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En 1979, Stephen P. Cohen avait co-écrit India. Emergent Power ? Son plus récent livre – dernier d’une longue série d’ouvrages portant sur la région sud-asiatique – vient répondre à la question formulée il y a plus de vingt ans : avec India. Emerging Power (le point d’interrogation a disparu), l’auteur vise à « faire le point » sur la question de la puissance réelle de l’Inde. Écrit peu avant les attentats du 11 septembre, cet ouvrage n’en est pas moins très à jour et la quantité d’informations qu’il donne sur la politique étrangère indienne le rend indispensable pour comprendre la région.

Après une présentation méthodique des transformations qui affectent ce pays, tant dans son environnement intérieur que dans ses relations avec ses voisins immédiats et avec les États-Unis, Cohen conclut qu’effectivement, l’Inde est à classer au rang des grandes puissances – même si elle est sans doute la plus faible d’entre elles – et que l’ignorer pourrait avoir des conséquences coûteuses, particulièrement pour Washington.

L’auteur situe l’Inde, d’abord historiquement, avec un survol de l’évolution de la pensée stratégique indienne, des classiques hindous au Raj britannique, en passant par l’Inde des Moghols ; puis, dans la hiérarchie internationale. Un problème se pose avec cette dernière entreprise : lorsque appliquée à l’Inde, le contraste entre les mesures absolues et relatives de la puissance économique et militaire est énorme. Cohen considère que, « malgré le fait que sa capacité d’étendre sa puissance militaire ou de jouer un rôle d’équilibre ailleurs demeure relativement modeste », l’Inde voit ses capacités grandir et est de plus en plus habile à les utiliser à son avantage (p. 35). L’Inde est une grande puissance, mais une grande puissance en émergence, et qui réserve des surprises pour l’avenir.

Cohen élabore ensuite une classification des différentes visions du monde de l’élite stratégique indienne. Traditionnellement, la vision dominante était celle de Nehru, dont se sont réclamés, tout en la modifiant, Indira Gandhi et Rajiv Gandhi. La pensée de Nehru combinait des aspects de l’internationalisme libéral avec l’idée d’un État indien fort, capable de résister aux pressions des grandes puissances, et très interventionniste dans la gestion de son économie. Depuis, deux autres visions viennent concurrencer la tradition nehruvienne : la vision réaliste et la vision revitaliste, qu’on retrouve toutes deux au sein du bjp, le parti hindouiste au pouvoir actuellement. Les réalistes rejettent le tiers-mondisme nehruvien et croient que, dans le monde de l’après-guerre froide, l’économie est la base de la puissance militaire (p. 43). La Chine est alors vue comme un modèle pour l’Inde dans la façon dont celle-ci devrait organiser ses relations avec les États-Unis. Les revitalistes, quant à eux, mettent l’accent sur le conflit entre les civilisations et la nécessité de protéger la civilisation hindoue des attaques des autres civilisations, qui lui sont hostiles. Ceux-ci envisagent l’Inde dans un rôle essentiellement limité au cadre sud-asiatique. Malgré ces différences, la communauté stratégique indienne s’entend sur deux éléments essentiels. D’une part, l’Inde représente plus qu’un État : elle est le porte-parole d’une civilisation, et de ce fait, elle a quelque chose à enseigner au reste du monde. D’autre part, l’Inde fera partie, à terme, du concert des grandes puissances : la distribution unipolaire de la puissance qui existe actuellement ne saurait être que temporaire.

L’auteur analyse ensuite les déterminants internes de la politique extérieure indienne. Après avoir discuté de l’appareil bureaucratique du pays et expliqué comment celui-ci peut être réfractaire à la conclusion d’accords internationaux, Cohen décrit les types de stratégies de négociations que le pays utilise avec l’Occident. Celles-ci, souvent mal comprises par les Occidentaux, devront être mieux prises en compte à mesure que l’Inde devient plus importante sur la scène internationale. Il est également question des « révolutions » que subit l’environnement politique interne du pays.

Les questions proprement militaires viennent ensuite, présentées à travers un bilan de l’utilisation de ses forces conventionnelles par l’Inde depuis son indépendance. Celle-ci se caractérise par une alternance de défaites, de victoires et d’opérations plus ou moins réussies. Les raisons qui ont poussées les Indiens à faire alliance avec l’Union soviétique sont examinées, comme le sont les relations indo-américaines. Cohen insiste sur le fait que, de manière générale, l’Inde est une puissance conservatrice. Par contre, elle n’a pas hésité à saisir les opportunités d’intervenir dans sa sphère d’influence immédiate à mesure que l’amélioration de ses capacités militaires le lui permettait (p. 154).

Ce qui aurait changé l’équation, cependant, c’est la décision de l’Inde (suivie du Pakistan) en 1998 de se doter de l’arme nucléaire. L’auteur retrace les grands débats qui ont parcouru la communauté stratégique indienne sur cette question, depuis 1948 à aujourd’hui. Mais pour l’Inde, les dilemmes ne font que commencer : maintenant qu’elle a l’arme nucléaire, elle doit décider de la taille de l’arsenal qu’elle entend déployer et des stratégies à adopter.

Finalement, l’auteur analyse les relations que l’Inde entretient avec ses voisins et avec les États-Unis. Le premier problème qui se pose pour l’Inde est qu’elle ne pourra jouer correctement son rôle de grande puissance tant qu’elle est empêtrée dans son conflit avec le Pakistan, qui occupe énormément de ses ressources. Mais les obstacles au règlement du conflit abondent (stratégiques, mais aussi identitaires), et l’extrémisme religieux pakistanais combiné à l’acquisition d’armes nucléaires forment un cocktail dangereux pour New Delhi. Puis se pose la question du Cachemire, dont l’auteur analyse avec force détails les racines historiques, identitaires et stratégiques.

L’émergence de l’Inde comme grande puissance suppose l’agrandissement de sa sphère d’influence, ce qui risque de provoquer des conflits avec la Chine. Cohen examine d’abord les relations de l’Inde avec l’« anneau intérieur » des pays qui l’entourent (Népal, Bengladesh et Sri Lanka). Son premier objectif est d’éviter qu’une puissance extérieure ne vienne influencer ces États, qu’elle considère comme une extension de son environnement national. Il analyse ensuite la politique indienne à l’égard de son « anneau extérieur », avec un accent particulier sur la politique dite Look East visant à améliorer les relations du pays avec les États du Sud-Est asiatique. Quant à la relation sino-indienne, elle est encore prisonnière des stéréotypes que chacune des parties entretient vis-à-vis de l’autre (p. 257). Selon Cohen (p. 264), « avec un mélange de coopération pragmatique, une base économique renforcée et des capacités militaires améliorées, l’Inde peut se présenter à la Chine comme un État qui doit être pris sérieusement mais qui n’est pas une menace ».

Cohen termine son ouvrage en examinant la relation indo-américaine et propose des stratégies pour rapprocher les deux pays. Après les opérations militaires américaines au Kosovo et en Irak, « les Indiens ont conclu que les grands États intermédiaires (comme l’Irak, l’Inde, etc.) pourraient devenir les objets d’une agression américaine, soit sous des prétextes de nécessité économique ou d’humanitarisme » (p. 295). Jusqu’à maintenant, les Américains n’ont pas su prendre les aspirations de l’Inde au sérieux. Mais cela s’est avéré coûteux : « Une Inde qui ne semblait pas compter beaucoup lors des dix dernières années (pour Washington du moins) s’est trouvée mêlée à deux crises majeures, faisant exploser cinq engins nucléaires, forçant le Pakistan à faire de même, et défiant la stratégie américaine de non-prolifération (p. 308). » L’auteur considère que les États-Unis devraient reconnaître la nouvelle importance de l’Inde, en soutenant sa candidature comme membre permanent du Conseil de sécurité… mais seulement après que le conflit au Cachemire sera sur la voie d’une solution. De meilleures relations indo-américaines pourraient être également utiles pour contrer la Chine si le besoin s’en faisait sentir. Par ailleurs, les États-Unis doivent accepter que la prolifération nucléaire en Asie du Sud est chose faite : il ne s’agit pas de revenir au statu quo ante, mais bien de gérer les programmes indiens et pakistanais pour éviter une course aux armements.

Parce qu’il présente de façon systématique l’historique des principaux débats qui agitent la communauté stratégique indienne, ce livre constitue une référence utile tant pour les spécialistes des questions indiennes que pour les étudiants de relations internationales. D’ailleurs, l’ouvrage est ponctué de références aux théories des relations internationales – essentiellement le réalisme dans sa version classique et l’« idéalisme ». Nul doute que l’auteur se considère comme un réaliste. Pourtant, en plus des déterminants géostratégiques habituels de la politique étrangère considérés par les réalistes classiques – qui, au contraire des néoréalistes, ajoutent aux pressions sécuritaires provenant de l’environnement international les questions de politique intérieure – l’auteur accorde une grande importance sur l’identité indienne comme facteur explicatif de sa politique étrangère, à la manière de certains constructivistes.

Trois critiques peuvent cependant être formulées. Premièrement, l’application des catégories analytiques utilisées pour l’étude des relations internationales à l’étude d’une politique étrangère pose des problèmes de niveau d’analyse et ne donne pas toujours de bons résultats. Cela dit, ce point reste mineur, en ce qu’il ne nuit pas à la qualité de l’argumentation. Ce qui l’est moins, cependant, c’est l’absence quasi complète d’analyse de la politique étrangère économique de l’Inde, qui constitue pourtant une partie importante de la politique étrangère des grandes puissances dans le monde de l’après-guerre froide. Ainsi, l’exposé de la relation sino-indienne se trouverait énormément enrichi par une analyse politico-économique. Finalement, le chapitre portant sur la politique intérieure indienne n’est pas très intéressant en ce qu’il traite de son sujet de manière trop superficielle et que l’auteur ne parvient pas à montrer de manière convaincante comment les transformations politiques internes se reflètent sur la définition de la politique extérieure du pays. Ces critiques ne devraient cependant pas décourager quiconque est intéressé par les relations internationales – entendues dans leur sens plus classique de relations de « sécurité » – en Asie du Sud, car ce livre constitue une mine de renseignements sur les grandes idées et sur les personnalités qui font et défont la politique étrangère indienne.