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Sous un titre principal assez peu heureux tant par le qualificatif mis en évidence (mais comment innover après des décennies d’États « mous », « faibles », « pénétrés », de « pseudo-» ou « quasi » et autres, qualifiant d’ailleurs des choses différentes) que par la mise en avant de l’institution étatique (car c’est plutôt du fonctionnement du système international qu’il s’agit), deux éminentes personnalités alliant l’expérience du diplomate, de l’expert international, de l’universitaire et de l’homme politique ont entrepris, sous les auspices du Fonds pour un Monde meilleur (Better World Fund) et de la Fondation des Nations Unies, la formalisation d’une réflexion globale sur les incidences de la mondialisation. Cette réflexion, basée sur la constatation des limites des méthodes d’action traditionnelles fondées sur la souveraineté étatique, souligne la nécessité d’ouvrir les procédures de négociation et d’action aux autres acteurs non étatiques de fait déjà impliqués (une nouvelle gouvernance) et propose des lignes d’action fondamentales dans trois domaines identifiés comme décisifs pour l’avenir de l’humanité dans son ensemble, à savoir la prévention des conflits, l’intégration des nouvelles générations et la gestion du changement climatique. Le document était originellement destiné à interpeller les délégations appelées à siéger lors de l’Assemblée générale des Nations Unies du millénaire (septembre 2000).

L’échéance symbolique est passée, et il en reste au moins ce rapport. Modeste par la taille, mais intéressante, cette synthèse s’inscrit dans le contexte actuel d’une remise en cause, au sein même des cénacles qui les ont produites et mises en oeuvre, de la politique et de l’idéologie de la Banque mondiale, du pnud et des organisations intergouvernementales aussi bien que privées qui participent au pouvoir économique international. Confrontés aux désenchantements de l’ajustement structurel, les auteurs sont à la recherche sinon de formes d’action radicalement nouvelles, du moins d’un nouveau discours légitimateur. Ceci passe par l’abandon des certitudes et de l’arrogance de l’expert international au profit d’une prise de conscience plus humaniste des enjeux planétaires contemporains et à venir. Affichant le souci de « démocratiser la mondialisation » et plus largement les débats internationaux, les auteurs accumulent les bons sentiments, la générosité, la modestie, l’esprit d’ouverture, notamment vers les plus pauvres et les plus défavorisés, au point d’apparaître proches des manifestants de Seattle ou de Barcelone s’ils ne complétaient leur critique des modes actuels de gouverner le monde par des propositions témoignant d’une grande confiance dans les vertus de l’Organisation des Nations Unies et plus précisément dans son Secrétariat général placé sous l’autorité de Koffi Annan. En d’autres termes, leur démonstration vise à mettre en évidence l’existence d’une alliance plus qu’objective entre différentes composantes de la société civile internationale (ou du moins ce qui est présenté comme tel : ong, entreprises, jeunesse...) et le sommet institutionnel du système mondial, alliance dont le fonctionnement, ultime paradoxe, permettrait de redonner au concept de souveraineté une actualité et une pertinence, et donc de réhabiliter le rôle incontournable de l’État dans le contexte d’une gouvernance totalement rénovée et effectivement régulatrice des rapports de force tant nationaux qu’internationaux.

La démonstration se développe en deux temps. Elle part du « climat de confusion » né de la dialectique associant mondialisation et fragmentation. Les auteurs identifient alors trois défis décisifs, à savoir les intérêts (qui concernent aussi bien les entreprises que les ong), l’équité (plus éloignée que jamais) et la gouvernance (rappelant le rôle de l’État). Or désormais, l’État même le plus puissant (suivez mon regard...) ne peut résoudre à lui tout seul les problèmes essentiels. Les échecs accumulés (pauvreté, guerres, violences...) viennent ainsi de ce que l’on s’en tient aux anciennes façons de gouverner reposant sur une vision archaïque de l’État souverain, et incapables d’empêcher certains de profiter égoïstement des dynamiques actuelles de la mondialisation. Parce qu’elle rendra les « puissants » responsables, la démocratisation de la gouvernance internationale est nécessaire non seulement pour des raisons éthiques mais aussi pour de simples raisons fonctionnelles. Les Américains eux-mêmes devraient en prendre conscience dans leur propre intérêt, car l’unilatéralisme qui anime leurs dirigeants apparaît bien futile au moment où l’on découvre enfin que les enjeux fondamentaux se trouvent dans les biens collectifs mondiaux.

Dans un second temps, les auteurs développent alors leurs analyses et leurs propositions sur ce qu’ils présentent comme les trois enjeux fondamentaux auxquels la communauté internationale doit faire face, les « trois impératifs » assignés à l’Assemblée du millénaire. De manière prémonitoire, leur préoccupation première vient de ce qu’« aucun gouvernement, pas même le plus puissant, ne peut dorénavant assurer seul la sécurité de son peuple ». Sécurité interne et sécurité internationale se confondent. Les guerres civiles, souvent liées à la violation massive des droits de la personne, constituent l’essentiel des « conflits meurtriers » contemporains. Ainsi, la mondialisation se traduit par un éclatement des catégories traditionnelles (interne/international, militaires/civils, ingérence/non-ingérence, guerre/paix, légitimité/illégalité...). Si G. Smith et M. Naïm restent fidèles au vieil adage Si vis pacem, para bellum, c’est pour mieux cadrer la problématique de la prévention des conflits qui leur paraît et décisive et possible dès lors que la plupart de ceux-ci n’éclatent pas soudainement, mais sont longuement programmés. Ceci pose directement le problème de l’ingérence, mais d’une intervention qui soit légitime, ce qui justifie le plaidoyer en faveur de l’onu qui doit être dotée des moyens d’agir rapidement et efficacement. Ceci passe par un renforcement des pouvoirs du Secrétaire général, qu’il s’agisse de la saisine de l’Assemblée générale ou d’un Conseil de sécurité où le droit de veto serait circonscrit, par le renforcement du Fonds pour l’action préventive, par la mise en place d’une force d’intervention rapide, sinon d’une police permanente ; ceci passe encore par un contrôle effectif de la nucléarisation du monde et, à terme, l’instauration d’une « culture de prévention », vaste chantier qui doit associer tous ceux qui ont tout à gagner de l’éradication de la violence, c’est-à-dire les dirigeants politiques, les chefs d’entreprises et les ong.

L’avenir de la jeunesse constitue un second enjeu majeur du nouveau millénaire. La croissance démographique s’accompagne d’une croissance des inégalités que la mondialisation incontrôlée ne fait qu’aggraver, multipliant les risques de conflits sociaux et les menaces sur le milieu naturel. Ici encore, seule la collaboration des gouvernements et autres acteurs de la vie internationale, que le cadre des Nations Unies peut favoriser, permettra de mettre en oeuvre les traitements préventifs. L’action concertée peut alors privilégier la protection des enfants contre le sida, l’accès de tous les enfants à l’enseignement de base, assurer le développement de l’utilisation d’Internet parmi les jeunes des pays en développement (moyen de pallier les insuffisances des infrastructures entravant la diffusion du savoir), décourager l’usage du tabac et éliminer le plomb de la composition des carburants, mesures créatrices d’économies importantes par la réduction des dépenses de santé que ces mesures induiraient.

Quant à la gestion du changement climatique, dont l’homme est en grande partie responsable, les difficultés tiennent à l’insuffisance de la réflexion institutionnelle visant à assurer la protection des biens collectifs mondiaux, autrement dit à des problèmes de gouvernance. Il convient donc d’activer le protocole de Kyoto qui permet une « transaction mutuellement avantageuse » pour les pays du Nord et les pays du Sud et prévoit un « mécanisme de développement propre » face auquel les entreprises réagissent mieux que les gouvernements ; les politiques de subvention menées par les gouvernements qui, souvent, entretiennent des pratiques nuisibles à l’environnement doivent être abandonnées. Dans ces perspectives, l’opinion publique doit être mobilisée et intervenir pour imposer les mesures au service du bien collectif mondial. Transparence, responsabilité, participation sont les conditions d’une nouvelle gouvernance qui doit s’imposer dans les institutions internationales et dont elles peuvent être le vecteur.

L’ensemble du plaidoyer est illustré par un ensemble de données empruntées aux administrations des organisations internationales qui viennent conforter l’argumentation.

Pourquoi, alors, en refermant ce petit livre, le sentiment du lecteur est-il si partagé ? Sans doute parce que sa concision fait que la discussion des analyses planétaires et des propositions éthiques est trop rapide, pour ne pas dire esquivée. Peut-être parce que, dans un monde où s’accumulent les manifestations de comportements sordides, dramatiques, mesquins, égocentriques aussi bien de la part de gouvernants, de chefs d’entreprises et de composantes de la société civile, le pessimiste impénitent trouvera-t-il des prétextes pour tourner en dérision la naïveté (les auteurs emploient eux-mêmes le terme) d’une confiance éperdue dans les progrès du droit, dans la valorisation mondiale des références à la démocratie, dans les vertus prospectives des entrepreneurs et l’humanisme naturel de la société civile, composante de la communauté internationale ? Tout cela serait excessif. Il faut prendre cet ouvrage pour ce qu’il est, un rapport de synthèse essayant de bousculer des façons de faire qui ont démontré leurs limites ; il faut sortir des représentations des réalités que nous assènent quotidiennement des médias qui ont fait de la violence, du sang et des famines leur fonds de commerce, entretenant la vision archaïque des relations internationales et faisant l’impasse sur la multiplication des concertations, d’accords, d’échanges qui pacifient les relations tant internationales que transnationales et montrent que le champ des possibles est ouvert. G. Smith et M. Naïm se sont engagés dans cette voie où ils ne sont pas seuls. De fait, cet opuscule s’inscrit bien dans la nouvelle littérature de repentance ou de contrition émanant d’experts internationaux qui, de Kaul, Grunberg et Stern à Stiglitz, remettent en cause les dogmes sur la base desquels, durant les deux dernières décennies, les institutions intergouvernementales et nationales d’aide au développement ont contribué à aggraver la pauvreté et les inégalités à travers le monde. Certes, on peut craindre que cet exercice, à l’image de ces « retours d’urss » (ou du pcf) d’antan, ne devienne la nouvelle mode, mais si celle-ci non seulement témoigne d’une capacité de recul critique, mais esquisse aussi des voies pour sortir d’impasses que divers contestataires dénonçaient sous différentes formes depuis un certain temps, si elle témoigne en somme d’une prise de conscience sérieuse au coeur des lieux du pouvoir mondial, l’exercice, même rapide, n’est sans doute pas inutile.