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« La question n’est pas de savoir si la Chine va devenir la nation la plus puissante sur terre, mais combien de temps il lui faudra pour atteindre ce statut ». Mise en tête du chapitre 7, cette citation de Kenneth Organski résume à la fois le contenu de l’ouvrage collectif de R. Tammen et al. et le paradigme théorique dans lequel il s’inscrit. Pour ce qui est du contenu, « Power Transitions. Strategies for the 21st Century » est un essai prospectif sur l’avenir du système international d’ici le milieu du 21e siècle, partant de l’hypothèse de l’ascension irrésistible de la Chine comme première puissance au monde, et cherchant à proposer aux décideurs américains la meilleure stratégie à adopter pour faire face à ce défi ; quant au paradigme théorique, il s’agit de la théorie des transitions de puissance, élaborée depuis les années cinquante par A.F.K. Organski et ses collaborateurs, tels que J. Kugler, D. Lemke, et R. Tammen.

Les trois premiers chapitres présentent un résumé de la théorie des transitions de puissance, résumé particulièrement bienvenu, tant cette théorie est relativement peu connue. Non pas tellement parce qu’il s’agirait d’une théorie « rationaliste », comme l’affirment les auteurs (p. 6) en se distanciant à la fois du réalisme et de l’idéalisme ; il s’agit bien d’une théorie réaliste, voyant dans les États les acteurs principaux et même uniques sur la scène internationale, et analysant la politique étrangère comme étant guidée par la recherche de l’intérêt national défini en termes de puissance. Mais parce qu’il s’agit d’une théorie minoritaire au sein du réalisme, étant donné que, par opposition au réalisme classique de Morgenthau et au néo-réalisme structuraliste de Waltz, elle met l’accent moins sur l’anarchie internationale que sur la configuration hiérarchique des rapports de puissance. Plus exactement, alors que Morgenthau, Aron et Kissinger voient dans l’équilibre multipolaire des puissances la condition sine qua non de l’ordre international, alors que Waltz ou Mearsheimer avouent leur préférence pour l’équilibre bipolaire, les théoriciens des transitions de puissance ne jurent que par l’équilibre unipolaire, à l’image de la théorie des guerres hégémoniques de Gilpin ou de la stabilité hégémonique de Kindleberger.

Saisissant « à la fois la structure et la dynamique du système international » (p. 182), la théorie des transitions de puissance décrit le système international comme étant composé d’une puissance dominante, de quelques puissances secondaires, de plusieurs puissances moyennes, et d’un grand nombre de petites puissances. Grâce à une population nombreuse, une productivité économique supérieure, et un pouvoir politique capable de mobiliser les ressources internes pour les projeter avec succès sur la scène internationale, la puissance dominante assure la stabilité du système international en proposant et/ou imposant les normes internationales qui régulent le système. Pour ce faire, elle s’appuie sur celles des puissances secondaires qui, satisfaites du statu quo, l’aident à maintenir en respect les puissances secondaires insatisfaites. Reste cependant que tôt ou tard, la puissance dominante entre en déclin relatif, face aux capacités démographiques, économiques et politiques ascendantes de l’une ou l’autre des puissances secondaires : le système international entre alors en phase de transition, avec une parité approximative entre la puissance dominante sur le déclin et la puissance secondaire ascendante. Ces phases de parité, ou de transitions (qui se produisent également au niveau régional, cf. chap. 3), accouchent forcément d’un nouveau système international, dominé et organisé par une nouvelle puissance prépondérante ; mais, selon que le dépassement de la puissance dominante est l’oeuvre d’une puissance secondaire satisfaite ou insatisfaite, la transition sera pacifique ou au contraire se fera par l’intermédiaire d’une guerre majeure.

D’après Tammen et al., c’est ce qui s’est passé durant la première moitié du 20e siècle. À deux reprises, l’Allemagne impériale et nazie a tenté de mettre un terme à la pax britannica ; certes, le défi allemand n’a pas abouti, mais les deux guerres mondiales n’en ont pas moins été à l’origine de l’ordre américain, car ce sont les États-Unis qui ont pris le relais de la puissance prépondérante britannique en déclin. À leur tour, les États-Unis, prédominants depuis 1945, vont devoir affronter l’ascension de la Chine dans un premier temps, voire de l’Inde dans un second temps. Comment gérer ce processus ? C’est à cette question que s’efforce de répondre la suite du livre. Pour résumer rapidement les conseils prodigués par Tammen et al. : à court terme, les États-Unis se doivent d’intégrer la Russie post-soviétique dans l’otan, pour renforcer le camp favorable au statu quo existant (chap. 6) ; à plus long terme, Washington se doit d’essayer de transformer la Chine, voire l’Inde, de puissances insatisfaites en puissances satisfaites, en y multipliant les investissements, en les intégrant dans l’omc, en empêchant toute aggravation des conflits territoriaux en Asie, à commencer par celui représenté par Taiwan (chap. 7). La paix dans le monde dépendra de cette capacité des États-Unis à intégrer la Chine, et éventuellement l’Inde, dans l’actuelle pax americana, car qu’on le veuille ou non, et « par la guerre ou par la paix, l’Asie émergera comme le centre du système international, avec un État asiatique comme puissance dominante » (p. 193).

S’adressant autant à des théoriciens qu’à des praticiens de la politique étrangère, Power Transitions a les défauts de ses qualités. Côté qualités, il faut tout d’abord souligner l’extrême élégance de cette théorie, séduisante parce que parcimonieuse : l’état du monde, variable dépendante, s’explique in fine par une seule variable indépendante, le degré de satisfaction ou d’insatisfaction des grandes puissances par rapport au statu quo, qui traduit en pratique politique l’évolution objective des rapports de puissance démographique, économique et politique. Toujours sur le plan théorique, la théorie des transitions de puissance fait preuve d’une cohérence que ne peuvent revendiquer d’autres variantes du réalisme ou de la Realpolitik : estimant que l’arme nucléaire entre les mains de puissances insatisfaites est susceptible de constituer un facteur de déstabilisation de l’ordre existant, elle plaide pour une politique de non-prolifération et de bouclier antimissile de la part des États-Unis, alors que les théories de l’équilibre de la terreur – à l’exception notable de Waltz il est vrai – prônent la même politique de non-prolifération et soutiennent le projet de National Missile Defense tout en attribuant la longue paix américano-soviétique à l’équilibre nucléaire, ce qui devrait logiquement les amener à prôner une politique de prolifération contrôlée et à rejeter toute défense antimissile susceptible de rompre l’équilibre de la dissuasion (chap. 4). Enfin, son analyse de la coopération en matière de sécurité et d’économie permet de trouver une issue au débat néoréaliste-néolibéral : alors que pour les néoréalistes, le souci prioritaire de sécurité empêche toute coopération pour cause de crainte de gains relatifs négatifs, et que pour les néo-libéraux, la recherche prioritaire de la prospérité favorise la coopération guidée par la possibilité d’obtenir des gains absolus, la théorie des transitions de puissance montre de façon convaincante que les conflits en matière économique entre puissances satisfaites sont la conséquence logique de la coopération qui prévaut dans leurs relations mutuelles en matière de sécurité (chap. 5).

Ces qualités ne doivent cependant pas faire oublier les interrogations que suscite l’ouvrage de R. Tammen et al. Au-delà des critiques exogènes que l’on peut faire – il s’agit d’une théorie problem-solving, au sens de R. Cox –, c’est tout d’abord l’affirmation selon laquelle l’Union soviétique n’a jamais été un contender crédible des États-Unis tout au long de la guerre froide qui paraît exagérée, car elle insinue que le monde a joué à se faire inutilement peur pendant plus de quarante ans... Par ailleurs et surtout, on peut se demander si le postulat du stato-centrisme, qui ne s’intéresse qu’à l’évolution des rapports entre – grandes – puissances, guidées par l’utilité attendue d’un éventuel recours à la force, reste pertinent pour prévoir le monde de demain. Au moins depuis le 11 septembre 2001, ce postulat pose problème et, dans tous les cas, ce n’est pas dans Power Transitions que les décideurs américains sont susceptibles de trouver des recettes leur permettant de faire face à la violence transnationale et infra-étatique. Il est vrai que depuis la rédaction de ce livre, dont la conception date de bien avant ces attentats, l’otan et la Russie se sont effectivement rapprochées, mais il n’est pas sûr que ce soit pour les mêmes raisons que celles avancées par R. Tammen et al., à savoir la volonté commune de faire face au défi chinois. Enfin, la prévision d’un monde stable, pour peu que les États-Unis parviennent à organiser pacifiquement la transition avec la Chine ou l’Inde, mine les fondements mêmes de la théorie des transitions de puissance, en ce qu’elle annonce la fin d’une histoire censée être sans fin...