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Depuis le début des années 1990, le concept de société civile a envahi le champ des relations internationales et a connu un succès croissant auprès des responsables politiques. Sa définition est source d’équivoques, comme le souligne Pouligny : « […] en France, une équivalence est le plus souvent établie entre ‘société civile’ et ong, alors qu’aux États-Unis ou au Canada les syndicats, les entreprises, des cabinets de conseil font partie de la ‘société civile[1]’ ». Cette confusion est emblématique d’un flottement conceptuel plus large qui caractérise la prolifération de discours[2] fort hétérogènes sur le rôle d’une « société civile internationale » dans le processus de mondialisation. Ce phénomène ne permet pas de dégager une compréhension claire des implications de ces discours pour la régulation démocratique de la mondialisation, c’est-à-dire pour l’ensemble des procédures de la démocratie représentative, conçue en tant que système de contrôle populaire sur des politiques gouvernementales, soit directement à travers des assemblées populaires, soit indirectement par le biais de représentants élus[3].

L’objectif de cette étude est à la fois d’offrir des repères conceptuels permettant de préciser les différents sens attribués à la notion de société civile en relations internationales et, sur la base de cette lisibilité accrue, d’examiner la portée et les limites de ces conceptualisations pour la régulation démocratique de la mondialisation. Ainsi, la première partie propose une genèse conceptuelle de la « société civile » sur la base de trois traditions théoriques : libérale, marxiste et kantienne ; chacune de ces traditions tend à situer le rôle social de la « société civile » en fonction d’idéaux différents, respectivement en fonction d’un idéal de prospérité économique, de justice sociale, et de paix universelle. Cette typologie permet, dans les sections suivantes, de faire ressortir trois variantes contemporaines de ces écoles de pensée sous la forme de discours en relations internationales sur le rôle des organisations de la sphère civile : les discours néo-libéraux sur le rôle des acteurs non étatiques dans la gouvernance globale, les discours néo-gramsciens sur le rôle de la « société civile » dans le contexte de l’hégémonie néo-libérale, et les discours néo-kantiens sur le rôle de la « société civile transnationale » dans l’institutionnalisation d’une « démocratie cosmopolite ». La mise en évidence de l’affiliation théorique de ces discours aux trois traditions identifiées dans la typologie permet de mieux cerner les rôles respectifs attribués aux acteurs publics et privés dans la mondialisation, et donc de souligner avec davantage de précision les conséquences de ces discours pour la régulation démocratique de ce processus.

I – Les conceptions de la société civile

À l’origine, la conception aristotélicienne de la politike koinonia[4] n’impliquait pas la distinction entre « État » et « société » ou entre « société » et « communauté », mais désignait un ensemble homogène d’individus partageant un ethos commun et évoluant au sein d’un ordre politique légitimement établi[5]. Il fallut attendre le siècle des Lumières pour que la distinction entre État et société civile émerge avec le développement concomitant de l’État moderne et du capitalisme de marché en Europe occidentale. C’est Hegel qui a généralisé la distinction entre ces deux sphères tout en soulignant leur interpénétration : il présente la société civile non pas seulement comme un système de besoins (une arène gouvernée par l’utilité et devant être régie par les corporations et la police), mais comme la sphère au sein de laquelle se déploient et s’articulent les subjectivités interindividuelles, dont l’interaction permet la naissance du processus de reconnaissance sociale[6].

Du 18e siècle à nos jours, l’histoire sémantique de la société civile est extrêmement dense. Cependant, il est possible de distinguer trois traditions théoriques principales : libérale, marxiste et kantienne. La première s’est développée essentiellement en fonction de la volonté historique de contenir l’État à l’intérieur de certaines limites définies par l’économie, la propriété et les marchés ; dans cette perspective, l’activité économique constitue un élément central de la société civile. Pour les théoriciens écossais de la société commerçante, le processus de « civilisation » impliquait un marché efficace, notamment par l’instauration d’un système de justice, afin de répondre à l’interdépendance des besoins. Cependant, comme l’a souligné Adam Smith, il correspondait aussi au développement d’un « espace libéré de l’emprise du besoin » dans lequel puissent se déployer des relations volontaires gouvernées par la « sympathie naturelle » ; la création d’un « nouveau sens moral » était jugée nécessaire à la formation de la société commerçante[7]. Cette conception trouve aujourd’hui son prolongement chez des auteurs néo-libéraux qui « […] réaffirment l’identité entre le civil et le bourgeois, craignent un modèle de droits au sein duquel la propriété n’est pas en première position, et rejettent la politisation de la société et la formation de mouvements sociaux qui réclameraient une politique de redistribution économique de la part de l’État[8] ».

Marx associe péjorativement la société civile aux intérêts de la « société bourgeoise » et aux rapports de production capitalistes ; dans cette perspective, elle ne serait que le lieu de reproduction de relations économique inégales. Cette conception partage avec la tradition libérale la réduction de la société civile à l’économie[9]. Ce point commun disparaît toutefois dans les re-formulations post-marxistes de cette notion, en particulier chez Gramsci qui introduit un schéma tripartite distinguant explicitement la sphère civile de l’État et de l’économie. Pour cet auteur, la société civile comprend « l’ensemble des organismes dits vulgairement « privés » […] qui correspondent […] à la fonction d’« hégémonie » que le groupe dominant exerce sur toute la société […][10] ». Autrement dit, elle est le lieu où s’élaborent les mécanismes de socialisation (les églises, la famille, les écoles, les associations professionnelles, les partis politiques, les médias) permettant de susciter le consentement et l’adhésion des classes subalternes. Mais, à la différence de Marx, Gramsci confère à cette sphère un potentiel d’émancipation sociale : l’hégémonie ne pouvant jamais être acceptée par la totalité des groupes subordonnés, la société civile est en effet en même temps considérée comme le terrain propice pour l’émergence d’un nouvel ordre social ; ainsi, elle apparaît comme étant investie, en fonction d’un idéal de justice sociale, d’un rôle stratégique dans la dynamique de la lutte révolutionnaire.

Dans son Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Kant affirme, en cinquième proposition, que « Le plus grand problème pour l’espèce humaine, celui que la nature contraint l’homme à résoudre, est l’établissement d’une société civile administrant le droit universellement. » À ses yeux, seule une société civile universelle est en effet en mesure de contraindre les États à renoncer à leur « liberté brutale » à travers l’établissement d’une « constitution civile » régissant leurs relations extérieures[11]. La réalisation de ce projet se confond avec celle de la paix et de la sécurité universelles, et constitue ainsi le stade ultime du développement humain. Cette conception kantienne d’une société civile dotée d’une mission pacificatrice trouve aujourd’hui son prolongement dans les travaux de Habermas qui affichent, surtout au début, une filiation relativement marquée avec le marxisme. Cet auteur s’est en effet inspiré du « principe kantien de la publicité » qui affirme que la sphère publique doit être médiatrice de la politique et de la morale et qu’elle a pour fonction de « faire apparaître l’unité intelligible des buts empiriques de tous, et de faire en sorte que la légalité y procède de la moralité[12] ». Il analyse ainsi comment, au moment où l’Ancien régime vacille sous la montée de la bourgeoisie, un espace privé de délibération publique s’est progressivement constitué entre la société civile et l’État. Le principe de publicité s’oppose alors au secret de l’État monarchique et alimente le développement d’un « usage critique de la raison » dans les lieux qui animent cette sphère publique, c’est-à-dire les cafés, les salons, les théâtres et la presse. En permettant l’émergence d’une diversité d’opinions, dont certaines se présentent comme concurrentes de celles de l’État ou s’y opposent, cet essor de l’espace public remplit une fonction d’émancipation sociale. Aujourd’hui, Habermas estime toutefois que cet espace d’autonomie a été en partie subverti sous la pression du processus d’industrialisation et de commercialisation de la culture, et préconise le retour à une rationalité de type néo-kantien, par la reconstruction d’un espace critique fondé sur une éthique de la discussion (la rationalité communicationnelle) permettant l’intercompréhension et le consensus social[13]. Cette dynamique est censée se concrétiser essentiellement dans la société civile, laquelle est indépendante de l’État et de l’économie, et exclut la famille et les groupes d’intérêts tels que les syndicats et les partis politiques qui appartiennent respectivement aux systèmes économique et politique[14].

Aujourd’hui, chacune de ces traditions théoriques sous-tend l’articulation du discours sur le rôle de la « société civile » en relations internationales. La conception libérale, qui place l’activité économique au centre de la sphère civile, fait l’objet d’une reformulation néo-libérale relative au rôle des acteurs non étatiques dans la « gouvernance globale ». La conception marxiste de la « société civile » comme lieu de reproduction des inégalités sociales inspire la vision néo-gramscienne du rôle de cette sphère au sein de l’hégémonie néo-libérale. La conception kantienne d’une « société civile » investie d’une mission pacificatrice trouve son prolongement dans une veine néo-kantienne sur le rôle de la « société civile transnationale » dans l’institutionnalisation d’une « démocratie cosmopolite ». Ces variantes contemporaines sont examinées tour à tour dans les sections suivantes de façon à mettre en évidence leurs conséquences pour la régulation démocratique de la mondialisation.

II – Le rôle des acteurs non étatiques dans la « gouvernance globale »

A — La rhétorique sur la gouvernance des organisations internationales

La vision néo-libérale de la société civile et de son rôle en relations internationales s’est constituée sur la base d’une réflexion, inhérente aux débats sur la gouvernance, « sur la redéfinition de l’articulation entre l’État et le marché, et plus largement entre l’autorité politique et la société civile[15] ». Le terme de governance est apparu à la fin des années 80 au sein de la Banque mondiale pour caractériser l’évolution des politiques qu’elle entendait appliquer aux pays en développement. Le discours sur la « bonne gouvernance » de la Banque mondiale établit un lien vertueux entre la gouvernance et la défense de la démocratie, plus précisément entre la réforme des structures politiques des pays en développement, le renforcement de la société civile, et la capacité de cette dernière de réformer les pouvoirs publics sous la pression de l’obligation redditionnelle (obligation de rendre des comptes). Dans ce contexte, l’importance de la société civile a eu tendance à être soulignée en opposition à l’État, comme si celui-ci opprimait systématiquement celle-là[16].

Le terme de gouvernance s’est ensuite rapidement répandu dans le champ lexical d’autres organisations internationales, en particulier de l’ocde, de certaines agences des Nations Unies comme le pnud, et de la Commission européenne. Cette diffusion a été favorisée par la mise sur pied, en 1992, de la Commission sur la gouvernance globale, regroupant une vingtaine de personnalités occupant des fonctions dirigeantes aux Nations Unies et dans les institutions de l’Union européenne. Au niveau mondial, cette Commission considère la gouvernance comme « impliquant aussi les ong, les mouvements de citoyens, les entreprises multinationales et le marché mondial[17] ». Cette incorporation d’acteurs non étatiques dans la régulation internationale constitue, avec la relativisation des prérogatives de l’État qu’elle induit implicitement, le dénominateur commun des discours sur la gouvernance.

B — Le constat d’ingouvernabilité et l’impératif d’adaptation de l’exercice de l’autorité

L’origine de cette valorisation du rôle de la société civile est à rechercher dans le constat d’ingouvernabilité des sociétés effectué depuis plusieurs années au plan interne par les études de politiques publiques. L’idée, d’inspiration essentiellement fonctionnaliste, stipule que, face à la complexification sociale croissante, le système politique n’est plus en mesure de piloter seul la société et doit, par conséquent, se complexifier en partageant son pouvoir avec des acteurs issus des autres systèmes. Autrement dit, le constat d’ingouvernabilité des sociétés se double d’un impératif de transformation de l’autorité impliquant la perte de centralité de l’État. Comme le souligne Le Galès : « on retrouve dans la gouvernance les idées de conduite, de pilotage, de direction, mais sans le primat accordé à l’État souverain[18] ».

En relations internationales, Lispschutz explique que « […] la société civile globale est en train d’émerger en tant que réponse fonctionnelle au déclin de la capacité et de la volonté des gouvernements d’assumer diverses fonctions sociales[19] ». Pour Rosenau, la gouvernance a été « usurpée » par les gouvernements et les dynamiques du processus de mondialisation contribuent, de manière salutaire, à désagréger l’autorité des États et à la diffuser au sein de nouveaux mécanismes de contrôle social plus flexibles, débarrassés de l’autorité formelle[20]. Cette transformation de l’exercice de l’autorité prend la forme d’une « gouvernance sans gouvernement », au sein de laquelle les États n’ont plus le monopole de la puissance légitime, mais sont contraints de la partager avec d’autres instances (les organisations internationales, les ong, les entreprises, les mouvements sociaux, la famille) qui participent, à divers niveaux, à la régulation sociale et au maintien d’un certain ordre international. Elle combine donc une logique à la fois de privatisation et de décentralisation de l’autorité aboutissant à une co-régulation assurée par des réseaux d’acteurs publics et privés. Pour Young, qui inscrit explicitement ses analyses dans le cadre de l’« institutionnalisme néo-libéral », la conséquence de cette évolution est que le rôle des gouvernements tend à devenir superflu et doit, en conséquence, se limiter à celui d’administrateur de systèmes de gouvernance[21]. Autrement dit, l’État doit cesser de se situer en position hiérarchique et jouer le rôle discret de gestionnaire de réseaux d’acteurs.

C — La recherche d’équivalents fonctionnels à la démocratie représentative

La gouvernance impliquerait la relativisation de la pertinence des processus traditionnels de représentation démocratique et l’adoption de mécanismes ad hoc opérant comme des équivalents fonctionnels[22]. Parmi ces derniers, les ong, les sociétés multinationales et les mouvements sociaux sont censés assumer des fonctions essentielles de « gouvernance démocratique ». En effet, ils seraient à même de fournir des mécanismes de contrôle transnationaux leur permettant d’intervenir là où les gouvernements ne peuvent pas ou ne veulent pas s’impliquer pour des raisons politiques. Plus précisément, les sociétés multinationales seraient capables de construire des « alternatives privées » aux accords gouvernementaux, notamment en élaborant des codes de bonne conduite commerciaux. Les ong exerceraient des fonctions analogues, mais dans le cadre de l’assistance humanitaire, notamment à travers les pressions qu’elles exercent pour davantage de transparence et d’accessibilité de la part des organisations publiques nationales et internationales. L’ensemble de ces pressions constitueraient des équivalents fonctionnels aux mécanismes de contrôle électoraux, législatifs et journalistiques[23].

D — Des représentants d’intérêts sectoriels dénués de légitimité démocratique

Les discours sur la gouvernance remettent en question une grande partie des postulats sur lesquels repose l’administration publique traditionnelle. Concernant les ong, il faut d’abord rappeler qu’elles constituent des défenseurs d’intérêts sectoriels qui, bien que n’ayant pas pour but la recherche du profit personnel, ne correspondent pas à une vision d’ensemble du bien commun. Au contraire, comme le souligne Thaa, « Au lieu de transcender les intérêts socio-économiques spécifiques et les perspectives particulières, une association civile – à la différence d’une ville ou d’une nation – souvent les affirme[24]. » Cette vocation sectorielle se traduit par une répartition inégale des ong entre secteurs au plan international : les plus importantes sont celles qui opèrent dans les domaines de l’environnement, du développement, des droits des femmes, des droits de l’homme, et, dans une certaine mesure du social ; mais elles sont nettement moins présentes dans les domaines de la sécurité, de la technologie, des affaires et du commerce international. Cette répartition hétérogène rappelle que leur formation tend à varier en fonction de la demande, c’est-à-dire des intérêts des gouvernements et des organisations internationales[25]. En outre, le nombre croissant d’ong au sein des secteurs augmente la pression compétitive, laquelle se manifeste notamment par l’usage accru des techniques d’appels d’offre et des contrats renouvelables à court terme ; la diffusion de cette logique marchande incite les ong à adopter les mêmes techniques de marketing que les entreprises privées et génère des incitations contre-productives du point de vue des résultats[26].

Ces problèmes se posent avec encore davantage d’acuité concernant les acteurs économiques, en particulier les entreprises transnationales. La croyance que ces dernières peuvent fournir des « alternatives privées » aux accords gouvernementaux à travers la promotion de codes de bonne conduite est naïve, tout d’abord parce que l’élaboration de ces codes dépend fortement des pressions fluctuantes des consommateurs et de l’opinion publique, et ensuite parce qu’il n’existe pas de garantie pour leur mise en oeuvre. On voit mal comment elles pourraient participer à la gestion du bien commun, étant donné que leur objectif est avant tout la réalisation de profit. Elles n’offrent aucun mécanisme d’intégration sociale, de redistribution efficiente et équitable des ressources de la société ; elles n’ont pas vocation à s’occuper des externalités négatives, comme la dégradation de l’environnement. Malgré cela, l’énorme pouvoir financier dont elles disposent confère une efficacité disproportionnée à leur activité de lobbying au sein des Nations Unies[27].

À cela s’ajoute la question de la légitimité des ong et des acteurs économiques. Selon l’ancien secrétaire général des Nations Unies, Boutros Boutros-Ghali, « Les organisations non gouvernementales sont une forme fondamentale de représentation populaire dans le monde d’aujourd’hui. Leur participation aux relations internationales est, d’une certaine façon, une garantie de la légitimité politique de ces organisations internationales[28]. » Cependant, la « représentativité populaire » des ong est à relativiser : en effet, leurs dirigeants ne sont pas élus ; leur responsabilité à l’égard des bailleurs de fonds fait généralement l’objet d’un contrôle se limitant à des paramètres financier et technocratique qui n’est pas rendu public, tandis que leur responsabilité devant les membres n’est pas établie (les ong ne consultent pas leurs adhérents[29]). Ainsi, les citoyens censés être « représentés » par ces organisations ne reçoivent en réalité aucun pouvoir de contrôle démocratique en échange de leur affiliation. Ces carences concernent également les sociétés multinationales, dont le fonctionnement interne demeure, en dépit des tentatives d’élargissement de son contrôle aux parties prenantes (stakeholders[30]), loin de se conformer aux standards de la démocratie représentative : il dépend plutôt d’une oligarchie financière, constituée des actionnaires les plus puissants, et des managers que ces derniers nomment[31].

E — Une philosophie sociale aboutissant à la dissolution de la démocratie représentative

La relative incompatibilité entre les discours sur la gouvernance et la démocratie représentative est en quelque sorte inscrite dans la philosophie fonctionnaliste qui sous-tend les réflexions sur la gouvernance, en particulier dans son incapacité de tenir compte de la spécificité du système politique. En relations internationales, des présupposés philosophiques identiques ont inspiré David Mitrany[32] ainsi que les pères fondateurs de l’Europe dans la création d’organisations fonctionnelles supranationales. Dans les années 70, Hedley Bull a émis l’hypothèse de l’avènement d’un équivalent moderne, séculier, au système médiéval, qualifié de « modèle néo-médiéval », et consistant en un « système d’autorités enchevêtrées et d’allégeances multiples[33] ». Combinée avec le discours néo-libéral du « moins d’État », la résurgence du fonctionnalisme dans les discours sur la gouvernance tend à faire du concept de gouvernance un « outil idéologique pour une politique de l’État minimum[34] », qui entre en contradiction avec la démocratie représentative : en affaiblissant la dimension hiérarchique verticale de la gestion publique par une ouverture du système politique à la société civile, il dessine les contours d’une administration publique qui « a pour mission, non plus de servir l’ensemble de la société, mais de fournir des biens et des services à des intérêts sectoriels et à des clients/consommateurs, au risque d’aggraver les inégalités entre les citoyens et entre les régions du pays[35] ». L’application d’un tel modèle pourrait conduire à privilégier les acteurs les plus puissants disposant des ressources matérielles et immatérielles suffisantes pour faire prévaloir leurs intérêts.

Le problème essentiel de la gouvernance tient ainsi à son indifférence relative à la distinction privé/public comme critère pertinent pour l’attribution de fonctions de régulation sociale internationale. Stocker montre les conséquences négatives potentielles d’un tel modèle, en soulignant que le fait de confier des fonctions de régulation sociale à des réseaux d’acteurs à la fois publics et privés (sous la forme de sous-traitance ou de partenariats) contribue au brouillage des responsabilités et favorise la désignation de boucs émissaires : quand les choses vont mal, les acteurs les plus puissants d’un réseau auront tendance à imputer la responsabilité des échecs aux autres[36]. Ainsi, on peut conclure que les discours sur le rôle des acteurs non étatiques dans la gouvernance globale reproduisent, au niveau international, à la fois le souci libéral de limiter le rôle de l’État, et la croyance fonctionnaliste selon laquelle les organismes privés peuvent assumer des fonctions de régulation sociale internationale de la même façon que les pouvoirs publics. Ce faisant, ils menacent les fondements mêmes de la démocratie représentative et apparaissent comme incompatibles avec l’exigence d'une régulation démocratique de la mondialisation.

III – La société civile entre « hégémonie néo-libérale » et contestation politique transnationale

Aujourd’hui, la conception gramscienne de la société civile, qui souligne l’ambivalence de cette sphère, est mobilisée pour conceptualiser son rôle à la fois dans la dynamique de la mondialisation et de sa contestation : « Dans un sens bottom up, la société civile est la sphère dans laquelle ceux qui sont désavantagés par la globalisation de l’économie mondiale peuvent élever leurs protestations et chercher des alternatives. […] Dans un sens top down, toutefois, les États et les intérêts corporatifs influencent le développement de cette version courante de la société civile en vue d’en faire un levier pour stabiliser le statu quo social et politique[37]. » Les deux sections suivantes vont chercher à illustrer le rôle de la société civile sous ces deux angles ; la dernière portera sur l’analyse des conséquences de cette ambivalence pour la régulation démocratique de la mondialisation.

A — « Hégémonie néo-libérale » et cooptation de la société civile

La Banque mondiale peut être considérée comme l’un des principaux agents de ce que Stephen Gill appelle le « néo-libéralisme disciplinaire » (exercice de pouvoir aux niveaux structurel et individuel[38]). Cependant, cette constatation ne permet pas de comprendre comment cette institution est en même temps devenue la principale agence internationale à laquelle les ong font appel afin d’exercer une influence sur les politiques sociales et environnementales des pays emprunteurs[39]. La fonction de cooptation de la société civile soulignée par Gramsci permet d’esquisser une réponse : l’intégration croissante d’ong dans les projets de la Banque lui permet, dans une certaine mesure, d’adopter un langage pro-démocratique (celui de la « bonne gouvernance ») augmentant la légitimité de ses politiques face aux critiques, sans en altérer fondamentalement l’orientation néo-libérale[40]. Dans cette perspective, la rhétorique de la Banque fait office de « paravent idéologique[41] » destiné à masquer son attachement au credo néo-libéral tout en améliorant l’image de l’institution vis-à-vis de l’opinion publique. Pour les ong, ce partenariat offre une nouvelle reconnaissance, de nouveaux débouchés et des nouvelles sources de financement, tout en les contraignant à davantage de professionnalisme et à des compromis idéologiques[42]. Dans cette perspective top down, la société civile apparaît donc comme un vecteur de reproduction et de stabilisation de l’hégémonie néo-libérale.

B — La société civile comme lieu de résistance et de proposition d’un ordre mondial alternatif

La seconde facette (bottom up) de la société civile renvoie à la montée de la contestation des organisations de ce secteur contre le déclin des politiques sociales impliqué par les politiques de libéralisation, de dérégulation et de privatisation du « consensus de Washington[43] ». Les politiques issues du « consensus de Washington » ont en effet eu dans certains pays des conséquences sociales néfastes qui ont stimulé l’essor du secteur associatif : au Bangladesh par exemple, la mise en oeuvre de programmes d’ajustement structurels (pas) par les élites politiques a abouti à la marginalisation économique de la grande majorité de la population et n’a pas permis d’initier un processus de démocratisation. Face à cet échec, le secteur associatif s’est fortement mobilisé dans le but d’augmenter les capacités de contrôle des citoyens sur leurs conditions matérielles de vie (empowerment) : entre 1994-1995, près de 1 000 ong consacrées au développement auraient contribué au financement d’environ 20 % du programme national d’investissement public. Au Zimbabwe, les pas semblent avoir également stimulé le développement de poches de résistance à la politique gouvernementale par les ong[44].

Au plan international, les campagnes menées par les coalitions d’ong qui ont contribué à la formation et la structuration du mouvement « anti-mondialisation » tendent à illustrer « l’émergence historique d’un mouvement contre-hégémonique à la mondialisation économique néo-libérale aux niveaux local, national, régional et global[45] ». Parmi ces campagnes, on peut citer l’échec de la signature à l’ocde de l’Accord multilatéral sur l’investissement (ami) en 1998 ; l’échec des négociations de l’omc à Seattle (1999), considéré comme l’acte de naissance du mouvement « anti-mondialisation » ; l’abandon du développement des semences transgéniques dites Terminator par la firme Monsanto ; la création d’un forum alternatif à celui de Davos, le Forum social mondial (fsm), et l’organisation systématique de contre-sommets. Ces mobilisations regroupent un ensemble d’organisations très hétérogènes (les ong, les formations plus classiques comme les syndicats, les mouvements sociaux plus récents comme les mouvements de jeunesse ou les réseaux du type Attac) qui sont passées, de la simple juxtaposition, à une convergence fonctionnelle censée conduire à l’élaboration d’une stratégie commune pour la subordination de l’économie mondiale à des objectifs d’équité sociale[46].

C — Une vision «  programmatique » du changement social ?

La lecture néo-gramscienne du rôle de la société civile sur la scène internationale restitue donc bien le rôle potentiel équivoque de cette sphère, à la fois dans la reproduction et la contestation de la mondialisation économique néo-libérale. Cependant, en analysant la dynamique de la mondialisation en fonction de catégories dichotomiques (top down/bottom up), elle tend à reproduire une conception de la société civile simplificatrice, divisée en deux pôles homogènes du bien et du mal. Cette connotation positive ou négative est dépendante de la fonction remplie par les différents éléments de la société civile par rapport aux politiques du « consensus de Washington ». Cette perspective renvoie ainsi à une vision « programmatique » du changement social, comme l’avait d’ailleurs analysé Gramsci à son époque, lorsqu’il montrait le rôle déclinant des corporations (chères à Hegel) et soulignait l’essor du syndicalisme et des associations culturelles. Il plaçait ainsi les mouvements sociaux au coeur de la société civile et conférait à cette dernière un rôle moteur dans la dynamique historique. Au plan interne, les « guerres de mouvement » et « guerres de position » (ou « révolution passive ») s’inscrivent dans une dynamique révolutionnaire de prise de contrôle de l’État[47]. Transposée en relations internationales, cette approche ne peut qu’appeler de ses voeux, comme le fait Cox, une « guerre de position sur le long terme », animée par un « esprit associatif ressuscité », et orientée par les efforts des intellectuels pour rassembler et articuler les forces sociales d’opposition à la mondialisation économique néo-libérale au sein d’un projet commun d’un « ordre politique alternatif ». Bien qu’élaborée avant tout sur la base d’une problématique de justice sociale, elle vise également à « rendre au citoyen le contrôle de la vie publique », notamment en prévoyant la construction de nouvelles autorités politiques à tous les échelons, grâce au renforcement d’un « esprit de solidarité » au niveau local et sa diffusion aux plans transnational et global[48]. Ainsi, en dépit d’une vision manichéenne de la société civile, cette perspective a le mérite de souligner la contribution possible d’une frange de cette sphère à une dynamique politique ayant pour objectif l’amélioration de la qualité démocratique de la régulation de la mondialisation. En revanche, elle ne débouche sur aucune proposition concrète de réforme des institutions existantes, susceptible d’accroître le contrôle démocratique d’évolutions transnationales.

IV -« Société civile transnationale » et démocratie cosmopolite

A -Déficit démocratique et extension de la démocratie au-delà des États

De nombreux auteurs affirment que la coïncidence entre l’État et la nation n’est qu’un moment historique que la mondialisation tend à remettre en question. Dans cette perspective, cette dernière est en effet associée à un processus qui stimule l’essor d’activités ayant un impact transnational, donc qui affectent le bien-être et la sécurité des divers peuples de la planète, mais sans fournir de mécanismes équivalents pour leur contrôle démocratique. Ce hiatus tendrait à relativiser la pertinence du territoire national comme base de l’organisation démocratique des sociétés[49]. Remédier à cette situation exigerait l’extension de la démocratie au-delà des États, c’est-à-dire l’institutionnalisation d’une démocratie cosmopolite. Comme à l’époque des Lumières, les organisations de la société civile auraient un rôle à jouer dans ce processus, mais cette fois à travers l’émergence d’un espace public international : « elles [les ong] sont l’interface entre la politique des États et l’espace public international, comme l’étaient autrefois les associations, clubs, ancêtres de partis et de syndicats lorsque chancelait l’État absolutiste[50] ». Plus précisément, leur contribution à l’institutionnalisation d’une démocratie cosmopolite est envisagée selon deux voies : par une dynamique par le bas (bottom up) dont la « société civile transnationale » serait le moteur essentiel ; par une dynamique par le haut (top down) dans laquelle les États conservent un rôle prédominant, tout en confiant certaines fonctions de régulation démocratique à la « société civile transnationale[51]».

B -La « société civile transnationale » comme instance de socialisation à la démocratie cosmopolite (par le bas)

Les projets d’institutionnalisation de la démocratie cosmopolite par le bas s’appuient sur le modèle devenu dominant dans les débats théoriques sur la démocratie durant les 10 à 15 dernières années, celui de la démocratie délibérative. Ce modèle a émergé essentiellement sur la base d’une critique du principe de la majorité comme mode de légitimation démocratique, au profit d’une valorisation de la délibération, en tant que processus aussi ouvert et inclusif que possible, permettant d’approfondir une participation informée et « consciente des enjeux » aux affaires publiques[52]. Ainsi, la procédure démocratique tire sa force de « l’accès de tous à un processus délibératif dont les caractéristiques fondent l’attente de résultats rationnellement acceptables[53] ». Cette conception implique le desserrement du lien conceptuel entre la légitimation démocratique et les formes traditionnelles de l’organisation étatique. Rejetant l’idée d’un « État mondial », elle préconise la mise en place d’un réseau transnational de régimes capables de mener une « politique intérieure à l’échelle de la planète[54] ».

Dans ce contexte, Bohman affirme que la « société civile transnationale » peut fonctionner comme un public international (international public) auquel des acteurs transnationaux peuvent faire appel afin d’exercer une influence politique sur la formation des régimes, ou sur leur mise en oeuvre en dénonçant, par la « sphère publique globale », sa violation aux États signataires. La contribution de ce phénomène à la régulation démocratique résiderait dans la multiplication des sources d’influence politique et dans la promotion de « conditions égales d’accès à l’institutionnalisation au niveau international ». Le but est de contrecarrer les asymétries de pouvoir et de ressources produites par les forces du marché en créant un environnement offrant des opportunités d’influence politique réparties plus équitablement. À terme, cet objectif doit être complété par l’institutionnalisation légale de procédures d’accès aux « sphères publiques globales », afin de créer une « dynamique cosmopolite de contestation et de délibération[55] ». Falk adopte une perspective similaire tout en attribuant à la « société civile globale » un rôle de levier (agency) dans le cadre d’un projet démocratique davantage institutionnalisé au plan mondial. Il affirme en effet que l’essor des mouvements sociaux transnationaux (globalisation-from-below) doit conduire à la promotion d’une « gouvernance humaine » (humane governance, c’est-à-dire d’un ensemble de normes et d’objectifs sociaux définis non plus en fonction des « besoins » du capital (néo-libéralisme), mais en fonction des besoins humains[56]. À terme, cette dynamique est censée produire une idéologie unificatrice, canalisant les énergies de la « société civile globale » vers la constitution d'une « démocratie globale », et notamment vers la création d’un « parlement mondial » au sein du système des Nations Unies[57].

C -Le rôle de la « société civile transnationale » dans la démocratie cosmopolite (par le haut)

L’analyse de Falk aboutit à un projet démocratique proche de celui proposé par Held. Ce dernier préconise la création de nouvelles institutions politiques qui coexisteraient avec le système interétatique, tout en outrepassant les États dans les sphères d’activité qui ont clairement des conséquences transnationales (le sida, l’énergie nucléaire, la gestion des forêts tropicales, la gestion des ressources non renouvelables, l’instabilité financière[58]). Il propose l’établissement d’un droit cosmopolite démocratique auquel l’ensemble des institutions politiques seraient liées, et qui garantirait la jouissance et la protection de droits individuels (répartis dans 7 secteurs : santé, social, culturel, civique, économique, sécurité, politique) au-dessus des États[59]. Organisé en fonction du principe de subsidiarité, son modèle de démocratie cosmopolite aboutirait à « […] un système d’autorité globale et divisée – un système de centres de pouvoirs divers et enchevêtrés, façonné et délimité par le droit démocratique[60] ».

Si la création de ce système politique découle plutôt d’une logique stato-centrée (top down), elle prévoit néanmoins l’attribution de certaines fonctions de régulation démocratique à la « société civile transnationale ». Archibugi explique en effet que « La société civile globale participe au processus politique de prise de décision à travers de nouvelles institutions permanentes », tout en précisant que ces institutions « […] s’ajouteraient aux organisations intergouvernementales existantes, mais ne les remplaceraient pas. Leur fonction serait essentiellement consultative et non exécutive[61] ». En outre, elle confie à cette sphère la tâche de s’ingérer dans les affaires intérieures des États, tout en déniant ce même droit à ces derniers. Ce passage, outre les souverainetés étatiques, est justifié par l’idée que l’ingérence civile s’opère en fonction d’impératifs éthiques et que les États ne peuvent que bénéficier d’un « examen critique » de leur propre système politique[62].

Ainsi, les modèles de démocratie cosmopolite institutionnalisés par le bas ou par le haut ne sont pas tout à fait identiques : le premier, très inspiré du modèle de démocratie délibérative, recule fortement devant l’idée d’un État démocratique mondial et renvoie essentiellement à la « capacité d’institutionnaliser la délibération politique des citoyens[63] », alors que le second opte pour un système de régulation intégrant certaines composantes d’inspiration fédéraliste[64]. Toutefois, au-delà de leurs différences, ces deux modèles convergent sur l’adoption d’une perspective que Zolo qualifie de « globalisme légal » (legal globalism), c’est-à-dire sur l’idée kantienne de l’unité morale de l’humanité et du besoin de la création d’un ordre juridique cosmopolite au-dessus des États[65]. Ainsi, la réalisation de la « société civile globale » tendrait à se confondre avec le projet d’une paix démocratique universelle.

D — Une vision consensuelle et ethnocentrique de la société civile ?

L’une des principales critiques que l’on peut formuler, surtout à l’égard de la conception bottom up de l’institutionnalisation de la démocratie cosmopolite, tient au fait qu’elle repose sur une logique éthique qui tend à faire de la société civile une « idéalisation peu réaliste conçue comme fondamentalement communicationnelle[66] ». Une telle dynamique tend à évacuer les conflits et les intérêts économiques de la sphère civile, et place trop de confiance dans le mécanisme fragile de la délibération pour harmoniser les intérêts et faire surgir un consensus autour de normes éthiques communes. Cette conception apparaît comme étant trop en décalage avec les rapports de force qui continuent de caractériser la politique internationale, et comme trop intimement liée à l’expérience européenne, pour être considérée comme le moteur crédible d’une régulation pacifiée et démocratique des relations internationales.

Plus précisément, elle tend à éluder le problème, qui concerne l’ensemble des avocats du modèle de la démocratie cosmopolite, de la représentativité de la « société civile globale ». Pour Shaw, appartenir à cette dernière correspond à « […] une façon de se connecter à la société civile occidentale et, par ce biais, de se procurer une source d’influence [leverage] sur l’État occidental qui est au centre du pouvoir global […][67] ». Par conséquent, accroître l’influence de cette sphère, en lui confiant des fonctions de régulation démocratique internationale, dans le cadre d’une « gouvernance humaine », à travers l’octroi d’un droit d’ingérence dans les États, ou par son intégration au sein de procédures de décision de nouvelles institutions globales, pourrait nuire au principe d’égalité juridique des États en renforçant encore davantage l’influence politique occidentale au détriment des pays en développement.

E -L'espace public international producteur d'identités cosmopolites ?

En outre, il n’est pas sûr que la démocratie puisse se passer aussi facilement de son ancrage national pour se recomposer au plan global sur la base du substrat de la « société civile transnationale ». Comme le souligne Thaa, les modèles de démocratie cosmopolite tendent à sous-estimer les prérequis nécessaires pour qu’un processus de reconnaissance mutuelle entre citoyens politiquement égaux puisse naître, en particulier par rapport au problème de l’identité collective[68]. En effet, en faisant de l’espace public international le moteur d’une recomposition identitaire du niveau national au niveau global, les modèles de démocratie cosmopolite surestiment l’homogénéité de l’« espace public global » et corrélativement sous-estiment l’hétérogénéité culturelle internationale. Comme le rappelle Köhler, « Le concept même de sphère publique est intrinsèquement lié à des structures d’autorité et de responsabilité (accountability) qui n’existent pas au niveau transnational[69]. » Autrement dit, il serait préférable, plutôt que de concevoir la sphère publique transnationale comme indépendante des sphères nationales, de l’envisager comme un entrelacs d’espaces publics nationaux, à travers lesquels un réseau d’organisations structurées à différents niveaux tentent d’influencer les États et les institutions internationales[70].

F — Une conception de la régulation démocratique en tant que système de droits

Dahl distingue deux conceptions de la démocratie : la première est conçue en tant que système de contrôle populaire sur des politiques gouvernementales, soit directement à travers des assemblées populaires, soit indirectement par le biais de représentants élus ; la seconde correspond à un système fournissant des droits fondamentaux[71]. L’image de la citoyenneté qui ressort des projets de démocratie cosmopolite s’apparente clairement au second modèle : « Le citoyen cosmopolite […] est conçu comme un titulaire de droits et d’obligations morales plutôt que comme un auteur de la loi, par exemple un participant au processus d’‘autogouvernement’ [self-government] démocratique[72]. » La conception de la régulation démocratique que ce modèle implique (un système de droits) est inadéquate pour répondre au déficit démocratique creusé essentiellement par les dynamiques d’internationalisation et d’intégration économique et financière qui imposent une « contrainte extérieure » sur les marges de manoeuvre nationale, en particulier sur les politiques keynésiennes de financement de politiques sociales et de création d’emplois par déficit budgétaire[73].

Conclusion

La dimension polysémique de la notion de société civile exige de la part de ses usagers un effort de précision conceptuelle. En particulier, pour comprendre les discours sur le rôle de la société civile en relations internationales et cerner leur portée et leurs enjeux pour la régulation démocratique de la mondialisation, il est utile de mettre en évidence les traditions théoriques auxquelles ils se rattachent. La conception néo-libérale de la gouvernance globale reproduit le souci libéral de limiter le rôle de l’État et une certaine foi dans les capacités autorégulatrices d’organismes privés ; ce faisant, elle aboutit à un pluralisme hybride et informel, susceptible de nuire à la cohésion sociale et d’affaiblir la portée des procédures démocratiques existantes. Les réflexions néo-gramsciennes sur l’hégémonie s’articulent en fonction de l’idéal d’inspiration marxiste de justice sociale ; elles restituent le rôle équivoque de la société civile à la fois dans la dynamique de reproduction de la mondialisation et de sa contestation, mais ne proposent aucune réforme concrète afin d’améliorer la régulation démocratique d’évolutions transnationales. Les discours sur le rôle de la « société civile transnationale » dans l’institutionnalisation d’une démocratie cosmopolite investissent cette sphère de la mission kantienne de pacification des relations internationales ; ils aboutissent à une conception de la régulation de la mondialisation partiellement dépolitisée au profit de la création de procédures de délibération et de l’octroi de droits cosmopolites, mesures qui s’avèrent insuffisantes pour renforcer l’emprise démocratique sur les évolutions transnationales. Ainsi, quelle que soit la définition de la société civile, l’essor des organisations issues de cette sphère ne constitue pas en soi une garantie d’une régulation démocratique de la mondialisation.