Corps de l’article

La profonde évolution qu’a connue la relation soviéto- puis russo-atlantique au cours du dernier demi-siècle souligne avec éclat la nature fondamentalement dynamique des relations internationales. Du Blocus de Berlin de 1948 à la Crise des missiles de Cuba en 1962, puis des Accords d’Helsinki signés en 1975 à la chute du mur de Berlin à la fin de 1989, et aujourd’hui encore avec l’opération antiterroriste en Afghanistan, la relation soviéto- puis russo-atlantique s’est transformée d’une rivalité belliqueuse en une alliance circonstancielle, peut-être durable. Cette évolution tend clairement vers la paix et, potentiellement, vers la formation d’une communauté russo-atlantique de sécurité. Quels sont les processus sociaux qui permettent de comprendre un tel changement international ?

Cet article s’intéresse aux conditions de la paix[1] en s’interrogeant plus spécifiquement sur l’une d’entre elles : l’existence d’une culture commune de sécurité. Le cas de la relation russo-atlantique de sécurité dans l’après-guerre froide paraît particulièrement pertinent puisque, comme le soutient le présent article, les récentes années ont permis l’émergence d’une culture russo-atlantique de sécurité. Quatre parties seront développées en ce sens. Il s’agira d’abord d’exposer les grandes lignes d’une approche constructiviste de la sécurité en relations internationales fondée sur la notion de culture, entendue dans une perspective sémiotique. Ensuite, une analyse du passé récent (1989-1999) de la relation russo-atlantique de sécurité sera proposée, dans le but d’y relever de premiers signes de convergence entre la Russie et la communauté atlantique. Une troisième étape consistera à recueillir et étudier des manifestations concrètes permettant d’attester l’émergence d’une culture russo-atlantique de sécurité dans l’« après-Kosovo » (du second semestre 1999 au premier semestre 2002). Finalement, une analyse des principales variables de l’évolution culturelle conclura cet article en évoquant les perspectives d’avenir de la relation russo-atlantique de sécurité.

I – Le constructivisme et la sécurité

« Dernier des bastions d’orthodoxie en Relations internationales[2] » , les études de sécurité ne se prêtent pas d’emblée au jeu des théories sociales telles que le constructivisme. Les récents efforts consentis par des théoriciens constructivistes dans ce domaine d’étude peuvent être regroupés en deux tendances. La première d’entre elles rassemble des constructivistes dits « critiques[3] » : l’École de Copenhague et le programme de recherche des « études critiques de sécurité » en sont probablement les piliers principaux[4]. Ces auteurs constructivistes proposent notamment que le champ des études de sécurité soit élargi, au-delà des questions politico-militaires, aux enjeux sociétaux, économiques et environnementaux. Cette position est refusée par une seconde tendance constructiviste en études de sécurité, que l’on pourrait qualifier de « conventionnelle », et qui conçoit la sécurité de manière plus traditionnelle, s’intéressant prioritairement à la question de la régulation de la violence dans les rapports internationaux. Au nombre des contributions importantes qui en relèvent, l’ouvrage précurseur dirigé par Peter Katzenstein, et plus récemment le programme de recherche sur les communautés de sécurité lancé par Emanuel Adler et Michael Barnett, sont certainement deux des plus remarquables[5].

Tant au niveau épistémologique qu’ontologique, cet article est inspiré de la seconde de ces variantes constructivistes[6]. Le postulat fondamental de cette approche consiste à tenir la réalité sociale comme étant de nature intersubjective. Dans les mots d’Alexander Wendt, « les gens agissent par rapport aux objets, incluant eux-mêmes, sur la base des significations que ces objets ont pour eux[7] ». Autrement dit, à travers leurs interactions, les acteurs attribuent un sens socialement construit à la réalité qui les entoure ; c’est ensuite à partir de ces représentations sociales, et non sur la base des « conditions objectives » de la réalité, qu’ils agissent. Comme le résume bien Martha Finnemore, « les faits matériels ne parlent pas par eux-mêmes[8] ». L’exemple suivant, emprunté à Jepperson, Wendt et Katzenstein, applique cette logique aux études de sécurité : « En termes de puissance matérielle, le Canada et Cuba se positionnent de façon à peu près comparable par rapport aux États-Unis. Mais tandis que l’un est une menace, l’autre est un allié, un résultat […] des variables idéelles [ideational] opérant au niveau international[9]. » Il ne s’agit évidemment pas de nier l’existence de la réalité matérielle, mais simplement de constater qu’ « il existe des portions du monde réel, des faits objectifs de la réalité, qui ne sont des faits que par le consentement humain[10] ». C’est donc cette réalité sociale, à laquelle appartiennent indéniablement les relations internationales[11], qu’il s’agit ici de comprendre.

A — La sécurité en tant que construction sociale de la menace

Dans une perspective constructiviste, la sécurité n’est pas une condition observable du système international que l’analyste peut mesurer objectivement. En partant du principe qu’elle « réfère à la quête d’affranchissement face aux menaces[12] » , on peut définir la sécurité comme une construction intersubjective des menaces pesant sur un groupe d’acteurs donné. En interagissant, les acteurs internationaux attribuent du sens à la réalité qui les entoure et identifient de manière intersubjective les menaces à leur sécurité. Par exemple, les Américains considèrent que cinq missiles nucléaires nord-coréens constituent une menace à leur sécurité, alors que cinq cents têtes nucléaires britanniques ne leur posent aucun problème[13]. Étudier la sécurité internationale dans une perspective constructiviste implique donc de comprendre les systèmes de significations socialement construites par les différents acteurs concernant les menaces qu’ils affrontent, ou cultures de sécurité.

Particulièrement équivoque en sciences sociales, le concept de culture est ici entendu dans une perspective sémiotique notamment due à l’anthropologue Clifford Geertz : « Croyant, avec M. Weber, que l’homme est un animal suspendu dans les toiles de signification qu’il a lui-même tissées, je tiens la culture pour être ces toiles[14]. » Actualisant cette vision, Bertrand Badie rejette tant la conception normative (la culture comme un ensemble de valeurs) que la vision historique (la culture comme un héritage transmis) ou béhavioriste (la culture comme un ensemble de comportements observés[15]) pour finalement définir, avec Marie-Claude Smouts, la culture en tant que « système de significations communément partagé par les individus membres d’une même collectivité[16] ». Dès lors que des acteurs détiennent des représentations sociales communes du réel, on peut dire qu’ils partagent un même système de sens ou une même culture. Ces acteurs forment une « communauté d’intersubjectivité[17] », dont la taille varie en fonction de la densité du partage de sens. Comme le note Badie, « tout se passe comme si l’univers culturel était constitué de cercles concentriques dessinés à partir de l’individu ou du groupe primaire[18] ».

Appliquer la notion de culture aux études de sécurité n’est pas nouveau, comme le rappelle Alastair Johnston[19]. Néanmoins, la combinaison entre une approche constructiviste des relations internationales et une perspective sémiotique de la culture permet ici d’approfondir considérablement le potentiel analytique et heuristique du concept de culture de sécurité[20]. Par exemple, le présent cadre théorique permet de comprendre aussi bien la realpolitik que l’idealpolitik, deux systèmes de sens concernant l’efficacité du recours à la violence en relations internationales, comme des types idéaux de cultures de sécurité[21]. Comme on le verra plus bas, le fait que deux acteurs considèrent une attaque terroriste comme un « acte de guerre » suggère aussi l’existence d’éléments de culture commune de sécurité. Ajoutons enfin que les manifestations des cultures de sécurité « sont souvent plutôt tangibles[22] » : on peut notamment les observer dans les discours et les pratiques des hommes d’État.

B — L’interaction sociale des hommes d’État

On peut poser avec Wendt que « les États demeurent le principal intermédiaire par lequel sont canalisés les effets des autres acteurs sur la régulation de la violence dans le système international[23] » . Par conséquent, en études de sécurité, les interactions internationales les plus importantes sont celles qu’entretiennent les individus qui personnifient l’État en tant qu’acteur international, les « hommes d’État[24] ». Les hommes d’État sont des acteurs dotés de la légitimité politique leur permettant de représenter au niveau international l’État dont ils sont issus mais aussi, et surtout, de prendre les décisions ultimes concernant sa conduite internationale. Dans les mots de Jeffrey Checkel, « les décideurs de l’élite et leurs préférences jouent un rôle crucial dans la définition des intérêts de l’État[25] ». Les hommes d’État forment un cercle restreint d’individus dont les interactions favorisent la construction sociale d’une culture de sécurité. En revisitant la logique de la « diplomatie à double tranchant » sous un angle constructiviste, on constate que les hommes d’État entrent en contact avec de nombreux autres acteurs : avec leurs homologues étrangers autour de la « table internationale », ainsi qu’avec des représentants de groupes politiques et sociaux à la « table intérieure[26] ». En interagissant avec ces différents acteurs, les hommes d’État construisent et modifient leurs représentations sur la sécurité de leur pays. Au total, la politique de sécurité nationale apparaît donc davantage comme le produit de l’intersubjectivité qu’en tant que fruit de la rationalité.

En brossant un tableau à gros traits, on peut identifier les hommes d’État de la Russie comme étant ceux siégeant au Conseil de sécurité nationale, « conçu comme un organe consultatif qui fait des recommandations et des propositions, et ‘prépare les décisions du Président de la Fédération de Russie’ sur les enjeux de sécurité, que celui-ci met en application par décret[27] ». Précisons que le Conseil de sécurité de la Russie, formé et dirigé par le Président de la Fédération, reste un organe délibératif dont « l’importance politique dépend entièrement des prérogatives présidentielles[28] ».

En ce qui concerne la communauté atlantique, il est clair qu’au niveau géographique, elle coïncide avec l’alliance atlantique et englobe par conséquent l’ensemble des membres de l’otan, répartis en Europe et en Amérique du Nord. Néanmoins, la notion de communauté est ici employée dans le prolongement des travaux de Karl Deutsch sur les communautés de sécurité[29], tels que revisités par Adler et Barnett[30] , et qui insistent davantage sur l’existence d’« attentes raisonnables de changement pacifique » que sur la création de structures formelles. Ainsi, les membres de la communauté atlantique de sécurité partagent une importante culture commune de sécurité, notamment concernant le règlement pacifique des conflits. D’après John Ruggie, « aucun pays de cette région transatlantique ne s’attend à faire la guerre aux autres[31] ». Les hommes d’État de cette communauté interagissent entre autres au Conseil de l’Atlantique Nord qui, en tant qu’organe décisionnel de l’otan, représente une sorte d’enceinte multinationale d’hommes d’État sur les questions de sécurité. À l’intérieur de ce cercle, les hommes d’État américains, et dans une moindre mesure français, anglais et allemands, disposent d’une primauté qui justifie une attention prioritaire pour leurs discours et actes.

II – Le passé récent de la relation russo-atlantique de sécurité (1989-1999)

L’émergence de représentations sociales communes entre la Russie et la communauté atlantique n’est pas confinée à l’après-guerre froide. La crise des missiles de 1962, par exemple, a entraîné Moscou et Washington « à se rendre compte, non seulement des dangers, mais aussi des limites de […] la confrontation[32] ». Dans une même logique, la signature en 1972 du Traité abm marqua selon Emanuel Adler « le point culminant d’un processus vieux d’une décennie de diffusion des idées américaines sur le contrôle des armements aux Soviétiques[33] » . Finalement, Joseph Nye recensait en 1987 plusieurs aires de « savoirs consensuels » entre l’urss et les États-Unis, concernant les pouvoirs destructeurs des armes nucléaires, le contrôle des armements et les dangers de l’escalade, la prolifération nucléaire et la volatilité de la course aux armements[34]. Ces premières représentations partagées serviront de socle aux convergences de l’après-guerre froide.

A — La « maison commune » (1989-1993)

La fin de la guerre froide, avec le bouleversement important du système international qu’elle a entraîné, a favorisé l’émergence de nouvelles représentations sociales partagées par la Russie et la communauté atlantique. Cette construction consensuelle du sens fut précipitée par la « nouvelle pensée » promue par l’équipe Gorbatchev[35]. Jeffrey Checkel identifie deux « prescriptions stratégiques » essentielles qui en découlèrent : « une conceptualisation de la sécurité nationale qui donne la priorité aux efforts mutuels » et « un critère de développement des forces armées qui place des limites à leur taille (le principe de la suffisance raisonnable[36]) ». Ces représentations sociales concernant la sécurité collective et la démilitarisation des relations internationales, qui avaient été importées en urss par quelques think tanks moscovites, trouvaient en fait leur origine dans certains documents occidentaux produits au cours de la décennie précédente par la Commission Palme ou le Programme Nord-Sud, notamment[37]. Comme le note Jacques Lévesque : « Non seulement les Soviétiques ne cachaient pas ces emprunts, mais ceux-ci les aidaient à affirmer que la nouvelle pensée était une approche et un programme qui transcendaient les deux systèmes d’État et leur permettaient de les mettre ensemble en pratique[38]. »

Les premières années suivant la fin de la guerre froide peuvent être interprétées à la lumière de ces représentations partagées. À propos des discussions en vue d’élaborer une nouvelle architecture paneuropéenne de sécurité, Patrick Morgan souligne l’engagement réciproque des parties envers le multilatéralisme et la recherche du consensus[39]. Le concept de « maison commune européenne » lancé par Gorbatchev devait permettre de confirmer l’« européanité » de l’urss[40] mais surtout de « désantagoniser » les blocs militaires qu’étaient l’otan et le Pacte de Varsovie[41]. Après la signature en 1990 de la Charte de Paris octroyant un rôle renforcé à la csce, la Déclaration d’Helsinki (1992) exprima le consensus sur la nature collective de la sécurité européenne, la présentant comme « globale et indivisible », impliquant des « solidarités plurielles » et réalisée par la « voie coopérative[42]. »

Dans une même logique, la « prescription stratégique » socialement construite sur la démilitarisation des relations internationales fut également traduite en actes entre 1989 et 1993. En limitant considérablement les armements conventionnels sur le théâtre européen, le Traité fce de 1990 constitua une éclatante concrétisation du « principe rendant la guerre inacceptable en Europe[43] ». En matière de désarmement nucléaire, les traités start i (1991) et start ii (1993) marquèrent aussi des étapes importantes en vue de la forclusion de la violence dans les rapports russo-atlantiques. Au-delà du cadre formel des traités internationaux, un certain nombre d’actions unilatérales démontrèrent également l’adhésion des parties au principe de démilitarisation des relations internationales : par exemple, en septembre 1991 le président Bush annonça le début du retrait des systèmes nucléaires de théâtre, la fin de la mise en alerte permanente de certains armements et l’arrêt de plusieurs programmes stratégiques ; quelques jours plus tard Gorbatchev répliquait avec des mesures similaires[44]. Et pourtant, ces représentations sociales partagées par la Russie et la communauté atlantique allaient être mises à rude épreuve dans les années suivantes.

B — La « paix froide » (1994-1999)

D’après John Roper et Peter van Ham, « à la fin de 1993 il était devenu clair que la lune de miel Est-Ouest était en passe de prendre fin[45] » . Après l’implosion de l’urss, l’équipe entourant le nouveau président Eltsine avait repris l’essentiel des idées énoncées par la nouvelle pensée de Gorbatchev en matière de politique internationale[46]. Puis, de manière assez abrupte à compter de 1993, la realpolitik regagna une partie du terrain perdu plus tôt dans la politique étrangère russe tout en marginalisant les représentations intersubjectives sur la sécurité collective et la démilitarisation des relations internationales. Ce revirement est certainement dû aux luttes politiques entre communistes et réformateurs[47] ; de même la forte poussée nationaliste enregistrée aux élections législatives de décembre 1993 y joua assurément un rôle important[48]. Dans une perspective constructiviste, ces événements favorisèrent la mise en évidence de l’incompatibilité des constructions sociales du sens attribué à la fin de la Guerre froide par la communauté atlantique et par la Russie. De manière générale, on peut dire que l’une et l’autre se sont représenté cet événement comme leur propre victoire. Du côté atlantique, on pensait que la fin de la guerre froide avait prouvé la supériorité de la démocratie et de l’économie de marché sur ses compétiteurs communistes[49]. Par conséquent, on s’attendait « de la part de la Russie à un type de comportement propre à un pays vaincu[50] », suivant le modèle de l’Allemagne et du Japon après 1945. Une telle construction sociale du sens de la fin de la guerre froide ne pouvait qu’entrer en collision avec celle prévalant en Russie, qu’exprime clairement Alexandre Konovalov :

on était convaincu que la plus grande partie du mérite de la fin de la guerre froide revenait aux Russes eux-mêmes, et aucun stéréotype de « nation vaincue » ne s’est formé en Russie en rapport avec la fin de la guerre froide. L’Union soviétique n’a pas été occupée par les armées des vainqueurs. La révision de son histoire, le refus de l’idéologie communiste, la reconsidération de son rapport avec l’Occident, le retrait des troupes soviétiques d’Europe centrale, l’accord donné à la réunification allemande et même la désintégration de l’urss, tout cela a été le résultat de décisions indépendantes et internes, et non les conditions d’une capitulation dictées par les vainqueurs. […] Sans la nouvelle pensée politique de Gorbatchev, le mur de Berlin serait encore debout[51].

Entre 1989 et 1993, les hommes d’État soviétiques et russes réunis autour de Gorbatchev puis Eltsine ont agi en relative conformité avec la représentation de la fin de la guerre froide comme la victoire de la démocratie et de l’économie de marché, admettant de ce fait un statut temporaire de « partenaire junior » pour leur pays. Selon Sergei Plekhanov, le ministre russe des Affaires étrangères Andreï Kozyrev « concevait sa tâche principale comme allant de soi : simplement suivre le leadership américain[52] » . À compter de 1993, il devint impossible de maintenir une telle construction du sens de la fin de la guerre froide et de ses implications en Russie. Les hommes d’État russes durent donc donner à leur discours des tonalités que Margot Light qualifie de « nationalistes-pragmatistes[53].

Dans les années suivantes, la relation russo-atlantique fut secouée de nombreux heurts. Le dossier de l’élargissement de l’otan fut certainement l’un des plus épineux, en ce qu’il remettait en question le consensus antérieur sur la nature collective de la sécurité européenne fondée sur l’osce. D’après Joseph Nye et Robert Keohane, « l’otan était utilisée pour lutter contre d’autres institutions telles que la csce[54] » par la communauté atlantique. Dès septembre 1993, Boris Eltsine signala à ses homologues occidentaux que « l’élargissement de l’otan à l’Est compromettrait gravement l’esprit de l’accord conclu entre les puissances sur la réunification allemande[55] » : pour les Russes, il était clair que la réunification de l’Allemagne avait été consentie sur la promesse que jamais l’otan ne s’élargirait à l’Est[56]. D’ores et déjà réticente à adhérer au Partenariat pour la Paix (ppP)[57], la Russie exprima en vain sa désapprobation de l’élargissement et sa volonté d’édifier une structure inclusive de sécurité. Même la « réponse des trois aucuns[58] » de la communauté atlantique n’atténua que très partiellement le désaccord russo-atlantique sur la question de l’élargissement de l’otan.

De surcroît, les interventions armées de l’otan dans les Balkans creusèrent davantage encore ces divergences en fragilisant le consensus sur la démilitarisation des relations internationales. Les frappes aériennes qui mirent fin à la guerre de Bosnie avaient achevé de convaincre Moscou de la transformation de l’otan d’une alliance de défense collective en une organisation de sécurité collective[59]. Youri Roubinski résume bien la réaction russe :

Le fait que le premier test de ce nouveau double rôle de l’otan ait eu lieu dans les Balkans, région pour laquelle la Russie a toujours manifesté une attention particulière, et sur le dos des Serbes, ses amis traditionnels, ne pouvait pas ne pas réveiller à Moscou ressentiments et soupçons. Qu’arriverait-il demain si une crise analogue à celle de la Bosnie surgissait dans l’espace postsoviétique déjà passablement déstabilisé par plusieurs conflits interethniques, sinon en Russie elle-même[60] ?

Le lancement, au printemps 1999, d’une seconde campagne aérienne de l’otan dans les Balkans, qualifiée de « violation flagrante des normes du droit international » et « d’agression contre un État souverain » par le ministre russe des Affaires étrangères[61], porta le coup final aux consensus russo-atlantiques et donna lieu, selon Arnaud Dubien, « aux plus graves tensions dans les relations entre la Russie et l’Occident depuis la fin de la guerre froide[62] ».

III – Vers une culture russo-atlantique de sécurité (1999-2002)

La survivance de l’Alliance atlantique et la persistance des velléités russes d’implication dans les affaires européennes soulignent combien la première décennie d’après-guerre froide est restée prisonnière de certaines constructions sociales appartenant aux générations précédentes. Dans l’évolution de la relation russo-atlantique de sécurité, il semble que les événements entourant la guerre du Kosovo aient marqué une rupture importante à deux niveaux. D’abord la crise du Kosovo a clairement démontré la détermination de la communauté atlantique à faire de l’otan et de ses nouvelles missions « hors article 5 » le principal vecteur de sécurité collective en Europe, fût-ce à l’exclusion de la Russie[63]. Ensuite elle a mis en évidence l’affaiblissement important de l’influence de Moscou dans les Balkans[64]. Ce renouvellement des logiques de l’après-guerre froide, combiné à l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle génération d’hommes d’État au cours des mois suivant la crise du Kosovo[65], a ouvert la voie à l’émergence d’une véritable culture commune de sécurité entre la Russie et la communauté atlantique.

Afin de démontrer que ce processus est bel et bien à l’oeuvre dans l’après-Kosovo (second semestre 1999 au premier semestre 2002), la convergence de la Russie et de la communauté atlantique concernant la nature des menaces qu’elles affrontent et des solutions à mettre en oeuvre pour y pallier sera analysée à l’aune de deux enjeux significatifs : la prolifération nucléaire et le terrorisme international. Hormis le fait qu’il s’agit de deux questions de sécurité considérées par chaque partie comme les « nouvelles menaces mondiales du xxie siècle[66] » , leur sélection à titre d’« échantillon culturel » se justifie aussi par le fait que l’une est au centre de la relation russo-atlantique depuis des décennies, faisant l’objet d’une convergence inédite dans les dernières années, tandis que l’autre n’avait jamais suscité de véritables discussions entre la Russie et la communauté atlantique avant 2001. Tant les éléments de continuité que de rupture dans la relation russo-atlantique de sécurité pourront ainsi être relevés. En cela il est essentiel de préciser que l’émergence d’une culture commune ne signifie pas que tous les désaccords entre les parties soient aplanis : en ce sens quelques divergences russo-atlantiques persistantes seront aussi mises en évidence.

A — Les convergences sur la prolifération nucléaire

Comme le soulignait George W. Bush en mai 2001 devant les étudiants de la National Defense University : « Nous avons peut-être des domaines de divergence avec la Russie, mais nous ne sommes pas et ne devons pas être des adversaires stratégiques. La Russie et l’Amérique affrontent toutes deux de nouvelles menaces en matière de sécurité[67]. » Sur la question de la prolifération nucléaire, le processus commun de construction sociale de la menace a notamment concerné l’arsenal nucléaire russe et l’acquisition de la technologie nucléaire par les « États voyous ».

La gestion de l’arsenal nucléaire russe

Au lendemain de l’implosion de l’urss, la communauté atlantique exprima clairement sa nervosité par rapport à la gestion de l’arsenal nucléaire ex-soviétique. Le Protocole de Lisbonne, adjoint en 1992 au Traité start i, permit d’officialiser la dénucléarisation de l’Ukraine, de la Biélorussie et du Kazakhstan et la restitution des armes nucléaires positionnées sur leur territoire à la Russie. D’autres initiatives furent également prises, telles que la création du Centre international pour la science et la technologie de Moscou, permettant d’employer les scientifiques de l’ex-urss spécialisés en technologies militaires à des tâches pacifiques. Au total, entre 1992 et 1999 les États-Unis dépensèrent à eux seuls trois milliards de dollars pour « sécuriser » l’armement nucléaire russe[68].

En janvier 2001, la construction sociale d’une menace provenant des aléas de l’arsenal nucléaire russe gagna en intensité avec la conclusion d’un panel américain avançant que « la plus urgente des menaces irrésolues à la sécurité des États-Unis est aujourd’hui le danger que des armes de destruction massive ou du matériel d’armement utilisable appartenant à la Russie puissent être volés et vendus[69] ». Cherchant à démontrer l’importance de cette menace à son homologue russe, le président George Bush raconta dans ces termes les discussions intervenues lors de sa première rencontre avec Vladimir Poutine en juin 2001 à Ljubljana : « L’une des menaces du xxie siècle est la prolifération des armes de destruction massive. Et, comme le Président me l’a clairement affirmé […] : « Vous n’êtes pas la seule nation qui soit préoccupée par les armes de destruction massive ; nous aussi, nous le sommes[70]. » En Conseil conjoint otan-Russie, cette construction sociale partagée des périls de la prolifération nucléaire en Russie fut clairement exprimée par l’affirmation de « la nécessité d’atténuer les incertitudes qui entourent la question des armes nucléaires substratégiques en Russie[71] » .

La transcription en actes de cette représentation sociale partagée fut conséquente. Dès les premiers mois de son mandat, le président Bush avait exprimé son objectif « de progresser rapidement pour réduire les forces nucléaires[72] » , avant d’annoncer, en compagnie de Vladimir Poutine dans son ranch de Crawford, des réductions unilatérales de l’arsenal américain à un niveau de 1700 à 2200 têtes nucléaires. Les deux Présidents s’étaient alors entendus « pour dire que les niveaux actuels de nos forces nucléaires ne reflètent pas les réalités stratégiques d’aujourd’hui[73] ». Cette convergence sur la nécessité d’une nouvelle étape de désarmement nucléaire aboutit finalement, en mai 2002, à la signature à Moscou du Traité start iii[74]. À la même occasion, le secrétaire américain à l’Énergie et le chef du Minatom russe annoncèrent « la formation d’un groupe de travail russo-américain chargé de veiller à la non-prolifération des matériaux fissiles en Russie[75] ». Le mois précédent, l’Union européenne avait également lancé un « Programme environnemental multilatéral en matière nucléaire dans la Fédération de Russie[76] » . L’initiative la plus spectaculaire reste cependant celle décidée en juin 2002 par le G8, au Sommet de Kananaskis : en effet, le « programme 10-10-10 » prévoit d’octroyer à la Russie vingt milliards de dollars (dont dix en provenance des seuls États-Unis) sur dix ans pour l’aider à sécuriser son arsenal nucléaire[77]. Au total, toutes ces initiatives suggèrent le partage d’un même système de sens par la Russie et la communauté atlantique sur la question de la gestion de l’arsenal nucléaire russe.

L’acquisition de la technologie nucléaire par les « États voyous »

La construction sociale russo-atlantique de la menace provenant de la prolifération nucléaire n’a pas concerné que l’arsenal russe, mais aussi l’éventualité de l’acquisition de la technologie nucléaire par les « États voyous ». C’est à nouveau sous l’impulsion américaine que cette menace fut construite. En juillet 1998, une commission présidée par l’ancien (et futur) secrétaire américain à la Défense, Donald Rumsfeld, avait conclu que des États tels que la Corée du Nord et l’Iran « seraient capables d’infliger des dommages importants aux États-Unis[78] » dans une perspective rapprochée, rendant nécessaire l’élaboration d’une défense antimissile. Des premiers pas furent entamés en ce sens par l’administration Clinton, dont la portée limitée ne remettait pas encore en question l’existence du Traité abm de 1972 interdisant la construction de boucliers antimissiles[79]. Dans un langage diplomatique particulièrement édulcoré, les présidents Clinton et Eltsine exprimèrent en marge du Sommet du G8 de Cologne (1999) « leur attachement à ce Traité [abm] qui est la pierre angulaire de la stabilité stratégique », mais aussi « leur obligation […] de considérer les changements pouvant intervenir dans la situation stratégique qui auraient une portée sur le Traité abm[80] » .

Dans l’espoir de voir la Russie rejoindre la conception américaine de la menace en provenance des « États voyous », la secrétaire d’État Madeleine Albright insista en janvier 2000 auprès de son homologue russe en rappelant qu’ « en tant que représentants des États-Unis, nous ressentons très fortement l’existence d’une menace, non seulement pour nous, mais aussi pour la Russie et pour d’autres pays[81] ». Pourtant, Igor Ivanov continuait à émettre des doutes sur les intentions belliqueuses des « États voyous[82]» tandis que le nouveau président Vladimir Poutine se montrait très ferme : « Si les États-Unis violent l’accord abm, nous sortirons non seulement de start ii mais de tout le système de limitation des armements stratégiques et éventuellement tactiques[83]. »

À peine installée à la Maison-Blanche, la nouvelle administration Bush établit clairement qu’elle procéderait avec un projet de bouclier antimissile encore plus ambitieux, quitte à devoir se retirer unilatéralement du Traité abm[84]. Après avoir rallié ses partenaires européens à sa cause[85], George W. Bush se tourna vers la Russie :

Pour préserver la paix, pour protéger nos citoyens et nos alliés et amis, nous devons rechercher une sécurité qui se base sur autre chose que la sinistre hypothèse que nous pouvons détruire ceux qui cherchent à nous détruire. […] Pour ce faire, il nous faut dépasser les contraintes du Traité abm qui date maintenant de 30 ans. [Avec la Russie] nous devrions oeuvrer ensemble à remplacer ce traité par un nouveau cadre qui reflète une nette rupture avec le passé, et notamment avec l’héritage de confrontation de la guerre froide. […] Et peut-être qu’un jour nous pourrons même coopérer à une défense commune[86].

En réaction à l’attitude américaine, le ministre russe des Affaires étrangères chercha à lier les enjeux du bouclier antimissile et du désarmement nucléaire en souhaitant « une compréhension mutuelle sur les armes stratégiques offensives et défensives, qui […] doivent être vues comme parties d’un seul tout[87] ». De son côté, le président Poutine proposa au Secrétaire général de l’otan un système russo-européen de défense non stratégique[88]. En juillet 2001, le ministère russe de la Défense n’excluait plus d’amender le Traité abm[89].

Dans une perspective typiquement rationaliste, on pourrait croire que la Russie n’a fait que « sauver les meubles » tant elle était impuissante devant les États-Unis. Pourtant, plusieurs initiatives de Moscou, telles que le projet d’une défense européenne antimissile, donnent à croire qu’une partie du système de sens américain concernant les dangers de la prolifération nucléaire a été internalisée par la Russie non seulement au deuxième niveau (rationalité instrumentale) mais aussi au troisième niveau, impliquant donc la redéfinition de ses intérêts[90]. Même si Moscou continue à protester contre l’unilatéralisme américain, dans les faits le Kremlin reconnaît aujourd’hui l’utilité d’une défense contre les missiles balistiques et cherche désormais à s’y impliquer. Ainsi, lors du Sommet américano-russe de Moscou en mai 2002, une déclaration commune stipulait que la Russie et les États-Unis sont « convenus d’étudier des domaines possibles de coopération en matière de défense antimissile [et] exploreront les possibilités de coopération pratique intensifiée sur la défense antimissile pour l’Europe[91] ». Pourtant cette représentation partagée sur la nature des solutions à mettre en oeuvre pour pallier les menaces de la prolifération nucléaire ne va pas sans que quelques divergences demeurent.

Les divergences sur la coopération nucléaire russo-iranienne

D’après Robert Einhorn et Gary Samore, l’enjeu de la coopération nucléaire russo-iranienne « devint l’un des problèmes bilatéraux entre Moscou et Washington les plus controversés et frustrants de l’époque Clinton[92] » . Le principal objet du contentieux concerne le contrat signé en janvier 1995 entre Moscou et Téhéran pour la construction d’un réacteur nucléaire à Buchehr, dans le sud de la République islamique. Après que la Russie a répudié un accord russo-américain datant de 1995 qui limitait l’aide russe à l’Iran[93] , le directeur de la cia George Tenet sonna à nouveau l’alarme en janvier 2002 en déclarant que « la Russie continue à fournir une assistance significative sur plusieurs aspects du programme nucléaire de Téhéran. Elle octroie aussi à l’Iran de l’assistance sur les missiles à longue portée[94] ».

Il n’en fallait pas plus pour décider George W. Bush à aborder la question directement avec Vladimir Poutine à l’occasion du sommet bilatéral de Moscou en mai 2002. Le Président américain déclara en conférence de presse : « nous avons évoqué très franchement et honnêtement la nécessité de s’assurer qu’un gouvernement dépourvu de transparence, dirigé par un clergé radical, ne se procure pas des armes de destruction massive. Cela pourrait nous être préjudiciable et préjudiciable pour la Russie[95] ». Plutôt que de corroborer les dires de son homologue américain, le président Poutine contre-attaqua en rappelant que « les États-Unis se sont eux-mêmes engagés à construire des centrales nucléaires analogues en Corée du Nord », et évoquant « certains doutes en ce qui concerne l’élaboration de programmes de missiles à Taiwan[96] » . En somme, la divergence russo-atlantique sur la question de la coopération nucléaire russo-iranienne est patente, et l’annonce en août 2002 par Moscou d’un nouveau contrat de 800 millions de dollars sur dix ans, portant sur la réalisation de cinq nouveaux réacteurs nucléaires en Iran, n’a pu que contribuer à la creuser encore[97].

B — Les convergences sur le terrorisme international

Hormis la signature conjointe de quelques déclarations communes sur la lutte contre le terrorisme, notamment dans le cadre du G8, la Russie et la communauté atlantique n’avaient pas engagé de dialogue véritablement soutenu sur cette question avant 2001. En témoigne, par exemple, un communiqué issu d’une réunion des ministres de la Défense de l’otan en 2000 qui, après avoir évoqué la « grave menace pour la paix, la sécurité et la stabilité » constituée par le terrorisme, l’omettait complètement dans son énumération des thèmes de dialogue avec la Russie[98]. Pourtant, la Russie avait bien essayé, à la faveur du lancement de la seconde guerre de Tchétchénie en octobre 1999, de placer l’enjeu du terrorisme international à l’ordre du jour russo-atlantique. Dans sa « campagne de relations publiques[99] » , le Kremlin avait cherché à présenter sa campagne militaire en Tchétchénie comme une « opération antiterroriste[100] ». Dans cet esprit, Igor Ivanov déclara au Conseil de l’Europe, en janvier 2000 : « La Fédération de Russie protège les frontières européennes des attaques d’un terrorisme international qui, parti de l’Afghanis-tan, a gangréné l’Asie centrale, les Balkans et maintenant le Caucase[101]. » En un mot, la Russie était entrée en guerre contre le terrorisme.

La lutte antiterroriste comme « première guerre du xxie siècle[102] »

Dans une perspective constructiviste, ce ne sont pas tant les attaques terroristes du 11 septembre 2001 en tant que fait objectif, mais plutôt la construction sociale du sens qu’elles revêtent pour les acteurs qui s’avère une variable essentielle à la compréhension des processus internationaux contemporains. Or, dans la communauté atlantique le sens socialement construit du 11.09.01 a pris une consonance particulièrement guerrière, étant présenté comme une « attaque armée[103] » par l’otan, un « acte de guerre[104] » par George W. Bush, une « déclaration de guerre contre la civilisation[105] » par Gerhard Schröder ou un « mal absolu[106] » par Jacques Chirac. L’activation de l’article 5 du Traité de Washington portant sur la défense collective des membres de l’otan n’a fait que confirmer cette représentation intersubjective. Dans un discours devant le Bundestag allemand, le Président américain résuma bien la construction atlantique du sens de la lutte antiterroriste devant suivre : « Pour les États-Unis, le 11 septembre 2001 a été une césure dans notre histoire, un changement d’époque aussi brusque et aussi net que Pearl Harbour, ou le premier jour du blocus de Berlin. Il ne saurait y avoir de sécurité durable dans un monde à la merci des terroristes, ni pour mon pays ni pour aucun pays[107]. »

Par conséquent, la construction sociale du sens des événements du 11 septembre et des contre-mesures qu’ils rendaient nécessaires par la communauté atlantique s’est révélée tout à fait conforme à la représentation russe du « problème tchétchène » : la lutte contre le terrorisme international est « une nouvelle sorte de guerre[108] » . On peut mesurer l’ampleur de cette convergence entre la Russie et la communauté atlantique en observant l’évolution de l’attitude de cette dernière par rapport à la guerre de Tchétchénie. Rappelons qu’en novembre 1999, la communauté atlantique avait orienté le sommet de l’osce d’Istanbul afin de mettre en évidence le « quasi complet isolement diplomatique de la Russie par rapport à l’enjeu tchétchène[109] ». Dans les mois suivants, même Bill Clinton, d’ordinaire plutôt conciliant avec Moscou, qualifiait l’action russe en Tchétchénie de « guerre cruelle et sans issue[110] » . Quant aux capitales européennes, leurs critiques virulentes de l’attitude du Kremlin s’exprimaient sans relâche, tant lors des sommets ue-Russie[111] qu’au sein du Conseil de l’Europe[112] ou de la Commission des droits de l’homme de l’onu[113]. Toutes ces condamnations cessèrent après le 11.09.01. Par exemple, le chancelier Schröder considéra, après le fameux discours de Poutine devant le Reichstag allemand, que « l’opinion publique internationale devrait maintenant faire preuve de plus de discernement dans son évaluation de la situation en Tchétchénie[114] » . Dans le Caucase comme en Afghanistan, la lutte antiterroriste était devenue synonyme de guerre.

La coopération stratégique dans l’opération militaire en Afghanistan

Il n’est pas inutile de rappeler que dès mai 2000, la Russie envisageait de procéder à des frappes aériennes sur les camps d’entraînement terroristes situés en Afghanistan[115]. Dans cette optique, la collaboration russe à l’opération antiterroriste en Afghanistan faisant suite au 11.09.01 paraît logique. De fait, lors d’un Conseil otan-Russie, les parties reconnurent que « [c]es événements tragiques nous rappellent que l’otan et la Russie sont confrontées à des menaces communes qui appellent des réponses globales et coordonnées[116] ».

Néanmoins, en allant « au-delà des simples manifestations de sympathie « pour plutôt consister en un « soutien total[117] » , la collaboration stratégique offerte par Moscou lors de l’opération « Liberté immuable » s’est révélée véritablement étonnante et carrément inédite dans l’histoire de la relation russo-atlantique depuis la Seconde Guerre mondiale. D’après Vladimir Baranovsky, la Russie a été « réclamée non seulement comme partenaire à part entière, mais aussi comme un pays dont la participation aux actions communes revêt, dans certains domaines, une importance primordiale[118] ». Les cinq axes de cette collaboration avaient été énoncés par le président Poutine dès la fin septembre 2001 : coopération en matière de renseignement, ouverture de l’espace aérien russe aux convois humanitaires, accord pour l’utilisation par les forces américaines de l’espace aérien et des aérodromes des trois pays d’Asie centrale frontaliers de l’Afghanistan (Ouzbékistan, Tadjikistan, Turkménistan), participation à des missions de sauvetage, et renforcement de l’aide à l’Alliance du Nord[119]. Le 20 septembre, le ministre russe des Affaires étrangères déclara, au terme d’une rencontre avec l’administration américaine, que « les États-Unis souhaitent la coopération de la Russie, mais pas sa participation aux opérations de représailles contre l’Afghanistan[120] ».

À peine Kaboul était-elle prise des mains du régime Taliban que la Russie y débarquait ses soldats et personnels civils du ministère des Situations d’urgence[121]. Sans prendre part officiellement à la Force internationale de sécurité mise sur pied en Afghanistan, la Russie participe en première ligne à la réorganisation du pays[122]. Comme le notait un diplomate américain : « La Russie en fait plus pour appuyer la [guerre contre le terrorisme] que la plupart des membres de l’otan[123]. » D’ailleurs, lors du sommet bilatéral de mai 2002, Moscou et Washington se déclarèrent « alliés dans la lutte globale contre le terrorisme international[124] ». Ceci, il faut le noter, sans que toute divergence ne soit aplanie.

Les divergences sur la présence américaine en Asie centrale

Décidée par Vladimir Poutine, l’implication de la Russie dans la coalition antiterroriste reçut un soutien conséquent de la part de la population russe, qui approuva l’opération « Liberté immuable » dans des proportions appréciables[125]. En revanche, plusieurs membres des élites politique et militaire contestèrent fortement l’ouverture de bases militaires anciennement soviétiques aux forces armées américaines. Rappelons que dès sa prise des fonctions présidentielles, Vladimir Poutine avait rappelé à la communauté atlantique que la Russie s’opposait à ce que des relations privilégiées s’instaurent avec des pays de la cei[126], visant notamment la pénétration de l’otan dans le « glacis protecteur » russe par le biais du PpP et du Conseil de partenariat euro-atlantique (cpea). Par exemple, le guuam, un regroupement formé en 1997 et rassemblant la Géorgie, l’Ukraine, l’Ouzbékistan, l’Azerbaïdjan et la Moldavie, constitue un pôle de résistance à « l’hégémonie russe » dans la cei particulièrement en phase avec Washington et source de beaucoup d’inquiétude à Moscou[127].

Devant l’intérêt renforcé des États-Unis pour l’Asie centrale, à partir de septembre 2001, nombreux ont été les dirigeants russes à considérer qu’une nouvelle ère de compétition russo-atlantique s’ouvrait dans la cei. Si Vladimir Poutine se disait en novembre 2001 beaucoup plus inquiet par le terrorisme qui y prend racine que par la présence américaine[128], cette opinion est restée minoritaire. Ainsi le ministre de la Défense, Sergueï Ivanov, a-t-il d’abord prétendu qu’il n’y avait « pas de place » pour installer des troupes américaines en Asie centrale[129]. Guennadi Ziouganov, chef du Parti communiste de la Fédération de Russie, a de son côté affirmé que « les leaders russes ne doivent pas s’incliner devant la politique américaine d’agressivité[130] ». Une vingtaine de généraux russes ont publiquement dénoncé la politique conciliante de Vladimir Poutine[131]. Devant ce tollé, le président de la Douma, Guennadi Seleznev, a précisé qu’il « ne voudrait pas voir apparaître des bases permanentes américaines[132] » tandis que le président Poutine soulignait qu’il préférerait que les questions de terrorisme en Asie centrale soient d’abord discutées dans le cadre de la cei[133].

Il n’est donc pas étonnant que la révélation faite en mars 2002 de la présence de 200 « moniteurs » américains en Géorgie ait suscité de nouvelles protestations. En considérant que cette nouvelle « n’est pas une tragédie[134] » , le président Poutine a une fois de plus démontré l’écart grandissant entre son attitude conciliante et celle des élites qui l’entourent. On peut douter que la déclaration russo-américaine de mai 2002, qui exprime le rejet du « modèle de la rivalité des « grandes puissances », reconnaît l’ « intérêt commun » de Moscou et Washington en Asie centrale et les engage « à la transparence et à la coopération » dans cette région, ne parvienne à rétrécir cette divergence russo-atlantique sur la présence américaine en Asie centrale[135].

IV – Les variables de l’évolution culturelle

Comme tout processus social, l’émergence contemporaine d’une culture russo-atlantique de sécurité est soumise à l’influence de variables multiples. Dans son étude du changement structurel (qu’il appelle aussi l’évolution culturelle), Alexander Wendt dégage quatre « variables maîtresses » lui servant de mécanisme opératoire : l’interdépendance, la communauté de destin, l’homogénéité et l’auto-restriction[136]. À ces variables lourdes de l’évolution culturelle, on ajoutera ensuite des déterminants de nature sociale en discutant l’institutionnalisation de la relation russo-atlantique et le rôle joué par les hommes d’État.

A — Les variables lourdes

À n’en pas douter, les deux premières variables maîtresses de l’évolution culturelle, l’interdépendance et la communauté de destin, sont actives dans la relation russo-atlantique de sécurité. Comme le confirme un groupe d’experts, « la ‘communauté’ [common-ness] intrinsèque des destinées de la Russie et de l’Europe perdure. Il ne fait aucun doute que le futur de l’Europe sera fondamentalement affecté par le rôle de la Russie sur le continent[137] ». D’aucuns pourraient avancer que la Russie et la communauté atlantique forment un « complexe régional de sécurité[138] » .

En revanche, les deux dernières variables maîtresses restent des paramètres incertains de la relation russo-atlantique. Au niveau de l’homogénéité des régimes internes, Zvi Gitelman a récemment dressé un bilan de la transition démocratique russe démontrant clairement son état inachevé[139]. Rappelons qu’Edward Mansfield et Jack Snyder ont statistiquement démontré que « les États comme la Russie contemporaine qui font le plus grand bond – d’une autocratie à part entière vers une vaste démocratie de masse – sont deux fois plus enclins à entrer en guerre dans la décennie suivant la démocratisation que les États qui restent autocratiques[140] ». Finalement, en ce qui concerne l’auto-restriction, on ne saurait prétendre que le principe soit rigoureusement appliqué par la Russie lorsqu’on voit la gestion fortement militarisée de la question tchétchène. En retour, Moscou considère que les campagnes aériennes menées par l’otan dans les Balkans ont démontré que la communauté atlantique n’exclut pas le recours à la force comme outil de régulation des relations internationales et entretient donc sa suspicion[141]. Devant l’impact mitigé des variables maîtresses, il apparaît donc que l’émergence récente d’une culture russo-atlantique de sécurité ait été rendue possible par l’influence de variables de nature plus fondamentalement sociale.

B — Les variables sociales

Tandis qu’Alexander Wendt considère l’État comme un acteur unitaire doté de qualités anthropomorphiques[142] , cet article a proposé de démystifier cette fiction théorique en observant l’interaction des hommes d’État sur la scène internationale. Cette conceptualisation a l’avantage d’ouvrir la porte à des variables de nature sociale que Wendt exclut de son analyse de l’évolution culturelle. La plus importante d’entre elles concerne l’institutionnalisation, qui désigne, dans une perspective constructiviste, un processus de régularisation des interactions sociales par l’élaboration de règles formelles et la construction de représentations intersubjectives. Comme le souligne John Ruggie, l’institutionnalisation favorise « une intelligibilité mutuelle des comportements à l’aide de mécanismes communicationnels et de routines organisationnelles[143] » .

Dans cet ordre d’idées, Sergueï Blagovoline soutient « qu’une partie significative de l’incompréhension [russo-atlantique des premières années d’après-guerre froide] résulte de l’absence de contacts et de travail commun au quotidien[144] ». Or, dans les dix dernières années l’effort d’institutionnalisation de la relation russo-atlantique de sécurité a été constant, comme le démontrent les nombreux organes et comités conjoints établis dans le cadre de l’osce et de l’otan. La création du Conseil otan-Russie en mai 2002 s’est d’ailleurs inscrite dans cette mouvance[145]. En plus des contacts diplomatiques de haut niveau, l’institutionnalisation de la relation russo-atlantique favorise les interactions sociales aux échelons inférieurs. Emanuel Adler nomme ce processus social la « diplomatie de séminaire ». D’après cet auteur, « un séminaire est un mécanisme de socialisation, fondé sur l’interaction et le dialogue, qui promeut le développement de significations communes, d’idées innovatrices et de solutions coopératives[146] ». Que l’on songe par exemple au Forum de Vienne pour la coopération en matière de sécurité lancé par l’osce, ou encore aux multiples rencontres entre militaires sur les doctrines de sécurité nationale organisées dans le cadre de l’otan, l’institutionnalisation de la relation russo-atlantique ne fait aucun doute et donne à penser qu’avec le temps, elle ait commencé « à changer la manière dont les habitants de la zone osce pensent la sécurité[147] ».

Finalement, l’émergence d’une culture russo-atlantique de sécurité a été rendue possible par une variable sociale tout à fait conjoncturelle : la relation privilégiée Bush-Poutine. Dès leur première rencontre à Ljubljana en juin 2001, une entente cordiale s’est établie entre les deux chefs d’État, favorisant un dialogue ouvert et propice à la construction intersubjective de représentations communes. La « diplomatie personnelle » de George W. Bush, selon sa propre expression, y est certainement pour beaucoup : « Je pense que, quand les gens découvrent leur sujet de respect mutuel, il leur est facile de travailler ensemble[148]. » Quant à Vladimir Poutine, son pragmatisme est souvent relevé par les analystes, se manifestant selon Robert Legvold par « une intention de régler les dossiers de façon pratique, en limitant les biais historiques et les distractions idéologiques[149] ». En mai 2002, le Président russe a suggéré que sa relation privilégiée avec son homologue américain avait été « décisive » dans la négociation du Traité START 3[150]. Il va de soi, cependant, qu’une telle variable sociale reste fragile dans l’émergence d’une culture russo-atlantique de sécurité.

Conclusion

Si cet article permet d’attester de l’émergence d’une culture russo-atlantique de sécurité dans l’après-guerre froide, on ne saurait en conclure que cette évolution est irréversible ou garante de paix. La réalité sociale est « émergente[151] » , et la complexité des variables qui permettent de la comprendre rend toute certitude pour le moins hasardeuse. Néanmoins, comme l’a rappelé le bref historique en introduction, il existe une tendance claire, sur les cinquante dernières années, vers la formation éventuelle d’une communauté russo-atlantique de sécurité. Puisque cet article s’est affairé à démontrer le partage progressif d’une même culture de sécurité par la Russie et la communauté atlantique, il paraît intéressant, en conclusion, de s’interroger sur la nature de la corrélation qui lie ce processus contemporain de construction d’un même système de sens à la tendance lourde du dernier demi-siècle, orientée vers la formation d’une communauté russo-atlantique de sécurité.

Contrairement à ce que pourraient laisser croire les théories rationalistes des relations internationales, la corrélation unissant l’existence d’une culture commune de sécurité à la formation d’une communauté de sécurité n’est certainement pas causale. De fait, la présence de la première variable n’implique d’aucune manière systématique que ce soit l’avènement de la seconde. Par exemple, la France et l’Allemagne partageaient toutes deux un important système de sens commun sur le « culte de l’offensive » à la veille de la Première Guerre mondiale, ce qui ne les a aucunement empêchées de s’entretuer comme jamais auparavant. Comme toute séquence historique, cet épisode international fut beaucoup trop mouvant pour qu’on puisse y isoler un quelconque effet de sa cause. En fait, malgré son efficacité analytique tout à fait appréciable, la théorisation causale ne parvient pas à saisir toute la fluidité de la réalité sociale. Ce statisme est notamment dû au fameux postulat « toutes choses étant égales par ailleurs » ou ceteris paribus, qui oblige l’analyste à considérer l’ensemble des paramètres d’un problème comme fixes, à l’exception de ceux dont il se préoccupe de la variance. Or il est clair que rien, dans la réalité sociale, ne peut être considéré constant à t puis t+1.

Pour pallier cette faiblesse des théories rationalistes, les constructivistes ont mis de l’avant la théorisation constitutive[152] qui, dans sa plus simple expression, se fonde sur l’équation : « x compte pour y dans le contexte c » (par exemple, un morceau de papier doté de caractéristiques précises compte pour vingt dollars dans le cadre du système bancaire canadien[153]). Certains travaux constructivistes ont apporté la preuve qu’un tel raisonnement détient un fort potentiel pour rendre compte du changement en relations internationales[154]. Mais le vaste débat autour du problème agent-structure, auquel Wendt a proposé la solution de la constitution mutuelle il y a plus de quinze ans[155] , a entraîné les constructivistes à se préoccuper de l’agent (x) et de la structure (y) au détriment du contexte (c). Comme le note Erik Ringmar, « les structures de Wendt fabriquent des agents qui fabriquent des structures qui fabriquent des agents, mais nulle part dans ce balancement perpétuel n’est-il possible que quoi que ce soit de nouveau ou d’inattendu survienne[156] ». Autrement dit, sans une attention soutenue pour la variable c, le potentiel analytique de la théorisation constitutive n’est que partiellement exploité, notamment parce que toute possibilité de changement en est évacuée.

Afin d’éviter cet écueil, cet article propose de considérer l’existence d’une culture commune de sécurité comme une variable permissive de la formation d’une communauté de sécurité. Le lien de permissivité consiste en un processus dynamique par lequel une combinaison de variables données permet une autre variable. Par conséquent, l’existence d’une culture commune de sécurité entre la Russie et la communauté atlantique ne cause pas la formation d’une communauté russo-atlantique de sécurité et ne la constitue pas davantage : elle la rend possible, dans la mesure où elle coexiste avec un certain nombre d’autres variables intervenantes (par exemple les variables de l’évolution culturelle analysées plus haut) observées à t sans que l’on ait à postuler leur existence à t+1. En un mot, une variable permissive est une condition nécessaire mais insuffisante à l’avènement d’une autre variable.

L’analyse de permissivité doit être comprise comme un raisonnement complémentaire à la théorisation constitutive. Si l’on reprend l’équation de constitution (x compte pour y dans le contexte c), on s’aperçoit que l’analyse de permissivité cherche à décomposer la variable c, qui est le paramètre par lequel le changement est introduit dans l’équation. Autrement dit, il s’agit de comprendre les variations affectant les conditions de possibilité de la relation de constitution entre x et y. Dans cette optique, la problématique des conditions de la paix consiste donc à se demander dans quel contexte (c) un groupe d’États donné (x) constitue-t-il une communauté de sécurité (y) ? Clairement, le partage d’une même culture de sécurité par la Russie et la communauté atlantique apparaît alors comme une condition nécessaire mais insuffisante à la formation d’une communauté russo-atlantique de sécurité.