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« Il nous faut de nouvelles approches et de nouveaux outils, c’est-à-dire une diplomatie d’un genre nouveau : une diplomatie qui mobilise les efforts collectifs d’un vaste éventail d’acteurs, à l’intérieur comme à l’extérieur des gouvernements, et qui repose à la fois sur notre capacité à faire prendre conscience des besoins fondamentaux en matière de sécurité humaine et sur un nouveau consensus partagé par des acteurs déterminés à aborder de front les droits et les besoins essentiels de millions de personnes » : tel est le programme avancé par le ministre canadien des Affaires étrangères et du Commerce international, Lloyd Axworthy en 1999[1]. Celui-ci invite les principaux acteurs des relations internationales, c’est-à-dire les États, à modifier leurs représentations de la sécurité. Son objectif consiste à « renverser » la hiérarchie des valeurs en matière diplomatique et stratégique, c’est-à-dire à placer la sécurité de l’individu au faîte des préoccupations étatiques. Dans la mesure du possible, les actions entreprises tentent d’apporter une réponse à l’accroissement très sensible du nombre de civils morts pendant des affrontements[2], mais aussi à l’augmentation des guerres civiles qui transpose le dilemme de la défense à l’intérieur même des frontières nationales[3]. La réflexion académique rend assez bien compte de cette transformation. Elle diffuse de nouvelles conceptions, notamment en faveur d’une sécurité globale des individus qui prend le dessus sur la classique sécurité des États définie par le paradigme réaliste[4]. Certaines organisations internationales comme l’onu n’hésitent pas à mobiliser cette valeur de sécurité humaine comme l’illustre la Déclaration du Millénaire rédigée par l’Assemblée générale. Mais qu’en est-il des États occidentaux au Nord ? Considèrent-ils la sécurité humaine comme un concept valide au sein des relations internationales ? Leurs « cartes mentales » qui orientent leurs comportements stratégiques sont-elles réécrites à partir de la sécurité humaine ? Celle-ci s’apparente-t-elle à une valeur de rupture dans les cultures stratégiques du Nord ? En d’autres termes, est-elle synonyme de changement dans l’ensemble des habitudes de pensée qui gouvernent l’organisation et l’emploi de la force militaire au service d’objectifs politiques en Occident ?

L’ensemble de ces interrogations renvoie à un champ spécifique de recherches qui concerne la culture stratégique (« un ensemble de croyances, d’attitudes et de schémas de comportements à l’égard de la stratégie[5] »). Ce type d’analyses se développa aux États-Unis dans la fin des années 70. Il s’agissait d’échapper à l’ethnocentrisme américain d’ordre politique en expliquant les options et les actions stratégiques par la culture. Les travaux portèrent alors sur l’histoire, les relations entre culture et guerre, la psychologie sociale et les approches géopolitiques régionales. Trois générations d’analyses se sont succédé depuis. Les premières, menées principalement par Colin S. Gray et David Jones, diffusent une conception élargie du concept de culture stratégique et envisagent une certaine unicité de l’action causée par une seule et unique culture. Dans le milieu des années 80, les secondes appréhendent la culture stratégique comme un moyen de légitimation de l’action publique. Enfin, les derniers développements académiques tentent d’éviter les écueils déterministes. Ils aboutissent à trois conclusions : une communauté de sécurité peut abriter plusieurs cultures stratégiques ; l’élargissement du concept de culture stratégique risque de virer à la tautologie car il est parfois très englobant ; il est nécessaire d’adopter un regard plus rigoureux afin d’élaborer des théories falsifiables[6]. Aujourd’hui, les termes du débat portent essentiellement sur les relations entre culture et comportement. À titre d’illustration, Colin S. Gray affine sa démarche et préfère parler en termes de « contexte général » plutôt que de causalité stricte lorsqu’il prend en considération l’impact de la culture sur les actions stratégiques[7].

L’ambition de la présente étude consiste à croiser cette réflexion en termes de culture stratégique avec la sociologie des valeurs et plus particulièrement avec la problématique du changement culturel telle qu’elle peut s’envisager dans l’approche interne des sociétés[8]. Elle repose sur une double démarche : utiliser les instruments des sciences sociales dans la discipline des relations internationales et souligner l’impact des représentations de la sécurité sur la pratique stratégique des États[9]. Afin de clarifier l’approche, les concepts clefs de culture et de valeurs méritent approfondissement. À la fois manière de sentir, de vivre et d’agir, la culture correspond à l’ensemble des représentations et des comportements acquis par l’homme en tant qu’être social. À cet égard, Norbert Elias opère une distinction très nette entre civilisation et culture. La première comprend l’ensemble des faits économiques, politiques, sociaux, religieux, techniques et moraux effaçant les différences. Il s’agit finalement d’un processus qui transcende les spécificités culturelles puisque capable d’incorporer de nouvelles formes de vie, voire de les imposer à d’autres individus comme le prouvent les expériences coloniales sous-tendues par des « missions civilisatrices ». La culture, selon Elias, est presque l’antithèse de la civilisation dans le sens où elle révèle des particularités propres à un groupe donné, notamment la nation : « À l’encontre de la fonction du concept de civilisation, fonction qui exprime les tendances expansionnistes permanentes de nations et de groupes colonisateurs, la notion de culture reflète la conscience d’une nation obligée de se demander continuellement en quoi consiste son caractère spécifique, de chercher et de consolider sans cesse ses frontières politiques et spirituelles[10]. » Les composantes de base de toute culture correspondent aux valeurs.

D’un point de vue strictement étymologique, la valeur renvoie à tout ce qui est considéré comme fort ou puissant. Elle revêt le caractère de ce qui est désirable : la valeur d’un mets ou bien d’un vin. Sur le plan sociologique, elle permet de dissocier ce qui est bon, juste ou aimé de ce qui est mauvais, injuste ou haï au sein d’un groupe donné. Une valeur est « une croyance durable en un mode spécifique de conduite ou en une finalité de l’existence qui est personnellement et socialement préférable à un autre mode de conduite ou de finalité de l’existence[11] ».

Mais les valeurs qui reflètent les préférences sociales d’un groupe ne se reproduisent pas forcément à l’identique. C’est la raison pour laquelle l’analyse des changements culturels a mis en relief plusieurs types de valeurs : les valeurs de création, de conversion et de connexion. Dans un ouvrage entièrement consacré à l’évolution culturelle sous l’angle des valeurs, Thomas R. Rochon présente une typologie susceptible d’être mobilisée au sein de toute analyse relative aux changements et aux résistances culturels[12]. Le premier type correspond aux valeurs de création. Celles-ci sont de nouvelles idées investies de préférences sociales par lesquelles s’expriment des manières inédites de définir un problème et de le résoudre. Elles naissent au sein de communautés critiques, c’est-à-dire de petits groupes à l’intérieur desquels de nouvelles idées émergent et sensibilisent les individus à de nouveaux problèmes. La formulation d’idées ne constitue pas l’unique finalité des communautés critiques : celles-ci cherchent à diffuser ces idées à l’extérieur afin de favoriser l’adhésion de la population aux nouvelles valeurs proposées. Ces communautés critiques présentent quelques similitudes avec ce que les spécialistes des sciences sociales qualifient de « communauté épistémique », dont la principale activité consiste « à cristalliser certaines idées et certains intérêts au sein de discours qui clarifient les buts politiques et les alliances partisanes[13] ». Toutefois, elles en diffèrent parce qu’elles se veulent avant tout critiques. Elles recherchent de nouvelles façons d’envisager un problème et dégagent des solutions inédites et ce, indépendamment de toute congruence avec les politiques publiques à l’oeuvre. Qui plus est, elles n’exercent qu’une influence indirecte sur la formulation de ces dernières puisqu’elles n’entretiennent pas de liens privilégiés avec le pouvoir politique[14].

Face aux valeurs de création confinées dans des communautés critiques, les valeurs de connexion s’insèrent dans un véritable processus de politisation. Des mouvements sociaux orientent discours et préférences sur la base des valeurs de création qui sont alors introduites dans le débat public. Il s’agit d’une opération de « publicisation » des idées exprimées dans les communautés critiques ou, en d’autres termes, de confrontation entre ces nouvelles idées avec les valeurs existantes dans le cadre de l’espace public. L’apparition de ces valeurs de connexion (entendons par connexion une liaison avec les valeurs antérieures mais aussi un affrontement potentiel) peut engendrer la recomposition des coalitions politiques[15].

Enfin, les valeurs de conversion expriment l’achèvement du changement car elles riment avec processus de dé-légitimation des valeurs antérieures. En effet, elles se substituent à ces dernières et deviennent primordiales dans la hiérarchie culturelle. Thomas R. Rochon prend deux exemples américains qui illustrent ces valeurs. Le premier concerne les droits civils. Au xixe siècle, la reconnaissance de ces derniers aux individus noirs correspond à une valeur qui convertit la ségrégation raciale. Le second tient à la situation des alcooliques. Pendant des années, la société américaine s’est désintéressée du sort de cette catégorie de personnes. Mais le sentiment que l’alcoolisme constitue une maladie pousse peu à peu les individus à reconnaître la responsabilité, voire la nécessité qui incombe à la société d’assister et d’aider les alcooliques dans leur traitement (cette responsabilité dans l’assistanat représente pour Thomas R. Rochon une véritable valeur de conversion). L’auteur perçoit une ligne directrice au sein de tout changement culturel, laquelle trace un passage progressif des valeurs de création aux valeurs de conversion en passant par les valeurs de connexion. Selon lui, « le chemin le plus prometteur d’un changement culturel part de la création d’un nouveau concept pour conduire à la formation de nouvelles connexions et seulement ensuite, convertir la population à ces nouvelles façons de pensée au sujet d’un enjeu ou d’un problème[16] ».

Certes, le cadre théorique établi par Thomas R. Rochon ne porte pas sur les phénomènes internationaux stricto sensu. Les internationalistes doivent-ils, dès lors, l’écarter ? Répondre négativement contribuerait à isoler la discipline au sein des Sciences sociales, ce qui risque d’altérer les dynamiques d’emprunt et d’innovations. Qui plus est, le regard adopté quant aux changements culturels internes trouve des terrains d’application tout à fait pertinents en matière internationale. Ainsi, certains processus de conversion dans les cultures stratégiques des États occidentaux épousent les différentes étapes décrites par Thomas R. Rochon malgré l’impact de facteurs inhérents au domaine international. À cet égard, le contrôle des armements pendant la guerre froide constitue un assez bon exemple. Il s’impose progressivement aux États à travers l’impulsion de communautés épistémiques, comme le Mouvement Pugwash à partir de 1955, et la prise de conscience par les deux superpuissances d’un « équilibre de la terreur » à gérer en commun[17]. Les États-Unis exercent alors un effet d’entraînement sur leurs alliés afin de réaliser ce changement[18]. Ainsi, un facteur supplémentaire s’ajoute au cadre théorique : l’effet du système international[19]. Mais la dynamique de transition culturelle par laquelle les États occidentaux subordonnent leur politique d’armement au nécessaire respect des conventions internationales[20] fonctionne de la même manière que les processus de conversion à l’intérieur des sociétés. Mais qu’en est-il en ce qui concerne la sécurité humaine ?

Le « chemin » qu’emprunte le changement culturel en la matière se révèle inachevé. Créée sous l’effet de certaines organisations internationales relayées par une poignée d’États organisés en réseau, la sécurité humaine demeure une valeur de connexion qui a bien du mal à convertir les cultures stratégiques du Nord. Qui plus est, son rayonnement demeure étriqué puisque maints États du Nord ne l’intègrent pas comme référentiel d’action publique internationale. Dans cette perspective, la sécurité humaine n’incarne pas une valeur de rupture au sein des cultures stratégiques occidentales.

I – Une valeur façonnée

Dans le milieu académique, le concept de sécurité fait l’objet de nouvelles formulations à partir des années 60 et 70. Leur dénominateur commun réside dans une critique du paradigme réaliste. Ainsi, plusieurs auteurs envisagent la mise à l’écart de la conception westphalienne des relations internationales. Ils élargissent les dimensions de la sécurité trop cantonnée selon eux dans un aspect militaire et territorial. Johann Galtung propose une définition positive de la paix incluant la quête d’une justice sociale et la lutte contre toute « violence structurelle » qui résulte, selon lui, de la pratique du pouvoir étatique[21]. John Burton diffuse une conception de la société mondiale fondée sur le bien-être et la satisfaction des besoins humains individuels[22]. L’approche libérale de Lester Brown et Richard Ullman intègre dans le concept de sécurité toutes les menaces à la qualité de vie des habitants[23]. Le courant critique insiste sur l’émancipation des êtres humains et cherche à protéger ces derniers des interventions étatiques considérées comme attentatoires à la liberté. Enfin, les constructivistes perçoivent une évolution tant normative que comportementale sur la scène internationale qui contraint les acteurs, y compris les États, à adopter de nouvelles lignes de conduites beaucoup plus respectueuses des droits individuels[24].

Ces différentes définitions, qui représentent autant de sources possibles pour la sécurité humaine, ont été élaborées au sein de la communauté critique universitaire. Cependant, la formulation publique de la sécurité humaine trouve son origine officielle en 1994 dans le Rapport sur le développement humain du Programme des Nations Unies pour le développement. C’est donc une organisation internationale qui, la première fois dans l’histoire diplomatique, diffuse sur la scène internationale une nouvelle conception de la sécurité. La sécurité humaine est ensuite reprise par certains États, lesquels s’organisent pour la promouvoir et assurer son développement : le Réseau de Lysøen.

A — Une valeur élaborée et diffusée par certaines organisations internationales

L’initiative du pnud

C’est dans le second chapitre du rapport rédigé par le pnujd en 1994 qu’apparaît pour la première fois le concept de sécurité humaine. La nouvelle configuration internationale ainsi que la morphologie intra-étatique des conflits expliquent l’émergence d’un tel concept, lequel a pour principale ambition de faire face aux incertitudes du quotidien[25]. Cette formalisation comprend essentiellement une autonomie de la sécurité humaine par rapport au développement humain, une focalisation sur l’individu et l’appel à une coopération multilatérale renforcée.

Pour le pnud, la sécurité humaine « n’est pas une question d’armement, mais une question de vie humaine et de dignité[26] ». Cette courte phrase révèle l’esprit de ce concept qui fait de l’individu la source, l’objet et la finalité de l’action sécuritaire et relègue les préoccupations militaires de l’État au second rang. Quelle est la véritable nature de ce concept ? De quelles valeurs s’inspire-t-il ? Quelles mesures le pnud envisage-t-il afin de le rendre effectif ?

La sécurité humaine bénéficie d’une autonomie par rapport à d’autres concepts considérés comme proches. Le pnud insiste tout particulièrement sur la nécessité de distinguer sécurité humaine et développement humain. Celui-ci englobe celle-là, car le développement humain se conçoit comme « un processus d’élargissement des possibilités de choix offertes aux individus. Le concept de sécurité humaine implique, quant à lui, que les individus peuvent raisonnablement espérer que les perspectives présentes aujourd’hui ne s’évanouiront pas demain[27] ». Par là, le rapport dégage un champ de réflexion à part sur lequel peut progresser l’idée d’une plus grande individualisation au sein des relations internationales.

De plus, le concept de sécurité humaine revêt deux aspects complémentaires : « d’une part, la protection contre les menaces chroniques, telles que la famine, la maladie et la répression et, d’autre part, la protection contre tout événement brutal susceptible de perturber la vie quotidienne ou de porter préjudice à son organisation dans les foyers, sur le lieu de travail ou au sein de la communauté[28] ». Mais le rapport ne s’en tient pas là. Il décrit avec précision la morphologie du concept. Celle-ci se révèle très extensive puisqu’elle englobe sept composantes : la sécurité économique portant sur la garantie d’un revenu minimum qui provient d’un travail rémunéré (éviter la précarité de l’emploi) ; la sécurité alimentaire permettant à chaque individu de disposer à tout moment d’une alimentation de base (lutter contre la famine ou bien les carences) ; la sécurité sanitaire, qui réside dans l’éradication des maladies infectieuses et parasitaires (favoriser un accès équitable aux soins) ; la sécurité de l’environnement visant à prévenir ou contrecarrer les effets d’une industrialisation intensive et de la croissance rapide de la population ; la sécurité personnelle, qui correspond à la protection de la vie humaine face aux différentes formes de violence soudaines et imprévisibles ; la sécurité de la communauté, qui englobe la protection des individus face à des pratiques oppressives émanant des autorités communautaires comme certaines rites sexuels et l’atteinte à l’identité culturelle du groupe ; la sécurité politique ayant comme fondement la préservation des droits fondamentaux (tout comme les précédentes, cette sécurité possède une dimension très extensive puisqu’elle englobe la répression des États sur les citoyens mais également les diverses mesures allant à l’encontre d’une véritable liberté d’information et d’idées). Le pnud insiste sur le caractère interdépendant de ces différentes composantes dans le sens où une menace contre une seule d’entre elles risque fort de se communiquer à toutes les autres comme un typhon déchaîné[29].

Ces composantes reflètent une certaine mise à l’écart de l’État en tant qu’acteur prépondérant des relations internationales. S’il peut être à l’origine d’une insécurité (notamment politique), il ne constitue pas à lui seul la source unique des phénomènes d’insécurité[30]. Qui plus est, l’État apparaît bien comme secondaire dans la réflexion, car il ne correspond pas au bénéficiaire ultime de la sécurité. Le pnud prend comme étalon de valeur l’individu sans appartenance sociale particulière : « le sentiment de la sécurité humaine, c’est un enfant qui ne meurt pas, une maladie qui ne se propage pas, un emploi qui n’est pas supprimé, une tension ethnique qui ne dégénère pas en violence, un dissident qui n’est pas réduit au silence[31] ». Il fait par conséquent abstraction des identités collectives et au premier chef, de l’identité nationale.

Le rapport ne s’arrête pas à une simple description du concept de sécurité humaine. Il recense différentes mesures susceptibles de favoriser à l’échelle nationale, mais aussi et surtout internationale ce nouveau type de sécurité. Selon les rédacteurs, les mécanismes issus de la Seconde Guerre mondiale sont caducs. Il convient soit de les remplacer, soit de leur adjoindre de nouvelles structures. Afin de réaliser ce but, le pnud recense plusieurs indicateurs qui visent à évaluer l’insécurité humaine : l’aggravation de la situation alimentaire, le fort taux de chômage conjugué à une baisse des salaires, les violations des Droits de l’homme, les flambées de violence ethnique, le renforcement des disparités régionales et le poids excessif des dépenses militaires[32]. Ces indicateurs constituent des instruments essentiels dans la mise en oeuvre d’une diplomatie préventive permettant d’éviter le point critique. L’organisation émet ensuite une série de recommandations auprès des gouvernements et des institutions internationales afin de prévenir les situations chroniques et surtout de prendre en compte « l’indivisibilité de la sécurité humaine sur l’ensemble de la planète[33] ». Le pnud insiste enfin sur une aide directe aux plus pauvres[34]. Ainsi, le discours de l’organisation place l’individu au coeur du dispositif. Il considère la diplomatie préventive comme la seule apte à répondre aux nécessités de la sécurité humaine (éviter, notamment, l’aggravation de situations d’instabilité qui risquent de se transformer en conflits sanglants).

Un effet d’entraînement

Le travail du pnud bénéficie d’un écho auprès de forums internationaux ou d’autres organisations. À titre d’illustration, la Commission pour une gouvernance globale – ancienne commission des enjeux du développement présidée par Willy Brandt et qui a changé de nom en 1989[35] – reprend largement cette conceptualisation. Dans le chapitre trois de son rapport publié en 1995, elle met en relief la nécessaire intégration de la sécurité humaine au sein des préoccupations mondiales mais articule celle-ci à la sécurité classique des États. Il s’agit donc moins d’une substitution que d’un effort de complémentarité[36]. Qui plus est, la Commission considère la sécurité humaine comme l’autre versant d’une sécurité qualifiée de planétaire principalement axée sur la préservation de l’environnement. L’articulation des deux compose la sécurité globale à laquelle aspirent les membres de la Commission[37].

L’onu dans son ensemble reconnaît la pertinence du concept et cherche à étendre la formulation du pnud aux autres branches de l’organisation. Quand bien même elle tend à considérer qu’elle « faisait de la sécurité humaine » sans le savoir tel monsieur Jourdain à l’égard de la prose, l’onu entend approfondir la réflexion et engager ses membres à prendre plus largement en considération la sécurité humaine. C’est la raison pour laquelle Boutros Boutros-Ghali déclare lors du Sommet social de Copenhague en 1995 que la valeur centrale sous-jacente aux différentes conférences de l’onu est la personne humaine. D’autres acteurs internationaux, comme les institutions économiques internationales, s’inscrivent dans ce mouvement. Ainsi, l’ocde avec le Comité d’aide au développement établit des liens entre l’attribution d’aides au développement et le respect de la sécurité humaine. Quant à la Banque mondiale, elle crée un organe interne chargé de définir ses actions en situation post-conflictuelle[38].

Ainsi, l’originalité du concept de sécurité humaine réside dans les conditions de son émergence au cours des années 90. En tant que valeur de création, il est conçu comme une alternative aux conceptions militaires et étatiques de la sécurité. Certains États occidentaux ne sont pas tout à fait hermétiques à cette valeur de sécurité humaine puisqu’ils adoptent une politique en faveur de celle-ci. De surcroît, en s’organisant en réseau, ils la valident en tant que valeur de création.

B — Une valeur renforcée par le Réseau de Lysøen

Créé en mai 1998 à l’initiative conjointe du Canada et de la Norvège, le Réseau de Lysøen compte aujourd’hui plus d’une douzaine d’États (Autriche, Chili, Grèce, Irlande, Jordanie, Mali, Pays-Bas, Slovénie, Thaïlande, Suisse et l’Afrique du Sud au titre d’observateur[39]). Le Réseau de Lysøen bénéficie d’un soutien intellectuel grâce à l’existence d’un partenariat avec le Program on Humanitarian Policy and Conflict Research de Harvard[40]. Cette création doit beaucoup au gouvernement canadien puisque Lloyd Axworthy – ministre des Affaires étrangères entre 1996 et 2000 – se fait l’ardent défenseur d’une réforme diplomatique et stratégique[41]. Dans une large mesure, le Réseau a pour ambition d’éviter la prolifération de catastrophes comme le génocide au Rwanda ou bien le massacre de Srebrenica en juillet 1995. S’inscrivant dans une représentation plutôt idéaliste des relations internationales[42], les membres du Réseau conçoivent la sécurité dans une perspective large et multidimen-sionnelle dont le noyau correspond à la protection de l’individu[43].

L’individu au coeur de la stratégie

Le Réseau s’engage « à promouvoir le respect des droits de la personne et du droit humanitaire international, à renforcer l’État de droit et la saine gestion. (…) à favoriser une culture de la paix par la résolution pacifique des conflits, à contrôler les instruments de la violence et à mettre fin à l’impunité de ceux qui violent les droits de la personne et le droit humanitaire interna-tional[44] ». Plus généralement, l’esprit sur lequel repose la sécurité humaine réside dans l’édification d’un « monde à visage humain sans risque[45] » au sein duquel tout individu est libéré de la peur[46].

Le programme arrêté par le Réseau présente une pluralité de dimensions puisqu’il s’étend de la consolidation de la paix à la prévention des conflits en passant par la protection des civils et la sécurité des populations vulnérables. Ainsi, les principaux volets de la sécurité humaine s’articulent autour de l’éradication des mines antipersonnel et armes de petit calibre, du soutien aux besoins des enfants dans les conflits armés, du renforcement des droits de la personne et du droit international humanitaire, de la mise en place de la Cour pénale internationale, de la lutte contre l’exploitation des enfants, de la prévention des conflits, de la sécurité du personnel humanitaire, de la lutte contre le crime organisé, et de l’amélioration des ressources en faveur du développement.

La collaboration avec les ong comme nouvelle méthode politique

À travers le Réseau, la sécurité humaine apparaît comme une valeur qui modifie les cultures stratégiques des États au sens où elle incite à changer les discours et les pratiques diplomatiques. En effet, toute l’originalité du Réseau réside moins dans les dossiers traités que dans la forme même des négociations. Fondé sur un « multilatéralisme de vision » (partage d’optiques communes sur la sécurité entre différents acteurs étatiques), le Réseau associe de manière informelle mais assez systématique les représentants de la société civile. Cet esprit d’ouverture à l’égard des nouveaux acteurs comme les ong révèle l’innovation du Réseau. Il traduit bien une volonté de « créer » de nouveaux référentiels en matière de culture stratégique.

Lors de la rencontre ministérielle de Bergen en mai 1999, le gouvernement norvégien a organisé les délibérations en deux journées complémentaires : la première ouverte au public et la seconde limitée aux représentants des États. Lors de la première journée, des intervenants non gouvernementaux ont pu ainsi participer aux discussions (présence de la Fédération internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, le Comité international de la Croix-Rouge, la Campagne internationale contre les mines terrestres, le Save the Children Alliance, Amnesty International, la Coalition « Non aux enfants soldats » et l’International Action Network on Small Arms) ou même présenter des exposés[47]. Mais c’est surtout à partir de la réunion ministérielle organisée à Lucerne en mai 2000, soit deux ans après la constitution du Réseau, que le rôle fondamental joué par la société civile est reconnu de manière officielle par les États membres. Ces derniers font des ong des partenaires privilégiés dans le développement, la défense et la mise en oeuvre de la sécurité humaine :

Les ministres et leurs représentants ont souligné le rôle déterminant des ong, les considérant comme des partenaires clés qui jouent un rôle dans le développement, la défense et la réalisation de la sécurité humaine. Ils reconnaissent leur compétence, leur dynamisme et leur engagement au service de l’amélioration de toute une série de préoccupations ayant une incidence sur la sécurité humaine – depuis les armes légères jusqu’aux enfants victimes de la guerre, aux mines terrestres et à l’intervention du tribunal international. Reconnaissant ces contributions, ils décidèrent de travailler au plan national et dans des forums internationaux pour soutenir un engagement plus large dans les problèmes de sécurité humaine dans un souci d’inclusivity et de transparence entre gouvernement et société civile[48].

Comment expliquer l’émergence de cette « diplomatie de catalyse[49] » entre États et ong ? Le discours de justification avancé par le Réseau s’articule autour de deux idées majeures. Tout d’abord, un motif général est souligné : la nette prolifération des ong dans l’actuel système international. Cette poussée tend à s’accentuer depuis 1945. Elle oblige les États à revoir leur pratique de négociation. Ensuite, les membres du Réseau insistent sur un motif technique et plus particulier : la compétence dont font preuve les ong dans les questions relatives à la sécurité humaine. Ainsi, le Réseau « reconnaît la valeur du savoir-faire et de l’énergie consacrés par les ong à l’avancement par rapport à un éventail d’enjeux clés se rattachant à la sécurité de la population : armes légères, enfants touchés par la guerre, mines terrestres, promotion de la Cour pénale internationale[50]. On retrouve ici une image assez récurrente de l’ong auprès des décideurs. Animée par des préoccupations politiques et sociales, l’action des ong est perçue avant tout comme une manière de combler un vide que l’État ou le marché ne parviennent pas à résorber[51]. Dans les domaines de la consolidation de la paix, cette reconnaissance des compétences est tout particulièrement signalée par les membres du Réseau. Mais elle l’est également en matière de développement puisque la vision de la sécurité humaine établit un lien entre « délivrance de la peur » et « libération du besoin[52] ».

Dans une large mesure, le Réseau de Lysøen s’inspire largement des procédés ayant contribué à l’adoption de la Convention d’Ottawa sur l’interdiction de l’emploi, du stockage, de la production et du transfert des mines antipersonnel en 1997. En effet, la signature de cette convention résulte de la congruence d’intérêts entre certains États – qui joueront un rôle fondamental dans le Réseau – et la Coalition d’ong impliquée dans ce domaine, à savoir, la Campagne Internationale pour interdire les mines antipersonnel regroupant six ong (Handicap International, Human Rights Watch, Médico International, Mines Adivosry Group, Physicians for Human Rights, Vietnam Veterans of American Foundation.

En 1992, la Coalition entend pousser les gouvernements à réviser la Convention de 1980 sur les armes conventionnelles. Elle souhaite interdire la mine antipersonnel à travers ladite Convention. Cette initiative suscite l’intérêt de quelques gouvernements qui répondent à cet appel. En 1996, plusieurs réunions se tiennent et le nombre de gouvernements participants augmente de 7 à 17. À l’issue de ces premières rencontres, le Canada propose d’organiser une conférence en octobre de la même année afin de définir « ensemble une stratégie commune ». Cette initiative scelle le processus d’Ottawa. Après seulement un an de travail, un nouveau document est élaboré sous l’impulsion déterminante du Canada, mais aussi et surtout l’opiniâtreté de la Campagne Internationale. Celle-ci s’agrandit jusqu’à comprendre plus de mille ong dont des ong du Sud très actives au Mozambique et au Cambodge. La Coalition mène une campagne internationale très large portant sur les Droits de l’homme, l’assistance aux réfugiés et le contrôle de l’armement. La coordinatrice générale de cette coalition, Jody Williams, reçoit d’ailleurs le prix Nobel de la paix pour ces actions. À l’initiative du ministre canadien des Affaires étrangères, Lloyd Axworthy, une véritable dynamique de catalyse est alors mise en place : la rencontre d’Ottawa en octobre 1996 permet de réunir les membres de la Coalition mais également 50 gouvernements et 24 observateurs ; c’est là le terreau du travail en commun quant à la rédaction des textes qui doivent être soumis à approbation l’année suivante. La dynamique se manifeste par une seconde réunion organisée à Bruxelles en juin 1997 regroupant les ong ainsi qu’un premier embryon d’États engagés à signer une convention d’interdiction complète des mines antipersonnel. L’issue du processus aboutit à la réunion finale d’Ottawa qui voit la reconnaissance juridique des appels à la prohibition des mines antipersonnel formulés par les ong. Aujourd’hui, la Convention compte 122 États Parties tandis que 20 États supplémentaires l’ont signée mais non encore ratifiée[53].

Le document final, ou Convention d’Ottawa, révèle la place prépondérante des ong dans ce processus. Le préambule, assez inhabituel dans une convention de cette catégorie, reconnaît les efforts de la Coalition et souligne la nécessité d’une association plus large avec les ong[54]. Certes, des polémiques subsistent entre les acteurs, notamment en ce qui concerne le caractère obligatoire de la Convention. La Coalition souhaite un déminage universel alors que la Convention s’en tient à une démarche plutôt intentionnelle. Qui plus est, des limites surgissent : la définition des engins prohibés se révèle plus étroite qu’en 1996 et les mécanismes de vérification sont particulièrement amples et nombreux. Néanmoins, la réussite de cette Convention résulte largement d’une congruence d’intérêts entre une Coalition d’ong particulièrement reconnue à titre mondial pour son action en faveur de la paix et une série d’États entraînés par le Canada soucieux d’obtenir des résultats tangibles en matière de sécurité humaine (question de légitimité mais aussi d’efficacité gouvernementale aux yeux de l’opinion publique).

La campagne de lutte contre les mines antipersonnel sert de modèle pour le Réseau. Toutefois, elle ne constitue pas le seul exemple significatif d’actions entreprises par quelques États au nom de la sécurité humaine. En effet, l’intervention militaire au Kosovo traduit une tendance à l’extension de cette valeur dans les cultures stratégiques au Nord, indépendamment de la référence au Réseau de Lysøen. À la suite du massacre de Ra¢ak, les États occidentaux exprimèrent de vives inquiétudes relativement à la situation dans les Balkans. Très rapidement, la légitimation de l’action, menée par l’otan en raison du contournement onusien, emprunta la rhétorique des droits et de la sécurité humaine. Dans de telles circonstances, Lloyd Axworthy tenta de faire adopter le concept par la « Communauté occidentale de sécurité[55] ».

Finalement, le concept de sécurité humaine se fonde sur certaines valeurs culturelles qui font de l’individu la toute première référence[56]. Ce discours s’inscrit largement dans un courant de philosophie des relations internationales qui accorde la primauté à la lutte contre la peur. Cette approche est développée par Judith Shklar[57]. Elle vise à protéger les individus contre la cruauté et l’oppression. Le libéralisme de Judith Shklar ne repose pas comme chez Rawls sur « une procédure mise en oeuvre par les individus libres et égaux recherchant les termes équitables de la coopération mais sur une expérience émotionnelle à la fois fondamentale, commune et immédiate : la peur de la cruauté et de la tyrannie[58] ». Pour elle, les droits de l’homme se définissent comme des habilitations qui offrent aux citoyens les moyens de préserver leur liberté contre toute forme d’abus. En formalisant le concept de sécurité humaine, le pnud et le Réseau de Lysøen prolongent cette réflexion puisqu’ils tentent de réduire la vulnérabilité des individus[59].

Sur la base des travaux novateurs du pnud et du Réseau de Lysøen, la sécurité humaine devient-elle une valeur de conversion ? Exerce-t-elle un mouvement favorable à l’adhésion de la part des autres États du Nord ? Ici, la sécurité humaine subit maints aléas. Elle rencontre bien des obstacles en vue d’endosser les attributs d’une valeur de conversion.

II – Une valeur fragilisée

La sécurité humaine a en effet du mal à s’imposer comme valeur centrale au sein des cultures stratégiques occidentales. Deux facteurs expliquent cette faiblesse : une conversion limitée des États porteurs de cette représentation nouvelle des relations internationales et un faible écho sur la scène occidentale[60].

A — Les limites de la conversion

Les cultures stratégiques des États sensibles à la sécurité humaine ne se convertissent pas intégralement à la nouvelle valeur. Deux niveaux d’analyse complémentaires vérifient ce phénomène : celui, explicite, des discours et actions adoptés par les acteurs étatiques membres du Réseau de Lysøen ; celui, implicite, des stratégies étatiques qui font de la sécurité humaine une ressource de légitimation politique dans l’actuel contexte de l’après-guerre froide.

La sécurité humaine comme valeur de connexion

Bien qu’inscrivant leur action dans une volonté de changement, les membres du Réseau ne procèdent pas à une substitution définitive de la sécurité humaine à la sécurité des États. Ils veillent plutôt à l’articuler avec les autres dimensions de la sécurité : preuve que la sécurité humaine s’apparente à une valeur de connexion et non de conversion. Ainsi, le Réseau n’exprime pas une désapprobation radicale des formes diplomatiques et stratégiques traditionnelles[61]. La sécurité humaine représente un instrument complémentaire « qui doit répondre aux nouveaux conflits et aux crises complexes qu’ils induisent[62] ». Il s’agit, par conséquent, d’une diplomatie fondée sur le soft power, sur une conception inclusive des acteurs ou, en d’autres termes, de high-participatory[63]. Comme le souligne lui-même l’ex-ministre canadien des Affaires étrangères, Lloyd Axworthy, cette forme de diplomatie doit s’envisager dans une logique de complémentarité avec les ressources classiques de l’action publique internationale. Elle vise plus à coopter qu’à engager des pratiques coercitives ou de marchandage[64]. Réunir des acteurs différents sur des enjeux communs, et ce, dans une perspective de bonne gouvernance, telle est finalement l’ambition majeure de cette diplomatie de sécurité humaine. La souveraineté des États ne fait donc pas l’objet d’une fragilisation, bien au contraire : « une approche centrée sur les personnes sert à renforcer, et non à diminuer, la stabilité nationale et la légitimité des gouvernements ouverts et démocratiques[65] ».

Une autre limite réside dans le fait que la sécurité humaine n’investit pas tous les aspects de la diplomatie des États en question, y compris au Canada. Un exemple significatif permet de vérifier cette idée : le rôle de Talisman Energy, entreprise d’exploitation pétrolière canadienne, dans le conflit soudanais. Les redevances versées par la Compagnie auraient servi au financement de cette guerre civile et, par ricochet, seraient en contradiction avec les impératifs de protection des Droits de l’homme. Dans un rapport demandé par Lloyd Axworthy et publié en janvier 2000[66], John Harker associe exploitation pétrolière et exacerbation du conflit[67]. Il demande que le gouvernement canadien adopte des mesures répressives à l’encontre de la Compagnie. Or, les ministres qui se succèdent semblent se dédouaner de leur responsabilité. Lloyd Axworthy considère que le problème essentiel est la guerre et non pas l’action des entreprises canadiennes. Quant à John Manley, il souhaite seulement que Talisman Energy accepte un Code éthique. Il n’entend pas la sanctionner d’autant plus que certaines informations comme l’utilisation militaire de ses pistes d’atterrissage ne semblent pas fiables selon lui[68]. Il faudra attendre octobre 2002 pour que Talisman Energy décide de se retirer définitivement du Soudan et vende ses avoirs à la société pétrolière d’État de l’Inde. Dans cette perspective, même la pratique diplomatique du Canada, considérée comme exemplaire en matière de sécurité humaine, présente des entorses.

La sécurité humaine comme valeur instrumentalisée

Le second facteur qui explique la fragilité de la sécurité humaine comme valeur de conversion relève des logiques sous-jacentes à l’action des États. En effet, outre le partage d’optiques communes sur les questions sécuritaires, les membres du Réseau militent en faveur de la sécurité humaine pour des motifs non dépourvus de tout lien avec les mécanismes classiques des relations internationales. La reconnaissance de la sécurité humaine comme principe d’action peut s’expliquer par le facteur personnel à travers l’impact d’un individu au sein d’un gouvernement[69]. Cependant, l’influence de ce paramètre mérite d’être relativisée dans le sens où des raisons politiques déterminent les manières d’agir sur les plans diplomatique et stratégique. C’est le cas au sein du Réseau de Lysøen.

Tout d’abord, l’intérêt national explique l’adhésion au Réseau. Tous les États membres sont à la recherche d’une visibilité voire d’une aura internationale. Il s’agit, pour eux, d’une quête d’image de marque. Ensuite, un caractère assez commun à l’ensemble des membres du Réseau apparaît : celui de puissance moyenne. Les États en question ne cultivent pas une politique étrangère globale dont les intérêts dépassent le cadre régional. Cette position peut expliquer le recours à des stratégies de coopération avec les autres acteurs internationaux comme les ong, mais aussi la souscription à la sécurité humaine, puisque ces États ne bénéficient pas d’un fort avantage comparatif dans le domaine traditionnel de la défense. Ainsi, la disposition secondaire d’un État au sein du système international constitue un motif prégnant qui incite à adopter la sécurité humaine comme valeur[70]. Enfin, il convient de souligner l’influence de l’opinion publique, notamment en ce qui concerne l’intégration des acteurs de la société civile dans la diplomatie de sécurité humaine. Bill Graham, président du Comité permanent des Affaires étrangères et du Commerce international au Parlement fédéral canadien, qui deviendra ministre des Affaires étrangères en janvier 2002, soutient que les ong détiennent « des relais souvent utiles » afin de générer un soutien populaire à l’égard des causes internationales ou humanitaires retenues par les politiques[71]. Ainsi, la sécurité humaine apparaît comme une valeur de façade. Son adoption politique ne signifie pas une véritable mutation des cultures stratégiques.

B — Les faiblesses de l’écho

Le second mécanisme qui freine la conversion des cultures stratégiques à la sécurité humaine correspond à une diffusion très limitée auprès des autres acteurs occidentaux. La faiblesse de cet écho apparaît d’une part, au sein du G8 et dans la rhétorique de certaines puissances comme la Grande-Bretagne ou la France, et d’autre part, à travers les discours américains plutôt étanches à l’égard de la sécurité humaine. Les conséquences majeures du 11 septembre renforcent ces phénomènes puisque les attentats ne semblent pas avoir engendré une conversion des cultures stratégiques à cette nouvelle valeur stratégique. Ainsi, une capacité d’entraînement diplomatique fait largement défaut[72] à la sécurité humaine en Occident.

Un intérêt modéré de la part des autres puissances occidentales

En juin 1999, lors du sommet du G8[73] tenu à Cologne, Lloyd Axworthy insiste sur l’impératif à la fois moral et politique de l’intervention au Kosovo au nom de la sécurité humaine. Dans la déclaration finale, les membres de l’organisation avancent que « la protection effective des populations, à la fois individuellement et collectivement, devient centrale sur l’agenda. Le G8 se détermine à lutter contre les causes des menaces multiples à l’égard de la sécurité humaine. Il souhaite créer un environnement où les droits fondamentaux, la sauvegarde et la survie de tous les individus soient garantis. Nous ajoutons que la sécurité humaine signifie démocratie, droits de l’homme, règle de droit, bonne gouvernance et développement humain[74] ». L’action entreprise par la suite a-t-elle confirmé cette ligne de conduite ? Pas véritablement car les tentatives demeurent bien chétives. Lors du sommet d’Okinawa en juillet 2000, la sécurité humaine est inscrite à l’ordre du jour puisqu’elle s’inscrit parfaitement dans les finalités du groupe en tant que nouveau concert des nations partageant les mêmes valeurs démocratiques[75]. Selon John Kirton, elle constitue le point central de la réunion dans un climat caractérisé par une grande divergence de choix concernant les dossiers prioritaires à traiter. À Miyazaki les 12 et 13 juillet, les ministres semblent donner le ton. Le G8 s’engage pour une protection renforcée de la sécurité humaine à travers la création d’un environnement où la dignité, le bien-être, la santé et les droits de l’homme sont assurés pour tous[76]. À cet égard, une plus grande coopération entre États souverains, organisations internationales et régionales est prévue. Dans la déclaration finale, la dimension humaine des phénomènes internationaux constitue un leitmotiv. Les huit entendent lutter contre l’injustice affectant la « dignité humaine » ainsi que les inégalités causant de la « souffrance humaine ». Le programme qui découle de cette volonté se révèle extrêmement étendu, allant des considérations d’ordre macroéconomique à la diversité culturelle sans oublier la charte pour l’égalisation d’accès aux techniques de communication[77]. Cependant, le terme n’est pas employé de manière aussi explicite qu’au sein des conclusions de Cologne et ce, malgré la volonté de faire de la sécurité humaine un droit pour tous. Par conséquent, un effilochage du concept surgit, que les sommets ultérieurs ne démentiront pas.

De plus, les États européens, qui cultivent un prestige de puissance fondé sur un pouvoir étendu par le passé, expriment des réticences à l’égard de la sécurité humaine, notamment de son principe sous-jacent de rapprochement avec les ong. Ainsi, la France et la Grande-Bretagne ne s’inscrivent pas dans cette « culture de la négociation » qui peut être appliquée à l’esprit tout comme à la méthode développés par le Réseau[78]. La France notamment associe cette nouvelle diplomatie à l’émergence d’une pratique « efféminée » du politique qui n’a rien à voir avec la nécessité du pouvoir qui induit une certaine pratique « virile[79] ».

Une reconnaissance étriquée par l’acteur hégémonique

De leur côté, les États-Unis ne sont guère hostiles, a priori, au concept de sécurité humaine. En 1994, le sous-secrétaire aux Affaires globales, M. Wirth, souligne sa pertinence[80]. Plusieurs discours, textes ou interventions de la part des représentants du Département d’État semblent souscrire à cette valeur. Qui plus est, certains d’entre eux envisagent celle-ci comme une part intégrante de l’identité politique américaine : « Bien que le terme soit nouveau, la sécurité humaine décrit une des idées sur laquelle sont fondés les États-Unis : la dignité et la valeur inhérentes à l’individu. De ce principe, on déduit les libertés et les droits qui sont inscrits dans notre Constitution, parmi lesquels la démocratie, les droits humains et la responsabilité de l’État quant à la protection de ses citoyens. Par conséquent, dans un sens large, nous avons toujours été les partisans de la sécurité humaine[81]. » La lutte pour la sauvegarde de cette sécurité repose essentiellement sur le renforcement des institutions démocratiques et la responsabilité du corps social (c’est-à-dire une participation optimale des différents acteurs de la société civile avec les autorités politiques ainsi que les organisations internationales impliquées sur le terrain[82]).

Néanmoins, le recours à la sécurité humaine dans la politique étrangère américaine comporte de profondes limites. Tout d’abord, le concept se révèle étriqué sur les plans de la géographie et du contenu. Le département d’État ne fait mention de la sécurité humaine que lorsque les enjeux sécuritaires se sédimentent sur l’espace américain, c’est-à-dire lorsque les nouvelles menaces à l’encontre des individus risquent de rejaillir sur la sécurité propre des États-Unis (question colombienne, crime organisé et trafic de drogues dans l’arc latino-américain). Par là, la puissance américaine ne tend pas à généraliser le discours sur la sécurité humaine dans une perspective globale. Elle demeure cantonnée dans une dimension régionale n’impliquant pas les institutions internationales à caractère universel. En ce qui concerne la substance du concept, la politique américaine demeure stato-centrée au sens où elle considère que le meilleur moyen de lutter contre l’insécurité humaine consiste à fortifier les structures étatiques. L’État apparaît comme un véritable étalon de valeur sécuritaire, à la différence du paradigme du pnud qui vise à hiérarchiser dans une nouvelle perspective les acteurs internationaux pertinents. Ainsi, « les entités civiles plus que les forces armées traditionnelles peuvent devenir des institutions appropriées pour lutter contre ces menaces nouvelles. Chaque pays doit travailler à l’équilibre au sein de sa propre expérience nationale, en favorisant une réponse mixte à la fois civile et militaire[83] ». Par conséquent, la sécurité humaine est envisagée sous l’angle de l’acteur étatique et non pas véritablement des institutions internationales[84]. Enfin, le recours au concept de sécurité humaine sur l’espace américain est d’autant plus sujet à caution qu’il ne se traduit pas par des mesures au profit d’un large partenariat entre les Etats-Unis et les différents États. La lutte pour la sécurité humaine ne vise pas un renforcement des liens multilatéraux mais bien le sacre de procédures bilatérales. Il s’agit par conséquent d’un pseudo-multilatéralisme, lequel soutient en majeure partie les intérêts traditionnels de ces derniers sur le nouveau continent[85]. La sécurité humaine renvoie à une stratégie rhétorique visant à rendre moins visible une politique américaine à consonance impérialiste.

Avec les événements du 11 septembre 2001, la sécurité humaine s’intègrerait-elle de manière plus substantielle au sein des cultures stratégiques des États du Nord ? L’ampleur des victimes civiles et les vecteurs utilisés (des avions de ligne) inviteraient à reconsidérer les priorités d’action publique et à placer l’individu au centre de la sécurité. Cependant, la rupture n’est pas vraiment radicale, notamment pour l’acteur hégémonique. Certes, le 11 septembre constitue un fait historique en raison de son intensité dramatique (nombre élevé de victimes en peu de temps), son imprévisibilité (impossibilité de prévoir une action terroriste dans un État considéré comme le plus sanctuarisé au monde) et son retentissement (traitement médiatique et sensibilisation de chaque citoyen face à l’image[86]). Néanmoins, sur le plan des conséquences, l’événement ne semble pas modifier à court terme les stratégies classiques. Bien au contraire, il tend à re-fortifier la lecture réaliste des relations internationales comme le souligne la politique américaine ainsi que ses effets sur certains États comme Israël depuis l’automne 2001. En effet, l’action menée par l’administration Bush en Afghanistan a privilégié des options unilatérales et militaires défendues par Donald Rumsfeld, secrétaire à la Défense. Quant à Israël, le premier ministre A. Sharon a établi un lien étroit entre les attaques du 11 septembre et l’action « permissive » de l’autorité palestinienne, incapable selon lui d’empêcher les attentats-suicides. Les mesures contre-offensives adoptées par les États-Unis et Israël ont témoigné de cette corrélation pugnace entre image dure d’une menace et référence à l’État national[87]. Les discours diffusant une image dure de l’ennemi exercent encore une efficacité stratégique et politique dans le but de « reproduire » l’État national comme unité de survie[88]. Ainsi, la « mondialisation de la sécurité » ne relève pas de l’efficience[89], le self-help restant une valeur fondamentale, surtout pour la puissance hégémonique. La sécurité humaine n’a finalement pas imprimé sa marque après l’épisode douloureux du 11 septembre.

Trois contributions en guise de conclusion

Au cours de la guerre froide, la logique internationale relevait véritablement du registre politico-stratégique. Le soldat et le diplomate incarnaient les figures centrales de l’action publique internationale. Aujourd’hui, l’irruption des représentants de la société civile bénéficiant d’une certaine reconnaissance par les organisations universelles telle l’onu[90] tend à exercer une influence sur le comportement des États. La sécurité humaine développée par le pnud et le Réseau de Lysøen participe de cette évolution. Dans une certaine mesure, elle façonne une culture stratégique très influencée par l’obsolescence de la guerre ou, dans les termes de John Mueller, par la « hollandisation » de la politique étrangère[91]. Toutefois, son impact sur les cultures stratégiques au Nord demeure limité. La sécurité humaine correspond plus à une valeur de connexion qu’à une valeur de conversion en raison de la persistance des représentations traditionnelles de la sécurité, mais également du trop faible entraînement dont elle jouit auprès des États du Nord aujourd’hui. Ce bilan permet de formuler trois contributions majeures.

Sur les plans méthodologique et épistémologique, le cadre théorique retenu vérifie l’idée selon laquelle la discipline des relations internationales peut procéder à des transferts de concepts. Les instruments créés pour saisir des phénomènes sociaux internes méritent d’être utilisés, dans la mesure du possible, par les internationalistes. Bien évidemment, certaines spécificités surgissent, comme la prise en compte d’autres facteurs explicatifs (effet de l’environnement ou du système international par exemple). Toujours est-il que la mobilisation d’outils sociologiques, tels que les valeurs de création, connexion et conversion, apporte un éclairage fécond sur les phénomènes diplomatiques et stratégiques. Cette première contribution renvoie à une tendance qui traverse la discipline des relations internationales mais demeure encore timide. Il convient de poursuivre cet effort d’ouverture vers les référents que propose la sociologie[92].

Le second apport réside dans l’approfondissement des recherches en matière de culture stratégique. Celles-ci offrent un vaste potentiel heuristique, mais elles portent le plus souvent sur des récurrences ou la continuité des politiques. Ainsi, leur regard tend à négliger les problématiques du changement et des transitions. Qui plus est, ces études ne prennent guère en considération la question des valeurs à un moment où celle-ci investit de plus en plus le champ des relations internationales en général et des études sur la sécurité en particulier[93]. De ce point de vue, les conclusions auxquelles aboutit la présente analyse suggèrent une plus large prise en compte des processus de transformation des valeurs au sein des discours comme des pratiques stratégiques.

Enfin, cette étude apporte un nouvel éclairage sur la sécurité humaine. Depuis quelques années, celle-ci fait l’objet d’analyses de plus en plus nombreuses[94]. Cependant, elles ne restituent pas vraiment le concept dans le contexte général de la culture occidentale. Or, cette dimension apparaît comme fondamentale. Prendre en considération cet aspect conduit à relativiser la puissance de la sécurité humaine en tant que valeur partagée. En effet, fruit d’une réflexion au Nord et reprise pour l’essentiel par quelques États occidentaux pilotes comme le Canada, la sécurité humaine ne semble pas faire l’objet d’un consensus occidental. Les cultures stratégiques ne se convertissent pas véritablement à la sécurité humaine. Par conséquent, celle-ci ne constitue pas une valeur de rupture en Occident. Le sera-t-elle un jour ? Peut-être. Selon Karl Jaspers, « les sociétés humaines ne triomphent jamais des instincts de violence. C’est pourquoi elles (…) doivent être sans cesse améliorées[95] » . La sécurité humaine s’inscrit dans cette évolution. Mais en l’adoptant, les États du Nord devront la clarifier et surtout s’engager à ne pas l’instrumentaliser dans le but de justifier d’éventuels recours à la force militaire sans référence au droit international.