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« Un ‘bateau ivre’. L’expression est sur toutes les lèvres à Bruxelles pour dire l’état de l’exécutif européen, et surtout la déficience de son capitaine, l’Italien Romano Prodi[1] ». Depuis le début de son mandat, le président de la Commission n’a cessé d’être la cible répétée de critiques acerbes de la part des hommes politiques et de la presse pour ses maladresses, son manque de charisme et d’autorité politique. Ironie du sort, c’est précisément pour les raisons inverses que Jacques Delors, quelques années auparavant, essuyait les foudres de la presse européenne... trop despotique, trop français. C’est d’ailleurs pour éviter l’apparition de « petits despotes européens », souvent à la tête de véritables fiefs nationaux au sein des directions générales de la Commission, organe supranational pourtant censé représenter et défendre les intérêts de la Communauté européenne, que Romano Prodi a mis en oeuvre un nouveau système de mobilité, de promotion et de recrutement du personnel de la Commission. Obligeant les occupants des postes les plus élevés (A1, A2) à permuter tous les cinq à sept ans, la réforme vise à « faire prévaloir la logique du mérite sur celle des drapeaux[2] », à empêcher les dérives « autoritaires » de certains directeurs. Elle accompagne la réforme d’ensemble de la Commission entamée en 1999 et dirigée par le Commissaire Neil Kinnock, lui-même très critiqué pour sa trop grande préoccupation des intérêts britanniques[3]. Le leader au sein d’une administration multinationale serait-il donc obligatoirement confronté au dilemme suivant : jouer un rôle effectif et servir de fait les intérêts de son pays d’origine au sein de cette administration ou ne pas être un leader du tout ? Ne peut-on envisager qu’étant au service d’une institution, il ait ses propres intérêts, ou plutôt ceux de sa nouvelle institution, à défendre ? C’est cette question que nous proposons d’étudier ici à travers un exemple historique mais éclairant : celui de la Direction générale Développement (dgviii), chargée de la coopération au développement avec les pays acp (Afrique, Caraïbes, Pacifique). Réputée pour porter un drapeau français très marqué, elle a cette particularité d’avoir été pendant les quinze premières années de son institutionnalisation, sous la coupe d’une personnalité très charismatique, Jacques Ferrandi, ancien administrateur colonial français, directeur du Fonds européen de développement (1962-1975)[4].

Parce que cette étude de cas semble donner raison au schéma proposé par Philippe Selznick, et repris par certaines analyses récentes[5], nous reprendrons leurs hypothèses concernant le leadership administratif. Sans pour autant nier les prédispositions psychologiques qui permettent à certaines personnes de jouer un rôle de leader, nous définirons le leader moins par ce qu’il est que par ce qu’il fait, à savoir par sa fonction nécessaire dans le processus d’institutionnalisation au sens où l’entend Philippe Selznick : un processus par lequel une organisation acquiert une identité distincte, une autonomie et légitimité propres. Ainsi, le leader participe-t-il activement à la définition de cette identité, précisant les buts, la mission de l’organisation, les moyens pour l’accomplir. Par l’intermédiaire de divers instruments (socialisation, recrutement, organisation des pouvoirs), il s’assure que les autres membres de l’institution soient imprégnés de cette mission, aient la volonté et la capacité d’agir selon les règles établies et dans le sens des buts définis, bref développent une façon uniforme de travailler et un esprit commun que l’on pourrait appeler esprit de corps. Ce processus peut s’avérer particulièrement laborieux dans le cadre d’une administration multinationale, par définition composée de hauts fonctionnaires porteurs de cultures nationales et d’intérêts différents, et dont le cadre est censé évoluer sans cesse, du fait de l’approfondissement et de l’élargissement de la Communauté européenne. Une fois l’identité acceptée à l’intérieur, elle doit l’être également de l’extérieur par les organisations clientes, concurrentes ou initiatrices : le leader a ainsi pour tâche de bâtir un lien de confiance avec les divers acteurs impliqués dans sa mission afin d’atteindre une certaine autonomie et légitimité. Il sert de lien entre l’institution (ici la dg viii) et son environnement (États membres, États acp, autres institutions communautaires ou organisations internationales...).

Comme le remarquent certains auteurs[6], les origines du leadership au sein des institutions restent quelque part « mystérieuses », ayant été d’autre part très peu étudiées. La question de savoir si ce leadership dépend davantage des ressources, compétences et qualités personnelles de quelques personnes exceptionnelles au sein d’une organisation ou de conditions particulières (institutionnelles, contextuelles...) qui leur permettent de jouer ce rôle, est matière à discussion... de même que la marge de manoeuvre des leaders par rapport aux contraintes qui s’imposent à eux. Certains auteurs insistent sur les compétences nécessaires qu’un leader doit posséder pour assumer sa fonction : opiniâtreté, être pris au sérieux en qualité d’expert, être reconnu pour ses relations politiques ou ses talents de négociateur[7] ; capacité à soutenir et divul-guer un « mythe », c’est-à-dire une mission altruiste par définition impossible à atteindre « réduire la pauvreté[8] » ; capacité à bâtir des coalitions d’acteurs susceptibles de supporter leurs activités. Toutes ces qualités et compétences étant difficilement disponibles chez un seul homme, l’on peut supposer que le leadership sera d’autant plus efficace s’il est exercé à plusieurs. D’autres auteurs mettent en avant les conditions qui permettent aux leaders d’exercer leur rôle, ou plutôt la convergence entre certaines conditions historiques et les compétences disponibles[9].

C’est cette convergence qui, dans le cas de la dg viii, permettra à Jacques Ferrandi et à son « clan » d’administrateurs coloniaux de jouer ce rôle de leader institutionnel : la convergence entre ce que d’aucuns considéreront comme un « accident historique[10] » – une puissance coloniale moribonde, la France, désireuse de faire partager le fardeau du développement de l’Afrique à ses partenaires européens – et un vivier de leaders formés outre-mer cherchant de nouveaux chantiers à bâtir. Il nous reste à démontrer que l’architecte principal du chantier, la France, par son influence initiale sur la politique européenne de développement, permit certes à ces leaders de s’imposer et de participer activement à l’institutionnalisation de la dgviii. Mais aussi que, profitant de leurs ressources personnelles et compétences, ses maîtres-d’oeuvre principaux, Jacques Ferrandi en particulier, sauront très vite utiliser les coalitions disponibles entre États membres pour faire gagner à la dgviii une certaine autonomie, y compris et surtout par rapport à la France[11].

I – Une convergence d’opportunités

L’institutionnalisation de la dgviii et le rôle de leader qu’en vint à jouer Jacques Ferrandi, sont largement le résultat d’une situation historique et d’une convergence d’opportunités. La situation historique est bien connue[12] : une France encore puissance coloniale, qui fit de l’« Association » de ses territoires d’outre-mer à la Communauté européenne une pré-condition à la signature du Traité de Rome. L’argument était le suivant : en 1957, celle-ci formait avec ses territoires d’outre-mer un tout politique, la Communauté française, et ce que d’aucuns considèrent alors comme une sorte de marché commun protégé de l’extérieur par une barrière douanière commune et financé de l’intérieur par un Fonds d’investissement pour le développement économique et social (fides). Laisser ces territoires en dehors de la future Communauté européenne était donc tout simplement impensable. Aussi, le marchandage suivant fut-il proposé aux partenaires européens : la France ouvrirait les frontières de son Empire aux produits européens et, en échange, demanderait à ses partenaires de participer au financement du développement de ces territoires (développement dont l’exécution serait confiée à égalité de conditions aux entreprises des pays membres). L’Allemagne et les Pays-Bas ne furent guère enchantés par cette proposition, mais pressée de voir les négociations aboutir, la première finit pas céder : ce rapport de force favorable à la France constitue la première opportunité. La seconde opportunité fut la fin rapide, dès 1960, de cette communauté mort-née, la Communauté française, laquelle signifiait la disponibilité d’hommes compétents en quête de reconversion. Parmi toutes les possibilités existant en dehors de la fonction publique française, la Commission européenne offrait une aubaine pour ces constructeurs ou plutôt fossoyeurs d’Empire, un nouveau chantier à ouvrir. Le chantier de la politique de développement européenne, dénommé « Association » dans les termes du Traité de Rome (articles 130 et suivants), n’était pas sans ressembler à celui déjà entamé dans les colonies françaises. Pour cause : les dispositions commerciales (systèmes de préférences) et financières (Fonds européen de développement) furent, à l’image de ce terme « Association », largement copiées sur la politique coloniale de la France. Seuls les anciens territoires coloniaux français et belges[13] furent d’ailleurs concernés à l’époque par de telles faveurs, lesquels ne tardèrent pas à devenir indépendants, ce qui nécessita quelques aménagements : l’Association se transforma alors en conventions négociées (tous les cinq ans) avec les nouveaux États africains et malgaches (Yaoundé puis Lomé).

Institutionnellement, la configuration des pouvoirs entre Conseil des ministres (représentant les États membres) et Commission au niveau de la mise en oeuvre de l’Association représentait également une opportunité à saisir pour la seconde : si son rôle est réduit au niveau des dispositions commerciales, il est par contre essentiel au niveau du volet financier, puisque la convention d’application attachée au Traité de Rome lui accorde la gestion du Fonds européen de développement (fed). Les mécanismes de ce dernier furent calqués sur ceux du fides : financé par contribution directe des États membres, le fed fonctionne sur le principe du don. La convention d’application précise sur le modèle de l’arrêté du 4 juin 1949 concernant les modalités de fonctionnement du fides[14], qu’il reviendra aux autorités responsables des territoires et pays associés (lesquelles évolueront des gouvernements coloniaux aux gouvernements africains), avec l’accord des autorités locales ou la représentation des populations, d’initier les projets économiques et sociaux pour lesquels le financement de la Communauté européenne est demandé, puis de les mettre en oeuvre. Le Conseil des ministres de la Communauté européenne devra, pour certains projets tout au moins, donner un avis favorable sur les projets proposés, décidant de fait de l’attribution des financements selon des critères qui ne sont pas précisés. Dans ce cadre général, la Commission fut notamment chargée de sélectionner et d’instruire les projets de développement proposés par les États associés, de faire ensuite des propositions de financement. Son rôle d’initiative se traduisit ici par un rôle de médiation et de négociation entre États associés et États membres ; son rôle d’exécution par un rôle de surveillance (de l’exécution des projets par les États associés) et de gestion des appels d’offre (concernant l’exécution des travaux) ; son rôle de gardienne des traités par un rôle de gardienne dans l’égale participation aux adjudications et fournitures des entreprises des États membres ou associés intéressés par la mise en oeuvre des projets.

Une fois établies les lignes générales à suivre en matière d’Association, et distribués les rôles principaux entre les différentes institutions concernées, le Conseil et la Commission principalement, restait à mettre en oeuvre ce qui sera l’une des premières politiques communautaires. Un commissaire français fut chargé des accords d’Association en la personne de Robert Lemaignen[15]. Une direction spécifique fut également créée au sein de la Commission (la dgviii), où « tout était à concevoir ». Car « très heureusement, les rédacteurs du Traité de Rome ont laissé à la Commission une entière liberté pour l’organisation de son action, lui fixant seulement des objectifs. Ce fut donc l’une de nos premières tâches que de bâtir le cadre de notre action[16] ». Restait ainsi à préciser les méthodes, la structure de la dgviii, à lui conférer une identité et à lui trouver des hommes, bref à l’institutionnaliser. C’est à ce niveau que devaient intervenir Jacques Ferrandi, à l’origine chef de cabinet de Robert Lemaignen, et son « clan » ou sa « mafia[17] » d’administrateurs coloniaux.

II – Coloniser la dgviii : une affaire de corps

Profitant de la convergence d’opportunités décrite ci-dessus, mais aussi de leur qualité d’experts, de la solidarité et esprit de corps forgés au sein de l’École coloniale, ces derniers vont très vite s’imposer comme leaders de la dgviii, modifiant en leur faveur l’organisation des pouvoirs en son sein. Comme l’ont montré diverses études sur la Commission européenne[18], les relations de pouvoir entre le commissaire chargé d’un domaine, son cabinet, le directeur général à la tête de la direction générale du même domaine, ou entre ces derniers et les différents directeurs subalternes, ne sont pas fixées à l’avance et dépendent donc énormément des circonstances et des hommes en présence. En l’occurrence ici, elles semblent avoir été particulièrement dépendantes dans un premier temps de deux hommes : Robert Lemaignen et Jacques Ferrandi.

C’est en janvier 1958 que Robert Lemaignen devait inviter le second à devenir son chef de cabinet, rôle central s’il en est. Ce choix ne tient pas du hasard. Robert Lemaignen connaissait « de longue date sa loyauté, son intelligence, ses qualités de négociateur et sa grande expérience de l’économie africaine[19] ». Jacques Ferrandi, quant à lui, ancien élève de l’École coloniale, avait été auparavant directeur général des services économiques de l’Afrique-occidentale française (1953-1958), devenant l’un des principaux architectes du fides dans cette partie de l’Empire. De ce point de vue, Robert Lemaignen ne pouvait trouver meilleur collaborateur pour l’aider à interpréter et mettre en oeuvre son équivalent européen, le fed. Encore fallait-il avoir la voie libre dans cette administration multinationale dont les différents fonctionnaires étaient susceptibles de porter des projets, des positions parfois différentes les unes des autres.

Aussi, profitant du fait qu’aucune règle stricte n’existe jusqu’en 1962 concernant le recrutement des hauts fonctionnaires de la Commission, si ce n’est un certain partage entre nationalités, Jacques Ferrandi va très vite positionner ses hommes aux postes-clés de la dgviii et de concert avec Robert Lemaignen, se « débarrasser[20] » des éléments perturbateurs, notamment du premier directeur général allemand, Helmuth Allardt. Suivant la règle générale selon laquelle commissaire et directeur général d’un même domaine devaient être de nationalités différentes, le directeur général à la tête de la dgviii avait été nommé, à la demande de Robert Lemaignen, parmi les Allemands, pour mieux associer ces derniers à une oeuvre qu’ils ne soutenaient que du bout des lèvres[21]. Le choix par le gouvernement allemand de Helmuth Allardt ne devait toutefois pas l’aider dans cette stratégie : diplomate ayant servi en Indonésie, ce dernier eut le malheur – reprenant du reste la position allemande sur ce point – de critiquer publiquement le côté un peu trop franco-africain de la politique européenne de développement, ce qui devait le conduire « dans certains contacts, à ne pas être entièrement en communion de sympathie avec ses interlocuteurs africains[22] »... et français. Du côté allemand, on soulignera que « le Commissaire français était désireux d’exercer sur les activités du Dr Allardt, un contrôle que ce dernier ne pouvait accepter que de la Commission tout entière[23] ». La mésentente finit par se résoudre au niveau ministériel : en juillet 1960, suite aux pressions du ministère français des Affaires étrangères, Helmuth Allardt fut remplacé par Heinrich Hendus, ancien consul général de l’Allemagne à Alger, ayant « d’excellentes relations avec les autorités de ce pays[24] », et donc beaucoup mieux à même de comprendre l’enjeu de l’Association pour la France, une décision accueillie avec beaucoup « d’émoi » par la presse allemande[25].

Le deuxième acte prendra la forme d’une réforme administrative. En 1962, suite au départ de Robert Lemaignen, remplacé par le commissaire français Henri Rochereau, Jacques Ferrandi fut propulsé à la tête de la Direction des études et programmes de développement au sein de la dgviii (direction B), confiant sa place de chef de cabinet à l’un de ses meilleurs collaborateurs en Afrique et ancien administrateur colonial, Jean Chapperon[26]. Pour qu’un projet de développement proposé par un État africain soit présenté pour approbation au Conseil des ministres, l’accord de deux directions était alors nécessaire : la direction B et la direction C, direction financière et technique du Fonds, alors occupée par un Belge, Lefebvre, ayant antérieurement travaillé au sein du ministère belge des Colonies et ayant pris part aux discussions du Traité de Rome sur le problème de l’Association. Or, là aussi, « ce Belge n’était d’accord avec aucun des projets que je proposais, si bien qu’aucun fonds ne pouvait être débloqué[27] ». La paralysie générale du fed qui s’ensuivit devait conduire Heinrich Hendus à réorganiser la dgviii, rassemblant en une seule direction (la direction C, en charge du fed) les deux directions ci-dessus[28]. Cette dernière fut confiée à Jacques Ferrandi, qui de fait devint directeur, puis à partir de 1970, directeur général du fed. De la confiance que lui avait ainsi accordée Heinrich Hendus, Jacques Ferrandi, « homme d’honneur[29] » lui resta redevable. Aussi, d’après nos interviewés, une sorte de « paix des braves » s’instaura durablement entre les deux hommes, ce qui conforta le pouvoir que ce dernier ne va pas tarder à s’arroger, suite à quelques modifications des mécanismes du fed.

En effet, la réorganisation administrative voulue par Heinrich Hendus se déroula parallèlement à une simplification des modalités de gestion du fed qui, à première vue d’ailleurs, n’allait pas forcément dans le sens d’un renforcement des pouvoirs de la dgviii. Sur demande allemande, une distinction avait été originellement faite, dans le protocole attaché au Traité de Rome, entre projets de développement sociaux pour lesquels la Commission déciderait seule des financements, et les projets économiques (censés comporter une certaine rentabilité) pour lesquels le Conseil des ministres déciderait, sur proposition de la Commission. Les montants à distribuer entre les deux types de projet devaient également être décidés par le Conseil sur proposition de la Commission.Très vite, il s’avéra que la distinction entre les deux types d’investissement était très difficile à mettre en oeuvre, la Commission ayant du reste tendance à donner une interprétation très extensive des « investissements sociaux » afin d’accroître son propre pouvoir, ce qui devait déboucher sur des querelles répétées avec le Conseil[30]. Après quelques années d’expérience, il apparut d’ailleurs que la Commission était en fait « seule maîtresse des décisions du Fonds car l’intervention du Conseil était plus formelle que réelle[31] ». Aussi, devait-on en 1964 supprimer la distinction entre investissements économiques et sociaux et créer un Comité du fed[32] composé de représentants des États membres et présidé par un représentant de la Commission, seuls les premiers ayant le droit de vote (à la majorité qualifiée). La Commission dut se contenter désormais de faire un rapport sur les projets de développement proposés par les États associés, de présenter ensuite des propositions de financement au Comité du fed pour avis, un avis favorable étant nécessaire pour la décision finale. Cette situation devait être considérée dans un premier temps par les membres de la Commission, comme « monstrueuse[33] ». Grâce à Jacques Ferrandi toutefois, la pratique allait quelque peu renverser la situation.

Parallèlement en effet, Jacques Ferrandi, en tant que directeur du fed, se vit confier le rôle d’ordonnateur principal : en tant que tel, il fut chargé d’accélérer les procédures de mise en oeuvre du fed, c’est-à-dire d’évaluer et de sélectionner les projets présentés par les États associés et de faire les propositions de financement transmises pour approbation au Comité du fed. De fait, c’est à Jacques Ferrandi que revint le rôle de médiateur et de négociateur dévolu à la Commission, négociation qui aura lieu sur plusieurs fronts et au préalable : avec les États membres d’un côté, tous soucieux de voir leurs bureaux d’études et entreprises remporter quelques marchés ; avec les États africains tous soucieux de récolter la manne européenne, mais dont les projets étaient souvent mal préparés. C’est à lui que revint également en dernier lieu le pouvoir d’accorder les marchés publics aux entreprises intéressées par la mise en oeuvre des projets. Il disposa de fait de pouvoirs discrétionnaires importants, d’autant que les critères d’évaluation des projets ne seront élaborés et formalisés que très lentement et resteront très généraux[34]. Ses propres tentatives pour les unifier et rationaliser ne seront pas sans ambiguïté : « est-il possible de déterminer des critères valables dans tous les pays et uniformes ? ». De son avis, non. Aussi, à l’intérieur du cadre général mis en place, « une grande liberté d’action » fut « laissée aux services chargés d’établir les dossiers et aux fonctionnaires compétents du fed chargés d’évaluer », c’est-à-dire à ses propres hommes[35].

Les pouvoirs dont il disposa de fait auraient certes pu être circonscrits du haut par ses supérieurs hiérarchiques, le commissaire ou le directeur général. Or, Heinrich Hendus, pour les raisons déjà mentionnées, lui délégua largement ses pouvoirs. Quant aux commissaires français, Henri Rochereau (1962-67) puis Jean François Deniau (1967-73), tous deux très préoccupés par leurs carrières politiques, ils semblent, d’après nos interviewés, avoir largement délégué leurs tâches à leur chef de cabinet, Jean Chapperon, l’un des meilleurs amis de Jacques Ferrandi. Au niveau des autres directeurs de la dgviii, un contrepoids était peu probable : la direction D s’occupant du commerce n’avait guère de pouvoir (le domaine restant largement à l’époque du ressort des États membres) et la direction A chargée des affaires générales s’occupait surtout du service de « propagande » et des relations publiques avec le monde extérieur. La seule direction qui aurait pu éventuellement faire de l’ombre à Jacques Ferrandi était la direction B, Études de développement, dirigée par un Belge, Jean Durieux[36], et chargée théoriquement d’aider les États africains à identifier leurs priorités. Dans le souci d’équilibrer les pouvoirs, Heinrich Hendus avait demandé à cette direction de donner un avis sur les projets proposés avant qu’ils ne passent à la direction C. Néanmoins, d’après le témoignage de Jean Durieux[37], les avis émis par son équipe et les perspectives données en termes de priorité n’étaient guère pris en compte, et cette direction devint un simple service d’étude sans influence autre qu’intellectuelle sur les projets évalués par Jacques Ferrandi, ce qui ressort également des archives de la dgviii[38].

Restait bien entendu comme limite au pouvoir de ce dernier le Comité du fed. D’après nos interviewés toutefois, les membres de ce comité n’avaient qu’une connaissance très limitée des dossiers, contrairement à Jacques Ferrandi et son « clan » d’administrateurs coloniaux, qui eux disposaient d’une connaissance exceptionnelle des situations et des hommes d’État africains, ce qui leur donnait un atout considérable dans la négociation entamée préalablement ou au sein du Comité. Pour André Auclert, ancien administrateur colonial, assistant et bras droit financier de Jacques Ferrandi : « nous étions seuls à avoir une expérience du terrain et des contacts personnels avec les élites africaines. Les autres nationalités, et notamment les Allemands (au sein du comité du fed) n’avaient pas la même connaissance de l’Afrique et il était relativement facile de les convaincre de la validité des projets présentés au comité[39] ». Et puis, « qui dit plusieurs patrons, dit souvent aucun[40] ». De fait, les archives du Comité révèlent que, par exemple, pour l’année 1971, tous les projets proposés par Jacques Ferrandi et son équipe furent adoptés, la plupart du temps à l’unanimité[41].

C’est cette même expertise qui les aida à dominer la dgviii face à d’autres concurrents potentiels. De l’avis de nos interviewés, la plupart des membres de la dgviii autres que les administrateurs coloniaux, n’avaient qu’une connaissance limitée (tout au moins pour les grades A1-A2) et une expérience faible voire inexistante du terrain africain, ce que confirme Robert Lemaignen dans sa biographie[42]. La seule personne faisant exception à la règle était Lefebvre, lequel fut nous l’avons dit, très vite écarté. Fort des liens et de cet esprit de corps acquis à l’École coloniale, Jacques Ferrandi convia à ses côtés ses meilleurs collaborateurs en Afrique, Jean Chapperon, André Auclert et d’autres[43] : « Je maintiens que la bonne politique que l’on a conduit pendant quinze ans à Bruxelles est due à l’esprit colo, à notre camaraderie[44] », une camaraderie qu’ils réactiveront régulièrement à Bruxelles autour « d’un dîner exclusif entre colos ».

L’introduction de ces hommes à la dg viii fut d’autant plus facile que, comme le remarque Robert Lemaignen dans sa biographie, les premiers recrutements ne furent pas aisés[45]. La Communauté européenne restait une aventure incertaine dans laquelle peu de hauts fonctionnaires bien installés étaient prêts à se lancer, ce que semble confirmer Claude Cheysson[46]. Le statut de fonctionnaire ne fut du reste accordé aux hommes qui travaillaient à la Commission qu’en 1962. Qui plus est, « les nominations se faisaient entre deux portes. Chaque négociateur du Traité faisait venir son équipe[47] ». Certes, le nombre d’administrateurs coloniaux ainsi nommé resta limité par l’exigence du partage des postes entre nationalités. Reste que « nous étions aux postes-clés[48] » et « formions une sacrée équipe[49] ». Équipe où chacun semble avoir joué un rôle particulier, usant de ces talents de négociateurs déjà expérimentés en Afrique : à Jacques Ferrandi, les négociations préalables avec les membres du comité du fed, représentant les intérêts des États membres et de leurs entreprises ; à Jean Chapperon, chef de cabinet, la tâche de tâter le pouls des chefs de cabinet des autres commissaires, lors des propositions importantes à présenter au Conseil (et devant être acceptées par la Commission tout entière, celle-ci étant un organe collégial par excellence) ; à André Auclert le soin « d’aller sur place voir comment ça se passe[50] », pour redresser le moindre faux pas, déjouer ou réparer les détournements éventuels de fonds, vérifier la bonne marche des travaux, bref négocier sur place avec les administrations africaines, souvent conseillées d’ailleurs par d’anciens collègues administrateurs coloniaux reconvertis dans la coopération... En somme, la dgviii disposait de trois personnalités complémentaires partageant le même esprit de corps, la même méthode de travail. Restait bien entendu à socialiser les autres membres de la dgviii à ces méthodes.

III -Une méthode de travail : « négocier avec les rois nègres »

« Les Français en général, même en dehors de leurs positions hiérarchiques, étaient les seuls qui étaient à même de mener une action cohérente. Ils étaient déterminés, ils avaient une méthodologie qui était le fruit de leur propre expérience. Ils étaient nos mentors. (...) Nous les considérions comme nos maîtres à penser, sinon à agir. C’était des personnes compétentes, très compétentes[51]. » D’où leur « forte emprise intellectuelle et administrative[52] », à partir de laquelle la dgviii finit par tirer un véritable « esprit de corps enthousiaste », une « foi » et un « idéal » commun, ce « mythe » dont fait référence E.C. Hargrove[53] : « sortir l’Afrique de la misère[54] ». Grâce à cet esprit de corps, la dgviii devint « un monde à part, un État dans l’État[55] », servie par une troupe de « militants, animés de l’esprit de pionnier[56] ». « Jacques Ferrandi était à l’origine le seul croyant dans la politique de développement (au sein de la Commission) ; il nous a endoctrinés, il nous a transmis sa foi[57]. » « L’esprit de famille » ainsi développé devait même, selon certains, faire quelques envieux au sein des autres directions générales. Il est vrai qu’il sera assez développé pour qu’en 1973, au départ de J.F. Deniau, un disque « le métro circulaire », ironisant sur les relations de pouvoir au sein de la dgviii (notamment l’omnipotence de Jacques Ferrandi) soit élaboré avec la participation enthousiaste de ce dernier.

Le processus de socialisation ainsi amorcé aura certes ses limites, l’apparente cohésion sociale de la dgviii cachant mal ce que l’un de nos interviewés devait avouer de manière euphémisée : « on a construit cette administration européenne avec des tensions inévitables[58] ». En effet, « Ferrandi vivait dans son monde colonial. Il pensait que seuls les administrateurs coloniaux pouvaient faire du développement, ce qui l’amenait à mépriser ceux qui favorisaient une approche différente de la sienne plus théorique et macro-économique, plus inspirée de la « rigueur scientifique de la Banque mondiale » avec laquelle des liens commencent à être tissés à partir de 1969, mais qu’il tenait lui-même en horreur. Certains jeunes fonctionnaires de la dgviii autour de Jean Durieux, ayant eu une formation d’économiste plus qu’une formation de terrain, devinrent ainsi de plus en plus critiques par rapport au pouvoir à leurs yeux excessifs de Jacques Ferrandi et à ses méthodes un peu trop personnelles. Face à l’influence et à l’aura de ce dernier, leur voix devait rester muette, pour un temps toutefois[59]. Jacques Ferrandi devint ainsi le « pope » pour certains, « un petit despote » pour d’autres. Mais peu contestent ce que lui-même devait résumer en quelques mots, et ce qui d’après nos interviewés ne faisait aucun doute aux yeux des chefs d’État africains[60] : « La dgviii c’était le fed et le fed c’était moi[61]. » La formule est certainement exagérée. Encore que certains des hommes étant arrivés à la dgviii après la période ferrandienne, continuent à faire l’erreur de le considérer comme « l’ancien directeur général[62] ». Il devait il est vrai s’arroger les mêmes privilèges que ces derniers, notamment la présence à ses côtés d’un assistant en la personne d’André Auclert.

Ce qui par contre est indéniable, c’est que fort de ce pouvoir, Jacques Ferrandi et ses hommes vont devenir, de leur propre avis, « le levain dans la pâte[63] », transférant au sein de la dg viii leurs méthodes anti-bureaucratiques et pragmatiques, opposées à toute « doctrine économique » et pourrait-on ajouter à toute rationalisation. « Jacques Ferrandi fonctionnait sur son expérience et son intuition. Il n’aimait pas les théories et les approches rationnelles. (...). Il ne voyait pas l’intérêt d’une programmation, je veux dire l’établissement de priorités. Il disait : en Afrique tout est prioritaire. (...) Souvent, il voyait juste. On faisait des études longues et nombreuses. Lui arrivait au même résultat intuitivement[64]. » Pour certains, ses méthodes étaient « très efficaces. Sans lui la moitié des initiatives pour l’Afrique n’auraient pas été prises[65] ». Elles passaient par l’adoption au coup par coup de projets, par l’adaptation au terrain, aux sociétés et aux coutumes africaines[66]. Elles reposaient surtout sur des relations très personnalisées.

En effet, si l’on en croit Jean Chapperon, il n’est pas un seul chef d’État, ministre ou représentant africain qui ne passât à Bruxelles sans rendre visite personnellement à Jacques Ferrandi, ce que confirment les programmes de ces visites, lesquelles incluent généralement un dîner privé avec le « pope[67] ». Et pour cause, celui-ci détenait les clefs du fed, mais il avait en plus, grâce à son expérience africaine, acquis « la considération et l’estime des leaders des nouveaux États[68] ». C’est ce que semblent confirmer la rangée de portraits accrochés au mur de sa villa et dédiés par la plupart de ces leaders à « leur cher et fidèle ami », cette « insigne du Commandeur de l’ordre national ivoirien » offerte par le Président ivoirien[69], les voyages personnels chez la famille Senghor, ou encore cette défense en ivoire offerte par Bokassa en personne, « aussi longue que celle qu’il offrit à De Gaulle[70] ». De l’avis de ceux que le pouvoir et les méthodes de Jacques Ferrandi vinrent à déranger, ce dernier devait ériger ces méthodes à base de relations personnelles en un véritable système clientéliste par lequel l’argent du fed fut distribué, faute de critères clairs, aux meilleurs amis du « pope » – ou de la France – et les travaux publics aux entreprises françaises. Cette tendance est confirmée par les chiffres disponibles[71] et Jacques Ferrandi ne le nie pas dans une certaine mesure, même si nous le verrons, de telles accusations sont à nuancer. « L’on m’en a beaucoup voulu par la suite pour utiliser mes relations personnelles, mais en politique tout n’est-il pas question de relations personnelles[72] ? » Rien d’étonnant dans tous les cas à ce que la dgviii ait fini par être considérée comme la dg spécialisée dans la « négociation avec les rois nègres[73] » .

IV – Du bon usage de la tournée comme moyen de légitimation

Critiquables ou non, ces méthodes devaient s’avérer indispensables pour « vendre » l’Association aux acteurs intéressés, bref pour conférer à la politique communautaire de développement cette légitimité qui à l’origine devait lui faire cruellement défaut. Comme nous l’avons montré en effet, les élites africaines regardaient avec méfiance cette Association que beaucoup considéraient comme une nouvelle forme de pacte colonial destiné à mieux exploiter l’Afrique[74]. Cette méfiance était d’autant plus grande en 1957, que les territoires coloniaux furent largement associés malgré eux, sans aucune consultation de la part du gouvernement français, et que les structures et principes mêmes de cette politique de développement européenne furent copiés sur les structures coloniales françaises. Si l’on considère que certains États membres (notamment l’Allemagne et les Pays-Bas) y étaient également opposés, l’on ne s’étonnera guère du peu de crédibilité que la dgviii avait en dehors, mais également au sein même des institutions européennes. Située Rue du Marais, dans les quartiers populaires de Bruxelles, elle continua à être perçue avec méfiance par les autres dg et commissaires qui y voyaient un monde à part, excentré par rapport au projet principal d’intégration européenne[75].

Étant donné ce contexte, Jacques Ferrandi et ses hommes devaient organiser une véritable stratégie de légitimation appelée « propagande », visant à transformer « cet accident historique » en une politique originale, nouvelle, bénéfique et acceptable aux yeux de tous, à convaincre interlocuteurs européens et africains que l’Association était « un phénomène unique au monde », une innovation sans précédent participant d’une « grande oeuvre de solidarité[76] ». La potion concoctée devait inclure une politique d’information et de publicité traditionnelle menée par le Néerlandais Van Der Lee, chef de la Direction des affaires générales au sein de la dg viii avec l’aide de Pierre Cros, ancien administrateur colonial, détaché de la dgx (Information[77]). Elle s’appuya également sur de nombreux artifices, une mise en scène particulièrement bien orchestrée autour de nombreuses tournées ou visites, en Afrique et en Europe[78]. Pour « préserver l’unité de vue offerte à l’extérieur[79] » et éviter les dérapages similaires à ceux de Helmuth Allardt, chaque discours dut être soumis au Directeur général et au Commissaire[80]. Seul Jacques Ferrandi fut dispensé de cette règle administrative, ce dernier ne contactant guère ses supérieurs hiérarchiques que pour les informer de la publication ou traduction de ses propres exposés[81].

Parce que l’appui de certains commissaires (agriculture...) était souvent nécessaire pour faire avancer la position de la dg viii au sein de la Commission, ces derniers furent également embarqués dans des tournées africaines, menées par Jean Chapperon ou Jacques Ferrandi, réglées par un protocole spécifique[82], et ponctuées par les inaugurations des travaux financés par le fed. Conséquence logique de cette frénésie tropicale « véritable élément de travail de la dg viii[83] » selon Robert Lemaignen : cette dernière ne tarda pas à drainer, proportionnellement aux autres dg, la plus grande partie des financements réservés à la Commission pour ses déplacements[84]. À cela devait s’ajouter tout un programme de stages et de voyages d’étude organisés annuellement en Europe à l’intention des jeunes élites africaines (journalistes, hauts fonctionnaires...), élite dont on espérait qu’elle servirait de relais auprès des populations. Car le souci de la dg viii et de la Commission dans son ensemble était bien entendu d’obtenir un public plus large[85], comme le prouvent par ailleurs les sondages que la dg viii fera réaliser par l’Institut français de l’opinion publique auprès de son public africain[86].

Si le succès d’une telle stratégie de propagande reste douteux en ce qui concerne les populations, il ne fait par contre aucun doute qu’elle ait réussi auprès de l’élite visée. L’heure des indépendances sonnées, tous les États africains, Guinée mise à part, demandèrent à ce que l’Association soit maintenue. Chaque nouvelle convention devint une grand-messe où les élites africaines et européennes vinrent chanter les louanges de la coopération eurafricaine[87], réaffirmer leur « attachement indiscutable à l’Association et leur volonté politique de tout mettre en oeuvre pour la maintenir[88] ». Celle-ci gagna également assez de légitimité auprès des États membres[89], voire des pays tiers, pour être reconnue comme l’un des aspects les plus importants, et les plus gênants sans aucun doute, de l’entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté européenne. Ce succès fut largement dû, selon nous, à la diversité et à l’adaptabilité des stratégies adoptées par rapport au public visé, public particulièrement varié par excellence... mais également au zèle et aux relations personnelles d’hommes comme Jacques Ferrandi.

Un tel zèle devait d’ailleurs finir par gêner le gouvernement français. « Les récents débats de l’Assemblée de Strasbourg et la conférence de Presse que Hallstein a tenu à cette occasion ont mis en lumière une certaine tendance de la Commission, perceptible depuis quelque temps déjà, à établir et à intensifier les contacts avec les autorités et les populations locales des pays et territoires d’outre-mer[90]. » Or, « celle-ci a parfois le tort de laisser certains de ses fonctionnaires donner des indications politiques aux Africains[91] ». Face à cette situation contraire au principe selon lequel « officiellement, les relations entre États africains et le siège de la cee ne peuvent s’établir que par voie diplomatique et à travers lui[92] » , le gouvernement français devait dès 1958 demander à ce que les fonctionnaires européens soient accompagnés dans leurs « déplacements par un fonctionnaire français désigné par les autorités de la Communauté française[93] », mesure qui pourrait être présentée « comme un geste de courtoisie à l’égard du voyageur étranger[94] », mais qui devait passablement irriter les hauts fonctionnaires de la Commission[95]. Paris devait également « attirer l’attention » de la Commission et du Conseil, « sur l’importance que le gouvernement français attache à ce que la Commission observe la plus grande réserve dans les commentaires publics qu’elle pourrait être amenée à faire sur le fonctionnement de l’Association et s’abstienne de tout commentaire sur le comportement des États membres. Les fonctionnaires de la Commission devraient être, en ce qui les concerne, astreints à conserver le secret le plus strict sur les activités professionnelles et invités à s’abstenir de toute déclaration publique, comme de toute indiscrétion lors de l’étude des projets[96] ». Prenant acte de « l’autonomie d’action » croissante de la Commission, une note du ministère français des Affaires étrangères préconisait d’ailleurs que le nombre de ses voyages « soit limité, en encourageant une tendance à organiser à Bruxelles auprès de la Commission les réunions d’étude des projets qui se situeraient entre leur présentation par les gouvernements et la décision de la Commission. Ces réunions pourraient grouper des représentants de la Commission, les représentants des autorités bénéficiaires des projets (c’est-à-dire les autorités africaines à déterminer) et des représentants du gouvernement signataire intéressé (la France). Une coopération s’établirait de la sorte qui permettrait au gouvernement de suivre l’évolution des affaires d’une manière plus efficace que si ces études avaient lieu sur place et pratiquement entre les représentants de la Commission et les autorités locales bénéficiaires[97] ».

Avec la décolonisation arrivant à grand pas, se posa très vite également le problème de la représentation des nouveaux États africains auprès, voire au sein des institutions bruxelloises. Ici aussi, le gouvernement français pensa souhaitable « d’orienter dans le sens que nous désirons la doctrine que la Commission est susceptible d’élaborer », d’influencer ceux qui, « dans certains milieux de la Communauté ont tendance à devancer quelque peu l’événement[98] », voire à « orienter les choix des Africains[99] ». Tous les moyens furent mis en oeuvre pour convaincre les nouveaux États de se faire représenter à Bruxelles par l’intermédiaire du représentant permanent français[100]. Devant l’empressement de ces États à installer leurs propres représentations, et l’empressement de la Commission à établir des liens directs avec ces derniers, le gouvernement français finit même par se sentir obligé de leur rappeler que la Communauté européenne ce n’était pas seulement la Commission, c’était aussi des États membres, dont la France, principale initiatrice de l’Association[101]. Il fera tout également pour écarter la dg viii de la préparation des accords concernant le renouvellement de l’Association (Yaoundé I, 1962, Yaoundé 2, 1968[102]), tâche qui fut effectivement confiée au coreper, malgré les protestations de la Commission désespérée de « voir que l’esprit communautaire n’a guère progressé au sein du Conseil[103] ». Il semble bien que l’on ait craint, du côté de la Métropole, de se faire dépasser par les Français de la dg viii... et l’on aurait eu raison d’ailleurs.

V – Jacques Ferrandi, suppôt du gouvernement français ?

En effet, la stratégie de légitimation entamée par la dg viii est également une stratégie d’autonomisation, par rapport aux autres institutions communautaires bien sûr, mais aussi et surtout par rapport au gouvernement français. Que ce processus ait pu être mené par des Français, cela pourra paraître paradoxal. Si l’on reprend l’analyse courante, ces derniers ne sont-ils pas censés représenter les intérêts de leurs pays ? Que ces intérêts aient pu exercer une contrainte dont ils durent tenir compte, c’est évident. Considérer qu’ils furent le seul et principal motif d’action de ces hommes, est certainement une erreur. C’est oublier en effet que participant à l’institutionnalisation de la dg viii, ils devaient finir par y défendre leurs intérêts propres et ceux de l’institution qu’ils vinrent à créer, lesquels ne correspondaient pas forcément à ceux de la France. Bref, ils en vinrent à développer d’autres loyautés que leur loyauté initiale nationale. L’on pourra d’ailleurs se demander si le pouvoir énorme que certaines personnes comme Jacques Ferrandi devait finir par exercer n’est pas lié à cette ambivalence : ce dernier doit certes sa position au compromis initial imposé par la France, et nul doute qu’il devait servir dans une certaines mesure ses intérêts, ou tout au moins ceux des entreprises françaises et des « alliés africains ». Mais, l’on peut aussi considérer que la Commission elle-même, en tant qu’institution, devait lui conférer un tel pouvoir, tout simplement parce qu’elle avait besoin d’hommes comme Jacques Ferrandi, lequel, de par sa personnalité, son expérience et sa capacité à bâtir des coalitions avec certains États membres, devint son meilleur défenseur au sein du Comité du fed ou dans certains débats l’opposant à la France. Quelques exemples devraient suffire à valider cette hypothèse, notamment le conflit qui ne tarda pas à éclater entre la Commission et le gouvernement français à propos des contrôleurs techniques.

Dès les pourparlers du Traité de Rome, il s’avéra clair pour tous les États membres, et la France en particulier, que la participation financière de ces derniers au fed s’accompagnerait d’un contrôle commun sur l’argent ainsi dépensé, c’est-à-dire « d’une cogestion » du fed[104], et par là « d’un partage des responsabilités politiques avec nos partenaires[105] » sur des territoires, qui faisaient à l’époque partie intégrante de la République. Aussi, pour le gouvernement français, l’organisation du Fonds « devait viser à concilier les exigences légitimes des bailleurs de fonds et le souci de limiter les interventions étrangères dans les affaires outre-mer[106] ». Pour que « la France conserve la prépondérance dans les décisions et interventions du fed[107] », plusieurs stratagèmes devaient être proposés et mis en place, notamment l’idée de confier l’initiative et l’exécution des projets aux autorités locales, qui en 1958 sont les autorités coloniales françaises, projets qui seraient ensuite approuvés et contrôlés par un organisme européen. L’on pensait pouvoir éviter de cette façon « l’organisation d’un contrôle systématique sur place[108] ».

Devant les réticences néerlandaises, la France devait certes finir par accepter la possibilité d’un contrôle commun[109] en plus de quelques garanties concernant la liberté et l’égalité des adjudications intéressant les travaux à financer, aspects qui seront « monnayés » en échange d’une inscription formelle dans le Traité de Rome du montant exact des contributions des États membres au fed, point très contesté par l’Allemagne et l’Italie[110]. Pour autant, l’on espérait qu’avec les mécanismes mis en place, ce contrôle serait réduit au minimum. C’était oublier l’intérêt que l’Allemagne porterait au fed : dès les premières réunions du Conseil censées préciser les règlements financiers du fed, « la délégation allemande – souvent secondée de la délégation néerlandaise – va aborder ce problème dans un esprit d’extrême circonspection avec le souci de multiplier les possibilités de contrôle par les États membres de la gestion du fonds ainsi que les garanties de liberté des adjudications. D’une manière générale, la délégation allemande s’est montrée soucieuse d’éviter autant que possible à ce que la métropole fasse écran entre les autorités des territoires d’outre-mer et la Commission[111] ».

La délégation française par contre fera tout pour mettre en place cet écran, y compris et surtout lorsque l’indépendance de ces territoires devint inéluctable. Reprenant les plans français, le Traité de Rome précisait qu’il revenait aux autorités locales, avec le consentement des populations, de proposer les projets à la Commission. L’indépendance approchant à grands pas, la question se posa de savoir qui prendrait le relais de l’administration coloniale française. Logiquement, et pour les États membres autres que la France, il ne faisait aucun doute que la tâche reviendrait directement aux administrations des nouveaux États. La France, par contre, invoquant les « relations économiques et financières étroites existant entre elle et les États associés[112] », exigeait que l’administration métropolitaine continuât à être consultée et son accord donné entre le moment où l’État africain proposerait le projet et la décision de financement. La mission suivante fut ainsi donnée au représentant permanent : « Tout en insistant sur ce souci de bonne gestion financière, vous pourrez indiquer que des préoccupations plus générales militent en faveur de cette attitude sur laquelle nous ne pouvons transiger[113]. » Étant donné l’opposition des autres États partenaires à cette proposition, la France préféra ne « pas laisser se poursuivre le débat de principe. Nous devrions plutôt orienter les discussions vers un plan pratique où nous pourrions faire prévaloir des solutions satisfaisantes », c’est-à-dire plus subtiles qui passeront par l’intermédiaire du contrôle et de l’assistance techniques[114].

D’après l’article 9 du règlement 5 (2 décembre 1958), concernant le fonctionnement du fed, le contrôle technique de l’exécution des travaux devait être confié à un contrôleur mandaté par la Commission et désigné dans la convention de financement. Cette convention de financement, sorte de contrat entre le fed et le pays bénéficiaire, ne prenait caractère exécutoire qu’après une triple approbation de toutes ses clauses, y compris celle qui désignait le contrôleur technique : approbation de la Commission, du pays bénéficiaire et de l’État membre avec lequel le pays bénéficiaire entretenait des relations « particulières », en l’occurrence ici la France. Chacun des cosignataires avait la possibilité de faire valoir que telle ou telle clause de la convention ne lui paraissait pas conforme soit à la lettre ou à l’esprit des textes, soit à certaines situations d’opportunité, pour refuser de signer la convention, ce qui pouvait bloquer l’ensemble du processus. Dès les premières conventions, la Commission tenta de choisir les contrôleurs parmi des techniciens de nationalité française et étrangère. Le gouvernement français fit alors observer que le choix des contrôleurs techniques, qui était « soumis à son approbation, était inadapté a certaines situations locales ou de nature à gêner l’exercice de ses responsabilités outre-mer. Ces choix portent en effet sur des personnes physiques ou morales de nationalité étrangère. Or, l’on peut à juste raison penser que l’action des contrôleurs techniques dans les pays associés évoluera du simple contrôle à une forme de véritable assistance technique et insensiblement les autorités des pays bénéficiaires pourraient être amenés à voir dans les contrôleurs techniques une sorte de représentation de la Commission à l’état embryonnaire ». Aussi, le gouvernement français devait « demander à la Commission de réviser ses choix et de confier dans toute la mesure du possible les missions de contrôle à des associations de contrôleurs qui réuniraient des firmes françaises et étrangères[115] », et pour tout dire surtout françaises. La Commission s’opposant à cette solution, « sans doute en raison de formalisme juridique et d’un souci de non-discrimination exagéré[116] », une épreuve de force allait s’engager entre elle et le gouvernement français, laquelle devait se solder par le refus du dernier de signer les conventions de financement[117]. D’où en 1960 un ralentissement important des opérations du fed[118] et les critiques de la part des autres États membres exigeant que « Paris mette un terme à ces pratiques incompatibles avec la Convention[119] ».

Il est clair en effet qu’en voulant confier le contrôle des opérations à des entreprises françaises, depuis fort longtemps installées sur le terrain et avec lesquelles il entretenait des liens privilégiés, le gouvernement français assurait son propre contrôle sur l’exécution des projets, voire même sur la préparation de ces projets. En effet, avec l’indépendance approchant et l’incapacité flagrante des nouveaux États de préparer des projets de développement viables techniquement et acceptables financièrement, il devint clair qu’une assistance technique était nécessaire à ce niveau[120]. Or, cette tâche pourrait, du moins l’espérait-on du côté français, être confiée à des bureaux d’étude ayant pignon sur rue, c’est-à-dire liés aux entreprises mêmes qui exécuteraient et contrôleraient les travaux. Le scénario suivant pouvait facilement être envisagé : une entreprise française influente aiderait l’administration du pays à monter un projet dans lequel elle-même jouerait un rôle clé d’exécution et de contrôle[121]. « Vous imaginez les immenses abus qui pouvaient en découler[122] » et le désavantage pour les entreprises des autres États membres. D’où l’opposition de ces derniers à de telles pratiques : « tant dans les propos de certains de mes collègues de la Représentation Permanente que dans les déclarations officieuses des fonctionnaires de la Communauté européenne, j’ai pu constater qu’un profond scepticisme se faisait jour chez nos partenaires quant aux chances réelles des entreprises de leurs pays de pouvoir enlever les marchés qui seront passés pour exécution au fed. Nos interlocuteurs se montrent convaincus que les entreprises françaises, qui sont déjà et parfois depuis longtemps à pied d’oeuvre dans ces pays où elles ont acquis une grande expérience des choses et des hommes, ont une position privilégiée qui leur permettra de faire systématiquement les meilleures offres et d’écarter les entreprises étrangères. Il est essentiel que ces dernières puissent s’installer sur le marché et rétablir progressivement à leur profit l’égalité des conditions de concurrence. Une analyse des projets confirme cela. Ces considérations ne sauraient conduire à contester les droits acquis par les entreprises françaises qui, par leur investissement et activité, ont apporté une irremplaçable contribution au développement économique et social des pays où elles ont été implantées et représentent une source de revenu considérable pour les finances publiques. Même nos partenaires, je suis sûr, ne remettent pas en cause ce droit. Mais il faut qu’ils retirent certaines compensations des sacrifices financiers qu’ils ont consentis, sinon il est à craindre que les chances de reconduction de la convention ne soient largement compromises. J’aimerais que les entreprises françaises recherchent une association avec les entreprises étrangères intéressées. Peut-être que le département, dans les contacts fréquents qu’il entretient avec les entreprises françaises à l’occasion de leurs activités à l’étranger, pourrait leur faire part des préoccupations ci-dessus et leur conseiller d’adopter, pour les opérations à réaliser avec le Fonds, une ligne d’action inspirée des suggestions ci-dessus[123] ».

Reste que même ces propositions restèrent critiquables du point de vue des autres États membres, appuyés dans leur revendication par la Commission et Jacques Ferrandi lui-même, pour qui la proposition du gouvernement français de confier à des entreprises privées françaises, même associées à des entreprises étrangères, le contrôle du fed, constituait une perte de pouvoir énorme. Il devait donc faire front, de concert avec l’Allemagne[124], laquelle ne cessa de critiquer la discrimination subie par ses entreprises[125]. Sa stratégie sera de proposer la mise en place de délégués locaux, contractuels de la Commission, chargés d’aider les États africains à préparer leurs projets et à en contrôler l’exécution. La Commission devait faire cette proposition au Conseil plusieurs fois, mais vu l’opposition du gouvernement français, celle-ci sera refusée[126]. « Lemaignen et moi-même devions nous adresser directement à Couve de Murville (ministre des Affaires étrangères). Ce dernier nous rétorqua : mais ma parole, vous vous prenez pour un gouvernement[127] ! » Avec les réticences néerlandaises de reconduire l’Association une fois l’indépendance sonnée, le gouvernement français devait toutefois mesurer ses objections, et ménager la Commission. Comme le reconnut un fonctionnaire français en effet : « Il faut admettre assez paradoxalement que la Commission qui s’estime gardienne des Traités risque alors dans cette affaire (la signature de la nouvelle convention) de demeurer au moins pour quelque temps notre plus fidèle alliée[128]. »

Suite à ce jeu de coalitions, où la Commission (plus précisément Jacques Ferrandi) semble avoir servi de balancier entre États membres porteurs d’intérêts opposés, l’affaire finit par se régler « pragmatiquement et de manière provisoire[129] » à la manière ferrandienne. Dès 1960, des techniciens allemands et italiens, puis français furent « provisoirement » envoyés comme contrôleurs techniques[130]. Ceux-ci furent engagés contractuellement par l’intermédiaire d’une association à but non lucratif de droit belge, l’Association européenne de Coopération (aec), dont le Conseil d’administration était nommé par la Commission, c’est-à-dire la dg viii, et présidé par le directeur général, plus précisément pour cette période par Jacques Ferrandi lui-même[131]. Ce dernier en vint à considérer l’aec comme une « simple division de la dg viii » qui lui permit entre autres de recruter des hommes loyaux sur lesquels il pouvait s’appuyer sur le terrain, de les placer là où il voulait, ce qui lui permettait d’exercer un contrôle très efficace et peu bureaucratique. Ces contrôleurs devenus « contrôleurs délégués », devaient devenir de l’avis de tous, l’un des instruments les plus efficaces du fed. Parmi les Français, Jacques Ferrandi devait une fois de plus choisir ses hommes au sein des anciens administrateurs coloniaux (qu’il plaça aux postes importants politiquement), lesquels semblent ainsi avoir continué leur ancienne mission sous d’autres cieux. Ils continuèrent à être aidés dans leur tâche par des bureaux d’étude choisis pour leur indépendance et impartialité. Les archives de la Commission attestent du souci majeur de la dg viii de partager équitablement les études entre les bureaux des six États membres, tant le problème, devait-on reconnaître, est « politique[132] ».

Il est donc exagéré de dire que Jacques Ferrandi favorisa systématiquement les entreprises françaises. Le fait qu’elles aient été sur place leur donna dans un premier temps un avantage que confirment les chiffres disponibles. Néanmoins, le témoignage de Jacques Ferrandi, comme les archives de la Commission tendent à prouver que dans sa stratégie visant à conférer à la dg viii une certaine autonomie par rapport au gouvernement français, source de son propre pouvoir, ce dernier avait tout intérêt à faire l’inverse. Mieux, il se créa, semble-t-il, son propre réseau en Afrique, lequel en vint même apparemment à concurrencer le réseau français de Jacques Foccart, l’influent conseiller du Président de la République en matière africaine. Certes, très vite des liens étroits et un échange d’information furent tissés avec le ministre français de la Coopération en vue d’une coordination des opérations[133]. Jacques Ferrandi confirme qu’une bonne entente existait entre les deux administrations, mais beaucoup moins semble-t-il avec ceux qui à l’époque détenaient en France la bourse et le quasi-monopole des relations franco-africaines : le ministère des Finances et Jacques Foccart. D’après Jean Chapperon, ce dernier ne recevait que rarement les fonctionnaires de la dg viii, et il est vrai que dans sa biographie, aucune référence n’est faite à ces concurrents potentiels[134]. Ceci est largement confirmé par Jacques Ferrandi, lequel déplore n’avoir jamais rencontré ni Foccart, ni de Gaulle, malgré l’énervement qu’il provoqua chez ce dernier. C’est ainsi qu’il s’opposera au projet Mannesman (1962-1967), du nom de la société de travaux public allemande qui le proposa à Senghor (concernant une conduite d’eau au Sénégal). Le projet selon lui farfelu était soutenu par les gouvernements français et allemand selon leurs intérêts bien compris. Son opposition lui valut l’intervention du Général de Gaulle. « Celui-ci a simplement envisagé mon rappel, comme on rappelle un ambassadeur indocile ou incompétent. On a dû lui faire observer que les fonctionnaires européens ne dépendaient que de la Commission et non plus du pays d’origine. » Pour finir, « les deux gouvernements firent pression sur le gouvernement italien et l’on profita d’un de mes congés en Corse pour le représenter au Comité du fed et le faire adopter[135] ».

Les relations conflictuelles de Jacques Ferrandi avec le gouvernement français devaient apparemment se reproduire au niveau local entre ambassadeurs français et délégués de la Commission[136]. « Souvent, raconte l’un d’eux, le gouvernement de X s’adressait à moi avant de s’adresser à l’ambassadeur français, j’essuyais ensuite les foudres de ce dernier et du gouvernement français. » La concurrence avec les représentants français sur place était d’ailleurs largement alimenté par Jacques Ferrandi : « Jacques Ferrandi était un grand patron. Il nous disait : le fac (l’équivalent du fed en France) est considéré comme presque parfait, tachez de faire des choses que le fac ne sait pas faire, ou faites le mieux[137]. » Leçon de l’histoire : « moi un suppôt du gouvernement français ? Même avec un point d’interrogation cette phrase ferait s’esclaffer tous les fonctionnaires de la dg viii qui ont vécu les combats historiques que j’ai très souvent menés contre Paris[138] », ce que confirment effectivement certains fonctionnaires allemands de cette période. Il faut croire toutefois que Jacques Ferrandi, tout en essayant de conférer à la dg viii une certaine autonomie, préserva assez les intérêts français et avait assez de soutien parisien[139], car en 1975 son départ devait créer un véritable tollé en France, si l’on en croit Claude Cheysson[140].

Conclusion

L’ère ferrandienne aura en effet une fin, et cette fin correspondra avec cet événement majeur qui vint bouleverser le rapport de force initial entre États membres, les conventions d’association avec les pays bénéficiaires et la structure sociale de la dg viii : l’entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté européenne et celle de ses anciennes colonies dans la grande famille des pays associés[141]. Suite aux critiques anglaises contre « le petit Empire[142] » que ce « vieux Corse[143] » avait fini par se bâtir au sein du fed, suite à une querelle prolongée avec le nouveau Commissaire français à partir de 1973, Claude Cheysson, prompt à défendre les intérêts britanniques, Jacques Ferrandi finit par quitter la Commission, précédé de Jean Chapperon. Comme nous avons eu l’occasion de le démontrer, leur influence, leurs méthodes perdureront bien au-delà de leur départ, preuve sans doute d’une institutionnalisation réussie[144]. Triste sort d’ailleurs que celui de ces leaders administratifs qui, si l’on en croit Philippe Selznick, travailleraient à leur propre disparition. En effet, une fois le processus d’institutionnalisation achevé, leur rôle s’avérerait moins indispensable : aux militants de la première heure succéderaient les gestionnaires garants de la routine quotidienne d’une bureaucratie... Cette deuxième partie de l’histoire reste à analyser. La première partie semble donner raison à Philippe Selznick : le pouvoir à la limite « despotique » que des hommes comme Jacques Ferrandi vont s’arroger pourra certes apparaître excessif au regard des nouveaux principes dont se revendique la Commission. Leur rôle n’en sera pas moins essentiel dans la construction communautaire et leur action nécessaire pour conférer à la Commission une certaine autonomie par rapport aux pays membres, y compris et surtout leur pays d’origine... n’en déplaise à la presse européenne. L’exemple de Jacques Ferrandi prouve en effet la complexité, déjà soulignée par certains auteurs[145], de la loyauté des hauts fonctionnaires au sein d’une administration multinationale, pris entre les contraintes que leur impose leur pays d’origine et leur engagement pour l’institution qu’ils contribuent à créer ou servir. De ce point de vue, la réforme actuelle, en permettant une mobilité des hauts fonctionnaires, empêchera certes la constitution d’empire comme celui de Jacques Ferrandi, mais privera aussi la Commission de leaders potentiels. Mais peut-être cette dernière est-elle suffisamment institutionnalisée (son autonomie et sa légitimité assises) pour se passer d’hommes de la stature de Jacques Ferrandi ou... d’Emile Noël, de Jacques Delors. Car il faut bien au moins leur reconnaître cette qualité : s’ils n’avaient pas existé, il aurait fallu les inventer...