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Les détroits de Malacca et de Singapour (ci-après « les détroits »), qui s’étirent sur plus de 1 000 km entre l’océan Indien et la mer de Chine méridionale, sont les voies maritimes les plus achalandées du monde après le Pas-de-Calais (fig. 1). Depuis le premier millénaire, le détroit de Malacca et le détroit de Singapour constituent ensemble un passage pour le trafic international, auquel prenaient part les richissimes régions de la Chine et de l’Inde, puis les Européens à partir du xvie siècle, les Japonais au xxe siècle et dans lequel les Chinois seront de plus en plus impliqués au xxie siècle. La navigation des détroits entre les côtes de Sumatra et les côtes péninsulaires a unifié des principautés, avec une ou plusieurs exerçant une domination sur les autres. De tous les centres commerciaux européens situés dans la région des détroits, dont Malacca (1511), Batavia/Jakarta (1619) et Penang (1786), Singapour (1819) était le plus brillamment situé, puisque tous les navires empruntant les détroits passaient à proximité du port. Le traité hollandais de 1824 a non seulement confirmé l’acquisition de Singapour par les Anglais, il a aussi divisé les fortunes politiques de Sumatra et de la péninsule. Singapour est ainsi devenu un entrepôt régional traditionnel. À l’époque où le commerce dépendait encore des vents dominants, les voiliers prenant part au commerce du thé de Chine ne passaient pas nécessairement par Singapour, mais empruntaient plutôt le détroit de la Sonde et le détroit de Lombok. C’est avec l’ouverture du canal de Suez, en 1869, que les détroits sont devenus la ligne de communication maritime la plus courte et la plus rapide entre l’Europe, l’Asie et le Pacifique. Situé géographiquement dans le « passage obligé » de tout ce trafic redirigé et sans cesse croissant, Singapour est devenu une base navale et un port commercial d’importance mondiale[1].

Figure 1

Le contexte régional du détroit de Malacca

Le contexte régional du détroit de Malacca
Source : Kazumine Akimoto, Re-Routing Options and Consequences, Paper presented at 13th International Conference on Sea Lines of Communication, « The Strategic Importance of Seaborne Trade and Shipping. A Common Interest of Asia Pacific », The Chifley Hotel Canberra, 3-4 avril 2001.

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Le « passage obligé » des détroits est littéralement devenu synonyme de ligne de communication maritime, car cette voie maritime étroite constituait un endroit où le trafic et le commerce maritimes pouvaient effectivement être gênés ou entravés. Avec l’arrivée des bateaux-vapeur, les navires et les bateaux commerciaux empruntaient la même route à travers le passage obligé des détroits afin de profiter des installations terrestres comme les stations de charbon. Cette situation donna du poids aux arguments économiques pour la protection des détroits et des autres passages obligés mis de l’avant par Alfred T. Mahan dans son ouvrage intitulé The Influence of Sea Power upon History 1660-1783, publié pour la première fois en 1890[2]. « La nécessité d’une marine militaire, selon l’aphorisme de Mahan, émane de l’existence d’une navigation pacifique, et disparaît avec elle[3]. » Depuis 1890, la logique militaire qui justifie de garder les détroits ouverts, pour l’envoi de soldats ou de matériel par la plus courte route possible, demeure d’actualité. Toutefois, les raisons économiques appuyant la stratégie consistant à garder les passages obligés ouverts ne sont plus les mêmes en raison des changements marqués dans l’économie maritime mondiale depuis la Seconde Guerre mondiale, alors que les deux rives des détroits ont été temporairement unifiées par les Japonais (1942-1943). Au moment où l’Indonésie (1949) et la Malaisie (1957) devenaient des pays indépendants et que Singapour (1965) se séparait politiquement de la péninsule, les moteurs au mazout et les améliorations technologiques des moteurs ont permis aux navires empruntant les océans de devenir indépendants des installations terrestres pour une période de temps de plus en plus longue. Ces progrès de la technologie navale, jumelés à la mondialisation du commerce et à la navigation commerciale attribuables à l’industrialisation de l’Asie depuis le milieu des années 1980, ont donné aux armateurs une plus grande marge de manoeuvre pour contourner le passage obligé des détroits en optant pour d’autres trajets passant par le détroit de la Sonde et le détroit de Lombok (fig.1).

Le Japan Maritime Research Institute (jamri) a analysé les données du Lloyd’s Maritime Data Service pour l’année 1999 et a ainsi établi une base empirique pour l’étude des passages dans les détroits, le détroit de la Sonde et le détroit de Lombok. Les données du jamri démontrent que le nombre de passages dans les détroits était beaucoup plus important que celui des autres routes[4]. Il y a eu 75 510 passages dans les détroits par 8 678 navires. Cependant, la taille moyenne des navires traversant les détroits était moindre que celle des bateaux empruntant le détroit de la Sonde et le détroit de Lombok. Les pétroliers géants (plus de 220 000 tonnes de port en lourd (tpl)) utilisent le détroit de Lombok, plus profond, pour le trajet entre le Moyen-Orient et l’Asie de l’Est.

Tableau 1

Nombre de passages effectués dans les détroits de Malacca et de Singapour, le détroit de la Sonde et le détroit de Lombok, 1999

Nombre de passages effectués dans les détroits de Malacca et de Singapour, le détroit de la Sonde et le détroit de Lombok, 1999
Source : Tiré de jamri, 2002, p. 7.

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L’étude du jamri établit l’importance relative des détroits et analyse ensuite les passages en fonction du nombre de navires et de leur tonnage, à la fois pour l’État d’enregistrement (c.-à-d. le pavillon national) et la citoyenneté de l’armateur, ainsi que le poids et la valeur des importations et des exportations. L’extraction des données pour les États contigus aux détroits – Singapour, Malaisie, Indonésie – témoigne d’une différence marquée entre les États côtiers (des détroits ou de la côte) et les États non côtiers, ou États utilisateurs, ce qui reflète leur géographie économique distincte.

Tableau 2

Performance des États côtiers pour les passages dans les détroits de Malacca et de Singapour, 1999

Performance des États côtiers pour les passages dans les détroits de Malacca et de Singapour, 1999
Source : Tiré de jamri, 2002, pp. 8-18.

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La bonne performance de Singapour comme pavillon national et au chapitre de l’exploitation commerciale de navires et des importations reflète la position générale de la ville (ou du port) au coeur d’une région métropolitaine élargie qui s’étend au-delà des frontières insulaires de l’État et qui englobe Johor et Riau (fig. 2). La Malaisie fait moins bonne figure comme pavillon national et pour l’exploitation des navires, mais est beaucoup plus présente pour ce qui est des exportations dérivées du textile et de l’électronique qui se concentrent dans le corridor urbano-industriel de la Malaisie occidentale, qui s’étend de Johor à Penang le long du détroit, articulé autour de l’axe Kuala Lumpur/Port Klang. La force de l’Indonésie au chapitre du volume des exportations est imputable, en partie, aux ressources de Sumatra (pétrole, gaz naturel et engrais) ; cependant, de façon générale, ce secteur est négligé par le gouvernement central de Jakarta, toujours très dépendant d’une économie de plantation. On tente de rapprocher les trois économies en reproduisant le triangle de croissance Singapour/Johor/Riau interrelié par des traversiers à haute vitesse transportant de la main d’oeuvre transfrontalière. Le Triangle de Croissance du Nord en cours de réalisation, a été établi pour relier la partie nord de Sumatra aux États malais de Penang, Kedah et Perlis, et la partie sud de la Thaïlande.

Figure 2

Le détroit de Malacca

Le détroit de Malacca

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Le cinquième des passages dans les détroits est attribuable aux trois États côtiers mis ensemble – l’Indonésie, la Malaisie et Singapour ; ceux-ci ont néanmoins la responsabilité de la sécurité des navires des États utilisateurs. Ceci dit, l’identification des États utilisateurs qui bénéficient directement ou indirectement de la navigation dans les détroits peut se révéler un exercice difficile. Toute définition doit inclure « les pavillons nationaux, les États exportateurs, les États récepteurs, les armateurs, et autres qui bénéficient des structures assurant une navigation sûre, comme les compagnies d’assurance, dont les risques et les responsabilités sont minimisés, et les grandes sociétés pétrolières, pour qui le commerce international est facilité[5] ». Certains de ces États utilisateurs sont identifiés dans le recensement du jamri, qui met en évidence les liens complexes de nationalité entre l’immatriculation des navires, l’entité exécutante et le poids et la valeur des importations et des exportations (tab. 3). Le Panama, le Libéria et Chypre occupent une place importante au sein du « top 10 » des pavillons nationaux. Le Japon, la Chine, Taïwan et la Corée figurent aux premiers rangs des armateurs. Ces États d’Asie de l’Est font aussi bonne figure, avec l’Allemagne et les Pays-Bas, dans le classement relatif au poids et à la valeur des exportations. Les producteurs de ressources, comme l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis (eau), l’Australie et le Brésil, occupent les dix premières positions au chapitre du volume des exportations. Après avoir identifié les États utilisateurs, qui représentent les quatre cinquièmes des passages et du commerce dans les détroits, il y a lieu de discuter du niveau de coopération dont ils devraient faire preuve avec les États côtiers en ce qui concerne le partage du fardeau de l’entretient des infrastructures maritimes essentielles.

On peut aborder les rôles respectifs des États côtiers et des États utilisateurs, et les variations entre ceux-ci, en analysant la réaction de ces États à deux menaces touchant l’accès aux détroits et la sécurité des passages : 1) la navigation et la pollution, et 2) la piraterie et le vol à main armée. On étudie ensuite les coûts économiques possibles de toute fermeture des détroits imputable à ces situations ou à d’autres événements éventuels, ainsi que le coût d’utilisation d’autres routes. La présente étude remet en question la croyance populaire associée aux passages obligés en mettant en évidence la marge de manoeuvre accrue dont bénéficient les pétroliers et la rigidité des systèmes de réseaux en étoile, qui sont postérieurs aux changements de l’économie maritime mondiale.

I – Navigation et pollution

La ratification de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (unclos) par les 60 États requis, en 1994, a représenté une nouvelle possibilité de coopération dans les détroits. Plus précisément, l’Article 43 de l’unclos prévoit que les États utilisateurs d’un détroit et les États riverains devraient, par voie d’accord, coopérer pour :

  • établir et entretenir dans le détroit les installations de sécurité et les aides à la navigation nécessaires, ainsi que les autres équipements destinés à faciliter la navigation internationale ;

  • prévenir, réduire et maîtriser la pollution par les navires[6].

Tableau 3

Dix principaux États utilisateurs en termes de passages dans les détroits de Malacca et de Singapour, 1999

Dix principaux États utilisateurs en termes de passages dans les détroits de Malacca et de Singapour, 1999

Note : nc = non classé.

Source : Tiré de jamri, 2002, pp. 8-18.

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Hasjim Djalal , ancien ambassadeur extraordinaire de l’Indonésie pour le droit de la mer et les affaires maritimes, considérait l’Article 43 comme un « incitatif » utilisé par un État utilisateur clé pour convaincre l’Indonésie et la Malaisie d’adopter le régime du « passage de transit » pour les détroits qui sont « utilisés pour la navigation internationale[7] ». À l’époque, l’Indonésie et la Malaisie insistaient pour que le droit d’un État côtier sur sa mer territoriale, soit absolu, à l’exclusion du droit de « passage innocent ». Les États-Unis, comme l’Union soviétique, souhaitaient avoir le moins d’obstacles possible à la libre navigation de leurs bâtiments de guerre. Le Japon réclamait également le libre passage, mais pour les pétroliers transportant du pétrole brut en provenance du Moyen-Orient. L’« incitatif » était perçu par les gouvernements d’Indonésie et de Malaisie comme une promesse implicite d’aide financière de la part des États utilisateurs dans le but d’améliorer la sécurité maritime et de protéger l’environnement naturel des détroits. La coopération entre les États côtiers pour ce qui est à la fois de la navigation et de la lutte à la pollution est intervenue avant la unclos de 1982, les trois États côtiers étant conscients de la dépendance de leur économie au commerce maritime et de la dépendance de leurs collectivités côtières aux détroits comme source de revenu[8].

A — États Côtiers

En 1966, les détroits sont devenus un problème international manifeste. L’Indonésie a cherché à annexer la Malaisie et Singapour dans une Indonésie élargie ; ainsi, sous ce régime, les détroits auraient fait partie de ses eaux territoriales. Au terme de la confrontation, les trois États côtiers ont convenu, en 1971, de discuter entre eux au niveau ministériel des enjeux d’intérêt commun touchant les détroits. En 1971, l’Indonésie et la Malaisie ont conclu un traité délimitant leurs eaux territoriales respectives, qui fut suivi par un traité similaire entre l’Indonésie et Singapour en 1973. Singapour a cependant préféré un régime de navigation plus libre et a accepté la notion de « détroits internationaux », ainsi qu’une limite territoriale de trois milles au lieu de celle de douze milles adoptée par l’Indonésie et la Malaisie dans le cadre de leur projet de « nationalisation » des détroits. Par ailleurs, les trois États côtiers avaient les mêmes inquiétudes pratiques ayant trait à la sécurité de la navigation, à la protection de l’environnement marin, y compris les importants lieux de pêche, et à la sécurité.

Puis, en 1975, les États côtiers ont mis sur pied le Tripartite Technical Experts Group (tteg). Même si la création de ce groupe a été déclenchée par le naufrage du pétrolier Showa Maru, son champ d’action s’est subséquemment concentré sur l’amélioration de la sécurité maritime, et non sur la réduction de la pollution marine. Le groupe portait une attention particulière aux courants, aux récifs, aux hauts-fonds, aux épaves et autres obstacles à la navigation du canal, qui se rétrécit des 126 milles marins dans le détroit de Malacca (fig. 3a) à un peu plus de 3,2 milles marins dans le détroit de Singapour (fig. 3b). L’amalgame de gros navires, de petits bateaux de passagers et de cargos, et de bateaux de pêcheurs imprévisibles venait aggraver les problèmes de navigation. La plupart des gros pétroliers mettaient 36 heures pour transiter par les détroits.

Figure 3a

Le détroit de Malacca

Le détroit de Malacca
Source : Koh Keng Lian, Straits in International Navigation. Contemporary Issues, London, Oceana Publications Inc., 1982. Tiré des cartes du ministère de la Marine de Grande-Bretagne.

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Figure 3b

Le détroit de Singapour

Le détroit de Singapour
Source : Koh Keng Lian, op. cit.

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En 1976, le tteg a recommandé l’élaboration d’un modèle de séparation du trafic, qui a été signé un an plus tard par les ministres des Affaires étrangères des États côtiers et adopté par l’omi. Le Traffic Separation Scheme a été mis en vigueur en 1981 (tab. 4). Ce système prévoyait l’élaboration de règles de navigation, l’harmonisation de la charte des données des trois pays et un recensement des marées et des courants (fig. 4a). Les navires à grand tirant d’eau et les très gros transporteurs de brut (tgtb) devaient avoir une revanche de profondeur de moins de 3,5 mètres pour leur passage complet dans les détroits. Sous ce régime, un pétrolier en pleine charge de plus de 200 000 tpl devait dévier et emprunter le détroit de Lombok, plus profond. En 1998, un nouveau système a été instauré, restreignant les navires à grand tirant d’eau et les tgtb à une vitesse de moins de 12 noeuds.

Tableau 4

Initiatives du groupe d’experts techniques tripartite dans les détroits de Malacca et de Singapour

Initiatives du groupe d’experts techniques tripartite dans les détroits de Malacca et de Singapour
Source : Tiré de P. Oei, Implications of Vessel Monitoring Systems, Electronic Highways, etc. – Positives and Negatives, Paper presented at 13th International Conference on Sea Lines of Communication, « The Strategic Importance of Seaborne Trade and Shipping : A Common Interest of Asia Pacific », The Chifley Hotel Canberra, 3-4 avril 2001.

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Figure 4a

Système de gestion du trafic

Système de gestion du trafic
Source : Tiré de P. Oei, op. cit.

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Figure 4b

Une gestion par secteurs

Une gestion par secteurs
Source : Tiré de P. Oei, op. cit.

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En 1998, le tteg a mis en service le Mandatory Ship Reporting System in the Straits Malacca and Singapour (straitrep), qui a également été adopté par l’omi[9]. La zone opérationnelle est divisée en neuf secteurs (fig. 4b). Chaque secteur a son propre canal de radiodiffusion qui donne de l’information sur le trafic, des avis de navigation et de l’aide dans la coordination des recherches et sauvetages.

En dehors de ces initiatives communes, Singapour est à l’origine de la mise en service d’un ensemble de technologies coordonnées, en consultation avec l’omi, afin de réduire la densité du trafic et d’arrêter la rétention des eaux du détroit de Singapour (tab. 5). Celles-ci comprennent le Vessel Traffic Information System (vtis), le Système électronique de visualisation des cartes marines (sevcm), le Système mondial de localisation en mode différentiel (dgps) et le transpondeur du Système d’identification automatique (sia). Le sia a permis à la Maritime Port Authority (mpa) de Singapour de participer à un système pilote appelé Ship Identification and Positioning System (sips), qui permet aux bateaux participants de transmettre automatiquement leur identité, leur position, leur vitesse et leur route. En 2001, plus de 1 000 navires empruntant le détroit de Singapour se sont rapportés chaque jour au centre de contrôle opérationnel de la mpa[10].

Tableau 5

Technologies mises en oeuvre par Singapour dans le détroit de Singapour

Technologies mises en oeuvre par Singapour dans le détroit de Singapour

Note : La Malaisie a aussi mis en service le système vtis en 1998.

Source : Tiré de P. Oei, op. cit.

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En raison du trafic lourd dans les détroits, tout accident majeur perturbe la navigation, les opérations portuaires et l’environnement marin. Même si la pollution terrestre est plus importante, les États côtiers ont opté pour une approche proactive envers la pollution marine qui vise à prévenir les désastres environnementaux importants par l’adoption de stratégies d’intervention en cas de déversements de pétrole. La mise en oeuvre de ces stratégies a été accélérée suite à quatre déversements majeurs dans les détroits depuis celui du Showa Maru en 1975, et la nécessité de préserver les zones de pêche (tab. 6).

Tableau 6

Déversements de pétrole majeurs dans le détroit, 1975-2000

Déversements de pétrole majeurs dans le détroit, 1975-2000

Note : Tous les bateaux transportaient du pétrole brut, à l’exception du Evoikos, qui transportait du mazout qui s’est évaporé rapidement.

Source : P. Oei, op. cit. ; socrc, Operational Response Track Record, Singapore Oil Spill Response Centre Pte Ltd, pers. comm., Chris Richards, 4 décembre 2002.

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Le dossier des États côtiers pour ce qui est de la ratification des conventions maritimes internationales portant sur la pollution ne correspond pas à leur dossier d’adoption des conventions relatives à la navigation (tab. 7). La ratification aurait permis aux trois États côtiers d’harmoniser leurs lois, leurs règles et leurs pratiques concernant la pollution, tout en générant une approche régionale pour l’application de celles-ci. Cette approche régionale est nécessaire pour aborder les problèmes environnementaux occasionnés par le développement urbano-industriel accéléré le long du corridor de la Malaisie occidentale, le défrichement des côtes, surtout dans le détroit de Singapour, et la présence de gros bateaux de croisière disposant d’une soute à mazout de grande capacité dans des zones écologiques fragiles. Toutefois, le versement d’une compensation à l’Indonésie et à la Malaisie pour les dommages environnementaux en vertu de unclos de 1982 demeure flou et les États côtiers n’ont pas le droit irréfutable d’être informés sur la nature des biens transportés dans les détroits, même dans le cas de matières nucléaires.

Tableau 7

Ratification des Conventions unclos de 1982 et de l’omi sur la pollution

Ratification des Conventions unclos de 1982 et de l’omi sur la pollution
Source : omi, 2002 ; nu, 2002.

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Les efforts visant à une amélioration internationale de la sécurité maritime et de la lutte à la pollution dans les détroits ont été extrêmement lents. On a proposé la création d’une Maritime Electronic Highway (meh) combinant tableaux électroniques et mises à jour en temps réel des vents, de la température, du niveau de l’eau et des courants par le transpondeur sia[11]. La meh, en servant de base environnementale et d’outil de conception, représenterait pour les intervenants des secteurs public et privé une approche intégrée de prévention et de gestion de la pollution marine dans les détroits afin d’éliminer les décharges illégales de pétrole. La mise en oeuvre de la meh est bloquée. En 2001, le Fonds pour l’environnement mondial (fem) et la Banque mondiale ont octroyé une subvention de 350 000 dollars américains pour l’élaboration d’un énoncé de projet. Cependant, l’omi a de la difficulté à obtenir les 10 millions de dollars américains nécessaires au projet de démonstration, sans compter les 30 millions pour les plans[12].

Il serait injuste pour les États côtiers d’être seuls à assumer la charge de la modernisation de l’infrastructure technologique en matière de sécurité maritime (y compris le retrait des épaves) et de protéger l’environnement marin des déversements de pétrole sans obtenir une aide des États utilisateurs au chapitre de la formation et de la fourniture d’un équipement adéquat pour lutter contre les déversements. Les États utilisateurs et la communauté internationale navale – les propriétaires de cargos, les armateurs, les importateurs et les exportateurs – devraient être prêts à fournir une aide considérable, dans l’esprit de l’Article 43 de unclos. En revanche, la pratique actuelle ne permet pas que les États côtiers imposent des frais aux navires qui empruntent les détroits à destination de ports des États utilisateurs, sauf en retour de services particuliers.

L’Indonésie n’est pas seulement un État côtier, mais aussi un « État archipélagique » reconnu en vertu de l’Article 45 de unclos. Conséquemment, les deux routes de rechange aux détroits – le détroit de la Sonde et le détroit de Lombok – sont désignées comme eaux archipélagiques. L’Indonésie ne peut réglementer l’utilisation de ses voies maritimes et réduire la portée du droit de « passage innocent » des navires internationaux ; par contre, elle pourrait restreindre le mouvement des navires de guerre, puisque l’Indonésie se réserve le droit selon lequel tout navire étranger doit obtenir une permission pour traverser ses eaux territoriales. À la fin septembre 1988, l’Indonésie a fermé brièvement le détroit de la Sonde et le détroit de Lombok, causant une inquiétude considérable chez les États utilisateurs.

B — États utilisateurs

Parmi les États utilisateurs les plus importants, seul le Japon a volontai-rement fourni une assistance pour des aides à la navigation et des études et révisions hydrographiques. En 1968, le Japan Malacca Straits Council (jmsc) a été créé à cette fin. Depuis 1981, des intérêts privés ont versé 400 millions de yens par l’entremise du jmsc et la Nippon Foundation afin de mettre sur pied un Fonds renouvelable. L’objectif de ce Fonds était de fournir des avances de fonds aux États côtiers pour qu’ils puissent entreprendre immédiatement des travaux de nettoyage dans l’éventualité d’un déversement de pétrole. Le Fonds a aussi octroyé des ressources au Traffic Separation Scheme et à une étude de quatre pays concernant des zones critiques et une analyse des épaves et des hauts-fonds dangereux ou non confirmés dans les détroits. Le Japon collabore aussi avec les États côtiers par l’intermédiaire de la Convention internationale de 1990 sur la préparation, la lutte et la coopération en matière de pollution par les hydrocarbures (oprc) de l’omi afin de mettre en place ses principaux éléments au sein des États côtiers. Dans son élan de coopération, le Japon a donné 10 milliards de yens en 30 ans. Le Japon ne voudrait pas accroître sa contribution générale et aimerait bien partager ce fardeau, surtout avec les autres pays d’Asie. L’un des objectifs de l’étude du jamri était l’identification de ces utilisateurs.

Toute solution touchant la question du financement devra respecter la souveraineté et la juridiction des États côtiers, tout en préservant le libre passage des navires sur la voie navigable internationale. Idéalement, les États utilisateurs devraient contribuer volontairement au Fonds renouvelable existant et mis en place par le Japon par sa contribution de 400 millions de yens et géré par les trois États côtiers[13]. Les États utilisateurs seraient invités par les États côtiers à verser une contribution, qui pourrait être utilisée à leur discrétion comme fonds de roulement destiné à la sécurité navale et à la protection de l’environnement marin (et non à la lutte contre la pollution terrestre, beaucoup plus grave que celle provenant des navires). Un fonds de roulement de 25 millions de dollars américains minimum est envisagé. La Chine n’est pas liée par cet argument d’équité et elle est peu susceptible d’y contribuer. Selon la Chine, la responsabilité du maintien de la sécurité navale et de la protection de l’environnement revient aux États côtiers.

Si certains États ne versent pas de contribution volontaire pour couvrir le coût des infrastructures dans les détroits, la question des « profiteurs » se pose. Dans cette optique, il a été proposé qu’un principe « d’utilisateurs-payeurs » soit instauré par l’omi selon lequel des coûts sont récupérés sur des paiements effectués pour le nombre ou la taille des navires à destination de certains pays. À cet égard, la Chine, Hong Kong, la Corée du Sud, Taïwan et plusieurs autres pays utilisateurs auraient à contribuer sur une base au pro rata[14]. Le Asian Shipping Forum préférerait cette approche, parce qu’il ne souhaite pas que la communauté de la navigation assume le coût du transit, à moins que la contribution ne soit rattachée à des services spécifiés. L’option du péage, privilégiée par la Malaisie, est empêchée par la unclos. On envisage la création d’une entité internationale formée de représentants des États côtiers, des États utilisateurs et de l’omi pour gérer le fonds, pour que les contributions servent à améliorer la sécurité navale et la lutte à la pollution et qu’elles ne deviennent pas une taxe indirecte à la navigation. Si le coût du financement des efforts de nettoyage est trop élevé, de plus en plus d’armateurs utiliseront la route de Lombok.

La création de cette entité internationale pose un dilemme aux États côtiers. Alors que les États côtiers ne veulent pas tout financer à eux seuls, l’Indonésie et la Malaisie, en particulier, ne souhaitent pas céder le contrôle total de cette voie maritime stratégique traversant leurs eaux territoriales. La négociation d’un accord entre les États côtiers – qui chapeauterait les accords existants – pourrait leur donner une plus grande marge de manoeuvre dans leurs relations avec différents groupes d’intervenants en ce qui concerne le recouvrement des coûts de l’infrastructure de sécurité maritime et la prévention des déversements de pétrole[15]. Cette approche peut se justifier par les inquiétudes sécuritaires croissantes ; la piraterie et les vols à main armée ont refait surface comme problème majeur dans les détroits et doivent être inclus sous « les autres améliorations à l’aide à la navigation internationale » de l’article 54 de l’unclos[16]. En effet, il est impératif de prendre en compte la piraterie avant que ne soit analysé le coût d’utilisation d’une route de rechange aux détroits.

II – Piraterie et vol à main armée

La piraterie est endémique dans les détroits depuis le premier millénaire. D’un point de vue légal, de telles activités ne sont pas considérées comme de la « piraterie » sous les termes de l’article 101 de unclos de 1982, puisque ces actes illégaux sont commis à des fins privées et ne se produisent pas en haute mer, mais dans les eaux territoriales. À partir du milieu des années 1980, les actes de « piraterie » se sont multipliés. Lorsque les cargos ralentissaient dans l’étroit canal et les eaux peu profondes des détroits, ils perdaient leur habileté à manoeuvrer, devenant ainsi des cibles faciles pour les voleurs. Un abordage rapide permettait de dérober de l’argent et des objets de valeur de la cabine du Capitaine[17]. Dans ce contexte, le Bureau maritime internationale (bmi) sur la piraterie et le vol à main armée contre les navires – une division de la Chambre de commerce internationale (cci) – a adopté une définition moins stricte de « piraterie » afin d’englober tout acte d’abordage ou de tentative d’abordage d’un bateau. En 1991, le bmi rapportait que près de 30 pour cent des actes de piraterie dans le monde s’étaient produits dans les détroits, particulièrement entre Singapour et l’Indonésie. Ceci a incité le bmi, avec l’aide de l’omi, à mettre sur pied le Piracy Reporting Centre à Kuala Lumpur, en 1992, un service central de signalement et d’avertissement pour les détroits et eaux adjacentes. Les États côtiers et les États utilisateurs ont réagi différemment face aux enjeux de la piraterie et des vols à main armée.

A — Le rôle des États côtiers réexaminé

Les États côtiers ont réagi à cette recrudescence de la piraterie en négociant entre eux des accords bilatéraux. En 1992, ces accords ont permis des patrouilles navales coordonnées et des exercices de lutte à la piraterie ; toutefois, il n’y a pas eu de « poursuites » dans les juridictions adjacentes. Cet ensemble d’activités a contribué à réduire les incidents pour un certain nombre d’années (tab. 8). Par ailleurs, un grand nombre d’attaques ne sont pas rapportées aux autorités afin d’éviter les coûts encourus par le retard d’un navire.

Tableau 8

Nombre d’incidents reliés à la piraterie dans les détroits de Malacca et de Singapour, dans la région et dans le monde, 1991-2000

Nombre d’incidents reliés à la piraterie dans les détroits de Malacca et de Singapour, dans la région et dans le monde, 1991-2000
Source : J. Abhyankar, op. cit.

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Après la crise asiatique de 1997-1998, le nombre d’incidents dans les détroits s’est accru. De toute évidence, une plus grande pauvreté et un taux de chômage plus élevé ont fait de la piraterie et du vol à main armé à bord des navires une source de revenus intéressante (tab. 8). Si cette crise a poussé certains pêcheurs et petits criminels à s’improviser pirates et voleurs, le crime organisé asiatique était aussi impliqué. Selon Robert Beckman, le nombre accru d’incidents était attribuable à une sécurité insuffisante ou à la fatigue due à la réduction de l’équipage à bord des navires, ainsi qu’à la réduction de la taille des marines militaires à la fin de la guerre froide[18]. Les gardes côtières ont été réduites et les armes à feu de provenance militaire sont devenues plus facilement accessibles. La corruption au sein des fonctionnaires maritimes était aussi présente. L’Indonésie, en particulier, a souffert d’un manque de financement et de ressources visant à maintenir une présence navale pour protéger les bateaux[19].

En 2000, les détroits ont été classés deuxième endroit le plus dangereux au monde pour la navigation internationale, après les ports et les ancrages des eaux de l’Indonésie. Beckman a entrepris une analyse des 80 incidents maritimes rapportés par le bmi cette même année : 40 étaient des tentatives d’abordage sur des navires et 36 étaient des abordages (tab. 9). Quatre incidents n’ont apparemment pas pu être catégorisés[20].

Tableau 9

Tentatives d’attaques et attaques dans les détroits de Malacca et de Singapour, 2000

Tentatives d’attaques et attaques dans les détroits de Malacca et de Singapour, 2000

Note : Quatre incidents n’ont pas été catégorisés, deux dans le détroit de Malacca et deux dans le détroit de Singapour.

Source : R.C. Beckman, op. cit., 2002, pp. 338-339.

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Beckman a ensuite procédé à une analyse détaillée des 36 abordages dans les détroits en 2000 sur le plan des armes utilisées, du traitement infligé à l’équipage, de la valeur des biens volés et du niveau de menace à la sécurité de la navigation maritime (tab. 10). Tel qu’indiqué, aucun de ces abordages ne constituerait un acte de « piraterie et de vol à main armé contre des navires » sous la unclos de 1982, car l’application de celle-ci est limitée aux eaux internationales – soit la haute mer ou les zones économiques exclusives entre 12 et 200 milles marins. Cette loi interdit aux navires de guerre d’autres États de poursuivre des pirates dans les eaux territoriales ou dans les ports des États côtiers.

Tableau 10

Analyse des attaques ayant eu lieu dans les détroits de Malacca et de Singapour

Analyse des attaques ayant eu lieu dans les détroits de Malacca et de Singapour

Note : Une attaque peut être placée dans plusieurs catégories (p. ex. navire et cargaison volés)

Source : Tiré de R.C. Beckman, op. cit., 2002, pp. 338-339.

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Toujours selon Beckman, trois incidents qui sont survenus dans les détroits en 2000 pourraient constituer une infraction en vertu de la Convention pour la répression d’actes illicites contre la sécurité de la navigation maritime de 1988, qui oblige les États signataires à arrêter ceux qui commettent l’infraction. Trois autres incidents dans le détroit de Malacca, impliquant la prise de contrôle du navire par la force, pourraient avoir constitué, prima facie, des détournements criminels importants sous la Convention. L’incident le plus grave est celui du détournement du pétrolier Global Mars, battant pavillon panaméen, le 23 février 2000. Après avoir quitté Port Klang avec 6 000 tonnes d’huile de palme, le bateau a été abordé près de la côte nord de la Thaïlande, à l’approche nord du détroit de Malacca. Il a ensuite été retrouvé en Chine sous un autre nom ; le « bateau fantôme » avait déjà un équipage de remplacement provenant du Myanmar et des Philippines, dont les membres ont pu quitter la Chine sans être accusés.

Avant d’entreprendre une lutte à la piraterie, il faut déterminer les frontières maritimes entre les États côtiers pour des zones spécifiques des détroits. Les États côtiers accordent actuellement une grande importance à la scène du crime en raison du lien avec leur droit à la souveraineté. Tout service étranger chargé de faire respecter la loi qui pénètre leur juridiction afin de capturer des voleurs se trouverait à violer leur souveraineté.

Puisqu’aucune loi spécifique ne s’applique aux détroits, les États côtiers doivent mettre en vigueur une loi pour que les attaques contre les navires soient considérées comme une infraction sous le Traffic Separation Scheme, tout en permettant à l’un ou l’autre des États impliqués d’arrêter le navire dans une zone particulière[21]. Le Comité maritime international (cmi), un organisme d’associations de droit maritime, tente de combler ce vide juridique en développant un modèle de loi nationale[22]. Une autre proposition concerne la mise sur pied d’une organisation internationale privée financée par une taxe aux armateurs, aux propriétaires de cargo, aux assureurs et aux syndicats de marins, dans le but d’obtenir un redressement légal privé de la piraterie dans les détroits[23].

Les États côtiers pourraient aussi joindre la Chine, l’Inde et le Japon et signer la Convention de l’omi de 1988, ce qui leur donnerait la possibilité de mettre en accusation les pirates se trouvant dans leurs eaux territoriales qui ont commis des actes de piratage dans la juridiction d’un autre État[24]. Les auteurs de détournements qui se produisent dans les détroits pourraient ainsi être poursuivis par l’entremise du Center for Transnational Crime de l’anase[25]. En dépit de ces initiatives, il y a toujours la nécessité d’une aide internationale appliquée à l’échelle régionale, puisque toute tentative d’abordage ou d’attaque sur les navires dans les détroits de plus en plus occupés représente une menace à la sécurité de la navigation internationale. Jusqu’à maintenant, une grande partie de l’aide pour combattre cette menace provient d’organisations internationales comme le Comité de sécurité maritime de l’omi, et non des États utilisateurs.

B — Le Japon et les autres États utilisateurs

Une fois de plus, le Japon représente une exception au sein des États utilisateurs. En plus de financer les aides à la navigation et un état de préparation amélioré pour faire face aux déversements de pétrole, le Japon est le chef de file de la lutte à la piraterie et aux vols à main armée dans les détroits. Cet engagement est justifié par le fait que des navires japonais ont connu plus de 140 attaques depuis 1990[26]. Comme le rapporte Sumihiko Kawamura, ce nombre inclut le détournement, en septembre 1999, du Ten-yu, de propriété japonaise et battant pavillon panaméen, qui transportait 3 000 tonnes de lingots d’aluminium du port de Kuala Tanjung, à Sumatra, à Inchon, en Corée[27]. Tous les membres d’équipage ont probablement été tués. Lorsqu’il a été retrouvé dans le fleuve Yangze, le bateau avait été renommé et des « pirates » indonésiens formaient son équipage. Une compagnie chinoise établie au Myanmar avait écoulé la marchandise. Puis, en octobre 1999, le Alondra Rainbow, de propriété japonaise et battant pavillon panaméen, transportant 7 000 tonnes de lingots d’aluminium de Kuala Tanjung à Miike, au Japon, a été détourné. Dix-sept membres d’équipage, deux Japonais et quinze Philippins, ont été laissés à la dérive en mer avant d’être repêchés dix jours plus tard. Lorsqu’il a été retrouvé dans l’océan Indien en novembre 1999, le navire avait été renommé Maga Ram et était composé d’un équipage de quinze Indonésiens ; une partie de sa cargaison initiale de lingots d’aluminium a été découverte plus tard aux Philippines.

Les sociétés japonaises ont été ébranlées par les perturbations causées par ces crimes internationaux[28], ce qui a amené la Nippon Foundation et la Okazaki Institute à commanditer des conférences sur les mesures de lutte contre la piraterie dans les détroits[29]. En novembre 1999, lors de la rencontre des chefs de gouvernements de l’anase, à Manille, le premier ministre japonais de l’époque, Keizo Obuchi, a proposé la création d’une garde côtière régionale. Deux conférences internationales ont été commanditées dans le but de faire avancer cette idée. En mars 2000, la « Conférence internationale de toutes préoccupations maritimes, des gouvernements et du secteur privé, sur la lutte à la piraterie et aux vols à main armée contre les bateaux » s’est tenue à Tokyo et a produit « l’appel à l’action de Tokyo », ainsi qu’un modèle de plan d’action pour les gouvernements. Puis, en avril 2000, une conférence sur le thème « Les défis de la lutte à la piraterie en Asie : Conférence régionale sur la lutte à la piraterie et au vol à main armée » réunissant les chefs des agences responsables des gardes côtières, avait comme objectif de promouvoir la coopération mutuelle par le partage de l’information, l’amélioration des activités d’application de la loi, et l’appui à la formation et à la technologie[30]. En octobre 2000, le Japon a également participé à une rencontre maritime inter-sessionnelle sur la piraterie dans le cadre du Forum régional de l’anase, à Mumbai.

Idéalement, le Japon aimerait partager le fardeau de la lutte antipiraterie dans les détroits avec d’autres États utilisateurs par la coopération multilatérale, à un niveau officiel, de gouvernement à gouvernement. Les États-Unis travaillent déjà avec le Japon afin d’améliorer la formation des gardes côtières nationales en Indonésie et en Malaisie. Dans le même ordre d’idée, l’Inde a coopéré avec le Japon pour des exercices de lutte à la piraterie avec des pays d’Asie du Sud-Est. Toutefois, la proposition du Japon visant la création d’une garde côtière régionale à laquelle participeraient la Chine, le Japon, la Corée du Sud et les États côtiers ne fait pas l’unanimité. L’Indonésie et la Malaisie auraient toléré la présence dans leurs eaux territoriales de gardes-côtes armés provenant d’autres pays ; en revanche, la Chine se serait opposée à toute présence d’une force multilatérale. Il appert que la Chine voit en l’initiative japonaise de lutte à la piraterie un complot pour contrebalancer ou retarder son émergence comme puissance économique dominante en Asie de l’Est. La méfiance mutuelle entre le Japon et la Chine a laissé un vide de leadership que les États-Unis ont vu comme une occasion d’encourager les deux pays à appuyer la coopération multilatérale pour la lutte à la piraterie dans les détroits en s’échangeant de l’information.

La coopération multilatérale sur les questions de la piraterie dans les détroits est travaillée et discutée à un niveau de coopération non officielle[31]. Le Asian Shipping Forum (asf) a proposé la création d’une force policière maritime, régionale ou onusienne, pour les détroits. Le Western Naval Pacific Consortium (wpnc), qui réunit les chefs des marines militaires de la région, a abordé la question de la piraterie dans les détroits dans une perspective de défense et de sécurité. Un groupe de travail du Conseil de coopération pour la sécurité dans l’Asie-Pacifique (cscap) a élargi le débat au-delà des enjeux sécuritaires traditionnels de défense du territoire et de protection des voies maritimes pour y inclure la piraterie et les crimes internationaux. D’autres arguments persuasifs visant à promouvoir ce programme élargi peuvent provenir de l’évaluation des coûts économiques des événements pouvant potentiellement restreindre ou bloquer complètement le passage des navires dans les détroits.

III – Les effets économiques du passage obligé

Nous avons déjà abordé deux types d’événements qui pourraient interdire les détroits aux navires pour une longue période de temps : 1) les accidents maritimes ou les désastres en mer, et 2) les crimes internationaux commis par les pirates et les voleurs armés. D’autres éventualités pourraient nécessiter une intervention militaire. Ces événements pourraient inclure : 3) les restrictions à la navigation imputables à l’affirmation excessive du droit à la souveraineté ou de la juridiction de la part des États côtiers, 4) un acte terroriste en mer ou dans un port, 5) l’instabilité des États côtiers (p. ex. troubles internes), et 6) des conflits internationaux armés ou des conflits impliquant les détroits. Si l’une ou l’autre de ces situations devait survenir et rendre impossible la navigation dans les détroits, il y a lieu d’évaluer dans quelle mesure les routes de contournement peuvent être utilisées, d’analyser les coûts économiques possibles des détours et de prendre en considération les effets sur la défense de la voie maritime.

Une étude du vice-amiral à la retraite Kazumine Akimoto présente de nombreuses options de trajets de rechange et les conséquences d’événements qui pourraient non seulement restreindre ou bloquer complètement le passage des navires dans les détroits, mais qui pourraient aussi troubler des points centraux ou des méga-ports agissant comme centres de distribution[32]. Fait intéressant, l’étude de Akimoto établit une distinction entre les pétroliers et les cargos transportant des marchandises générales sur des lignes régulières. Les pétroliers dépendent encore de l’expéditeur ou du manufacturier, mais le transport maritime par grandes lignes a connu des changements organisationnels importants afin de répondre à la croissance du trafic conteneurisé. Alors que le pétrolier représente toujours un actif pour lequel il existe un marché de l’usagé en pleine expansion, le marché pour les bateaux de conteneurs est moins important puisque l’on n’achète pas le bateau comme un actif, mais plutôt le réseau de transport et de communications que comprend le système de logistique dans son entier[33]. Les revenus du transport de marchandises en vrac sont calculés selon les tonnes-kilomètres parcourues, alors qu’une partie importante des revenus du transport de conteneurs provient du respect des horaires « juste-à-temps » du client.

En analysant le trafic des pétroliers, Akimoto a considéré plusieurs options de trajets de rechange pour le transport du pétrole brut, du golfe Persique à l’Asie du Nord-Est, si les détroits devaient être interdits à la navigation pour une longue période de temps (voir fig. 1). S’il était impossible pour les pétroliers de passer par les détroits de Malacca et de Singapour, ils pourraient être orientés vers le détroit de Lombok puis par le détroit de Makassar afin de passer à l’est des Philippines. Cette option augmenterait la durée du trajet de trois jours, nécessiterait 15 pétroliers supplémentaires et coûterait environ 88 millions de dollars américains.

Par ailleurs, si les pétroliers étaient dans l’impossibilité d’emprunter les eaux archipélagiques de l’Indonésie et de la mer de Chine méridionale, tous les bateaux devraient être détournés au sud de l’Australie. Cette circumnavigation ajouterait deux semaines au trajet et 80 pétroliers additionnels seraient nécessaires, pour un total de 1 200 millions de dollars américains. Même si les pétroliers étaient ainsi détournés par le sud de l’Australie, le Japon pourrait compter sur des réserves de pétrole pour un an ; à ce moment, la région aurait attiré les pétroliers nécessaires et les coûts de transport auraient été ajustés par le marché du transport. En outre, on aurait envisagé des substituts et d’autres sources d’approvisionnement pour les matières premières concernées.

Ces résultats suggèrent que le traditionnel passage obligé des détroits perd peut-être de son importance. La fermeture des détroits est peu susceptible d’avoir un effet marqué sur les prix spot du pétrole, comme ce serait le cas si le détroit d’Hormuz accédant au golfe Persique était fermé. En raison du grand nombre d’options offertes aux États utilisateurs, ceux-ci ne sont pas vulnérables à une fermeture des détroits, comme le veut la croyance populaire. Les États côtiers seront sans doute plus touchés ; leur motivation devrait donc être importante pour maintenir les détroits ouverts.

Le principal effet d’une fermeture des détroits serait beaucoup plus grand sur le transport de conteneurs qui, au mieux, s’est vu accorder un rôle minime dans les études sur les passages obligés. Selon Akimoto, des pertes économiques plus importantes (mais qu’il ne précise pas) se produiraient si les réseaux de transport de conteneurs étaient perturbés. Les activités des regroupements internationaux de transports de conteneurs sont maintenant concentrées dans les méga-ports possédant des mouillages de 15 mètres, des quais de 330 mètres et une grue d’une portée de 48 mètres capable d’acceuillir des navires transportant 6 000 conteneurs de 20 pieds de longueur. Parmi ces méga-ports, notons Kaohsiung (Taïwan), ainsi que Singapour et Port Klang dans les détroits, et leurs ports secondaires. Toute perturbation de ce nouveau système de réseau en étoile aurait un impact sur les lignes de production mondiales opérant selon le système du juste-à-temps. En cas de fermeture des détroits, les sociétés de logistique prendront beaucoup plus de temps à mettre en place des contre-mesures pour le transport des conteneurs, puisque tout un système de logistique est affecté, et non un ou deux navires supplémentaires comme dans le cas du pétrole. Les options comprennent le recours à d’autres ports du réseau et à d’autres affluents, l’utilisation de plus gros bateaux de conteneurs, et le recours à d’autres moyens de transport. Kaohsiung serait le méga-port le plus près. Bloquer l’accès à un méga-port peut coûter environ 20 pour cent de la valeur des marchandises, comparé à moins de 3 pour cent lorsqu’un passage obligé est bloqué.

L’étude d’Akimoto de 2002 sur la défense maritime des détroits est arrivée à la conclusion que la mission première des marines militaires, sera de sauvegarder à la fois les passages obligés géographiques et les méga-ports. Les marines militaires peuvent exercer leur droit de passage dans les détroits, mais les militaires devront négocier un accès diplomatique aux méga-ports, puisque ceux-ci sont la propriété des gouvernements souverains. Tout blocage du passage obligé des détroits et des méga-ports susciterait une réaction rapide chez les planificateurs et les commandants maritimes aux États-Unis. Les obstacles à la liberté de navigation seraient perçus comme une menace aux intérêts stratégiques des États-Unis dans les océans Indien et Pacifique[34]. La situation sécuritaire serait uniquement résolue par le retour au libre passage des navires dans les détroits et l’accès aux méga-ports.

L’une des conséquences de l’activité de la marine militaire américaine est que sa stratégie de protection des détroits, destinée à une marine commerciale nationale réduite et à un petit pourcentage des importations et des exportations américaines, bénéficie à la Chine[35]. La Chine ne possédant toujours pas de marine militaire de haute mer, celle des États-Unis protège un nombre de plus en plus grand de pétroliers du Moyen-Orient et de conteneurs européens à destination de la Chine. Pékin pourrait être considérée comme une « profiteuse » et conclure des accords de coopération avec les États-Unis en raison de leur intérêt commun à la protection du passage dans les détroits et de l’accès aux méga-ports.

Conclusion

Cette étude des points de passage stratégiques des détroits a mis en évidence les enjeux sécuritaires et les effets économiques possibles que pourrait avoir toute fermeture du passage, à la fois sur les États côtiers et les États utilisateurs. Les États côtiers seraient les plus durement touchés, puisqu’ils n’ont d’autres choix que de protéger la libre navigation contre les empiètements illégaux et de maintenir l’ordre en mer. La Malaisie et Singapour, qui reflètent le clivage économique croissant entre Sumatra et les péninsules des détroits, ont été mieux en mesure d’accéder aux demandes d’amélioration de la sécurité. L’Indonésie est perturbée par le dilemme d’avoir à jongler avec l’affectation des fonds entre les intérêts nationaux et la sécurité des navires des États utilisateurs.

La croyance populaire veut que les pétroliers à destination du Japon, de la Chine et d’autres pays d’Asie de l’Est seraient vulnérables à toute fermeture du passage obligé des détroits. Ceci n’est pas nécessairement le cas. Tel que l’a élaboré Daniel Coulter, le commerce peut être détourné et l’accès aux marchés refusé[36] ; toutefois, contrairement au détroit d’Hormuz à l’entrée du golfe Persique, il existe des routes de contournement du passage obligé. En présumant que la capacité de transport supplémentaire soit disponible, les coûts additionnels du détour seraient minimaux sur le prix du pétrole à la pompe à Tokyo. Les propriétaires de pétroliers tireraient avantage des trajets supplémentaires parcourus.

Les sociétés de logistique offrant un service de livraison de conteneurs porte-à-porte seraient moins bien placées en cas de fermeture des détroits, les méga-ports étant reliés par un système rigide de réseau en étoile. Toute fermeture des méga-ports forcerait les sociétés à réajuster leurs systèmes afin de respecter les horaires des clients. Ces développements suggèrent que l’importance stratégique des passages obligés pour les cargos a été diminuée et que l’importance et la vulnérabilité des méga-ports ont été accrues, cela étant surtout dû au fait que leurs activités hautement informatisées sont maintenant sujettes à des cyber attaques[37].

La négociation d’accords internationaux entre les États utilisateurs et les États côtiers en ce qui concerne les coûts de la navigation dans les détroits, les mesures de lutte à la piraterie, l’accès aux méga-ports, ou même la « migration clandestine », les droits de la personne et autres questions environnementales nécessitant une coopération internationale, peut se révéler longue et difficile en raison du caractère délicat de ces accords du point de vue politique. Néanmoins, ils constituent un moyen d’améliorer les relations et de faciliter le passage des navires par le passage obligé des détroits et l’accès aux méga-ports de Singapour et Port Klang, si ce n’est le fonctionnement de toute l’économie maritime mondiale.

[Traduit de l’anglais par Francis Villeneuve]