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Durant les années 1990, on a vu surgir le thème de la participation du public aux niveaux local, national et international grâce à un contexte global de valorisation des procédures de participation liées au développement durable. En effet, que cela soit dans la politique locale dans les pays occidentaux ou dans le domaine du développement international, la démocratie participative semble bien en voie de devenir une condition sine qua non, voire une contrainte axiologique, dont dépend en partie la légitimité du pouvoir politique et même économique.

En études du développement international, la participation des citoyens à la prise de décision est considérée par les critiques, depuis le début des années 80, comme une réponse à l’échec généralisé du développement « conventionnel » pratiqué par les gouvernements et les grandes institutions financières. Ces critiques, surtout issues d’ong et de milieux universitaires, commençaient à proposer à l’époque un type de développement dit durable et participatif[1] (ddp). L’idée est simple : pour que le développement fonctionne, il doit être indigène, désiré et contrôlé par la communauté. Il y a à peine 20 ans, ceux qui proposaient le ddp étaient des marginaux : les acteurs importants du développement – les gouvernements, la Banque mondiale et le fmi – les considéraient au mieux comme des idéalistes sans liens avec la dure réalité économique du développement et, dans le cas de certains gouvernements, comme des éléments subversifs à jeter en prison. Puis, des signes de changements apparaissent, les discussions sur le développement durable venant à imprégner depuis une décennie le monde du développement tout entier : les ong le pratiquent, les agences de développement gouvernementales construisent leur réputation à partir des principes de développement durable[2] et en 1997, même la Banque mondiale adopte la « bonne gouvernance[3] ». Dans le domaine des barrages, les recommandations du Rapport de la Commission mondiale sur les barrages[4] sont directement issues des normes du ddp. En Occident, les gouvernements multiplient ces procédures au niveau national. Au Québec comme en France, un pays démocratique longtemps très centralisé, on met sur pied un nombre sans cesse croissant de procédures de décentralisation et de concertation avec le citoyen pour la construction d’autoroutes, de lignes tgv, de parcs naturels, et même dans le domaine de la santé[5].

Deux enjeux principaux retiennent ici notre attention. Le premier concerne l’émergence potentielle d’un nouveau régime en matière de développement – et, ergo, la fin d’un autre. Le second enjeu concerne la distinction à faire entre la propagation des normes de ddp et l’internalisation des valeurs qui y sont associées. Pour les besoins de notre discussion, une norme est définie ici comme un principe visant à être mis en pratique (il s’agit d’un objectif et non pas d’une condition obligatoire) et qui découle de règles ou d’habitus institutionnels. Une valeur est une croyance individuelle qu’un savoir est vrai ou moralement bon. Si une norme peut être imposée, une valeur ne le peut pas car elle concerne la légitimité d’un savoir aux yeux de l’acteur. L’implication, fondamentale pour la théorie des régimes, est qu’un changement de règles, et même de pratiques, n’est pas suffisant pour soutenir qu’il existe un changement soit au sein du régime, soit de régimes, puisqu’un régime dépendrait en grande partie de la croyance en sa légitimité par les acteurs. Nous y revenons plus loin. Le lien commun entre ces deux enjeux touche donc à la question primordiale de la légitimité, qui est au coeur de la recherche présentée ici.

En guise d’illustration, nous présentons quelques conclusions, dont certaines sont encore préliminaires, issues de la première phase de deux recherches qui abordent de front ces questions. La première, commanditée par le ministère de l’Environnement de la France, fait une analyse historique des recherches entreprises en France sur le thème de la concertation dans le domaine de l’environnement depuis les années 70. La seconde se concentre sur le processus de dissémination et d’internalisation des normes de ddp dans le domaine de l’hydraulique au niveau international, avec une comparaison entre le Québec, la France, la Chine et la Turquie. L’objectif principal de cet article est de présenter les enjeux théoriques liés à la propagation et à l’internalisation des normes de ddp, et donc, de leur transformation en valeurs. L’hypothèse principale est la suivante : en dernière analyse, la persistance – ou non – dans le temps d’un régime dépend non pas de la capacité d’une puissance hégémonique à imposer des règles mais bien plutôt de l’internalisation, par ces acteurs, des valeurs et principes qui sous-tendent ces règles. Cela permettrait d’expliquer pourquoi et comment un régime continue d’exister même lorsque la puissance hégémonique disparaît, qu’elle change, ou qu’un régime puisse apparaître à partir d’efforts d’acteurs non hégémoniques. Le développement durable en est un exemple, et on peut aussi penser au régime émergent anti-mine anti-personnel mis de l’avant par le Canada : les acteurs s’engagent ou continuent à s’engager dans des comportements qui correspondent aux règles, principes et normes d’un régime car ils croient en leur légitimité.

Le second objectif est ensuite de présenter brièvement les méthodes qui seront utilisées dans la deuxième phase de l’étude empirique pour aborder les enjeux théoriques. Le programme de recherche qui sous-tend cet article vise à comprendre les différentes étapes par lesquelles un savoir parmi d’autres devient un savoir légitime considéré comme vrai et même moral par les acteurs. Il s’agit, donc, d’élucider le processus de légitimation. La proposition est qu’on ne peut pas comprendre le processus d’émergence et de persistance d’un régime sans prendre en compte empiriquement et théoriquement la question de la légitimité : comment de nouvelles normes se transforment-elles en valeurs et comment ce processus est-il lié au changement ou à la fin d’un régime ? Dans les domaines du développement et de l’environnement – dorénavant inséparables –, il s’agit de comprendre comment et pourquoi les principes du ddp, issus de la critique et marginalisés il n’y a pas si longtemps, sont en voie de devenir des valeurs aux yeux d’acteurs réticents. Quelles sont les différentes stratégies utilisées par les acteurs pour disséminer ces valeurs et pour persuader les autres acteurs de leur justesse et leur vérité ?

Théoriquement, la problématisation de la notion de la légitimité permet de dépasser l’explication coercitive (liée à la version hégémonique de la théorie des régimes) des changements provoqués par l’introduction de nouvelles normes, pour aborder les stratégies et les dynamiques par lesquelles se construit la légitimité et, ainsi, le fondement d’un régime. Ainsi, la coercition et la domination ne seraient ni les seules forces en jeu ni même les plus importantes dans l’élaboration d’un régime. Il s’agirait plutôt de la légitimité. Nous posons en premier lieu les jalons théoriques pour ensuite intégrer les premiers résultats de nos recherches, qui seront complétées en 2006.

I – Légitimité, normes et valeurs : cadre d’analyse

La théorie des régimes explique relativement bien le processus par lequel des normes deviennent un ensemble coordonné de règles et de procédures internationales, c'est-à-dire un régime. Cependant, elle explique plutôt mal pourquoi et comment des normes légales ou politiques peuvent devenir dans certains cas des croyances considérées comme légitimes par les acteurs ou au contraire comment des savoirs peuvent perdre leur statut et devenir illégitimes. Il nous semble que cette faiblesse est en partie due à l’insuffisance des analyses de la dimension individuelle et psychologique dans la persistance et les changements d’un régime. C’est pourtant fondamental : sans croyances individuelles, on ne peut parler ni de pratiques ni de valeurs légitimes mais seulement d’une imposition de normes. Cette lacune explique en partie pourquoi l’approche répond plutôt mal à une de ses propres questions : pourquoi un régime persiste-t-il ou non dans le temps ? En effet, l’approche coercitive implique nécessairement la disparition du régime à la disparition de la puissance hégémonique qui l’a créé. Un second obstacle est qu’il existe, parmi la plupart des chercheurs en relations internationales, une attitude réfractaire à l’égard des analyses à niveaux multiples[6]. Il existe également des raisons inhérentes aux approches dominantes des régimes et sur lesquelles nous reviendrons plus loin.

Si le constructivisme semble le mieux armé pour aborder la question de la légitimité, surtout hors du cadre de l’État-nation[7], il existe des difficultés associées à l’approche, dont la première est celle de la vérification empirique d’hypothèses. La seconde, plus générale aux relations internationales, est que la problématique de la légitimation demeure insuffisamment explorée. Il nous semble possible de pallier ces faiblesses en faisant appel à Michel Foucault, tout en développant plus avant les efforts de Keeley[8] qui a posé la base d’une approche foucaldienne des régimes. Malgré l’intérêt de cet effort, l’auteur n’a malheureusement jamais développé plus avant son argument. C’est ce que nous proposons de faire ici.

A — La théorie des régimes

Il existe des façons différentes de catégoriser les courants au sein de la théorie des régimes mais on peut dire qu’il existe deux courants principaux et un « mineur ». En simplifiant, le premier, néo-réaliste, soutient que la présence d’une « puissance hégémonique » (par exemple, les États-Unis) est nécessaire à la formation et à la persistance d’un régime. Pour le second, « libéral », cette présence n’est pas nécessaire car les États et les autres acteurs peuvent s’organiser afin de créer un régime. Les auteurs privilégiant la première voie tendent, entre autres, à considérer l’État comme l’unique acteur significatif. La légitimité politique n’existerait qu’en relation à celui-ci. Dans le second courant, la notion de « communauté épistémique » prend toute son importance : il s’agit d’un groupe plus ou moins organisé d’individus partageant la même idéologie (dans le sens large du terme) et qui tentent d’influencer le système afin d’obtenir des changements[9]. Les scientifiques oeuvrant dans le domaine de l’ozone en sont un exemple : ils ont présenté leurs recherches aux décideurs qui eux, se sont appuyés sur leurs recommandations pour élaborer des protocoles, tel celui de Montréal.

La définition d’un régime diffère selon le courant. Un des pionniers de l’approche, Keohane, limite sa définition de régime à l’État[10] tandis qu’un autre, Krasner définit un régime plus largement comme :

les principes, les normes, les règles et les procédures de prise de décision, implicites ou explicites, autour desquelles les attentes des acteurs convergent dans un domaine spécifique des relations internationales. Les principes sont les croyances dans les faits et les causes. Les normes sont des critères de comportements définis en termes de droits et d’obligations. Les règles sont des prescriptions spécifiques à partir desquelles on prend action. Les procédures de prise de décision sont les pratiques acceptées afin de créer et de mettre en oeuvre un choix collectif[11].

Pour Krasner et Keohane, une puissance hégémonique est nécessaire à la création d’un régime, grâce à la capacité de celle-ci à imposer des règles. Cependant, comme beaucoup l’ont souligné, si l’hypothèse d’une puissance hégémonique semble certes valide dans certains domaines, elle ne résiste pas longtemps à un examen général. Primo, la puissance hégémonique n’est pas nécessaire à la persistance d’un régime, comme l’a montré Haas, qui soutenait, de plus, qu’aucune approche ne suffit, à elle seule, à expliquer toutes les phases du régime[12]. Secundo, un acteur non étatique peut jouer un rôle primordial dans la création d’un régime.

Selon l’approche libérale, un régime est une « autorégulation collective internationale, c’est-à-dire, la participation volontaire par des États et d’autres acteurs internationaux dans des actions collectives visant à des gains mutuels ou à éviter des pertes mutuelles dans des situations difficiles ou conflictuelles[13] ». Les communautés épistémiques, d’intérêts aux libéraux, aux cognitivistes et aux constructivistes ont certes joué un rôle fondamental dans l’élaboration de nouveaux régimes environnementaux. L’approche non étatique des régimes, plus ouverte, permet de prendre en compte les ong et les oig comme des acteurs significatifs dans la construction d’un régime. En France, la pression des contestations populaires, souvent peu organisée d’ailleurs, dans les années 80 (surtout dans les domaines du nucléaire, des autoroutes et des barrages) a incité le gouvernement à mettre sur pied des procédures de concertation. Ces acteurs ont éveillé la conscience de communautés et d’élus à un problème spécifique en alertant les médias, en fournissant de l’information et en devenant experts-profanes, contribuant ainsi à la rédaction d’ententes, à la modification et, parfois même, à l’annulation de projets. Selon la Commission mondiale sur les barrages, l’opposition des écologistes et de sociologues aux barrages a provoqué, à partir de la fin des années 1980, des changements dans les politiques et la planification des États et des grandes institutions financières qui maintenant mettent en place des procédures de concertation[14].

Si les libéraux prennent en compte les acteurs non étatiques, l’approche n’explique pas le processus par lequel des normes sont propagées et adoptées comme valables et vraies par des acteurs, pour devenir des valeurs. Comme l’écrit Hurrel :

le problème majeur pour les théoriciens des régimes (…) est de montrer que les lois et les normes exercent un pouvoir d’obéissance d’elles-mêmes, à tout le moins partiellement indépendamment des intérêts du pouvoir qui les sous-tendent et qui sont souvent responsables de leur création. (…).Il doit y exister une notion d’obligation à l’égard de certaines règles même si elles ne sont pas compatibles avec l’intérêt de soi[15].

C’est la question fondamentale de la légitimité qui apparaît : comment distinguer une règle imposée par la force, d’une valeur considérée comme bonne et vraie par les acteurs ? Cette question et les exemples donnés ci-haut font apparaître deux lacunes au sein de la notion commune de « communauté épistémique », surtout dans sa version libérale. La première est qu’une telle communauté est légitime en raison de ses savoirs « scientifiques » et du statut de ses membres. Par exemple, pour Haas, une communauté épistémique est composée de membres issus du monde scientifique[16], ce qui exclut les acteurs qui n’ont pas un statut d’expert scientifique mais qui peuvent néanmoins avoir une influence morale et politique, telles les ong qui font pression sur le pnue. Ajoutons qu’en 1993, Haufler suggérait que les acteurs privés jouent un rôle significatif dans la construction d’un régime, pouvant même réussir à construire leur propre régime[17].

La première lacune en implique une seconde : les valeurs non scientifiques sont sous-estimées. Pourtant, la décolonisation a été davantage provoquée par un changement d’idées et de valeurs concernant les fondements du pouvoir légitime ou illégitime que par des considérations économiques[18]. Dans le cas du nucléaire, Adler soutient que ce ne sont pas toujours les meilleures idées scientifiques qui sont adoptées, mais celles qui intéressent les décideurs qui sont soumis à des contraintes domestiques – et à des acteurs non étatiques et non scientifiques[19]. Notre recherche sur le ddp en France indique que les décideurs ne recherchent pas autant la solution techniquement bonne que celle qui est acceptable. Finalement, le changement de discours en 1997 de la bm sur la gouvernance n’a pas été causé par des arguments issus d’économistes, mais plutôt d’acteurs (dont les ong) utilisant des arguments « moraux », car promouvant des valeurs humanistes et politiques bien précises. Si ces communautés n’ont pas les mêmes moyens d’action que celles, scientifiques (les articles scientifiques et les publications gouvernementales font place à des rapports informels, des manifestations, etc.), il est clair qu’ils ont néanmoins une influence. Mais tout ceci ne répond pas à la question du processus par lequel une norme devient une valeur. Comment mesurer un tel changement ?

De façon générale, l’internalisation d’une valeur peut être reconnue, et c’est notre hypothèse de travail, lorsqu’un individu exprime une croyance soit par le langage soit par le comportement, qu’il obéit à une règle parce qu’il la croit juste, bonne, vraie ou morale. On rejoint ici la question fondamentale de la légitimité, aux yeux d’un acteur, d’un principe, d’une règle ou d’une institution. Les entretiens et l’observation participative sont, d’après notre expérience, deux méthodes riches en leçons. Berman suggère également d’analyser des cas où les sanctions n’existent pas ou ont cessé d’exister alors que les comportements subsistent[20]. Si les acteurs observent les règles sans la présence de sanctions ou qui vont à l’encontre de l’intérêt personnel (cette notion pose également des problèmes d’opérationnalisation), alors on peut dire que dans certaines limites, ces normes sont devenues des valeurs. Si cette suggestion semble suffisante dans un premier temps, il faut aller plus loin pour comprendre le processus de légitimation, car dans le monde réel il est difficile de trouver une telle situation. Dans le domaine de l’environnement, l’effet nimby et des sanctions réelles ou potentielles sont presque toujours présentes, que ce soit une perte de revenus ou la peur du scandale. On peut néanmoins tenter de savoir si l’acteur est prêt à investir de l’argent, du temps, à sacrifier ou ralentir sa carrière ou à s’engager dans des activités qui vont au-delà de ses responsabilités formelles dans le but de préserver l’environnement ou de mettre le ddp de l’avant. Les entretiens constituent une méthode pertinente pour aborder la question de la légitimité et tenter de saisir le type et la profondeur des croyances en jeu[21].

Si dans le monde de la théorie des régimes, les cognitivistes et les constructivistes ont gagné du terrain depuis quelques années, et si le constructivisme semble plus à même de générer des réflexions sur les différents points avancés ici, il demeure des lacunes. En effet, certaines des pistes de recherche suggérées par Haufler demeurent peu explorées, notamment les relations entre la politique domestique, l’influence des ong ainsi que la formation et le changement des régimes internationaux. Dans nos différentes recherches de terrain, avec observation, analyse de discours et entretiens auprès d’acteurs impliqués (ong, administrateurs et promoteurs), nous tentons d’aborder ces enjeux grâce à une question principale : quels sont le rôle et l’influence des acteurs non étatiques et non scientifiques dans l’apparition du nouveau régime de ddp ? Il s’agit ensuite de revenir aux enjeux théoriques concernant l’émergence, la persistance et la fin d’un régime, grâce à une problématisation de la notion de légitimité à partir d’un cadre d’analyse foucaldien de l’approche constructiviste.

B — Légitimité et internalisation des savoirs chez Foucault

Comme l’écrit Hurrel, « un des éléments essentiels (d’un régime) est la légitimité des règles qui proviennent d’un sens partagé de faire partie d’une communauté légale et qui sert de lien crucial entre les règles procédurales du comportement des États et les principes structurels qui définissent le caractère du système et l’identité des acteurs[22] ». Pour l’auteur, la légitimité ne repose donc pas sur une institution, même non étatique, mais sur des règles[23]. Nous croyons, et c’est notre hypothèse concernant la légitimité, que celle-ci ne repose pas sur des règles non plus, mais en dernier lieu sur la croyance individuelle. Si certains chercheurs, rares, ont tenté d’aborder la question des valeurs de façon positiviste[24], les auteurs post-positivistes et constructivistes sont plus nombreux, et leurs recherches sont plus riches en pistes de réflexion, malgré certains problèmes.

Les notions de « régime discursif » et d’« internalisation » de Michel Foucault semblent offrir des outils permettant d’aborder certaines dimensions peu explorées par la théorie des régimes, en particulier le niveau individuel des croyances, fondement de la légitimité. Un autre avantage est que son approche ne se limite pas à un niveau d’analyse particulier (individuel ou social). La notion d’internalisation est particulièrement importante, car elle concerne la croyance des acteurs en la validité et l’autorité morale de règles, d’institutions et de principes. Et c’est ce qui expliquerait la persistance d’un régime dans le temps en l’absence d’une puissance hégémonique. Nous présentons d’abord brièvement l’approche de Foucault, pour ensuite montrer comment celle-ci peut combler certaines lacunes de la théorie des régimes.

Selon Foucault, le pouvoir, tout comme la légitimité, ne relève pas de la coercition. Le pouvoir, en effet, ne se limite pas à contraindre et à limiter – ce qu’il appelle la « théorie coercitive » du pouvoir, dominante en science politique. C’est avant tout une relation productive entre des acteurs[25]. La fonction répressive existe, certes, mais surtout, le pouvoir produit des savoirs et des vérités, des champs plus ou moins coordonnés du possible de la pensée et de l’action, des discours qui sont traduits en pratiques. Cette production de vérités[26] implique que le pouvoir hiérarchise, c’est-à-dire qu’il accorde un statut particulier à des savoirs et à des pratiques spécifiques. Un régime discursif a un statut spécial, et il est constitué de limites et de règles qui octroient à certains savoirs et à certaines pratiques un statut de vérité – ou non – et qui structure (sans déterminer) ce qui est pensable ou non, praticable ou non. Notons que les savoirs jugés comme faux ne disparaissent pas, ils sont considérés par les acteurs comme invalides ou illégitimes et ils peuvent changer de statut : ce sont les savoirs subjugués.

Un savoir acquiert la qualité de vérité aux yeux d’un acteur lorsqu’un individu l’internalise. L’internalisation est un processus par lequel l’individu en vient à croire qu’un savoir est le seul bon, vrai et légitime. C’est ici qu’un autre point de l’approche de Foucault émerge, même s’il l’a peu développé : afin de réussir (c’est-à-dire, à persister dans le temps et à acquérir le statut de vérité) à grande échelle, un discours doit tout d’abord devenir la façon unique de penser et de se comporter d’individus[27]. Ensuite, un savoir internalisé par un groupe d’individus – unis dans des relations de pouvoir hiérarchiques, homogénéisantes mais productives – devient une vérité au niveau social, c’est-à-dire un régime discursif. La notion d’acteur est donc conçue de façon complexe en ce que celui-ci n’est pas que soumis au pouvoir ; il y participe de multiples façons en s’opposant au régime discursif, en l’adoptant, en l’adaptant et en le propageant. Cette façon de concevoir l’acteur est essentielle à une analyse du changement de régime et elle sous-tend nos recherches empiriques.

Cette brève présentation nous permet de comprendre en quoi l’oeuvre de Foucault peut contribuer à l’analyse des régimes. D’abord, les normes ne sont pas uniquement des causes directes d’un événement mais plus généralement des guides et des justifications à des comportements. Puis, le ddp serait un ensemble plus ou moins coordonné – un régime discursif – de notions d’ancrage partagées par les acteurs et qui jouent un rôle important dans la perception d’un problème, des solutions proposées et des stratégies de dissémination de normes et de valeurs. Alors, l’internalisation de règles serait la forme la plus efficace de gouvernance sans gouvernement, la forme la plus stable de régime, car la coercition n’y est pas nécessaire, un régime discursif étant fondé sur les croyances à partir desquelles des individus agissent « volontairement » et d’emblée. La question qui nous préoccupe est la suivante : que se passe-t-il lors d’un changement de régime ?

Durant les années 70 et 80, le développement conventionnel et économique était le régime discursif structurant les théories et les pratiques du développement. Les critiques n’avaient que peu d’impact sur ce champ. Puis, un changement s’est amorcé au cours des années 90, les principes du ddp acquérant graduellement une nouvelle légitimité même parmi les agences de développement nationales et la Banque mondiale. Il semble donc y avoir un changement dans le régime du développement en cours, mais nous ne savons pas comment exactement cela a eu lieu en termes de stratégies pratiques des acteurs. Constater un changement dans des règles formelles ne permet pas de soutenir qu’un changement de valeurs, sur lesquelles reposerait la légitimité du régime, a bel et bien eu lieu. Pour cela, il faut aller au-delà des changements formels dans les règles et les principes, car cela ne nous permet pas de distinguer s’il s’agit d’expressions de valeurs internalisées ou au contraire de l’obéissance à des normes imposées. Le régime de ddp est-il issu d’un changement dans les savoirs considérés comme légitimes ? Voit-on la transformation d’un discours parmi d’autres en régime discursif ? Pourquoi (la question des valeurs) et comment (celle des stratégies) ces « nouveaux » principes sont-ils internalisés et disséminés par les acteurs ?

La difficulté avec Foucault, et en cela il ne diffère pas des différentes théories des régimes, c’est qu’il ne s’est jamais penché sur le problème important du changement de statut d’un savoir : comment un savoir dit subjugué devient-il une vérité et vice-versa ? Quelles sont les conditions sociales et discursives ainsi que les stratégies qui visent soit à légitimer soit à « délégitimer » une valeur ?

C — La légitimité : Foucault et la théorie des régimes

Notre hypothèse est qu’un changement de régime est en partie dû à des changements de savoirs considérés légitimes. Il existe bien entendu d’autres facteurs qui agissent comme vecteur ou comme moteur : « objectifs » (problème de pollution), imposition par une puissance hégémonique, valeurs morales (conventions contre les mines antipersonnel), environnement politique général (décentralisation en France), etc. Cependant, c’est la légitimité des règles et des principes d’un régime qui, plus que tout autre facteur, détermine sa durée et son succès (mise en oeuvre, accroissement du nombre de membres, etc.). Ceci soulève certaines questions : pourquoi le changement de statut de savoirs ? Comment les principes du développement durable sont-ils en voie de devenir une façon normale de faire et de penser pour les acteurs ? Ce changement de statut des savoirs est-il le fondement d’un changement de régimes ou d’un changement en son sein ? Il nous faut ici approfondir la question de la légitimité, grâce à la notion de l’internalisation, ce que la version constructiviste de la théorie des régimes permet d’aborder.

La conceptualisation de la légitimité évoquée ici s’approche de celle de Hurd :

Une croyance normative par un acteur qu’une règle ou une institution devrait être observée. Il s’agit d’une qualité subjective relationnelle entre des acteurs et des institutions, et qui est définie par la perception que l’acteur a de cette institution. Cette perception peut provenir de la substance de la règle, d’une procédure ou de l’origine de cette règle. Elle influence le comportement parce qu’elle est internalisée par l’acteur et qu’elle contribue à la définition de son intérêt[28].

La légitimité est fondée sur la perception et sur le sens d’obligation morale de l’acteur. L’implication est importante pour la théorie des régimes en ce que cette définition implique qu’une règle internationale peut être considérée comme légitime par un État, la légitimité dépassant donc ce dernier. Dans la même veine, Ray montre comment un acteur local et non étatique, les chefs Asantes au Ghana, offrent une source de légitimité politique alternative à l’État[29]. Si cela s’applique également au ddp, grâce à quels processus et à quelles stratégies ?

Déjà, en 1990, Keeley proposait une approche foucaldienne des régimes, qui est l’inspiration des efforts développés ici. Selon lui, le problème de la vision libérale des régimes est qu’elle les conçoit comme bienveillants, consensuels volontaires et composés d’acteurs égaux. Mais un régime n’émerge pas uniquement grâce à la découverte d’une vérité absolue par des acteurs qui alors se mettent automatiquement d’accord avec la démarche et les objectifs. Un régime est le résultat certes d’accords, mais aussi de négociations et de conflits. Si l’approche néoréaliste est plus sensible à la question du conflit et du pouvoir (conçu comme une domination, cependant), il est clair que le processus par lequel se construit un régime est plus complexe que la simple prise de pouvoir par une puissance hégémonique. Dès le début des années 80 en France, la recherche souligne l’importance des groupes contestataires (et non hégémoniques) et de la négociation (qui ne relève pas de la coercition) dans l’élaboration de divers projets ayant un impact environnemental[30]. Il en est de même dans le domaine des barrages.

La réticence – ou l’incapacité – des conceptions libérales et néoréalistes à rendre compte d’un changement de régime peut s’expliquer ainsi : soit on coopère car on partage les mêmes principes, soit les règles sont imposées par une puissance supérieure. Dans les deux cas, cela prédispose le chercheur à investiguer la persistance d’un régime et à laisser de côté à la fois la question du changement et celle de la légitimité. Chez les néoréalistes, la question de la légitimité ne se pose pas car les règles sont imposées sur des acteurs moins puissants qui les suivent, soit parce qu’ils n’ont pas le choix, soit parce qu’ils y trouvent un intérêt économique ou militaire. Le problème de la justesse morale ou de la vérité d’un principe n’apparaît pas. Chez les libéraux, la même question n’est pas abordée car ils présument que le consensus provient d’un savoir vrai et donc, indiscutable. Dans les deux cas, la persistance est un a priori analytique et la légitimité, indiscutable.

Comme le souligne Keeley, les notions foucaldiennes d’internalisation et de régime discursif soulèvent le problème fondamental de la légitimité au sein d’un régime en y insérant une contestabilité et donc, la possibilité de conflits sur les critères de légitimité[31]. En d’autres termes, un savoir ou un acteur peut perdre ou gagner une légitimité et donc, selon la conception foucaldienne – et constructiviste – de l’acteur, participer à sa construction. Il prend part au processus de changement de régime en s’adaptant, en adoptant et en résistant à des discours et à des savoirs qui servent de référent à partir desquels il juge, évalue et pratique le développement. Ceci est en grande partie confirmé par les changements apparaissant depuis le début des années 1980 dans les champs de l’environnement en France, des barrages au niveau global et du développement local au Ghana.

II – Le ddp : un nouveau régime ?

Les processus d’internalisation et de dissémination des normes de ddp sont au coeur des deux recherches empiriques en cours – et d’une troisième, terminée – sous-tendant cet article. Pour la Commission mondiale sur les barrages (cmb), critique de la position top down traditionnelle des constructeurs et des financiers, les normes de ddp sont la solution aux problèmes de performance matériels et financiers, aux effets négatifs sur l’environnement et les cultures, et surtout, à l’absence d’enracinement des projets mis en oeuvre dans des communautés. Ce problème est en fait généralisé au développement tout entier et serait dû au manque de participation, d’implication et d’engagement émotionnel et psychologique de la part des acteurs, échec à long terme des projets, selon de nombreux praticiens du développement interviewés au Ghana en 1999, ce qui rejoint les arguments soulevés par les chercheurs universitaires critiques du développement conventionnel depuis les années 80. Si cette position n’a plus rien d’original, certains éléments sont significatifs.

Un premier est que la cmb a été créée à la suite d’un séminaire de la Banque mondiale qui, elle, adoptait à la fin des années 1990, 10 critères environnementaux et sociaux, les intégrant aux conditionnalités de ses pas, et les ajoutant aux normes de bonne gouvernance en 1997. Ces mêmes normes ont été adoptées par l’amgi, principale source de financement des grands barrages dans le tiers monde. On assiste donc, parmi les acteurs du système international, à une propagation des normes de ddp qui fut initiée par des acteurs non étatiques et non hégémoniques du système international. Ceci a eu des effets pratiques : si, dans les années 1980, environ 20 % barrages pris en compte par la Commission incluaient la participation dans le processus de prise de décision, 10 ans plus tard, ce chiffre passait à 50 %[32]. Depuis le milieu des années 90, la vaste majorité des projets de développement au Ghana sont fondés sur les principes de participation.

En France, les pratiques de concertation et de participation se sont multipliées, comme la recherche s’y rapportant, d’ailleurs. Entre le début des années 80 et 2003, pour résumer les tendances générales dans les thèmes, les problématiques et les approches, on remarque un changement dans les notions centrales aux recherches. Si au début des années 80, les notions de « conflits » (directement liées à celle de patrimonialité) et de « négociation » sont centrales à la recherche, une décennie plus tard, on passe à celles de « concertation », de « consultation » et de « participation » pour ensuite voir apparaître, dix ans après, celle de « consensus ». On retrouve la même tendance dans la recherche québécoise et anglophone.

Jusqu’à la fin des années 70, la question principale est celle de la meilleure conception des aménagements au regard d’un calcul économique. Comme dans le domaine du développement international, la concertation est un thème absent des services de l’État français et des grandes Écoles. La décision est résolument top down. Puis, dans les années 80, la recherche suit le mouvement que l’on constate dans le domaine international, s’efforçant de montrer les limites du discours économique. La notion de conflits est théoriquement structurante, mais elle devient ensuite plus implicite pour céder la place à celle de négociation. Le discours de gestion économique s’érode sous les assauts des demandes « de plus de démocratie ».

Vers la fin des années 80, après la chute du mur, il ne s’agit plus autant de comprendre la nature des conflits et les acteurs impliqués que de trouver une façon de résoudre des différences plus superficielles entre les antagonistes. La négociation apparaît alors comme le lien possible et nécessaire entre démocratie et gestion environnementale[33]. C’est exactement à la même période que l’on voit des pratiques institutionnalisées de consultation et de négociation émerger de façon significative en France, un mouvement largement influencé par le bureau des audiences publiques sur l’environnement du Québec[34], un exemple de l’influence d’un acteur étatique sub-national sur la construction d’un régime national construit par un gouvernement d’un autre pays. Au sein de certaines administrations, comme le ministère de l’Environnement (en France et au Québec) la participation est considérée comme faisant partie intégrante de la prise de décision dans le domaine de l’aménagement du territoire tandis qu’au ministère de l’Équipement français, la participation est vue comme une obligation, à l’exception de quelques rares individus bien placés qui vont promouvoir la recherche et les pratiques de concertation dans ce ministère[35].

On constate donc une propagation des pratiques de ddp dans le domaine des barrages et, ensuite, celles de la concertation dans l’environnement en France, la notion de durabilité n’étant que très peu utilisée tant par la recherche que par l’administration française. Mais cette multiplication des pratiques ne signifie pas l’internalisation des normes de ddp et cela n’explique pas non plus comment ce processus a lieu : comment les acteurs tentent-ils de rendre leurs revendications légitimes aux yeux des autres afin de susciter un changement de régime ? Des éléments de réponses apparaissent, tirés de la littérature et d’entretiens. Parmi les stratégies relevées, on peut citer la menace (désastre écologique, désordre politique, mauvaise publicité et perte des profits), les arguments scientifiques, les droits de la personne, l’opinion publique et les mesures légales (iso 14001)[36]. Les stratégies de financement et de promotion de thèmes de recherche par des individus convaincus et oeuvrant au sein d’institutions ou d’administration, en sont une autre. Le contexte global entre également en jeu, les crises de l’énergie, du pétrole et celle de l’eau jouant un rôle incitatif dans l’amélioration de la conservation[37]. Notons aussi que les recommandations de la cmb elle-même jouent un rôle de propagation, de nombreuses ong citant son Rapport dans leurs arguments. Ses recommandations font explicitement référence à des conventions et à des protocoles internationaux. En France, ce sont plutôt autour des problématiques du risque (en particulier le nucléaire) et des grands aménagements (autoroute, tgv et barrages) que se cristallisent les conflits, la notion de « qualité de vie » prenant une importance toute particulière dans les discours contestataires.

Si le ddp n’est pas encore le régime discursif, il est certain que ses principes sont de plus en plus jugés comme valides et comme la solution légitime aux échecs du développement conventionnel. Ceci nous ramène à la question qui nous préoccupe : alors que la cmb promeut le ddp, en fait, elle ne peut que présumer que ses solutions résoudront les problèmes du développement conventionnel, car il n’existe que très peu d’évaluations du ddp, que ce soit en matière d’impact culturel ou d’efficacité environnementale[38]. Pour certains, le ddp pourrait contribuer aux problèmes qu’il prétend résoudre. Selon Latouche, une critique acerbe du développement conventionnel, le ddp n’est qu’un nouveau paquet renfermant un contenu inchangé[39]. Selon notre recherche de terrain au Ghana, il est même possible que le ddp affecte les valeurs culturelles à plus petite échelle mais de façon plus efficace que le développement conventionnel[40]. Le point soulevé par ces observations est que ce n’est pas autant la « scientificité » des savoirs qui compte que leur légitimité. Mais l’intégration des normes de ddp dans le processus de décision ne montre pas, même si c’est certainement un signe, qu’elles soient devenues légitimes aux yeux des acteurs.

Les barrages, longtemps le domaine exclusif des grands financiers et promoteurs, et l’importance croissante des principes de ddp dans l’environnement en France, un pays longtemps très centralisé, sont d’excellents cas pour ce type de réflexions. Les acteurs sont relativement bien définis, il s’agit d’un domaine spécifique et on fait référence à des textes et à des valeurs précis. De plus, dans les deux domaines, on retrouve les deux mêmes discours en concurrence : le développement conventionnel et celui, en émergence, durable. Ceci permet d’analyser une compétition entre des discours visant soit à devenir soit à demeurer un régime discursif dans un même domaine, le développement. Dans cet espace de concurrence pour l’hégémonie – car on ne peut pas évacuer cette notion complètement –, on arrive à des compromis, on voit émerger des nouvelles règles visant à mettre en oeuvre de nouvelles pratiques et on voit des savoirs auparavant subjugués se disséminer.

Cette situation de compétition entre des discours était étrangère à Foucault, qui n’a jamais analysé le processus par lequel un discours parmi d’autres devient un régime discursif. C’est une lacune majeure de son approche en ce qu’il n’a jamais répondu à la question du processus d’internalisation d’un nouveau discours. Les entretiens effectués tant en France qu’en Afrique sub-saharienne indiquent qu’il y a une internalisation des normes de ddp en cours.

A — Quelques résultats préliminaires

Au Ghana, les acteurs interrogés n’étaient pas d’emblée des adhérents au ddp avant son introduction dans leurs villages, mais pourtant, en cinq ans, certaines de leurs valeurs et certains de leurs comportements avaient effectivement changé. Dans cette recherche, avec observation participative et entretiens (entre juillet et décembre 1999), nous tentions de comprendre les effets d’un petit projet de développement (apport en eau potable et éducation sanitaire, dans deux petites communautés asantes et une dagomba – un projet éco-touristique –, dans le nord-est du pays). Les habitants ont été interrogés sur les changements apportés par le projet dans les relations de pouvoir et les valeurs traditionnelles entre les aînés et les cadets, les hommes et les femmes et entre les chefs et la population.

Notre recherche s’est concentrée sur les thèmes suivants : la vision traditionnelle de ce que constitue une autorité traditionnelle légitime a-t-elle été influencée par certaines valeurs dérivées de la modernité occidentale (fonctionnalisme, rationalité, égalitarisme et individualisme) et véhiculées par le ddp ? Certains résultats sont significatifs pour notre propos. Pour résumer, ces caractéristiques sont devenues le fondement de nouveaux critères de sélection des chefs (les chefs asantes sont élus) ainsi que la nouvelle base morale à partir de laquelle les gens entrent en relation, s’évaluent et se comportent. Bien entendu, les membres des communautés ne sont pas devenus des Occidentaux modernes. Sans entrer dans les détails qui ont été présentés ailleurs[41], il est clair qu’il y a eu en cinq ans seulement, une réelle mais partielle internalisation de nouvelles valeurs politiques et sociales au sein de ces communautés. En somme, il apparaît que le discours du ddp promue par une ong canadienne (Vision mondiale internationale) a été internalisé par des individus vivant dans des villages isolés du Ghana. Il est également clair que ce discours est devenu dans ces villages, le nouveau régime discursif du développement, qu’il tend à se pérenniser : les habitants eux-mêmes y croient, ils le disséminent (les communautés ayant bénéficié des projets de l’ong en parlent à d’autres qui ensuite approchent Vision mondiale) et ils contribuent à ses pratiques (les habitants sont responsables du suivi et de l’entretien du projet). Plus fondamentalement, ils croient en sa justesse morale et en sa vérité et ont changé certains de leurs comportements en conséquence : les femmes, responsables du puits, ont un nouveau statut ; les jeunes n’écoutent plus les aînés ; et la capacité à développer est devenue un nouveau critère d’élection d’un chef. De plus, l’incapacité à développer est devenue raison suffisante pour « détrôner » un chef.

En France, nos entretiens se sont limités jusqu’à maintenant à des acteurs promouvant ces normes. Les difficultés auxquelles certains ont fait face, leur langage et leur engagement visible témoignent de leurs croyances profondes en la valeur et la légitimité des procédures de participation et de concertation. On peut mentionner quelques résultats préliminaires. Primo, les normes de ddp semblent bien répandues et en partie internalisées par les acteurs locaux qui les revendiquent. Nous précisons bien en partie, car nos premières recherches suggèrent que les acteurs sont très stratégiques dans leurs revendications, les considérations financières jouant un rôle en arrière-plan demeurent non explicites, les revendications démocratiques servant alors d’argument stratégique pour obtenir une compensation. Il faut approfondir la question de cette relation entre intérêt personnel et financier et droits démocratiques : une compensation financière acceptée est-elle nécessairement moins démocratique qu’une participation à un processus de décision ?

La prochaine étape sera plus significative car il s’agira d’interroger des acteurs qui, par leur position et leur discours, sont plus réticents à cette forme de développement : promoteurs, financiers, ingénieurs et gouvernements qui craignent, avec raison, que les procédures de concertation et d’évaluation environnementale (pré et post) prennent du temps et coûtent de l’argent. Pourquoi ces acteurs (les premiers groupes ciblés sont des administrateurs au sein du ministère de l’Équipement de la France, de edf et de Hydro-Québec) sont-ils ou semblent-ils en voie d’adopter les normes de ddp ? Agissent-ils simplement en raison de pressions publiques ou légales, d’un environnement de travail, de culture institutionnelle émergente ou ces normes sont-elles en voie de devenir des valeurs ou des vérités à leurs yeux ?

On peut, même à cette étape préliminaire, faire quelques commentaires d’ordre général concernant les trois recherches. Si certains groupes et individus fonctionnent, pensent et mettent en oeuvre des projets à partir des normes de ddp (par exemple, l’Agence canadienne de développement international était critiquée pour ses projets « aberrants », « inappropriés » et « imposés », mais depuis une dizaine d’années, elle fait figure d’autorité en Afrique de l’Ouest), d’autres se voient imposer par des lois nationales et des ententes internationales des procédures qui leur coûtent cher et leur prennent du temps (certaines agences de développement et les constructeurs de barrages, notamment). Certains se demandent même encore ce que ces normes signifient, ne comprenant toujours pas la nature des revendications issues de la société civile. En même temps, même au sein de ces organisations, un chef de département bien placé et qui croit en la valeur des normes de ddp (ou alors qui « sent le vent tourner » et se dit qu’il n’a plus le choix de toute façon) peut alors imposer à son équipe des procédures de participation ou alors il fait venir des « experts » (politologues et autres) pour former son équipe. Il faudra approfondir le rôle de ces individus qui promeuvent un type de développement ne faisant pas partie de leur culture institutionnelle. Il se pourrait que l’individu joue en fait un rôle plus important, même dans les relations internationales, que ce que beaucoup de théories des relations internationales laissent entendre. Une autre question devra être approfondie : le problème de la profondeur de l’internalisation, même si des éléments de réponse sont apparus, certains acteurs ayant accepté des « sacrifices » importants en termes de carrière, de temps et de salaire dans leurs efforts à disséminer des normes de développement démocratiques et écologiques (éducation publique, formation de petits groupes, présentations dans des institutions, actions médiatiques, manifestations, négociations, etc.).

Conclusion

Au niveau théorique, la recherche de terrain devrait permettre de juger de la valeur ajoutée de l’intégration de ces enjeux et du développement d’un cadre d’analyse des régimes qui problématise et met au coeur de son interrogation la question des valeurs et de la légitimité, grâce à une analyse des stratégies et du rôle des acteurs individuels dans la construction d’un nouveau régime. Quelle lumière nouvelle ce type d’approche apporte-t-il à la compréhension de l’émergence, de la persistance et de la fin d’un régime, comparée aux approches néoréaliste et libérale ? C’est notre conviction que la prise en compte de la légitimité dans un tel cadre d’analyse permettra de mieux comprendre le processus d’émergence, de persistance et de fin d’un régime.

Selon l’argument de Hurd, la légitimité est une qualité subjective, la croyance de la part d’un acteur qu’une règle doit être observée en raison de sa substance, sa procédure ou son origine. En termes foucaldiens, une institution, une idéologie, ses règles et ses principes deviennent légitimes lorsque leurs discours ont été internalisés. Les normes deviennent ainsi bonnes, vraies et morales aux yeux des acteurs qui alors pensent et agissent en conséquence. La norme devient une valeur. Dans le domaine du développement, on voit en ce moment deux discours coexistant et promus par différents acteurs locaux, nationaux et internationaux, avec différentes stratégies et contre-stratégies utilisées par chacun. Dans le domaine des barrages, la question clé est la suivante : les promoteurs de barrages commencent-ils à observer les normes du développement durable parce qu’ils le doivent, ou parce qu’ils y croient ? La seule façon de répondre à cette question, et c’est l’enjeu principal de la recherche, est d’aborder de front la question de la légitimité.