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Longtemps ignorée par les réalistes en relations internationales, la variable perceptuelle fait l’objet d’une attention renouvelée ces dernières années. Des analyses récentes révèlent deux tendances significatives. D’une part, elles se focalisent sur des objets de prédilection comme les relations diplomatiques bilatérales[1] ou la formation et le devenir des alliances[2]. D’autre part, tout un pan de ces recherches envisage l’étude des perceptions sur la base de la théorie des jeux. Contrairement à l’idée des psychologues associant les perceptions à des phénomènes pathologiques qui créent des biais, celle-ci souligne le caractère non systématique des décalages avec la réalité et s’engage dans un traitement mathématisé de la variable[3]. Ces perspectives stimulantes révèlent toutefois un oubli et une orientation. Elles n’investissent guère un champ majeur de la discipline comme celui de l’analyse systémique : c’est-à-dire l’étude des relations entre certains acteurs placés dans un environnement spécifique et soumis à un mode adéquat de régulation. Elles n’appréhendent, à travers la méthode des choix rationnels, qu’une dimension de la variable perceptuelle : elles ne prennent pas en considération les valeurs qui leur sont sous-jacentes. La présente étude entend répondre à ces deux caractères problématiques grâce à l’étude d’un facteur – les images de l’ennemi – et de ses incidences sur le système international en tant que variable indépendante. Plus précisément, l’objet porte sur la substance mais également les ambitions stabilisatrices des images de l’ennemi irakien diffusées par l’administration Bush depuis 2002. Nous faisons l’hypothèse que le caractère unipolaire du système international contemporain ne repose pas seulement sur le maintien d’une asymétrie au bénéfice d’un seul acteur quant à la répartition des forces matérielles entre les États. Il s’appuie aussi sur le sens du système attribué par l’acteur hégémonique[4]. L’accès à ce sens trouve dans l’étude des images de l’ennemi un terrain approprié qui permet de lier conception des menaces, action stratégique et expression de l’identité (toute image étant un prétexte pour parler de soi[5]). Une telle posture épistémologique mérite approfondissement dans le sens où elle s’écarte des prédicats orthodoxes de l’analyse systémique.

La naissance puis l’essor du systémisme en relations internationales manifestent une réticence, voire une hostilité, à l’égard du rôle des images[6]. Au-delà de l’hétérogénéité des approches[7], un dénominateur commun fondé sur une critique du facteur perceptuel tend à se dégager. Il trouve son acmé avec le maître à penser du réalisme structurel : Kenneth Waltz[8]. Celui-ci conçoit le système comme une structure qui, en tant que totalité, contraint des unités étatiques rationnelles[9] en interaction[10]. Lorsqu’il pense la transformation de la structure, Waltz met en relief la distribution des capacités matérielles, la position géographique des États et surtout, la configuration des pôles de puissance qui rend le système plus ou moins anarchique[11]. Ce point de vue s’inscrit dans la durée puisque Waltz ne fait toujours pas mention des images lorsqu’il s’interroge en 1993 sur la dislocation du système bipolaire[12].

Or, penser l’évolution ou la transformation d’un système international ne consiste pas seulement à examiner la recomposition des rapports de force et ce, bien qu’il s’agisse d’un exercice obligé. L’étude systémique se doit tout autant de rendre intelligible la façon dont les acteurs étatiques envisagent leurs relations à l’échelle internationale. La question du sens attribué par l’acteur peut engendrer des conséquences, et non des moindres, sur le devenir du système. Bien que cette façon d’appréhender le système international soit innovante, elle n’est pas forcément nouvelle. Le précurseur dans l’analyse des images, Kenneth Boulding, avait proposé une lecture des crises et des guerres au sein des systèmes à l’aune des représentations qui déterminent le comportement des États. Il insistait en son temps sur l’incompatibilité dysfonctionnelle des images formulées par les dirigeants qui rend inévitable l’expression d’une hostilité[13]. Raymond Aron lui-même ne soulignait-il pas que la représentation de soi influait sur le devenir d’un acteur hégémonique et, par là, sur le système international[14] ? Contrairement au jugement stéréotypé fort répandu, Raymond Aron ne fut ni un réaliste[15] ni un néo-réaliste du seul fait qu’il éprouvait de sérieux doutes quant à l’élaboration d’une théorie politique spécifique au champ international[16]. Le retour à une sociologie qui n’exclut aucun facteur autorise ainsi la prise en considération des idées et tout particulièrement de celles émises par l’acteur le plus puissant.

Au-delà des débats concernant la rigueur de ce type d’analyses[17], trois séries de précisions épistémologiques s’imposent. Nous définirons l’image de l’ennemi comme un ensemble d’éléments discursifs qui, en se rapportant à un acteur « menaçant », s’articulent autour de valeurs – conceptions du vrai, du beau, du juste estimées désirables et supérieures par leur qualité intrinsèque – révélant dans un contexte historique donné un mode de conduite ou de finalité de l’existence socialement préférable. En effet, les images se composent de faits et de valeurs mais ces dernières constituent, selon Kenneth Boulding, le noyau dans toute désignation. De ce point de vue, la méthode utilisée renvoie plus à une tradition d’étude perceptuelle qu’à une volonté de modélisation ou de traitement quantitatif qui se manifeste aujourd’hui[18].

De plus, la focalisation du regard sur la composante majeure des images (les valeurs) n’entend pas épuiser les facteurs contribuant à la transformation du système international. En d’autres termes, ces réflexions ne visent pas à mettre en relief une monocausalité qui, dans son tissu étriqué, répond mal à l’état de la discipline. Vouloir penser les phénomènes internationaux sur la base d’un seul et unique facteur aboutit le plus souvent à des excès[19]. Il s’agit plutôt d’attirer l’attention sur une série de discours qui, par les représentations qu’ils sous-tendent et les pratiques stratégiques qu’ils impliquent, définissent le système international selon l’hegemon. De tels discours visent un statu quo en matière d’évolution systémique[20].

Enfin, une troisième précision porte sur la façon d’envisager les relations entre images et système international[21] sur le système international. Michael Brecher définit le système comme un ensemble d’acteurs soumis à des contraintes intérieures (contexte) et à des contraintes extérieures (environnement), placés dans une configuration de pouvoir (structure) et impliqués dans des réseaux réguliers d’interactions (processus)[22]. Appréhender les transformations à partir desquelles le système prend une autre forme signifie essentiellement examiner ces deux derniers éléments : la structure et le processus[23]. La structure se modifie à partir du moment où le nombre d’acteurs et leurs moyens se modifient, mais également lorsque de nouveaux acteurs de nature différente sont intégrés et tendent à bouleverser les conditions « normales » de l’action. On parle de déstabilisation. Quant au processus, il « ajuste les différentes demandes des acteurs et pose les conditions de résolution des antagonismes[24] ». Il fait l’objet de modification quand les modalités de régulation ne sont plus reconnues comme opérantes par les acteurs. Le changement qui s’annonce peut se situer en dessus (disparition) ou en dessous (adaptation) du seuil de réversibilité. On parle alors de déséquilibre. Dans cette perspective, penser les incidences des images sur le système rime avec étude de la structure et des processus. Toutefois, cette perspective apparaît comme incomplète. Elle ne prend en considération qu’une partie du système ou, en termes aroniens, sa structure (la configuration des rapports de force entre unités et les modalités d’interrelation[25]). Or, le système possède également une nature : la conception même du politique plus ou moins partagée par les acteurs. À cet égard, Aron distingue dans le prolongement de P. Papaligouras les systèmes homogènes (au sein desquels les États partagent les mêmes principes constitutifs) des systèmes hétérogènes (où les États reposent sur des conceptions politiques antagonistes[26]). Ainsi, l’étude des images de l’ennemi en tant que variables indépendantes au sein de l’analyse systémique consiste à examiner les liens entre une désignation et les transformations de structure ou de nature du système.

Sur la base de ces éléments épistémologiques, la présente recherche s’articule autour de deux parties. La première décrit l’anatomie des images de l’ennemi irakien telles qu’elles sont développées par le président Bush et son administration depuis 2002. La seconde examine les incidences de ces images sur la structure et la nature du système international : elle révèle des tendances à la déstabilisation, au déséquilibre mais également des aspirations à l’homogénéisation culturelle du système. Par là, bien qu’associées à une volonté de pérennisation du système international actuel par la puissance dominante, ces images révèlent des processus contradictoires aux effets incertains à moyen terme. Ces réflexions aboutissent à l’idée selon laquelle la figure de Gulliver utilisée par Stanley Hoffmann au début des années 70 afin de saisir le comportement des États-Unis demeure pertinente[27]. Pour l’internationaliste lecteur de Swift, la puissance américaine ne pouvait pas profiter d’opportunités stratégiques sans limiter son action, notamment en reconnaissant les contraintes des organisations internationales. Cette interprétation résultait largement des événements vietnamiens. Aujourd’hui, la configuration du système est tout autre. Mais l’image d’un Gulliver à la fois empêtré dans les mailles des relations internationales et résolu à se délier, à façonner un ordre global selon ses propres conceptions stratégiques perdure.

I – De l’anatomie des images

Les philosophies modernes de l’État ont donné une acception précise de l’inimitié malgré leurs divergences quant à son origine. Cette inimitié correspond à une relation entre collectivités humaines, c’est-à-dire essentiellement entre États. Une grande partie des théories stratégiques relatives aux images s’inscrivent dans le prolongement d’une telle définition et qualifient d’ennemi tout État perçu comme égal en capacités et en culture qui manifeste une volonté hostile[28]. L’image comprend ainsi des moyens matériels jugés équivalents, une identité culturelle différenciée et une intention repérable. Les images déployées par l’administration Bush à l’égard de l’Irak présentent ces particularités et, de ce point de vue, manifestent des constances par rapport à celles déployées dans la guerre froide. Cependant, elles témoignent d’une originalité puisqu’elles tendent à faire de l’Irak un ennemi réel alors qu’il ne l’est pas au sens strict. Elles façonnent leur propre réalité[29] en donnant alors une signification nouvelle des acteurs qualifiés d’ennemis.

A — Des constances par rapport à la guerre froide

Pendant la guerre froide, les images de l’Union soviétique diffusées par les dirigeants américains se caractérisent par une constance discursive[30]. D’intensité variable selon le contexte, elles se composent essentiellement de quatre éléments. Tout d’abord, elles expriment un antagonisme de valeurs[31]. Cet affrontement présente un caractère manichéen, très schématique[32]. Ainsi, les États-Unis sont-ils définis comme les défenseurs de la liberté, du progrès et de la paix alors que l’Union soviétique incarne l’oppression, la régression et la violence.

Ensuite, l’image fait de l’ennemi soviétique l’unique responsable de l’insé-curité au sein du système international. Les tensions ou les crises susceptibles de dégénérer en conflits résultent d’une tendance inscrite au coeur même de l’esprit communiste qui cherche, par tous les moyens, à gagner du terrain sur le monde libre. Cette qualification de la responsabilité s’accompagne ainsi d’une dénonciation en termes de nature : le comportement de l’ennemi est animé essentiellement par des dispositions génétiques qui empêchent toute modération stratégique[33]. Cette rhétorique ouvre alors la voie à une déshumanisation de l’autre puisque celui-ci n’agit plus sur la base de sa faculté de raisonner, mais sur ses instincts et ses pulsions incontrôlables[34].

Les deux derniers éléments discursifs portent l’un sur l’intensité de la menace, l’autre sur une dichotomie entre gouvernants et gouvernés. D’une part, l’ennemi constitue une menace directe à la fois idéologique et réelle. Les administrations américaines insistent de manière récurrente sur les capacités militaires de l’Union soviétique susceptibles d’être utilisées à l’égard du territoire et de la population des États-Unis. D’autre part, les images diffusent une représentation distincte des dirigeants et des dirigés en urss. Manipulés, ceux-ci ne constituent pas des cibles car ils n’exercent pas de responsabilité stricte, alors que ceux-là trompent les citoyens et usurpent le pouvoir[35].

Les images de l’Irak véhiculées par le président américain depuis 2002 manifestent des caractères identiques. George Bush oppose les valeurs de liberté, de paix et de progrès avec celles qu’incarne le régime de Saddam Hussein : la dictature, l’oppression et la violence[36]. Il reporte sur les dirigeants politiques irakiens la responsabilité de la guerre qui risque de s’ouvrir : « les États-Unis ne désirent pas le conflit militaire mais si le régime irakien l’y oblige par sa défiance, l’inaction ne passera pas[37] ». Il souligne une intention d’hostilité de la part de Saddam Hussein à l’encontre des États-Unis. Il s’agit là d’une menace directe à la fois « inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité nationale[38] » car, pour le président, Saddam Hussein possède vraiment tous les moyens matériels de porter atteinte à l’intégrité du territoire américain. Enfin, la distinction entre gouvernants et gouvernés est opératoire. Elle permet de renforcer la légitimité de l’action puisque Saddam Hussein a fait de l’Irak « une prison, (…) une chambre de torture pour les patriotes et les dissidents[39] ».

L’ensemble de ces éléments renforce le sens « global » de l’action entreprise par les États-Unis. Lutter contre Saddam Hussein ne s’inscrit pas seulement dans une perspective de protection de la sécurité nationale car il en va des intérêts stratégiques de la planète. Le président associe le combat contre le régime irakien à une entreprise de pacification internationale au bénéfice de tous. Le 14 septembre 2002, il assure que « nous devons choisir entre un monde de la peur et un monde de progrès. Par héritage, les États-Unis ont fait le leur… ». Et de manière solennelle le 19 mars, il affirme « défendre le monde d’un grave danger ». L’image de l’ennemi irakien permet ainsi de légitimer aux yeux de tous les États le caractère adéquat et opportun de la guerre enclenchée par les États-Unis. Cette représentation de Saddam Hussein et de son régime sera d’ailleurs largement reprise par les médias américains.

Dans la bouche du dirigeant américain, l’Irak apparaît aujourd’hui comme l’Union soviétique au cours de la guerre froide. Cet État correspond à un ennemi réel doté de ressources militaires dont l’utilisation constitue une menace pour les États-Unis[40]. L’observation d’un tel mécanisme aboutit cependant à une interrogation : quand bien même l’Irak « apparaît » comme égal en capacité et en culture et doté d’une intention hostile selon George Bush, est-on bel et bien en présence d’un ennemi ?

B — Une particularité inhérente aux circonstances stratégiques

On pourrait critiquer l’opportunité de la question précédente dans le sens où, ce qui compte avant tout pour un spécialiste des images, c’est la façon dont l’acteur définit la réalité et non pas celle-ci au premier chef. Le fameux théorème de Thomas donne un soubassement à cette prise de position, car il soutient que « si les hommes définissent leurs situations comme étant réelles, elles sont réelles dans leurs conséquences ». Lewis A. Coser n’affirmait-il pas que « si les hommes disent qu’une menace est réelle, bien que rien dans la réalité ne justifie leur opinion, cette menace a des conséquences réelles[41] » ? Cette perspective doit en effet être prise en considération. Cependant, saisir la spécificité de l’image diffusée par le président Bush et, par là, le tournant qu’elle représente par rapport à la guerre froide, passe par une nécessaire évaluation de l’Irak en tant qu’objet stratégique. Ici, il convient de noter une des particularités du discours américain relatif à l’inimitié depuis le 11 septembre. Elle se déploie essentiellement dans les deux documents phares que constituent le discours sur l’état de l’Union en janvier 2002[42] et la nouvelle Stratégie de sécurité nationale (ssn) rendue publique en septembre 2002.

L’administration Clinton avait progressivement remis en cause la catégorie de « Rogue State » car jugée trop encombrante et insuffisamment nuancée[43]. L’administration Bush, quant à elle, l’articule avec la menace terroriste et la replace ainsi au faîte de la hiérarchie des préoccupations sécuritaires après le 11 septembre. Pour le président, la « guerre contre le terrorisme » demeure la priorité de son mandat au plan international. Elle représente une action globale (moyens militaires classiques, veille et contrôles économiques, amélioration du renseignement dans un esprit coopératif avec les autres États, aides au développement, etc.) car le terrorisme incarne un « ennemi » global. Mais lorsque George Bush expose les cibles de cette guerre, il ne se limite pas aux foyers (les camps d’entraînement) de ces « ténébreux réseaux d’individus [qui] peuvent semer le chaos et infliger de grandes souffrances sur nos rives[44] ». Il fait référence également à tous les gouvernements qui les parrainent et qui pourraient favoriser une prolifération des armes de destruction massive[45]. L’ ennemi se compose ainsi des réseaux terroristes et de ceux qui les soutiennent : « Nous ne faisons aucune distinction entre les terroristes et ceux qui, en connaissance de cause, les accueillent ou les aident[46]. » Ces acteurs étatiques permettent de réactiver cette catégorie de « Rogue State ». Dans le discours sur l’état de l’Union en 2002, George Bush a diffusé son fameux « Axe du mal ». Écho à « l’Empire du mal » élaboré par Ronald Reagan dans les années 80[47], cet axe comprend la Corée du Nord, l’Iran et l’Irak autour de l’idée majeure d’une prolifération des armes de destruction massive au bénéfice des terroristes :

La Corée du Nord a un gouvernement qui s’équipe de missiles et d’armes de destruction massive tout en affamant sa population.

L’Iran s’emploie activement à fabriquer de telles armes et exporte le terrorisme tandis qu’une minorité non élue étouffe l’espoir de liberté du peuple iranien.

L’Irak continue à afficher son hostilité envers les États-Unis et à soutenir le terrorisme. Le gouvernement irakien complote depuis plus de dix ans pour mettre au point le bacille du charbon, des gaz neurotoxiques et des armes nucléaires. C’est un gouvernement qui a déjà utilisé les gaz asphyxiants pour tuer des milliers de ses propres citoyens, laissant les cadavres des mères blottis sur ceux de leurs enfants. C’est un gouvernement qui, après avoir accepté des inspections internationales, a chassé les inspecteurs. C’est un gouvernement qui a des choses à cacher au monde civilisé.

De tels États constituent, avec leurs alliés terroristes, un axe maléfique et s’arment pour menacer la paix mondiale. En cherchant à acquérir des armes de destruction massive, ils posent un danger dont la gravité ne fait que croître. Ils pourraient fournir ces armes aux terroristes, leur donnant ainsi des moyens à la hauteur de leur haine. Ils pourraient attaquer nos alliés ou tenter de faire du chantage auprès des États-Unis. Dans l’un quelconque de ces cas, le coût de l’indifférence serait catastrophique[48].

La Stratégie de sécurité nationale complète cette conception de « l’Axe du mal ». Elle l’élargit en dégageant des critères généraux de qualification : ces États « maltraitent leur propre population et dilapident les ressources nationales pour le plus grand profit de leurs dirigeants » ; « ils ne manifestent aucun respect à l’égard des lois internationales, menacent leurs voisins et violent avec cynisme les traités qu’ils ont signés » ; « ils sont déterminés à acquérir des armes de destruction massive, de même que d’autres technologies militaires de pointe, et à s’en servir pour intimider leurs voisins ou pour réaliser par la force leurs visées politiques d’agression » ; « ils commanditent le terrorisme à travers le monde » ;« ils font bon marché des valeurs humaines fondamentales, haïssent les États-Unis et toutes les causes que ces derniers défendent ».

Le terroriste (individu membre d’un réseau) allié au tyran (l’État voyou) : tels sont les deux faces de l’ennemi contemporain pour le président Bush[49]. L’originalité réside dans le fait que l’État faible perçu comme voyou est aussi menaçant qu’un État fort : « Les événements du 11 septembre 2001 nous ont appris que des États faibles, tels que l’Afghanistan, peuvent représenter un danger aussi grand pour nos intérêts nationaux que les États forts[50] ». Ces précisions relatives à l’ennemi en tant qu’objet stratégique invitent à une remarque de fond. L’Irak, en tant qu’État, ne constitue pas un ennemi à part entière sur la base des critères classiques de la théorie stratégique. Il n’est pas égal en capacités matérielles.

Finalement, la catégorie ennemi utilisée dans les typologies des images chez Martha Cottam[51] ou Richard K. Herrmann[52] ne peut plus être mobilisée in situ. L’Irak apparaît comme un État inférieur en capacité et en culture[53]. Il relève ainsi plus du type pupett[54] ou colonie[55] avec une spécificité : c’est-à-dire un acteur qui manifeste une indépendance à l’égard des États-Unis. L’objectif de l’administration Bush consiste, sur le plan du discours, à « fabriquer » l’ennemi irakien, à le hisser au niveau égalitaire, à combler ce vide stratégique (absence d’ennemis localisables et identifiables). Cette particularité de l’image tient ainsi à l’objet et non pas aux procédés discursifs employés dans le but de désigner l’ennemi. Pendant la guerre froide, l’ennemi était de même nature (un État) doté de moyens d’action équivalents. Aujourd’hui, l’ennemi correspond à un État inférieur en capacités et en culture qui tisse des liens avec la nébuleuse terroriste.

Cette image de l’Irak déployée par le président Bush a une conséquence majeure : elle fait de la force une modalité d’action opportune, adéquate et efficace pour les États-Unis. Contre l’urss qui représentait un ennemi égal en capacité et culture manifestant une intention hostile, la stratégie obligeait à la négociation, à la diplomatie de sommet, à la stratégie de dissuasion ainsi qu’au partage des tâches afin de rendre efficient l’ordre du monde. Aujourd’hui, l’ennemi ne peut plus se comparer réellement aux États-Unis. Face au Rogue State inférieur, les États-Unis n’éprouvent alors aucune inhibition car il sont convaincus de remporter la victoire ; ce qui contribue aux débordements de puissance[56].

II – Des incidences sur le système international

Cette anatomie des images, qui invite à un surcroît d’utilisation de la force, permet de dégager quelques tendances sur la structure et la nature du système international. D’une part, ces images renforcent la conception unipolaire défendue par les États-Unis tout en suscitant déstabilisation et déséquilibre. D’autre part, elles révèlent une volonté d’homogénéisation culturelle sur la base des valeurs démocratiques américaines.

A — Stabilisation/déstabilisation et déséquilibre

En ce qui concerne la structure du système international, les images de l’ennemi irakien manifestent une double incidence visant la stabilisation systémique et l’équilibre unipolaire. Tout d’abord, elles redonnent un sens à la notion d’ennemi dilué par la dislocation bipolaire et les événements du 11 septembre. Cette crise ne semble être résolue qu’en redonnant un contenu étatique à la menace, une définition qui fixe une cible identifiable dans le prolongement des philosophies modernes[57]. La rhétorique de la guerre contre le terrorisme pourrait relativiser cette perspective, mais les pratiques stratégiques majeures depuis le 11 septembre témoignent plutôt d’une priorité d’action contre les États voyous (Afghanistan et Irak). Ce premier aspect tend à stabiliser le système international contemporain, puisqu’il reconnaît le caractère toujours central de l’État.

Ensuite, la guerre en Irak légitimée par la formulation de telles images participe d’un renforcement de l’unipolarité. Avec la chute du mur de Berlin et l’écroulement de l’Union soviétique, la répartition des polarités résulte d’un calcul qui a priori relève de la simplicité : deux moins un égale un. Le système bipolaire laisse donc la place à un système unipolaire du seul fait que les États-Unis n’ont plus de rival sérieux. Depuis une dizaine d’années, divers auteurs produisent des représentations descriptives et explicatives du système actuel. Trois modèles se distinguent. Le premier aboutit à une unipolarité renforcée car l’écart de puissance est trop important pour que les États-Unis soient rattrapés, notamment dans le domaine militaire. Cette situation doit être maintenue, puisque dispensatrice de pacification et de prospérité[58]. Le second modèle souligne la fragilité de la puissance américaine qui générera à plus ou moins long terme des oppositions de la part des autres acteurs étatiques. La période contemporaine se caractériserait ainsi par une multipolarité renaissante[59]. Enfin, le troisième modèle adopte une lecture intermédiaire, puisqu’il associe la période actuelle à une phase transitoire au cours de laquelle le système international se caractérise par une hybridité. Une seule superpuissance côtoie d’autres puissances ; elle peut toujours contraindre un État ou un groupe d’États mais pour résoudre un problème international, cette superpuissance doit faire appel à la coopération d’autres unités étatiques. Il s’agit de la synthèse uni-multipolaire qui doit conduire à plus ou moins long terme vers un système multipolaire[60]. En tant que démonstration de force de l’acteur hégémonique, la guerre en Irak consolide les acquis géopolitiques des États-Unis. Elle vise ainsi à affermir le premier modèle sus-présenté. Depuis les opérations militaires en Afghanistan, ces derniers bénéficient d’une position privilégiée dans l’arc euro-asiatique. Leur victoire en Irak leur permet d’élargir encore plus leur rayonnement et de placer au coeur du Moyen-Orient un régime allié : base à partir de laquelle ils peuvent exercer de plus en plus de pression sur l’Iran mais aussi sur la Syrie, l’Arabie saoudite et l’ensemble des États arabes voisins. Ces acquis n’en constituent pas moins des sources d’instabilité tant au niveau régional que global. Ainsi, la gestion de l’après-guerre en Irak témoigne de l’effroyable écueil auquel sont confrontés les États-Unis afin de garantir la sécurité des individus. Les tensions entre communautés trouvent un terrain d’expression particulièrement propice en cette période de reconstruction[61] qui peut conduire à une manipulation de groupes irakiens par des forces extérieures. Sur le plan global, la concentration et l’usage excessif des moyens de la puissance sont porteurs de risques pour le système, car ils favorisent la contestation ou, selon Robert Gilpin, une nouvelle guerre hégémonique qui porte sur la façon d’assurer l’ordre du monde[62]. Cette bataille porte alors sur le processus et la régulation du système…

Les images de l’ennemi irakien libèrent l’administration Bush de toute mesure. Elles contribuent à envisager la régulation non plus selon les préceptes du droit mais à partir de la force. Pendant la guerre froide, les chefs des deux coalitions trouvèrent l’équilibre du système dans des procédés de communication directe visant à mesurer les risques et les enjeux internationaux. L’inimitié parvenue à son paroxysme en 1962 incita donc les deux Grands à gérer en commun le système. La coopération entre les superpuissances garantissait l’équilibre, ce qui cantonnait l’onu dans un rôle secondaire en matière de sécurité collective. Au début des années 90, l’atmosphère d’euphorie fit croire à une réhabilitation du droit international public comme modalité de régulation puisque la plupart des acteurs étatiques, y compris les États-Unis, appelèrent à un renouveau des Nations Unies. Cette demande de régulation juridique quant au maintien de la paix fut sujette à fluctuations comme l’illustre de manière significative l’intervention au Kosovo par l’otan, sans mandat du Conseil de sécurité. L’épisode irakien s’inscrit dans un tel processus. Lorsque l’administration américaine considère comme nécessaire une action armée, les autres États ont bien du mal à faire valoir une autre modalité d’action.

À l’automne 2002, George Bush tente de recueillir l’assentiment des Nations Unies. Sur la base d’un discours qui présente l’Irak comme un ennemi égal en capacité, le président contribue à faire voter la résolution 1481 du Conseil de sécurité dont les dispositions laissent une chance à la voie pacifique. Son objectif stratégique ne fait pas l’objet d’un nouvel examen à la suite de cette réussite diplomatique. Pour George Bush, il faut coûte que coûte renverser le régime de Saddam Hussein. Cette manoeuvre présente de grandes similitudes avec le comportement américain lors des négociations de Rambouillet pendant l’hiver 1999. Ayant d’ores et déjà déployé des unités militaires en Méditerranée, les dirigeants américains suivirent les propositions franco-britanniques mais uniquement en surface puisque le recours à la force contre le régime de Milosevic était entériné. Dès le début de l’année 2003, le président Bush multiplie les appels à l’intransigeance. La guerre s’impose comme moyen quand bien même elle ne serait pas avalisée par l’onu. La stratégie de contournement de celle-ci développée par George Bush pendant l’hiver 2003 souligne les carences du droit comme processus de régulation du système international. Les coalitions d’État se substituent à l’organisation compétente et légitime en matière de sécurité collective. La résolution 1483 du Conseil de sécurité votée après le conflit le 22 mai 2003 tente d’effacer ces faiblesses, mais elle entérine l’état de fait.

Le déséquilibre correspond ainsi à un manque de tempérance de la part de l’acteur hégémonique. L’adoption d’un tel comportement stratégique résulte directement d’une conception de l’ennemi inférieur en capacité qu’il convient de faire passer pour un danger majeur à la fois pour la population américaine et pour l’ensemble des États. Si la coopération constitue une obligation pour les États dans l’actuel environnement international[63], elle fait l’objet d’une définition étriquée par les États-Unis. Fluctuante selon le contexte, cette coopération est étrangère à une institutionnalisation poussée. Elle se caractérise par une dimension pragmatique et malléable (coalitions ad hoc) qui favorise une grande latitude au bénéfice de l’hegemon.

Finalement, les incidences structurelles traduisent à la fois des éléments de continuité et de nouveauté. Elles révèlent une volonté de stabilisation (renforcer la position dominante des États-Unis, empêcher la reconnaissance de nouveaux acteurs autres que les unités étatiques), mais également des risques de déstabilisation (concentration unipolaire source de contestation voire d’une nouvelle guerre hégémonique) et de déséquilibre (appel à une régulation par la force qui fait du droit un instrument accessoire dans les interactions). Les incidences que laissent apparaître les images de l’ennemi irakien diffusées par le président Bush sur la nature du système pourraient conduire à des mécanismes encore plus conflictuels.

B — Une volonté d’homogénéisation

Succombant aux illusions de la numérologie, Donald Rumsfeld associe la prise de Bagdad par l’armée américaine le 9 avril 2003 à la chute du mur de Berlin, un certain 9 novembre 1989. Il rapproche l’euphorie des Allemands à celle des Irakiens qui déboulonnent une statue de Saddam Hussein au coeur de la capitale. Un tel raisonnement a pour ambition d’élever cette date du 9 avril au titre d’événement historique. Ce raisonnement relève de la confusion pour trois raisons. Tout d’abord, d’un point de vue numérique, la foule en liesse du 9 novembre 1989 dépassait largement la poignée de participants irakiens. En outre, la chute du mur mit fin sur le plan symbolique à une page entière de l’histoire du système international, elle clôt définitivement le xxe siècle. Sa portée va bien au-delà du cadre national où s’inscrit l’événement. La scène qui se déroule à Bagdad n’est pas dépourvue de dimension symbolique pour les Irakiens mais sa portée historique se révèle moindre. Enfin, la chute du mur s’est effectuée sans bain de sang, ce qui constitua une étonnante issue à la guerre froide. Le régime baathiste, quant à lui, a été balayé par le biais du recours à la guerre. Comment peut-on qualifier une victoire d’historique alors que l’Irak représente un nain stratégique face au Goliath américain ?

Au-delà du jugement hâtif, les remarques de Donald Rumsfeld révèlent l’ampleur des objectifs stratégiques américains que Jürgen Habermas a qualifié de « dessein révolutionnaire » : « puisque le droit international est en panne, imposer par l’hégémonie la plus grande réussite politique à savoir le libéralisme – pour en faire un ordre mondial est aussi quelque chose qui se justifie moralement, même si on doit pour cela recourir à des moyens contraires au droit international[64] ». Ce dessein offre un prisme à partir duquel les menaces peuvent être appréhendées. L’image de l’ennemi irakien trouve en effet son assise au coeur de cette représentation du monde qui résulte à la fois des contraintes de l’environnement géostratégique et du contexte intérieur[65].

Sur le plan international, le projet américain s’appuie sur l’événement que constitue le 11 septembre. Celui-ci dépasse en intensité émotionnelle le bombardement de Pearl Harbor : un site éloigné du sanctuaire américain. Les attentats du World Trade Center et du Pentagone scellent la fin de l’insularité stratégique des États-Unis. Ces derniers éprouvent le sentiment de devenir une puissance continentale dont le territoire peut être attaqué avec une force inégalée. Face à une telle vulnérabilité, l’administration Bush se doit de réagir et de prouver au monde entier sa puissance inaltérée dans ses capacités militaires mais ébranlée dans les esprits. Une démonstration de force en Irak liée à la nécessité de préserver l’ordre mondial représente ainsi un message au monde entier (ennemis comme amis) dont la visée n’est rien d’autre que de prouver au monde la pugnacité américaine à rester la seule superpuissance.

Sur le plan interne, ce dessein révolutionnaire est le fruit d’une percée doctrinale néoconservatrice sur l’aile droite de l’échiquier politique. Depuis les années 60, ce courant remet en question le consensus centriste dominant. Il trouve dans les figures d’Allan Bloom et d’Alfred Wohlstetter ses maîtres à penser. Le fondement du néo-conservatisme réside dans une philosophie imprégnée d’idéalisme et d’optimisme fondée sur deux convictions majeures : le changement par l’action politique, la valeur universelle du modèle démocratique américain. Si cette pensée contribue à lutter contre le relativisme moral et le politiquement correct dans les affaires intérieures, elle se traduit par des mesures significatives en politique étrangère et militaire. Les néoconservateurs s’inscrivent dans le prolongement de l’enlargement formulé par Anthony Lake sous l’ère Clinton : la nécessité d’étendre à la planète entière les libertés individuelles et la libre entreprise. Cependant, ils n’entendent pas se limiter à l’exemplarité, à savoir susciter l’adhésion des autres acteurs en prouvant l’efficacité du modèle démocratique américain. Ils se définissent comme justiciers, investis d’un devoir particulier à l’égard du reste du monde qui exige intervention, voire coercition, exempte de tout contrôle extérieur[66]. L’actuel bras droit de Donald Rusmfeld, Paul Wolfowitz[67] est le véritable chantre de cette pensée qui s’oppose à l’idéalisme wilsonien respectueux des principes institutionnels de sécurité collective et du réalisme le plus classique étanche au rôle des valeurs dans l’action stratégique. La situation post-11 septembre offre un cadre de réceptivité idéal aux idées qu’il prône, et notamment sa volonté de mettre un terme à la pluralité du monde conçue comme conflictuelle.

Cette perspective néoconservatrice révèle une volonté d’homogénéisation du système international sur le plan des valeurs et des représentations. Elle apparaît également dans les discours d’autres membres de l’administration Bush. Ainsi, pour Condoleeza Rice, « pouvoir et valeurs sont tout à fait indissociables. Le pouvoir compte dans la conduite des affaires mondiales. Les grandes puissances comptent pour beaucoup ; elles ont la possibilité d’influencer la vie de millions de personnes et de changer le cours de l’histoire. Et les valeurs des grandes puissances comptent aussi[68] ». L’ensemble de ces prises de position s’appuie sur une conception universaliste de l’identité politique qui, en raison de sa dimension idéologique, demeure étrangère au problème philosophique de l’universel[69]. Les néoconservateurs refusent le décentrement inhérent à la modernité qui oblige l’appréhension critique de soi par l’intermédiaire de l’autre : « l’exigence universaliste de validité que l’Occident attache à ses politiques fondamentales ne doit en aucun cas être confondue avec la prétention impérialiste à faire qu’une culture et une forme de vie prédéterminées – fussent-elles celles de la plus ancienne démocratie du monde – soient exemplaires pour toutes les sociétés. C’est un universalisme de ce genre que professaient les Empires de l’Antiquité ; ils ne percevaient le monde au-delà de leurs frontières qu’à partir du point de vue central que leur donnait leur propre image du monde[70] ».

La principale conséquence réside dans l’intensification des réactions violentes à l’égard des États-Unis. Une telle volonté d’homogénéisation peut susciter des effets en retour, notamment dans l’arc de la civilisation puisqu’il constitue à court terme, une zone préoccupante pour l’administration Bush. D’une part, la doctrine d’action préventive et son usage risquent de renforcer la mobilisation en faveur des mouvements terroristes qui manipulent avec virulence et sans nuances la notion de Djihad[71]. D’autre part, elles peuvent crisper les populations libérées par les armes américaines, obligées de souscrire à l’idée politique du vainqueur[72]. L’ensemble de ces phénomènes donnerait à la lecture axiomatique[73] de la coupure entre Islam et Occident un nouveau souffle alors qu’elle résulte d’une construction historique[74].

Conclusion

Sur le plan épistémologique, les variables perceptuelles comme les images visent moins à se substituer aux facteurs matériels (notamment la configuration des rapports de force) qu’à les compléter au sein de l’analyse systémique. In situ, les images diffusées par la puissance dominante tendent à stabiliser le système tout en ouvrant des possibles vers une transformation de celui-ci via une déstabilisation et un déséquilibre. Sur le plan de la nature du système, elles aspirent à l’homogénéisation mais peuvent nourrir en retour des fragmentations. Elles sont ici au coeur du processus de mondialisation qui génère une abolition des distances mais aussi des crispations identitaires, des replis sur soi[75]. Dans cette perspective, les images n’ont pas des incidences linéaires[76]. Elles révèlent les tensions à l’oeuvre sur le champ international[77]. Il convient de qualifier la nature des liens entre les images et la transformation du système. Il ne s’agit pas d’un rapport de causalité ou bien d’une affinité élective au sens weberien, mais plutôt d’une corrélation entre un phénomène perceptuel appréhendé comme variable dépendante et des processus d’évolution à l’échelle du système international. En d’autres termes, les images constituent un angle d’approche qui n’épuise pas la réalité internationale. Elles offrent une modalité de saisir des mutations contemporaines aux perspectives contradictoires en sachant qu’elles devront être complétées par l’étude, d’ici quelques décennies, des images « non publiques » (c’est-à-dire les représentations rendues accessibles suite à l’ouverture des archives officielles ou à des témoignages individuels).

Sur le plan empirique, l’étude en termes d’images aboutit à deux assertions. D’une part, la formulation des images par l’administration Bush révèle un « travail » qui consiste à faire de l’Irak un ennemi alors qu’il présente les traits d’un acteur étatique inférieur en capacité et en culture face aux États-Unis. Le discours de l’administration diffuse une hard-line image, c’est-à-dire qu’il fait de l’ennemi une menace expansionniste et continuelle rendant impossible une négociation diplomatique[78]. D’autre part, l’étude de ces images permet de voir en quoi la position hégémonique d’un acteur ne résulte pas seulement d’une concentration des moyens de puissance. Une telle position repose aussi sur une entreprise de légitimation[79] qui trouve dans la définition de nouveaux ennemis menaçants une ressource ; exercice dans lequel excellent les États-Unis depuis la fin de la guerre froide, voire même avant cette période[80]. L’acteur américain cherche à rendre lisible la congruence entre ses propres intérêts et l’intérêt universel[81]. Le recours à la force contre un ennemi désigné dans le but d’imposer l’hégémonie s’est manifesté avec toute sa virulence lors de cette seconde guerre en Irak. Mais cet épisode n’autorise pas la mise en place d’une violence symbolique qui inscrit dans la durée la légitimation d’une domination au sens politique. Selon Pierre Bourdieu, la violence symbolique correspond à une violence légitime « s’exerçant sur un agent social avec sa complicité[82] ». La domination est donc rendue méconnaissable, puisque les individus l’associent à l’ordre naturel des choses. Ils se contentent de leur sort. Le sociologue perçoit une intensification de cette domination lorsque la violence prend le canal exclusif du symbolique, car « les formes douces et larvées de la violence ont d’autant plus de chances de s’imposer comme la seule manière d’exercer la domination et l’exploitation que l’exploitation directe et brutale est plus difficile et plus réprouvée[83] ». L’approche de Bourdieu prend pour objet les mécanismes de domination au sein des États mais elle pourrait également être transférée au niveau international. À cet égard, les États-Unis tentent d’exercer une véritable violence symbolique, mais leur domination dans l’après-guerre froide se manifeste aussi sur le versant militaire. La démonstration de la force témoigne d’une supériorité matérielle réelle. N’est-elle pas l’aveu, cependant, d’une vulnérabilité et d’une carence en matière de légitimation ?

Enfin, déstabilisation et déséquilibre du système international à partir d’images de l’ennemi diffusées par l’administration Bush riment-ils avec bifurcation créatrice d’un nouvel ordre ? Des incertitudes surgissent quant à la temporalité de la supériorité américaine mais également en ce qui concerne le comportement des autres acteurs. Une recomposition en faveur d’un système oligopolaire (entre 5 et 7 acteurs) nécessiterait un approfondissement de l’Union européenne en tant qu’acteur collectif. Elle reposerait sur une critique de l’ordre existant et sur la reconnaissance progressive de règles du jeu partagées par des acteurs aussi différents sur le plan culturel que l’Inde, la Chine, la Russie… Une telle configuration structurelle articulée avec un ensemble à hétérogénéité limitée de par le respect de valeurs intériorisées constituerait un gage de stabilité et de paix[84]. Il est plus qu’hasardeux de prédire l’apparition d’un tel système à court terme. L’anticipation mise à part, les images de l’ennemi diffusées par l’acteur hégémonique invitent plutôt à mettre en relief une volonté de stabiliser et d’homogénéiser le système international actuel dont les conséquences sont plus qu’incertaines.