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Juillet 2003 a marqué le 50e anniversaire de la fin de la guerre de Corée (1950-53), un conflit connu sous une myriade d’appellations : « la plus importante guerre à survenir entre l’Occident et le monde communiste[1] », « le point tournant de la guerre froide[2] », « une guerre mondiale en miniature[3]», « un succédané de Troisième Guerre mondiale[4] », « la guerre oubliée de la nation américaine[5] », « la guerre de monsieur Truman[6] », « la première guerre non déclarée des États-Unis[7] », « le pari le plus désastreux de Staline en temps de guerre froide[8] », pour ne nommer que celles-là. Or, ce conflit, déclenché inopinément à la suite de l’invasion de la Corée du Sud par 75 000 soldats nord-coréens[9] et qui a fait plus de trois millions de victimes (dont approximativement 33 000 Américains[10]), a eu des conséquences majeures pour les principaux belligérants[11], à commencer par les États-Unis qui, faut-il le préciser, ont contribué environ pour la moitié de la force onusienne dépêchée sur le terrain. En fait, l’épisode coréen, par ses multiples retombées, apparaît certes comme l’un des événements centraux de l’histoire américaine au xxe siècle. Faire le point sur l’impact socioculturel, économique et politique de la guerre de Corée sur les États-Unis, tel est l’objectif fondamental de cet article qui repose sur des sources diversifiées (monographies d’historiens, travaux de politologues, thèses de doctorat, sondages Gallup, archives de membres du Congrès, magazines tels Newsweek et us News & World Report, etc.). Dans le contexte actuel, où la péninsule coréenne, théoriquement toujours en guerre[12], continue de défrayer régulièrement les manchettes[13], nous estimons qu’une telle réflexion commémorative a pleinement sa place. Elle nous paraît d’autant plus appropriée que les travaux et publications en français relatifs à « la guerre de monsieur Truman » n’abondent pas. À vrai dire, nous n’avons répertorié, pour la période antérieure à l’année 2000, que deux monographies consacrées à cet épisode : celle de l’historien américain Robert Leckie intitulée La guerre de Corée (traduction de 1963), de même que Corée 1950 : Paroxysme de la guerre froide (1982) du politologue français Claude Delmas. Encore faut-il préciser que ces ouvrages, en mettant surtout l’accent sur les origines et le déroulement du conflit coréen, n’accordent pas une place significative à la question des répercussions proprement dites sur la nation américaine[14]. Même son de cloche pour le livre récent de Patrick Souty, intitulé La guerre de Corée, 1950-1953 : Guerre froide en Asie orientale (2002), où l’auteur, avant tout un spécialiste de l’Asie orientale, ne fait qu’effleurer certaines conséquences militaro-diplomatiques dudit conflit sur les États-Unis[15]. L’ analyse systématique des retombées de la guerre de Corée sur la nation américaine, en somme, semble avoir été négligée par les chercheurs francophones.

Cet article s’articule autour d’un plan thématique qui comprend essentiel-lement trois parties. La première porte sur les conséquences socioculturelles de l’épisode coréen, alors que la seconde traite de ses effets économiques. La dernière partie, de loin la plus importante, se penche sur les retombées politiques (politique intérieure et extérieure) de ce conflit que Claude Delmas qualifie sans ambages de « première guerre limitée de l’âge nucléaire[16] ».

I – Les conséquences socioculturelles

C’est dans le domaine socioculturel, selon toute vraisemblance, que les effets de l’épisode coréen apparaissent les plus difficiles à mesurer et sans doute les moins percutants. À vrai dire, les conséquences sociales dudit conflit, par exemple, se comparent difficilement avec celles générées par l’expérience de la Seconde Guerre mondiale. De dire l’historien Alonzo Hamby à cet égard : « La portée locale de la guerre de Corée offre un contraste saisissant avec la mobilisation générale, la volonté de sacrifice et le sentiment d’unité nationale suscités par le second conflit mondial. La Corée n’a qu’assez peu touché à la vie des Américains en général et ne semble pas avoir entraîné de changements sociaux fondamentaux[17]. » Ainsi, il est pour le moins révélateur que l’index des ouvrages-clés de William Chafe (The American Woman. Her Changing Social, Economic, and Political Roles, 1920-1970, 1974) et Sara Evans (Born for Liberty. A History of Women in America, 1989) portant sur l’histoire des femmes aux États-Unis ne fasse aucune mention de la guerre de Corée et de son impact sur la vie des Américaines. Or, les références à la Deuxième Guerre mondiale, on le devine, ne manquent pas dans ces synthèses incontournables pour quiconque s’intéresse à l’histoire des femmes chez nos voisins du sud. Il faut dire que ledit événement n’a rien de banal à en croire Chafe : « En vertu de nombreux critères, [la Deuxième Guerre mondiale] s’est avérée un point tournant dans la vie des femmes au travail. C’est principalement en raison de cette guerre que des millions de femmes ont fait leur entrée sur le marché du travail pour la première fois, éliminant ainsi d’importants obstacles à la venue des épouses sur le marché du travail[18]. »

Ceci dit, il serait erroné d’en inférer que l’univers social de la nation américaine n’a pas été modifié, altéré un tant soit peu par la « guerre oubliée ». Après tout, il apparaît clair que cette dernière favorise une certaine émigration coréenne. Un spécialiste de la question, en fait, évalue à environ 8 000 le nombre de Coréens, principalement des réfugiés, des épouses de guerre et des orphelins, qui entrent aux États-Unis durant la période 1952-1960[19]. Il ressort en outre que le conflit coréen, dont la conclusion en 1953 provoque assez peu de jubilations[20], entraîne des modifications non négligeables dans la vie quotidienne de nombreux Américains. Parmi eux figurent les jeunes, bien sûr, qui sont promptement sollicités pour s’enrôler dans l’armée de terre des États-Unis dont les effectifs atteignent à peine 596 000 hommes au commencement du conflit coréen, résultat des coupures draconiennes opérées par le secrétaire à la Défense d’alors, Louis Johnson. C’est ainsi que le Congrès, dès la fin juin 1950, se prononce quasi unanimement en faveur d’une mesure qui confère notamment au chef de l’Exécutif le pouvoir de faire appel, avec leur consentement ou non, à des membres ou des unités entières de la Garde Nationale. Les résultats tangibles ne tardent pas à poindre : « Bien qu’ils n’aient pas ordonné aux jeunes hommes de s’enrôler pendant près d’un an et demi, les 3 700 bureaux locaux de recrutement ont continué d’inscrire des hommes âgés entre dix-huit et vingt-cinq ans sur leurs listes. Ainsi, le 10 juillet [1950], lorsque le département de la Défense a mobilisé 20 000 hommes (nombre augmenté plus tard à 50 000), ceux-ci étaient prêts à passer à l’action. Le 30 septembre, les bureaux de conscription avaient atteint leur objectif de 50 000 hommes. Ils en ajoutèrent 50 000 en octobre, et 70 000 en novembre[21] ». Devant la persistance de la guerre, d’autres mesures viennent subséquemment se greffer à cette loi du Congrès afin de renflouer le corps d’infanterie, et ce, avec toutes les conséquences qu’on puisse imaginer sur le destin de jeunes Américains (interruption des études, possibilité de blessures graves au front, etc.). Parmi celles-ci figure le « Universal Military Training and Service Act » de juin 1951 allongeant entre autres la durée du service militaire des conscrits[22]. Au total, près d’un million et demi de jeunes Américains, dans la foulée de la guerre de Corée et des mesures d’enrôlement qui en résultent, voient une interruption momentanée de leurs études ou de leur vie professionnelle[23].

Surtout, la guerre de Corée, en stimulant la peur des « rouges » à l’échelle internationale[24], contribue à attiser l’hystérie anticommuniste qui prévaut déjà dans la société américaine depuis quelques années. Des sondages Gallup menés auprès de la population américaine à cette époque sont assez révélateurs à cet égard. Il est intéressant de noter, à titre d’exemple, que l’insidieux problème de « l’infiltration communiste au sein de la nation » passe du cinquième rang des principales préoccupations des sondés au deuxième entre le début juin 1950 et la mi-novembre 1952[25]. Sans l’épisode coréen, il est donc plausible de penser que le maccarthysme aurait perdu considérablement de son intensité et que les célèbres époux Rosenberg n’auraient peut-être pas été exécutés en 1953[26]. Toujours est-il que cette hantise des communistes, aux répercussions politiques multiples (nous y reviendrons plus loin), se traduit inévitablement par des conséquences pernicieuses pour quantité d’Américains : certains, notamment ceux affichant des vues jugées « trop libérales » et oeuvrant dans des secteurs névralgiques (employés du gouvernement fédéral, professeurs d’université, etc.), sont vite congédiés et voient du même coup leur carrière détruite[27]. On estime à environ 25 000 le nombre d’Américains qui perdent leur emploi dans un tel climat d’intolérance alimenté par la guerre de Corée[28].

Néanmoins, « la guerre de monsieur Truman » a également d’heureuses répercussions pour quelques groupes, ce qui, à n’en point douter, aide à comprendre l’assertion de l’historien John Wiltz selon laquelle ce conflit, au demeurant, ne représente pas vraiment un intermède traumatisant pour l’ensemble de la population américaine[29]. C’est particulièrement le cas de la communauté afro-américaine qui, à la faveur d’une conjoncture économique plutôt favorable (sur laquelle nous reviendrons dans notre prochaine section), connaît une amélioration notable de la condition de plusieurs de ses membres. Le nombre de chômeurs noirs, en effet, est nettement à la baisse durant ces années et maints travailleurs afro-américains, malgré qu’ils soient souvent en butte aux préjugés raciaux, obtiennent des gains salariaux non négligeables : « En 1947, les salaires des hommes noirs représentaient en moyenne 54 % de ceux des hommes blancs, mais en 1951, ce pourcentage s’établissait désormais à 64 %[30]. » On peut aussi affirmer sans se tromper que le conflit coréen contribue largement à compléter le travail de déségrégation des forces armées américaines réclamé par le président Truman à partir de 1948. Il est d’ailleurs établi, à l’automne 1953, que pas moins de 95 % des soldats noirs servent dorénavant dans des régiments intégrés (integrated units[31]). Qui plus est, les prouesses et la bravoure de certains combattants noirs en Corée ont des effets on ne peut plus bénéfiques selon Wiltz : « De telles actions d’éclat eurent pour effet de renforcer le sentiment de fierté et de valoriser les Noirs américains en plus d’amener bien des Blancs, en particulier les jeunes soldats qui ont combattu aux côtés des Afro-Américains, à remettre en question de vieux préjugés sur la soi-disant couardise et l’inefficacité des Noirs au combat. Par conséquent, la guerre de Corée a contribué, de manière appréciable, bien que difficilement mesurable, au changement graduel des mentalités des Américains en matière de ségrégation raciale[32]. »

Par ailleurs, si le conflit coréen ne paraît pas chambouler le sort des Américaines, tout porte à croire que celui-ci permet la consolidation de gains obtenus pendant la Deuxième Guerre mondiale. De dire par exemple William Chafe à ce sujet : « La caractéristique la plus marquante des années 1950 est l’entrée continue des femmes sur le marché du travail et l’expansion de leur sphère d’activités. Durant les années qui suivirent la fin de la guerre, le rythme auquel les femmes accédèrent au marché du travail s’est accéléré au lieu de ralentir. En 1960, il y avait deux fois plus de femmes sur le marché du travail qu’en 1940, et 40 % des femmes âgées de plus de 16 ans avaient un emploi[33]. » Dans sa récente monographie sur l’épisode coréen, Paul Pierpaoli Jr. rapporte que ce conflit offre également l’opportunité aux femmes de jouer un rôle-clé dans l’effort de mobilisation entrepris dès juin 1950. Or, celles-ci sauront admirablement relever le défi, plusieurs d’entre elles siégeant sur des comités consultatifs de consommateurs (consumer advisory committees) à l’échelle locale, régionale et fédérale[34].

S’il apparaît clair, en définitive, que la guerre de Corée a laissé son empreinte sur la société américaine[35], il convient de souligner en terminant qu’elle a aussi marqué de son estampille la culture populaire. Bien que difficiles à quantifier, ses effets sont perceptibles à plusieurs niveaux. Qu’il suffise de mentionner que la littérature, le cinéma, la télévision ne manquent pas d’être influencés, chacun à leur façon, par des facettes de ce conflit. Dans le domaine de la littérature, les romanciers Pat Frank et James Michener, respectivement dans leur livre Hold Back the Night (1952) et The Bridges at Toko-Ri (1953), traitent de divers aspects reliés à ce « point tournant de la guerre froide[36] ». Même chose pour le monde du cinéma comme en fait foi le seul film « Prisoner of War » (1953) qui met en vedette l’acteur Ronald Reagan jouant le rôle d’un agent cherchant à démasquer un traître américain parmi un groupe de prisonniers de guerre[37]. Toutefois, l’exemple le plus probant de l’imprégnation de l’épisode coréen au sein de la culture populaire demeure sans contredit la célèbre série télévisée m*a*s*h*[38]. Diffusée sans interruption de 1972 à 1983, celle-ci, s’inspirant des romans des années 1960 de l’auteur Richard Hooker et d’un populaire film du même nom présenté en 1970, met notamment en relief le cynisme et la désillusion prévalant au sein d’une unité médicale de l’armée américaine servant en Corée, et ce, pour la période s’étalant du printemps 1951 à l’été 1953[39]. Fait digne de mention, m*a*s*h*, considéré comme la série médicale la plus populaire de tous les temps[40], suscitera un vif engouement pour son épisode final diffusé en février 1983 : pas moins de 50 millions de téléspectateurs seront alors rivés à leur petit écran pour le regarder[41].

Ceci dit, l’économie américaine n’échappe pas non plus aux retombées de la guerre de Corée.

II – Les conséquences économiques

Au chapitre des effets économiques de la guerre de Corée sur la nation américaine, force est d’admettre que le bilan s’avère tout aussi mitigé : les éléments positifs côtoient les aspects négatifs. En ce qui a trait à ces derniers, relevons d’une part que l’épisode coréen, qui a coûté pas moins de 20 milliards de dollars au Trésor américain[42], entraîne une dégradation des finances publiques. Accroissement des déficits budgétaires[43] et de la dette nationale, telles sont les principales manifestations de cette situation aiguillonnée en bonne partie par une hausse vertigineuse des dépenses militaires (dont nous reparlerons dans la prochaine section). Cette détérioration des finances publiques, qui se traduit entre autres par une volonté du gouvernement fédéral de majorer les impôts des particuliers[44], constitue certes l’une des conséquences économiques les plus nocives et durables de la guerre de Corée. À ce sujet, le constat que tire l’historien Pierpaoli est pour le moins éloquent : « La guerre de Corée marqua le début de l’ère de l’acceptation des budgets non équilibrés, et cette tendance progressa rapidement après les années 1950. Ainsi, les déficits devinrent de plus en plus acceptables, le phénomène de l’endettement à long terme commença véritablement à apparaître, et les programmes fédéraux de toutes sortes se multiplièrent malgré la fréquente absence de revenus adéquats pour assurer leur fonctionnement. Depuis le conflit coréen, les revenus de l’État fédéral sont généralement demeurés inférieurs aux dépenses ; la dette fédérale a crû de façon spectaculaire, passant de 257 billions de dollars en 1950 à 3,2 trillions de dollars en 1990, soit une augmentation de 84 %, en dollars constants[45]. »

D’autre part, outre une hausse marquée des importations liée notamment aux besoins accrus de matières premières[46], la montée des prix s’avère une autre conséquence inéluctable du conflit coréen. « Le déclenchement des hostilités en juin 1950 a ramené à l’avant-scène le problème de l’inflation[47] » affirme d’ailleurs sans détour l’historien Robert Collins. Au cours des six premiers mois de l’épisode coréen, en fait, l’indice des prix à la consommation aux États-Unis augmente grosso modo à un taux annuel de 10 %, connaissant même une escalade plus marquée pour la plupart des denrées essentielles[48]. Au total, les analystes s’entendent pour dire à l’été 1953 que le coût de la vie aux États-Unis s’est accru de 12,5 % depuis le début des hostilités[49]. Quant aux causes de cette inflation, plus prononcée au début de la guerre qu’à la fin, il faut invoquer des facteurs comme la hausse des dépenses militaires[50] et surtout cette crainte d’une pléthore d’Américains de revivre les privations, les rationnements propres aux années de la Seconde Guerre mondiale : « Craignant une nouvelle période de pénuries, les Américains se livrèrent à une véritable orgie de consommation à la suite de la décision du président Truman d’intervenir [en Corée]. Le sucre, entre autres, était très en demande et les ventes ont crû de manière exponentielle partout à travers le pays. À Plainfield, au New Jersey, les clients d’une seule épicerie ont acheté six tonnes de sucre en quatre heures. Les gens se sont aussi rués sur l’huile végétale, les conserves, le savon et les produits de nettoyage. Les consommateurs, anxieux, ont également pris d’assaut les magasins de meubles, de literie, de télévisions, de réfrigérateurs, voire même les détaillants de lames de rasoir. Des milliers et des milliers d’Américains ont aussi visité un concessionnaire d’automobiles[51]. »

Fait à signaler, c’est dans ce contexte inflationniste que survient l’un des épisodes cruciaux des années Truman : la grève des travailleurs de l’acier au printemps et à l’été 1952. Afin d’obtenir de meilleures conditions salariales pour pallier au problème de la hausse du coût de la vie, les travailleurs des aciéries votent en faveur du déclenchement d’une grève le 9 avril. Or, le chef de l’Exécutif, craignant à l’instar de son ministre de la Défense Robert Lovett qu’un tel arrêt de travail ne vienne miner l’effort de guerre sur le théâtre coréen[52], décide de prévenir le danger le 8 avril en saisissant les aciéries de la nation, un geste que l’historien David McCullough qualifie de l’un des plus controversés de sa présidence[53]. Cette confrontation de 1952, sur laquelle la Cour suprême des États-Unis devra statuer[54], ne saurait donc être pleinement comprise sans cette toile de fond qu’est la guerre de Corée.

Par ailleurs, notons que certaines mesures à caractère économique, inhérentes au contexte du conflit coréen, ont pour effet d’accroître les pouvoirs présidentiels. C’est le cas du « Defense Production Act » de septembre 1950, une loi complexe attribuant au chef de la Maison-Blanche les pouvoirs « d’imposer le rationnement et les restrictions de crédit, d’établir des plans de répartition des ressources, d’accorder des prêts de production, de définir les priorités nationales, et de contrôler les prix et les salaires[55] ». Comme quoi la « guerre oubliée » fait beaucoup pour stimuler la « présidence impériale[56] »...

Mais la guerre de Corée génère aussi moult effets bénéfiques au plan économique. Par exemple, plusieurs grandes entreprises américaines, dont certaines profitent de l’obtention de contrats gouvernementaux, enregistrent alors des gains exceptionnels comme en témoignent les propos de Wiltz : « Malgré une hausse de taxes, les profits de 500 importantes sociétés, durant le seul troisième trimestre de 1950, ont augmenté en moyenne de 50 % par rapport à la même période en 1949. Parmi les entreprises qui ont connu les croissances les plus marquées, on compte les aciéries. Quand les chiffres pour l’année 1950 ont été comptabilisés, ils révélèrent que la United States Steel avait enregistré ses plus gros profits depuis 1917, et que Bethlehem Steel, quant à elle, avait connu l’année la plus profitable de son histoire[57]. » En outre, les années 1950-53, en règle générale, sont synonymes de hausse marquée du marché boursier et de diminution significative du taux de chômage, ce dernier n’atteignant même pas la barre du 2 % au printemps 1951[58]. Fait digne de mention, les agriculteurs, confrontés si souvent jusqu’alors à des conjonctures défavorables, bénéficient aussi dans une certaine mesure de ce climat général de prospérité, leur revenu net de 1951 surpassant de 18 % celui de l’année précédente[59]. Surtout, le pnb, l’indicateur par excellence de la croissance économique, connaît une progression assez remarquable dans la foulée de l’épisode coréen. Celui-ci, en fait, croît de 10,9 % pour l’année fiscale 1950, ce qui n’est pas peu dire si l’on considère qu’il avait affiché une baisse de 0,5 % l’année précédente[60]. Pour l’année fiscale 1952, incidemment, la croissance de ce même pnb s’établit à 5,5 %[61].

Tout bien considéré, il ne fait aucun doute que l’économie américaine, dans son ensemble, paraît en meilleure posture en 1953 qu’elle ne l’était en juin 1950, soit au moment du déclenchement du conflit[62]. Certes, l’inflation, en dépit d’une certaine indexation des salaires des travailleurs en ces années[63], demeure une préoccupation constante pour bon nombre d’américains[64]. Cependant, les diverses mesures de Truman pour juguler ce fléau – tel le gel des prix et salaires qu’il décrète à la fin janvier 1951 – ne tardent pas à rapporter des dividendes : l’indice des prix à la consommation ne s’élève que de 1 % entre la fin 1951 et la fin 1952[65]. « Une bonne étoile brilla sur la carrière politique de Truman, car l’inflation ne constitua pas un problème important de sa présidence[66] » ira même jusqu’à conclure un observateur attentif de cette période.

III – Les conséquences politiques

Si la guerre de Corée suscite un impact non négligeable sur la vie socioculturelle et économique de la nation américaine, force est de reconnaître que ses incidences politiques sont absolument capitales. C’est d’ailleurs dans le domaine politique, selon nous, que les effets de l’épisode coréen sont les plus déterminants. C’est ce que nous verrons brièvement dans le cadre de cette dernière partie qui comprend deux volets, l’un portant sur la politique intérieure, l’autre sur la politique extérieure proprement dite, cette dernière étant ici définie au sens large.

A — Politique intérieure

La décision de Harry Truman d’engager les États-Unis dans la guerre de Corée à la fin juin 1950, dont il dira dans son message d’adieu de 1953 qu’elle a été la plus importante de sa présidence[67], secoue la vie politique. C’est le moins qu’on puisse ici affirmer.

En alimentant l’hystérie anticommuniste sur la scène nationale, l’épisode coréen s’avère d’abord l’un des facteurs-clés dans la promulgation de la fameuse loi de sécurité interne Internal Security Act de septembre 1950. Mieux connue sous le nom de McCarran Act, cette loi, comme sa désignation l’indique, a pour objectif essentiel de renforcer la sécurité intérieure des États-Unis. Parmi ses principales dispositions figurent entre autres l’obligation d’enregistrement auprès du ministère de la Justice des organisations communistes, la mise à l’écart des communistes de toute activité reliée à la défense nationale et le droit du gouvernement d’interner tout communiste advenant une crise nationale grave. De plus, cette mesure sévère, à laquelle Truman opposera en vain son veto, comporte d’importantes clauses d’immigration. L’une d’entre elles, par exemple, précise que l’accès aux États-Unis est désormais interdit à tout étranger appartenant (ou ayant appartenu) à une organisation communiste ou fasciste. Ceci dit, il apparaît clair que le déclenchement de la guerre de Corée joue le rôle d’un catalyseur dans l’adoption de cette loi abhorrée de maints libéraux et dont les effets ne sont pas triviaux[68]. En fait, l’avènement du conflit asiatique a pour effet très net d’intensifier les demandes des législateurs en faveur d’une telle mesure sur la sécurité interne comme l’atteste ce commentaire du sénateur républicain Karl Mundt (Dakota du Sud) peu de temps après le début des hostilités : « La situation actuelle est certes propice à l’approbation par le Congrès de ce [projet de loi McCarran]. Si nous demandons à nos gars de combattre et de mourir en Corée…, nous devrions à tout le moins chercher à les protéger d’actes perfides de sabotage commis ici à la maison[69]. » C’est en ce sens, indubitablement, qu’il faut interpréter le propos de l’historien William Tanner selon lequel l’intervention militaire en Corée… « donna l’impulsion finale à la ratification de l’Internal Security Act de 1950[70] ».

La guerre de Corée, de surcroît, compromet sérieusement l’adoption du programme progressiste du Fair Deal de Truman. S’inspirant du New Deal de Franklin D. Roosevelt, le Fair Deal, présenté officiellement au début 1949 mais dont les grandes lignes sont déjà esquissées dans un discours du Président démocrate de septembre 1945, cherche entre autres à hausser le salaire minimum, à garantir le plein emploi, à soutenir les prix agricoles et le monde de l’éducation, à améliorer les conditions de logement, à combattre la discrimination raciale et à consolider le système de sécurité sociale. Or, l’épisode coréen nuit considérablement à son entérinement par le Congrès, et ce, pour deux raisons principales. En premier lieu, Truman, en consacrant immanquablement une large part de ses énergies au dossier coréen, a moins de temps à mettre dans la promotion de son programme de réformes[71]. Les mesures à saveur progressiste, en somme, disparaissent vite des priorités de l’agenda avec l’éclatement de la guerre en Corée[72]. Il faudra ni plus ni moins attendre le début des années 1960, avec la venue d’une nouvelle administration démocrate, pour revoir un programme similaire. En second lieu, l’épisode coréen, à l’instar de cet événement-choc de l’année 1949 qu’est la victoire du communisme en Chine, contribue significativement à éroder le climat de « consensus bipartisan » (bipartisanship) prévalant jusqu’alors au Congrès entre démocrates et républicains en matière de politique étrangère[73], c’est-à-dire cette forme de collaboration tacite d’après-guerre qui avait notamment permis à des mesures tels le programme d’aide à la Grèce et la Turquie (doctrine Truman) et le plan Marshall de voir le jour[74]. Ce déclin du bipartisanship n’a rien de banal puisque bon nombre de parlementaires républicains, en dénigrant systématiquement et clouant au pilori l’administration Truman pour la « perte » de la Chine et sa conduite « timorée » en Corée, en viennent aussi à voir avec suspicion et antipathie toute initiative domestique émanant des démocrates[75]. Face à de telles défections parmi les rangs des législateurs du Grand Old Party, l’adoption du Fair Deal apparaît donc éminemment compromise. Le succès du programme réformiste du président Truman paraît d’autant plus menacé que les élections législatives de novembre 1950, loin d’évacuer le thème de l’engagement américain en Corée[76], se traduisent par des pertes non négligeables pour le parti démocrate : cinq de ses sénateurs sont défaits aux urnes, alors que 28 membres de ce même parti subissent un sort identique à la Chambre des représentants[77]. De là ce commentaire de l’historien Hamby à l’effet que « le résultat [des élections législatives de 1950] met fin en quelque sorte aux espoirs d’établir une coalition libérale au Congrès qui soit réceptive au Fair Deal[78] ».

Comme on le devine, la guerre de Corée influence aussi grandement le résultat de l’élection présidentielle de 1952. À vrai dire, le rôle de ce conflit dans l’éviction des démocrates de la Maison-Blanche et l’avènement d’une première administration républicaine en deux décennies est évident, encore que d’autres facteurs, bien sûr, doivent être considérés pour bien saisir la victoire de Dwight Eisenhower contre son rival démocrate Adlai Stevenson[79]. Pourtant, la réaction initiale du peuple américain à l’annonce de l’engagement militaire de Washington dans cette partie du globe est très largement favorable : « Le gouvernement [Truman] a reçu un appui quasi unanime pour sa décision : au début juillet [1950], 77 % des Américains, selon certains sondages, appuyaient l’intervention de leur pays en Corée du Sud. Clark Clifford, un membre du personnel de la Maison-Blanche, a d’ailleurs souligné au Président que ‘l’approbation de [sa] décision est étonnamment universelle’. Plusieurs membres du parti républicain, dont des adversaires farouches de la politique asiatique de Truman tels les sénateurs William F. Knowland, Styles Bridges et Alexander Smith, ont accordé leur appui unanime au plan d’action du gouvernement démocrate. Même le sénateur Joseph McCarthy, du bout des lèvres, s’est rallié à la décision de Truman... Les libéraux anticommunistes se sont également rangés derrière le Président. L’organisation Americans for Democratic Action a encensé Truman... Par ailleurs, aucun des principaux quotidiens américains n’a signifié son désaccord à ladite intervention[80]. » Incidemment, la décision de septembre 1950 du gouvernement démocrate d’autoriser le franchissement du 38e parallèle par les troupes onusiennes afin de « libérer » la Corée du Nord, que l’historien anglais Callum MacDonald qualifie de mesure la plus désastreuse de la présidence Truman[81], rallie également une nette majorité de journaux américains[82].

L’euphorie initiale de la population fait toutefois place à l’inquiétude et à la désapprobation lorsque une armée chinoise de 400 000 hommes, dès le 27 novembre, attaque avec succès les forces onusiennes en Corée du Nord[83]. Au dire de l’historien Gary Hess, une telle intervention, jugée jusqu’alors improbable par la cia, constitue «l’attaque la plus brutale subie par les troupes américaines depuis celle perpétrée contre la base de Pearl Harbor neuf ans auparavant[84]». Toujours est-il que les perspectives d’une victoire rapide des troupes américaines dans la péninsule coréenne s’estompent du même coup. Avec l’irruption massive des forces chinoises dans la mêlée à la fin de l’année 1950, en fait, débute rien de moins que la plus longue retraite militaire de l’histoire des États-Unis[85]. Dans ces circonstances, il est aisé de comprendre pourquoi l’opinion publique aux États-Unis effectue un important virage : un sondage Gallup de janvier 1951, par exemple, fait état que 66 % des interviewés préconisent un retrait immédiat des forces armées américaines de la péninsule coréenne, et ce, comparativement à un maigre 25 % qui estiment essentiel le maintien d’une présence militaire de l’Oncle Sam là-bas[86]. Un autre sondage, celui-là de février, montre que 50 % des personnes interrogées répondent par l’affirmative à la question « Croyez-vous que les États-Unis ont commis une erreur en participant à la guerre de Corée ? », alors que 39 % affirment le contraire[87]. Naturellement, le congédiement, le 11 avril 1951, de l’auréolé général Douglas MacArthur, « l’architecte impérieux de la victoire des Alliés dans le Pacifique durant la Seconde Guerre mondiale et le porteur de la démocratie au Japon conquis[88] », ne contribue pas à redorer le blason de Truman et des démocrates. En fait, le renvoi de celui qui a signé quelques mois auparavant le triomphe d’Inchon, « la plus audacieuse et magistrale frappe stratégique de l’Histoire[89]», celui que le sénateur républicain Kenneth Wherry du Nebraska dépeint comme « un homme qui en savait plus sur la situation militaire, économique et psychologique de l’Orient que n’importe quel autre Américain[90] », déclenche alors un vent de furie aux États-Unis, un fort contingent de citoyens ne manquant pas de vouer le chef de la Maison-Blanche aux gémonies. Un sondage mené quelques jours plus tard révèle d’ailleurs que seulement 25 % des interviewés répondent affirmativement à la question « Est-ce que vous êtes d’accord avec le geste du président Truman de limoger le général MacArthur[91] ? ». Pour le sénateur Hugh Butler du Nebraska, appartenant au Grand Old Party, le geste de Truman représente « l’une des principales bourdes diplomatiques de cette administration[92] », tandis que son collègue Robert Taft (Ohio) du même parti tient ces propos on ne peut plus révélateurs à la fin avril : « Jusqu’à maintenant, j’ai reçu 3 500 télégrammes et 12 000 lettres provenant de partout au pays [:]... 99 % de ces écrits condamnent le Président pour avoir congédié MacArthur, et environ 70 % réclament la destitution du Président... Les lettres proviennent autant de démocrates que de républicains et représentent sans l’ombre d’un doute une opinion publique agissant de son propre chef[93]. »

Aux avanies infligées au général MacArthur s’ajoute le fait que les pourparlers de paix entrepris dès l’été 1951 pour mettre fin à cette guerre impopulaire traînent en longueur et achoppent à plus d’une occasion, notamment sur la question des prisonniers de guerre[94]. Dans un tel contexte, il n’est guère surprenant que Truman perde l’élection primaire du New Hampshire de mars 1952, ce qui l’incite du même coup à ne pas briguer l’investiture du parti démocrate en vue de l’élection présidentielle à venir[95]. Confiant de l’emporter, le parti républicain, dont la plateforme électorale dénonce les « usurpations de pouvoir » de Truman[96], profite d’une promesse heureuse de son porte-étendard le 24 octobre 1952 à l’occasion d’un discours à Détroit : un engagement d’Eisenhower d’aller lui-même en Corée, s’il est élu, pour tenter de dénouer l’impasse. Pour l’historien Kaufman, une telle promesse s’avère des plus habiles : « La promesse du candidat du ‘Grand Old Party’ de se rendre en Corée s’il était élu fut une excellente manoeuvre politique, puisque cela eut pour effet de convaincre maints Américains que seuls les républi-cains, avec leur prestigieux porte-étendard, pouvaient mettre fin au conflit[97]. » Quoi qu’il en soit, la fielleuse campagne électorale de 1952, durant laquelle le thème de la politique étrangère occupe une place de choix[98], se traduit par un balayage en faveur du parti républicain ; pour la première fois depuis une vingtaine d’années, cette formation contrôle à la fois le Congrès et la Maison-Blanche. Selon l’analyste politique Samuel Lubell, il ne fait aucun doute que les frustrations liées à l’expérience coréenne constituent le facteur déterminant dans l’explication du raz-de-marée républicain[99]. Même son de cloche de la part de Dean Acheson, secrétaire d’État au moment de la guerre de Corée, qui déclare que ce conflit a littéralement « détruit » le gouvernement Truman[100].

B — Politique extérieure

Les répercussions de la guerre de Corée sur la politique étrangère des États-Unis ne sont pas moins substantielles ; l’historien Lawrence Kaplan présente d’ailleurs ladite guerre comme un jalon important dans l’évolution de l’histoire diplomatique américaine[101].

Dans un premier temps, il convient de souligner que ce conflit, constituant « le point de départ de l’engagement de troupes sous mandat de l’onu[102] » et qui montre à quel point les États-Unis dominent déjà l’organisation internationale[103], provoque des changements internes dans la structure de la Central Intelligence Agency (cia) : « L’incapacité de prévoir la guerre de Corée de manière adéquate en 1950 a incité le nouveau directeur de l’Agence, le général Walter Bedell Smith [en fonction de 1950 à 1953], à établir un Office of National Estimates (one) distinct. Ce bureau a été doté dès sa fondation d’un personnel formé d’une cinquantaine d’analystes professionnels... L’ one a été créé dans le but de jouer un rôle de premier plan dans la production [d’évaluations de renseignements importants, connues sous le nom de National Intelligence Estimates][104]. »

Le conflit coréen stimule également un débat majeur (Great Debate) en 1950-51 sur la nature et les objectifs de la politique étrangère américaine. L’Asie est-elle plus importante que l’Europe dans le combat contre le communisme ? Les États-Unis sont-ils liés par trop d’engagements dans le monde[105] ? Telles sont quelques-unes des questions, pour ne nommer que celles-là, qui surgissent alors. Ce Great Debate, qui illustre la montée d’un sentiment néo-isolationniste et qui révèle du même coup la fragilité du consensus internationaliste d’après-guerre, débute véritablement à la fin de l’année 1950 lorsque Joseph Kennedy, ex-ambassadeur en Grande-Bretagne, et l’ancien président républicain Herbert Hoover s’interrogent tour à tour publiquement sur les orientations prises par la politique étrangère de leur pays[106]. Ainsi, le 12 décembre, devant des étudiants en droit de l’Université de Virginie, Kennedy, partisan de la construction d’une ligne de défense hémisphérique, réclame à cor et à cri le retrait de toutes les forces américaines en Europe et en Asie (y compris celles en Corée bien sûr). Quant à lui, Hoover, à l’occasion d’un discours radiophonique diffusé à l’échelle nationale, préconise quelques jours plus tard une approche « Forteresse Amérique » privilégiant le recours à la seule puissance aérienne et navale des États-Unis pour protéger leurs intérêts dans l’Atlantique et dans le Pacifique[107]. Fait à signaler, cette allocution de Hoover, dans laquelle il concède la victoire aux communistes en Corée et invite les États-Unis à y retirer promptement leurs troupes, rallie quantité d’Américains à en croire l’historien Wiltz : « Après le discours de [l’ex-Président des États-Unis], les sénateurs de l’État de New York, Irving Ives et Herbert Lehman, ont rapporté que les lettres qu’ils recevaient exprimaient des opinions en faveur du point de vue de Hoover dans une proportion de plus de 90 %[108]. » Le Great Debate se poursuit au début 1951 quand le sénateur Taft de l’Ohio, qui réclame lui aussi un retrait des États-Unis de la péninsule coréenne[109], s’oppose entre autres à l’envoi de troupes américaines sur le vieux continent[110]. Ce débat de politique étrangère, inquiétant le secrétaire d’État Acheson et qui a pour effet de paralyser momentanément l’action du gouvernement Truman à l’onu[111], fait rage dans la presse et dans l’enceinte du Congrès jusqu’au début avril 1951, soit au moment où le Sénat donne finalement son accord à l’envoi de quatre divisions américaines en Europe tout en précisant que l’envoi d’unités militaires additionnelles nécessitera l’approbation expresse de « Capitol Hill[112] ». Ce débat houleux de 1950-51 n’en montre pas moins que le credo isolationniste compte toujours de nombreux adeptes au sein de la population et du Congrès. Concernant ce dernier, il convient de mentionner que Usher Burdick, représentant républicain du Dakota du Nord, est alors l’un de ceux qui admet que l’épisode coréen contribue largement à alimenter ses positions anti-internationalistes en politique étrangère : « Nous avons créé une entité connue sous le nom des Nations Unies afin de ramener et de maintenir la paix. Toutefois, les choses se sont déroulées de telle manière que c’est à la nation américaine qu’a incombé le gros de l’effort. Nous devons fournir tout l’argent,... nous perdons beaucoup plus de soldats que tous les autres pays alliés réunis, à l’exception de la Corée du Sud. Notre pays, s’il entend assurer sa propre sécurité, ne peut pas supporter un tel fardeau, et nous ne pouvons pas sacrifier nos meilleurs hommes par milliers, dépenser nos ressources naturelles sans compter[113]. »

De plus, la guerre de Corée joue un rôle prépondérant dans la dégradation des relations sino-américaines au cours des années subséquentes, dans le fait que la République populaire de Chine, qui perd environ 900 000 soldats durant ce conflit[114], devienne vite l’adversaire le plus craint et détesté des États-Unis[115]. Le conflit coréen, en fait, intensifie d’un cran l’antagonisme entre les deux nations : « Avant la Corée, les États-Unis et la Chine communiste étaient des adversaires. Après, ils sont devenus des ennemis jurés, engagés dans une lutte à finir[116]. » La raison fondamentale en est que le gouvernement des États-Unis n’oublie pas que c’est l’intervention massive des soldats chinois à la fin novembre 1950 qui a fait une différence énorme dans l’issue du conflit ; c’est cette même irruption des troupes de Mao, à vrai dire, qui a contraint les soldats américains à une humiliante retraite, provoquant ainsi « le pire échec subi par une armée américaine depuis l’époque de la guerre civile[117] ». Sans cette intervention chinoise, tout laisse croire que le cours de la guerre en Corée aurait été abrégé et qu’une « victoire totale » aurait été envisageable pour les États-Unis. Dans cette optique, les nombreuses crises ponctuant les relations sino-américaines après l’épisode coréen, notamment celles de 1954-55 et 1958, s’expliquent aisément, tout comme la volonté du président Eisenhower d’isoler Pékin du monde occidental, de lui refuser son admission à l’onu et de lui imposer des sanctions économiques encore plus sévères que celles prises à l’endroit de Moscou[118]. Il faudra attendre le début des années 1970, à la faveur de la fameuse politique de « détente » de Richard Nixon, pour que s’opère une normalisation des relations entre Washington et Pékin.

Si la guerre de Corée galvanise les sentiments anti-chinois aux États-Unis, force est de constater qu’elle contribue aussi à renforcer la relation particulière entretenue avec la Grande-Bretagne[119]. Pourtant, les frictions entre les deux pays, déjà perceptibles au commencement des années Truman[120], ne manquent pas entre 1950 et 1953. Qu’il suffise de mentionner que le gouvernement anglais, préoccupé davantage par l’effervescence en Iran et soucieux d’en arriver à une solution négociée rapide en Corée, tend alors à morigéner la rigidité excessive des États-Unis vis-à-vis de Pékin[121]. Rappelons que Londres, dès janvier 1950, a procédé à la reconnaissance diplomatique de la République populaire de Chine[122]. Les raids aériens américains de 1952 perpétrés contre des centrales hydro-électriques nord-coréennes ne sont guère mieux vus au Royaume-Uni où le mouvement pacifiste, incidemment, prend beaucoup d’ampleur[123]. Malgré l’existence de pommes de discorde, Londres et Washington tendent à se rejoindre sur les grandes lignes de la stratégie onusienne déployée dans la péninsule coréenne[124], tant et si bien que Burton Kaufman, pour décrire les deux pays au début des années 1950, n’hésite pas à parler « d’alliés extrêmement proches[125] ». Il faut dire que le gouvernement britannique, à la même époque, assouplit considérablement sa position relativement à des dossiers comme l’embargo sur les ventes de caoutchouc à la Chine, le siège de l’onu accordé à Formose et le traité de paix avec le Japon, et ce, à la grande satisfaction des Américains[126]. Ainsi que le rappelle crûment Callum MacDonald, il pouvait difficilement en être autrement : « La Grande-Bretagne était si dépendante du soutien de Washington dans d’autres dossiers qu’elle n’a pas voulu exprimer trop fortement son désaccord avec les leaders américains au sujet de la Corée[127]. »

Surtout, la guerre de Corée amène les décideurs américains à définir plus largement la notion d’endiguement (containment). Pratiquée ni plus ni moins par les États-Unis depuis 1946, à la suite des recommandations du chargé d’affaires à Moscou George Kennan, la politique de l’endiguement se définit essentiellement comme « l’application adroite et vigilante d’une contre-force à des points géographiques et politiques changeant constamment[128] ». Jusqu’en juin 1950, cette politique visant à enrayer l’expansion du communisme avait reçu presque exclusivement des applications en Europe occidentale. Avec le déclenchement de l’épisode coréen, la volonté d’endiguer la progression du communisme ailleurs dans le monde apparaît vraiment ; on assiste, en fait, à ce qu’un commentateur américain appelle « un endiguement pratiqué à l’échelle mondiale », c’est-à-dire « l’idée que presque chaque parcelle de territoire a un poids important, sinon décisif, dans l’équilibre du pouvoir, et que la volonté de défendre chaque pouce de terrain est un ingrédient essentiel au maintien de l’appui de nos alliés et au respect de nos ennemis[129] ». Le continent asiatique, et dans une moindre mesure l’Océanie, sont vite affectés par cet élargissement de la notion d’endiguement[130]. En font notamment foi ces propos de l’historien William Stueck : « Dans la foulée de l’épisode coréen, les États-Unis ont signé des accords de défense avec le Japon, les Philippines, l’Australie, la Nouvelle-Zélande [;] ils ont aussi augmenté de façon substantielle leur aide militaire aux Français en Indochine... Les États-Unis ont également conclu des pactes de défense avec la Corée du Sud et Taïwan et sont à l’origine de la formation de l’Organisation du Traité de l’Asie du Sud-Est [otase][131]. » Incidemment, en dépit du fait que Taïwan et la Corée du Sud recevront par surcroît une importante aide économique de la part des États-Unis après 1953[132], maints analystes sont d’avis que le Japon s’avère le grand gagnant du conflit coréen. L’historien Warren Cohen est l’un de ceux-là : « Les plus grands bénéficiaires de la guerre de Corée furent probablement les Japonais. Lorsque la marine américaine eut de la difficulté à déminer les ports coréens, ce qui restait de la marine impériale japonaise fut réactivée pour mener à bien cette délicate opération. La plupart des biens et services nécessaires aux troupes américaines provenaient du Japon, donnant du même coup à l’économie nippone un coup de pouce de l’ordre de quatre milliards de dollars. De plus, c’est en septembre 1951, à San Francisco, que 48 pays, avec à leur tête les États-Unis, signèrent un traité de paix avec le Japon prévoyant la fin de l’occupation pour mai 1952[133]. » Par ailleurs, la participation subséquente des États-Unis à la guerre du Vietnam, le conflit le plus long et controversé de l’histoire américaine, s’explique largement à la lumière de l’expérience coréenne dans la mesure où cette dernière conforte la thèse selon laquelle les avancées du communisme en Asie peuvent être contrées par une force militaire américaine « limitée[134] ». C’est en ce sens, assurément, qu’il faut interpréter l’allégation de l’historien Lawrence Kaplan à l’effet que l’engagement américain au Sud Vietnam constitue un legs de la guerre de Corée[135], ou encore celle du réputé journaliste Richard Rovere selon laquelle « sans la Corée, il n’y aurait probablement jamais eu de Vietnam[136] ». Comme on s’en doute, des parallèles évidents existent entre ces deux conflits : « Au départ, la Corée et le Vietnam étaient tous deux des conflits limités, dont l’objectif n’était pas la victoire totale. En outre, à l’occasion de ces deux guerres, les dirigeants américains avaient essentiellement les mêmes visées, bien qu’ils utilisaient une terminologie différente... En fait, le syndrome de Munich (‘la conciliation entraîne plus d’agressions’) propre aux années de la guerre de Corée et la théorie des dominos en vogue pendant le conflit vietnamien (‘si le Vietnam tombe aux mains des communistes, le reste de l’Asie du Sud-Est tombera comme un jeu de dominos’) sont tous deux des produits de la même mentalité de guerre froide[137]. » Par ailleurs, le fait que les dirigeants américains se soient constamment opposés durant les années 1960 à une invasion du Nord Vietnam, à un franchissement du 17e parallèle, de crainte de provoquer un élargissement du conflit, constitue sans contredit une « leçon » importante de l’épisode coréen[138]. Dans la même optique, les « leçons » de l’expérience coréenne s’avèrent aussi palpables, incidemment, sur la stratégie militaire américaine déployée lors de la guerre du Golfe du début des années 1990. De dire à cet égard Gary Hess : « Les leçons tirées de la [guerre de] Corée... sont évidentes. [George] Bush a su éviter le piège des objectifs ambigus dans lequel était tombé Truman, et a formulé des objectifs à la fois clairs et limités : ‘Les forces de Saddam Hussein devront quitter le Koweït. Le gouvernement légitime du Koweït sera remis en place... [et] l’Irak devra éventuellement se soumettre à toute résolution des Nations Unies jugée pertinente’[139]. »

Ceci dit, il ne faut surtout pas penser que la guerre de Corée a des répercussions anodines sur la politique étrangère américaine vis-à-vis de l’Europe. Sur ce point, Lawrence Kaplan tient un propos sans équivoque : « C’est en Europe plutôt qu’en Asie... que les conséquences de la guerre de Corée se sont manifestées avec le plus d’acuité. Les changements y ont été plus marqués et les effets à long terme y ont probablement été plus importants[140]. » À vrai dire, l’impact de l’épisode coréen revêt ici un caractère multiforme : ce conflit incite les États-Unis à dépêcher deux divisions supplémentaires en Europe, à nouer contact avec le général Francisco Franco afin d’obtenir des bases militaires en Espagne, à fournir une aide militaire à la Yougoslavie du maréchal Tito et à aller véritablement de l’avant avec le processus de réarmement de la République fédérale d’Allemagne (rfa)[141]. Concernant ce dernier point, il importe de préciser que des démarches en ce sens avaient été entreprises avant juin 1950[142]. Les événements de la fin juin 1950, cependant, font davantage prendre conscience aux caciques américains qu’une Allemagne divisée, à l’instar d’une Corée divisée, peut inviter à l’agression[143], d’autant que la République démocratique allemande (rda) est assez bien pourvue en effectifs militaires à cette époque : « La perspective de voir 60 000 militaires est-allemands, appuyés par 27 divisions soviétiques, faire face à 12 divisions de l’otan mal équipées et sans commandement central en rfa, a eu l’effet d’un électrochoc sur les stratèges américains[144]. » Il est d’ailleurs intéressant de noter que le secrétaire d’État Acheson, partisan de la démilitarisation de la rfa avant juin 1950, fait volte-face dans ce dossier après le déclenchement de la guerre de Corée, et ce, malgré la vive opposition exprimée par l’allié français[145]. Face à un tel processus de réarmement opéré en rfa, conjugué à celui en cours au Japon, l’Union soviétique se trouve bientôt menacée sur deux fronts[146].

Ce n’est pas tout : le conflit coréen a pour effet de transformer et raffermir l’otan. D’une part, il favorise une certaine forme d’intégration de la rfa à l’Alliance atlantique et permet l’avènement d’une structure de commandement unifié sous la direction du général Dwight Eisenhower[147]. D’autre part, il suscite un accroissement de l’aide militaire américaine à ladite organisation et facilite l’admission, au début 1952, de deux nouveaux membres : la Grèce et la Turquie[148]. Or, un tel raffermissement de l’otan est plutôt bienvenu : « Lorsque la guerre de Corée débuta, les pays de l’otan n’avaient que 14 divisions, mal équipées et plus ou moins coordonnées, dont seulement deux étaient américaines... Le pourcentage du pnb consacré annuellement à la défense par les 11 États membres n’atteignait même pas 5,5 %[149]. » L’historien Kaplan, en somme, a bien raison de qualifier la guerre de Corée de point tournant dans l’histoire de l’Alliance atlantique[150].

En dernière analyse, cette volonté des États-Unis de prêter main-forte à l’Europe et à l’Asie dans la foulée de la guerre de Corée, ce besoin d’élargir la politique de l’endiguement rimeraient à peu de choses s’ils n’étaient accompagnés d’initiatives concrètes visant à augmenter la force de frappe américaine. Or, c’est précisément là une autre répercussion, et non la moindre, du conflit : le réarmement massif du pays de l’Oncle Sam. Au dire du chercheur Robert Jervis, l’augmentation draconienne du budget de la défense aux États-Unis à partir de 1950, qui ne manque pas de faire frémir le parlementaire républicain Robert Taft[151], ne représente rien de moins que la conséquence la plus importante de la guerre de Corée[152]. C’est que l’épisode coréen, en contribuant à discréditer le containment économique[153], provoque une militarisation de l’endiguement et suscite l’émergence du « complexe militaro-industriel[154] », du national security state[155]. Essentiellement, ces changements notables s’inscrivent dans le fait que la « guerre oubliée » permet l’adoption du fameux rapport NSC-68, « l’un des documents historiques fondamentaux de la guerre froide[156] ». Rédigé par Paul Nitze, responsable de la planification politique au sein du département d’État, ce mémorandum d’avril 1950 préconise un urgent réarmement (tant sur le plan conventionnel que nucléaire) des États-Unis, invoquant la menace que laisse planer une Union soviétique foncièrement expansionniste pour la paix mondiale[157]. Remarquant que Moscou consacre à la défense une part de son pnb bien supérieure (13,8 %) à celle des États-Unis (6 % à 7 %), Nitze, qui prédit que Staline aura vraisemblablement la capacité de déclencher un « Pearl Harbor atomique » contre la nation américaine vers 1954, estime que Washington se doit d’accorder une plus grande attention à ses « objectifs de sécurité[158] ». NSC-68, en fait, laisse entendre que les États-Unis, compte tenu de leur immense richesse, pourraient très bien consacrer en temps de paix jusqu’à 20 % de leur pnb aux dépenses militaires[159]. Si Truman redoute initialement les effets potentiels de ce mémorandum sur les contribuables américains, l’invasion nord-coréenne de juin 1950 fait tôt de le convaincre du bien-fondé de NSC-68, tant et si bien que ce dernier reçoit l’assentiment officiel du chef de l’Exécutif en septembre de la même année[160]. Les implications sont lourdes : se chiffrant à quelque 13 milliards de dollars en 1950, les dépenses militaires américaines bondissent et franchissent le cap du 50 milliards trois ans plus tard[161]. Dès lors, l’industrie de l’armement connaît un essor fulgurant. Ainsi, le bombardier B-52 ne tarde pas à apparaître, tout comme la bombe à hydrogène qui est testée avec succès en novembre 1952 ; l’armée des États-Unis dans son ensemble (terre, marine, air), quant à elle, voit ses effectifs passer grosso modo de 1 460 000 hommes à 3 640 000 durant l’épisode coréen[162]. La cia, quant à elle, prend vraiment son envol avec l’adoption du rapport NSC-68 et, fait à signaler, les militaires américains en Corée ne profitent que modestement des sommes consenties dans le cadre de ce programme de réarmement massif[163]. Par ailleurs, si le programme New Look du président Eisenhower durant les années 1950 paraît remettre en cause certains postulats de NSC-68[164], force est de constater que ce mémorandum imprègne néanmoins de façon durable la société américaine. De faire valoir MacDonald durant les années 1980 : « Malgré une diminution du budget consacré à la défense sous Eisenhower..., les États-Unis ne sont jamais revenus à l’austérité de la période antérieure à la guerre de Corée. Le pays est demeuré depuis dans un état de semi-mobilisation permanent[165]. »

En résumé, si les origines de la guerre de Corée restent encore quelque peu nébuleuses, ses conséquences sur les États-Unis, l’un des principaux belligérants dudit conflit, sont multiples et significatives. L’épisode coréen, à vrai dire, entraîne dans son sillage des retombées non négligeables sur la vie socioculturelle et économique. C’est dans le domaine politique, toutefois, que ses effets sont certes les plus percutants et durables (promulgation de la loi sur la sécurité interne, atermoiement de l’agenda réformiste, victoire écrasante du parti républicain en 1952, avènement d’un Great Debate, dégradation des rapports sino-américains, élargissement et militarisation de l’endiguement, etc.). L’historien Burton Kaufman, en définitive, n’exagère nullement quand il affirme que le conflit coréen s’avère l’un des événements décisifs de l’histoire récente des États-Unis[166]. Voilà autant de raisons, pour ne mentionner que celles-là, qui font que la « guerre oubliée » ne doit surtout pas être oubliée...