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Dans leur dynamique de l’antagonisme, les multiples épisodes de belligérance – hélas trop familiers – renvoient à un rapport entre l’espace et ses populations. À prime abord, l’équation implique les parties rivales, composées d’individus assumant la fonction sociale de la gestion des conflits armés. Pour ces soldats ou ces paramilitaires, il sera alors question du territoire que l’on se dispute, que l’on conquiert ou que l’on perd. Puis, elle englobe ceux et celles vivant à l’intérieur du périmètre des opérations, ceux et celles que l’on peut considérer comme des collatéraux à l’action militaire. Dès lors, le territoire devient cet espace en mutation dont le tumulte> uerrier chasse des populations entières, condamnées au dilemme du déracinement vital ou de l’enracinement final.

C’est à ce dernier rapport que s’intéresse le géographe Luc Cambrézy dans Réfugiés et exilés. Crise des sociétés et crise des territoires. Curieux essai que celui-ci, présentant le territoire sans le montrer, du moins sous sa représentation cartographiée (p. 18). Curieux aussi par l’évidence du propos au centre de son argumentation : plus que des conséquences aux conflits et aux guerres civiles, les mouvements de réfugiés découlent fondamentalement du rapport de ces sociétés en crise à un territoire donné. Cette évidence, la production intellectuelle tendrait à la sous-évaluer selon l’auteur. En effet, de sa lecture des littératures politologiques et « humanitaires », l’auteur émet un constat. Les premières n’accordent que peu de place à la problématique des réfugiés, puisqu’elles privilégient l’analyse du pouvoir et de l’État. Quant aux secondes, elles traitent de cette question sous l’angle normatif, celui du respect des systèmes de droit, ce qui implique l’étude des responsabilités civiles sinon des devoirs à l’égard de l’ingérence (p. 15). Sous le regard croisé de ces deux productions intellectuelles, la problématique des réfugiés quitte le sol pour acquérir une certaine abstraction céleste. Ici, dans le contexte d’une mondialisation polymorphe renouvelant les questions de l’organisation, de l’appropriation et du contrôle des territoires (p. 17), le géographe cherche à réintégrer, au coeur de l’analyse des mouvements d’exode, le rapport de l’espace aux populations (p. 18).

Ce parti pris du territoire et des êtres, Luc Cambrézy l’exprime avec urgence en jaugeant une géographie du refuge (pp. 29-63). Suivant son terrain d’enquête privilégié, cette géographie présente des cas de figure surtout africains, exemples d’autant plus pertinents puisque la situation cauchemardesque du Rwanda, de la République démocratique du Congo, de la Somalie, du Soudan, de l’Érythrée et de l’Éthiopie – entre autres – jette des millions d’individus sur les routes de l’exil (pp. 30-34). Certes, elle n’est pas exclusive à ce continent, et le dispositif normatif de régulation des mouvements de population, mis sur place à partir de 1951 avec la création du Haut-Commissariat aux réfugiés (hcr), a depuis lors une vocation universelle, cherchant à protéger d’abord l’individu contre l’arbitraire des conflits.

Une vocation aux principes nobles peut-être, mais étant souvent inadéquate devant la réalité du terrain et ayant des conséquences délétères. L. Cambrézy porte des mots assez durs envers la gestion de la problématique de l’asile. Devant le manque de ressources et l’abondance des flux de réfugiés, les instances internationales, à l’instar du hcr et de l’Organisation de l’unité africaine (oua), tendent à privilégier une approche collective du statut de réfugié, ce qui entraîne un maintien des réflexes communautaristes et une déshumanisation des rapports sociaux envers les individus déplacés (pp. 52-54). Sur un plan macroscopique, le système de droit international, structuré autour de l’État-nation à l’occidentale et des principes juridiques universalisants, traduit implicitement « l’incapacité des responsables politiques à gérer les incessantes remises en cause de la division du monde » (p. 50), plus particulièrement en ce qui concerne la durée et la persistance des conflits armés. Pis, la gestion de ces « populations à risque », même mue par un réflexe de solidarité à l’endroit des victimes, s’accompagne souvent d’un « principe de précaution ». Ce dernier se trouve à l’origine des diverses politiques d’endiguement des mouvements de réfugiés, un endiguement cherchant à refouler les populations du Sud au-delà des territoires du Nord (pp. 65-113). Dans ce contexte, ne pouvant répondre pleinement à sa mission première, l’action humanitaire est prise au piège. Le théâtre des opérations étant relativement éloigné des sources de financement, le nombre des intervenants se multipliant constamment, l’aide humanitaire se transforme progressivement en charity business (pp. 123-124) ou en froid instrument de la diplomatie internationale.

Parmi les pages les plus intéressantes de Réfugiés et exilés..., le lecteur dégage celles portant sur l’exploration de ce que devrait être le nouvel ordre mondial. Luc Cambrézy s’interroge sur le poids des mots, sur l’importance des catégories permettant de qualifier le migrant et de désigner une étape particulière de la migration (pp. 134-136). Ces catégories découlent de la classification faite de l’espace, de son découpage en territoires et en frontières. Ces classifications influent – comme tout anthropologue est sans l’ignorer – sur la gestion et les pratiques entourant les mouvements d’exil et de refuge, dont au premier chef la problématique du droit d’ingérence, ainsi que la tension entre droit du sol et droit du sang (pp. 159-170).

Essai oscillant entre l’analyse, la dénonciation et le témoignage (par exemple pp. 57-59), Réfugiés et exilés... se distingue par un ton, celui de l’urgence aux quelques pointes d’imprécation. Il exprime aussi une expérience intense du terrain. Un terrain d’enquête certes, mais également un terrain de mouvance et d’asile. Devant l’abstraction que prend parfois le droit et la real politik, il peut être salutaire d’enraciner l’analyse du refuge et du déplacement forcé dans l’expérience de l’espace et de l’humain.