantit aussi une transition non violente du pouvoir entre deux gouvernements élus, soit la succession ordonnée des dirigeants. Deuxièmement, le Canada a offert de nouvelles possibilités de participation pour les osc. Il a tenté de créer un espace de discussion ouvert entre les acteurs étatiques et ceux de la société civile au sujet de l’avenir économique de la région. Ces consultations ont eu pour résultat une meilleure évaluation de la nature complexe des enjeux, ainsi qu’une meilleure compréhension des préoccupations des autres acteurs prenant part aux discussions. Les acteurs étatiques et sociétaux n’ont alors d’autre choix que de voir au-delà de leurs propres considérations. La démocratie représentative favorise le débat pour résoudre les différences, au lieu d’encourager le recours à la force. Pour le Canada, améliorer la démocratie dans la région est une question de stabilité ; elle passe par la mise en place d’un système politique basé sur des règles qui suscitent un sentiment d’ordre politique dans les Amériques.

La zléa fait partie de l’idée plus large qu’a le Canada de la région, où l’économie néolibérale et la politique libérale démocratique font partie de la même structure. Cette idée rassemble le libre-échange par la création de la zléa, et la politique démocratique par l’adhésion au régime démocratique en émergence dans la région. Ceci correspond à l’approche plus idéologique et interventionniste qui est apparue dans la politique étrangère canadienne au début des années 1990, et qui est toujours prédominante[33]. Tom Keating a qualifié cette approche de « multilatéralisme de principes », où la tradition multilatéraliste qui prévaut dans la politique étrangère canadienne a été combinée à une préoccupation plus récente portant sur les moyens mis en oeuvre par les États pour gérer leur économie et leur société[34]. L’une des manifestations de cette approche est la poursuite de l’établissement d’un « test décisif déterminant la crédibilité d’un membre » en ce qui concerne sa participation à une instance internationale. L’administration de ce « test décisif » comprend l’appui du membre éventuel à la démocratie et au libre-échange, entres autres choses. En plus de ce « test décisif », l’approche canadienne assure l’adhésion de ces principes au sein des États membres par l’affirmation du droit et de la responsabilité des organisations multilatérales d’intervenir lorsqu’une menace apparaît. L’appui du Canada au processus de la zléa doit être envisagé en considérant ce « multilatéralisme de principes » comme une base à l’édification de una gran familia dans les Amériques.

Quelles sont les possibilités de succès de ce projet hémisphérique ? Au moment d’écrire ces lignes, les perspectives divergent quant à savoir si la zléa entrera en vigueur à l’échéance fixée de 2005. L’attribution récente du Congrès américain de l’autorité de promotion commerciale (trade promotion authority, ou tpa) au président Bush contribuera à faire avancer le processus. Cette mesure donne au président le pouvoir de négocier un accord qui sera soit approuvé, soit refusé, par le Congrès, sans que ce dernier n’ait la possibilité de l’amender. Le fait qu’un accord ne soit pas modifié par le Congrès contribue à « garantir le respect de l’intégrité des accords conclus à la table des négociations[35] ». En octroyant à Bush l’autorité de négocier au nom des États-Unis, les négociations seront prises plus au sérieux, car toutes les parties seront assurées que l’entente conclue lors des négociations ne sera pas modifiée par le Congrès. En outre, les pouvoirs de la tpa ne sont valides que pour une période de temps déterminée. Les négociateurs sont conscients qu’ils doivent parvenir à un accord pendant que le président possède la tpa.

Le fait que la zléa soit un élément du processus de libéralisation économique contribue également à faire progresser sa négociation. L’impulsion pour le processus de la zléa se retrouve au niveau international et sous-régional. Au niveau international, le lancement d’un cycle de négociations par les États membres de l’Organisation mondiale du commerce (omc) en novembre 2001 à Doha, au Qatar, a démontré l’intérêt de ces États à l’égard du processus de libéralisation. Les programmes de négociation de la zléa et de l’omc se chevauchent dans plusieurs domaines importants, dont la libéralisation des règles régissant le commerce et l’investissement, la politique de la concurrence, et les marchés publics. Si ces enjeux sont l’objet de négociations actives dans le cadre de la zléa depuis 1998, ils doivent être discutés pour la première fois à l’omc lors d’une rencontre prévue en mars 2003. Les pourparlers de la zléa pourraient donc jouer un « rôle d’orientation » par rapport aux négociations à venir à l’omc[36]. Au niveau sous-régional, la prolifération des accords commerciaux bilatéraux et plurilatéraux conclus par les États membres signale aussi un intérêt envers la libéralisation. Par exemple, le Chili a signé un accord commercial préférentiel avec tous les pays qui représentent un marché important dans la région, hormis les États-Unis, où des négociations sont toujours en cours. De même, le Mexique jouit d’un accès préférentiel à tous les marchés importants de la région, sauf le mercosur. De son côté, le Canada a élargi sa zone de libre-échange au-delà du Mexique et des États-Unis en concluant des accords avec le Chili (1997) et le Costa Rica (2001). Des négociations sont en cours avec l’Amérique centrale (Salvador, Guatemala, Honduras et Nicaragua), le mercosur et les Pays andins[37]. Examinés dans l’ensemble, les accords à tous les niveaux – sous-régional, régional, international – établissent une synergie dans la mesure où un accord conclu à un niveau peut servir à la négociation d’un accord à d’autres niveaux.

La crainte de l’échec est le troisième et dernier facteur contribuant à faire avancer les négociations de la zléa. Bien que les pourparlers sur la zléa furent initiés il y a huit ans au Sommet des Amériques de Miami en 1994, les négociations officielles ont cours depuis quatre ans, puisqu’elles ont commencé au Sommet des Amériques de Santiago, en 1998. Au cours des quatre dernières années, les États membres ont participé à 205 réunions, pour un total de 593 jours dédiés à ces réunions[38]. Ce rythme prendra de l’ampleur jusqu’à l’échéance de 2005. La participation au processus de la zléa est toutefois minée par le manque de ressources humaines et financières sans cesse croissant, à la lumière des problèmes nationaux auxquels sont confrontés plusieurs gouvernements de la région (et que nous aborderons plus loin). Ce manque de ressources est particulièrement grave pour les plus petits États, qui font face à une pénurie de négociateurs qualifiés et expérimentés pouvant diriger une délégation. Un second facteur qui nuit au processus est la pléthore de problèmes nationaux auxquels sont confrontés les gouvernements de la région. Parmi ceux-ci, notons les difficultés économiques que connaissent actuellement l’Argentine, le Brésil et l’Uruguay, les conflits perpétuels avec des forces révolutionnaires (de gauche et de droite) et les forces nationales en Colombie, les troubles suscités au Venezuela à la suite du coup d’État avorté, les problèmes en Haïti causés par l’arrestation et l’emprisonnement d’un chef politique rival, et le mécontentement croissant au Pérou concernant la gouverne du président Toledo. Tous ces éléments contribuent à déstabiliser la région sur le plan politique ou économique, ce qui influe conséquemment sur les négociations de la zléa. Ces répercussions sur la zléa sont de deux ordres. D’abord, elles exigent l’octroi de ressources déjà rares, ce qui fait en sorte que les gouvernements touchés ont encore moins de ressources à consacrer aux négociations de la zléa. Ensuite, et surtout, elles peuvent amener les gouvernements touchés à ralentir le processus de libéralisation ou à remettre en question leur participation à la zléa. La libéralisation de l’économie peut aussi être considérée par certains États comme étant la source des difficultés économiques qui les affligent, particulièrement pour ce qui est de l’Argentine, du Brésil et de l’Uruguay. L’appui aux initiatives de libéralisation économique peut aussi s’avérer la source de troubles politiques dans la région, comme au Pérou, au Venezuela, au Paraguay et en Bolivie, où l’appui aux partis de gauche et populistes s’est accru au sein de l’électorat. Des facteurs économiques et politiques ont d’ailleurs amené le président de l’Argentine, Eduardo Duhalde, à déclencher des élections présidentielles en mars 2003, au lieu de septembre 2003 comme cela avait été initialement prévu.

L’Amérique du Sud n’est pas le seul endroit où les enjeux nationaux ont pris le dessus par rapport à la zléa. Dans sa lutte au terrorisme, l’administration Bush a mis en place une « stratégie nationale de sécurité » afin d’orienter les États-Unis dans ses relations avec les autres États et les organisations multilatérales, et dans l’objectif d’extirper les causes du terrorisme[39]. Cette « stratégie » définit un monde divisé entre ceux qui luttent pour la liberté et ceux qui la rejettent. La liberté est entendue comme étant « la démocratie, le développement, le marché libre et le libre-échange ».

Les principes énoncés dans la stratégie de Bush correspondent à ceux préconisés par le Canada pour ce qui est de la création de una gran familia dans les Amériques, comme nous l’avons mentionné plus haut. Pourquoi la stratégie américaine représente-t-elle alors un troisième facteur pouvant porter atteinte à la réalisation de la zléa ? Premièrement, ils sont nombreux dans la région à considérer la doctrine Bush comme un moyen déguisé d’atteindre d’autres objectifs américains que la lutte au terrorisme. En d’autres termes, l’engagement américain envers les principes énoncés sera fonction des circonstances du cas en question. L’engagement sera donc spécifique, et non universel. À titre d’exemple, lors de la tentative de coup d’État au Venezuela en avril 2002, les États-Unis ont hésité à demander le retour au pouvoir du président Chavez. Certes, Chavez fut le seul chef d’État de la région à ne pas condamner les attaques du 11 septembre, il entretient une relation proche avec le leader cubain Fidel Castro, et le pouvoir politique dans son pays s’est graduellement concentré au sein d’un petit cercle de supporteurs ; néanmoins, il est un chef d’État élu démocratiquement. Le fait de ne pas appuyer son retour immédiat au pouvoir, comme le prévoit l’Article 20 de la Charte interaméricaine sur la démocratie, laisse planer un certain doute quant à l’engagement des Américains à l’égard du principe de la démocratie, surtout au sein des États dirigés par des leaders ayant des opinions opposées à celles des États-Unis. Un deuxième facteur expliquant pourquoi la guerre au terrorisme menée par les États-Unis pourrait nuire au progrès des négociations de la zléa est relié à l’histoire de l’intervention américaine dans la région. Il est possible que la stratégie Bush soit considérée en Amérique centrale et en Amérique du Sud comme une autre tentative des États-Unis d’accroître leur influence dans la région. La menace communiste de la guerre froide a été substituée par la menace terroriste du 21e siècle. La nature et l’origine de la menace ont changé, mais la réaction américaine à la menace est la même : le contrôle des Amériques.

La position des États-Unis sur le libre-échange constitue un quatrième facteur nuisible à la zléa. L’adoption du Farm Bill en 2002 a signalé aux États de la région que, pour les États-Unis, le libre-échange n’est pas une position philosophique, mais une position politique. Ce point de vue a été mis de l’avant dans la stratégie de sécurité nationale, où il est précisé que les États-Unis chercheront l’application de « pratiques commerciales équitables » dans la mesure où « les gains du libre-échange ne se réalisent pas au détriment des travailleurs américains[40] » . La même approche a été exprimée par le représentant du commerce international des États-Unis (ustr), Robert Zoellick, lorsqu’il a mentionné que l’administration Bush encourageait la libéralisation commerciale au sein de diverses instances internationales, y compris la zléa, afin de « susciter une concurrence qui aura pour effet d’augmenter l’influence des États-Unis[41] ». En somme, ce que les États-Unis souhaitent, c’est un avantage commercial, et non le libre-échange.

Un dernier obstacle aux négociations de la zléa a trait aux différences entre les États-Unis et le Brésil au chapitre de la politique agricole, et des droits antidumping et compensatoires. Il s’agit là des questions les plus importantes qui devront être réglées si la zléa entre effectivement en vigueur. En ce qui concerne l’agriculture, le Brésil et d’autres États de la région (dont le Canada) font pression pour obtenir un accès accru au marché américain et une réduction du montant des subventions octroyées aux producteurs américains. Le lobby de l’agriculture aux États-Unis, dont le pouvoir politique a été clairement mis en évidence par l’adoption du Farm Bill, met toutefois un frein à ces efforts. Pour ce qui est des négociations sur les droits antidumping et compensatoires, le Brésil et d’autres pays devront affronter « l’opinion bien ancrée, quoique incorrecte » de nombreux Américains, y compris de nombreux politiciens, selon laquelle « le reste du monde se fait concurrence sur le marché américain en ‘trichant’ (le simple fait d’avoir du succès sur le marché américain est souvent considéré, au niveau politique, comme une preuve de culpabilité[42]) » .

En conclusion, la mise en oeuvre de la zléa dans le respect de l’échéance de 2005 présente de nombreuses difficultés que devra surmonter le Canada à l’aube de ce nouveau millénaire. Les événements du 11 septembre n’ont pas fait dérailler, ni même ralenti, le processus de la zléa. Aucune rencontre n’a été reportée ou retardée en raison des attaques terroristes. Au contraire, les attaques ont cautionné le processus actuel d’intégration de la région par la zléa. Pour le Canada, la zléa n’est pas uniquement une initiative commerciale, mais un moyen de poursuivre toute une gamme d’objectifs, notamment la création d’une communauté régionale. Le fondement était politique, et non économique. La zléa est la réponse au sentiment de plus en plus présent selon lequel le Canada est un État « américain » et que sa sécurité future sous toutes ses formes dépendra de près de celle de la région interaméricaine. Dans cette optique, le Canada travaille activement à la création d’une familia hémisphérique caractérisée par l’ordre et la stabilité, una gran familia au sein de laquelle le Canada se sent confortable et en sécurité.