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I – Introduction

L’essor des approches constructivistes et la fin de la guerre froide ont donné un nouvel élan aux réflexions sur l’impact de l’identité nationale sur la politique étrangère des États-Unis. Avec la disparition du carcan de la bipolarité militaire et idéologique, les observateurs ont eu naturellement tendance à accorder une place importante aux variables internes dans la définition de la politique étrangère. Le contenu de l’identité américaine sous-tendait déjà les débats sur le rôle des États-Unis au début des années 90, internationalistes et isolationnistes soutenant que le moment était alors propice à la reconstruction de la légitimité de la politique étrangère américaine, soit sur des bases libérales, soit sur des bases nationalistes, mais dans les deux cas davantage conforme à la conception que chacun possédait de l’identité américaine. Si George H. Bush a semblé ignorer ces appels pour, en fin de compte, adopter une politique pragmatique, ses successeurs, après avoir initialement professé un intérêt limité envers les affaires extérieures, exprimèrent leurs objectifs en termes largement wilsoniens lorsqu’il leur fut impossible d’ignorer l’environnement international[1].

La vogue du concept d’identité est telle que théoriciens et praticiens, tous paradigmes confondus, affirment aujourd’hui son importance en politique étrangère : « Depuis plusieurs décennies, la politique américaine s’est concentrée sur la nature de l’identité américaine (…) des changements dans les identités laïques et religieuses ont transformé la politique intérieure américaine, et sont en train de produire des effets visibles sur la politique étrangère américaine », selon Peter Katzenstein et Robert Keohane[2]. Même pour le moins américain des praticiens de la politique étrangère américaine, autrefois vilipendé pour avoir précisément ignoré cet aspect, « En fin de compte, ce qui importe c’est comment les États-Unis se perçoivent[3]. »

Henry Nau, dans un ouvrage récent, soutient qu’on ne peut comprendre ni expliquer la politique étrangère des États-Unis sans faire référence à l’identité[4]. Il considère l’identité nationale (l’image que les Américains ont d’eux-mêmes et de leur pays) comme une variable distincte et indépendante qui, aux côtés de la puissance, définit l’intérêt national et influence les comportements. Cette explication vise donc à compléter et non à supplanter les explications (néo)réalistes classiques. L’identité fournit la motivation nécessaire pour accumuler la puissance et légitime son usage. La notion de légitimité, en effet, est au coeur de l’identité nationale :

L’identité nationale organise et motive la puissance économique et militaire nationale et nous dit dans quels buts politiques les nations légitiment et se servent de leur richesse et de leur puissance. L’identité et la puissance relatives déterminent donc le type de communauté internationale dans laquelle les pays existent ; les intérêts nationaux diffèrent selon les types de communauté[5].

L’identité, lorsqu’elle est claire et largement partagée, sous-tend l’obligation politique et la confiance qu’ont les citoyens envers les institutions nationales. Elle inspire loyauté, effort et vision. Ainsi, l’identité nationale change et redistribue la motivation d’utiliser la puissance nationale, tout comme les moyens militaires et économiques influencent la capacité de le faire[6]. Les sources de cette identité fluctuent dans le temps et peuvent varier d’un pays à l’autre : religieuse, culturelle, idéologique (dominante au xxe siècle), géographique ou nationaliste.

Mais l’apport de Nau se situe davantage sur le plan des relations internationales que de la politique étrangère, car l’identité nationale n’acquiert sa véritable importance qu’en relation avec les identités des autres nations. Selon le degré de convergence de ces identités, l’État (en l’occurrence les États-Unis) n’aura pas la même définition de ses intérêts nationaux face à ces pays[7]. Il se peut, en effet, que ce soit la relation entre la distribution des valeurs (ou les identités) et la fréquence et l’ampleur des conflits, plus que l’impact d’une identité nationale particulière sur le contenu de la politique étrangère d’un pays qui importe[8].

L’argument, cependant, demeure vague et l’application de ce concept à l’étude de la politique étrangère affronte de nombreuses difficultés méthodologiques. Celles-ci portent sur la définition même du concept d’identité et le contenu des identités dites interne et externe qui demeure vague[9], les sources de l’identité collective (interne[10], externe[11] ?), l’unité d’analyse (peut-on parler d’une seule identité nationale ou existe-t-il de nombreuses identités suivant les classes sociales[12], les régions[13], les communautés ?), ou les difficultés d’attribution (entre identité et comportement), avec le risque concomitant de circularité[14].

Le choix des paramètres temporels pour identifier les contours de cette identité et le temps de latence entre caractéristiques identitaires et actions de politique étrangère affectent aussi considérablement les conclusions d’une étude qui relierait simplement identité et actions. Si l’identité collective change lentement, selon la plupart des auteurs, à l’inverse, il est tout aussi malaisé de savoir quand elle n’a pas été en crise dans le cas des États-Unis. En fait, certains historiens ont explicitement relié crise identitaire à comportement externe. Dallek avait déjà soutenu l’existence d’un lien causal entre les bouleversements de l’identité interne (émanant de la transformation d’une société agraire en société industrielle) et une politique étrangère américaine active et impérialiste à la fin du xixe siècle[15]. On pourrait soutenir plausiblement que cette identité était en crise à la fin du xviiie (révolutionnaires contre loyalistes), durant les décennies qui précédèrent la guerre de sécession (qui portait précisément sur la nature de l’identité interne), durant la Première Guerre mondiale (d’où les efforts wilsoniens visant une redéfinition des fondements de la politique étrangère), certainement durant la grande dépression, puis à partir des années soixante. Cette dernière crise durerait maintenant depuis une quarantaine d’années. Denis Lacorne a soutenu la thèse d’une crise identitaire identifiée comme centrée, cette fois-ci, autour du débat entre assimilation et multiculturalisme[16], proposition que l’on retrouve aussi chez Nau pour qui trois identités sont en compétition pour fonder l’identité collective américaine : la démocratie libérale et son accent sur la liberté individuelle et l’égalité des droits et des opportunités, le multiculturalisme et le nationalisme (nativism) – culture, langue, territoire, etc.[17]. Au lieu d’étudier la relation entre le contenu de l’identité et la politique étrangère, il serait peut-être préférable d’étudier la relation entre crise identitaire et politique étrangère, les périodes de crise semblant autrement plus longues que les périodes de stabilité… Comment alors établir logiquement un lien causal entre la définition de l’intérêt national et l’identité, si cette dernière est continuellement en état de crise, à moins de faire l’hypothèse que la définition de l’intérêt national, ou les actions de politique étrangère, sont un moyen de privilégier telle ou telle conception de l’identité nationale, c’est-à-dire étudier le caractère instrumental de ce concept ?

Si la notion d’identité est floue, si elle est constamment en crise, si chaque dirigeant peut faire appel à une panoplie de concepts liés à l’identité collective afin de justifier son action (la paix pour Clinton ou la sécurité absolue pour George W. Bush)[18], et si d’autres variables rendent tout autant compte des variations observées, quelle est l’utilité de s’interroger sur la relation causale possible ? Comment une image commune fondée sur l’exceptionnalisme américain et le moralisme peut-elle nous aider à expliquer les changements profonds d’orientation ou de moyens utilisés en politique étrangère (l’attitude face à l’usage de la force, en particulier une politique de préemption[19] ; l’internationalisme de l’après-guerre froide ; l’unilatéralisme de George W. Bush[20]) ? Si à la fois Clinton et Bush peuvent faire appel aux valeurs traditionnelles américaines afin de justifier l’usage de moyens très différents pour renforcer la démocratie dans le monde, on pourra toujours soutenir que l’identité interne prescrit l’orientation générale (promotion de la démocratie) mais son utilité demeurera néanmoins limitée. D’autres variables pourraient alors être plus prometteuses.

Dans ce contexte, il semblerait souhaitable de s’interroger sur la notion inverse : sous quelles conditions les variables identitaires peuvent-elles jouer ? En période de crise externe et d’incertitudes identitaires, l’identité pourrait être instrumentalement significative. Dans ces conditions, dans quelle mesure la définition de l’intérêt national et l’action extérieure sont-elles des instruments de (re)construction ou de renforcement de l’identité interne ? Parmi les multiples conceptions de l’identité qui sous-tendent le débat national sur les priorités de la politique étrangère, quelle conception de l’identité est avancée ? Enfin, qui la véhicule ?

II – Hypothèses de recherche

Les remarques précédentes conduisent à formuler deux hypothèses principales reliant choc externe, identité et intérêts :

H1 : les surprises extérieures (qui accroissent l’incertitude et remettent en cause les schémas de comportement établis) conduisent à une réaffirmation de l’identité interne (H1a) et à une transformation de l’identité externe (H1b)

H1a dérive des théories sociologiques classiques de l’identité. Pour Dallek[21] comme pour Campbell[22], par exemple, les opérations militaires deviennent instruments de consolidation identitaire collective, ou plutôt d’affirmation d’une identité parmi plusieurs formes en compétition. Selon Campbell, l’identité américaine s’est forgée autour du rapport d’opposition à l’autre, depuis la guerre d’indépendance jusqu’à la guerre froide. La dénonciation du système communiste permet la réaffirmation des valeurs et du système américains mis à mal par la dépression et sert un discours qui trace une limite claire entre le bien et le mal, le civilisé et le barbare, le normal et le pathologique. La confrontation à l’autre reproduit certains schèmes et en crée de nouveaux qui deviennent la colonne vertébrale de l’identité américaine, et parallèlement de la mise en place d’une politique étrangère.

De nombreux travaux de psychologie appliquée à l’étude de la politique étrangère américaine ont montré que les leçons tirées de l’expérience étaient d’autant plus fortes que l’événement affronté allait à l’encontre des attentes dominantes. Le cas le plus patent est celui de Pearl Harbor qui a entraîné une réaffirmation (ou une reconstruction) des valeurs nationales (afin de faciliter la mobilisation du pays) et un changement rapide de l’identité externe. On pourrait en citer d’autres : la prise de pouvoir des communistes en Tchécoslovaquie en 1947 (qui a initié une révision profonde de la politique américaine dans la région et une redéfinition de la nature de la menace liée à la conjonction de capacités militaires importantes et d’une idéologie différente, avec le souci premier de diminuer les vulnérabilités), la prise de pouvoir par Mao en 1949, la guerre de Suez de 1956, la crise des missiles de Cuba de 1962, les concessions de Gorbatchev, l’intervention en Somalie. Chafetz et al. insistent sur l’impact des chocs sur la transformation des identités (sans préciser s’il s’agit d’identité interne ou externe). « Des événements relativement rapides et traumatiques peuvent amener un individu ou une entité collective à ajouter de nouvelles identités, ou à changer l’ordre d’importance de celles qui existent. Des États qui sont jetés tout d’un coup dans de nouveaux rôles ou de nouveaux environnements peuvent changer de façon radicale l’ordre de leurs priorités[23]. » En général, les bouleversements extérieurs accroissent l’incertitude à laquelle font face les décideurs qui s’efforceront alors de la réduire tout en maximisant l’autonomie de l’État sur la scène internationale. Nau, pour sa part, établit un lien direct entre la Deuxième Guerre mondiale et la guerre du Vietnam d’une part, et les changements d’identité d’autre part (en association avec des variables internes qu’il privilégie[24]). On pourrait donc s’attendre à ce que le 11 septembre ait entraîné une profonde réflexion sur la nature des valeurs et institutions américaines et sur les priorités de politique étrangère, menant à des leçons d’autant plus intégrées au système cognitif des élites politiques qu’elles furent le produit de surprises.

H2 : La définition de la menace et les choix de politiques adoptés pour y faire face reflètent une certaine conception de l’identité que le messager tente de faire accepter à la communauté politique (polity).

« Les identités constituent la base des intérêts » selon Wendt[25]. Hall postule un lien direct entre les intérêts des sociétés, quelle que soit la forme institutionnelle d’action collective qu’elles utilisent pour les exprimer, et la perception qu’elles ont d’elles-mêmes[26]. Pour Hopf, également, les identités possèdent un potentiel d’explication de l’origine des intérêts bien plus riche que les approches rationnelles[27]. Cette hypothèse fait en partie référence à la ‘logique d’opportunité’ (logic of appropriateness), selon laquelle l’identité définit des rôles qui eux-mêmes imposent des comportements : « L’identité fournit des rôles socialement opportuns que les acteurs jouent et qui sont ‘tenus pour acquis’[28]. »

Afin d’explorer ces hypothèses, l’étude fait appel au cas du 11 septembre 2001[29] et repose sur une analyse de contenu qualitative des principaux discours du président George W. Bush, du vice-président Cheney, du secrétaire d’État Powell et du secrétaire à la Défense Rumsfeld entre le 11 septembre 2001 et le 11 septembre 2002. Si l’identité est une variable prometteuse, le discours national devrait invoquer des aspects identitaires afin de donner un sens aux évènements, justifier des préférences et définir des normes de comportement. Trois questions principales serviront à interroger les textes : i) Comment l’évènement est-il interprété ? Conduit-il à une remise en question ou à l’affirmation de certains aspects identitaires de « l’Amérique » ? ii) Sur quelle définition de la sécurité la politique américaine doit-elle se fonder ? iii) Sur quelles bases fonder la légitimité de la politique étrangère ? Si l’identité possède une valeur explicative potentielle, nous devrions observer : i) que l’évènement est vu comme une surprise qui remet en question les schémas de pensée traditionnels ; ii) que les discours accordent une grande place aux référents identitaires dans l’évaluation de la nature de l’évènement ; iii) l’articulation d’un rôle nouveau (transformation de l’identité externe) ; iv) l’articulation d’un rôle justifié par des référents identitaires ; v) une définition de la sécurité qui renforce les éléments identitaires internes tels que véhiculés par le parti au pouvoir ; vi) une définition de la légitimité qui renvoie aux principes de légitimité internes[30] ; et vii) l’absence de contradictions entre les discours des principaux dirigeants. Les locuteurs et le nombre de discours étudiés sont les suivants : George Bush (26), Richard Cheney (7), Donald Rumsfeld (10) et Colin Powell (8).

III – L’affirmation des aspects identitaires de « l’Amérique » après le 11 septembre

À la base, l’identité fait référence à l’autoreprésentation (self-image) et constitue une réponse à la question implicite : « qu’est-ce que l’Amérique ? (et non les États-Unis)? Que représente-t-elle ? Quels sont les fondements de la société américaine (ses valeurs, son histoire, ses caractéristiques culturelles ou ethniques communes, son système politique, son territoire) ? L’objet de cette première interrogation est d’identifier : i) dans quelle mesure le 11 septembre a conduit les dirigeants à faire appel à des référents identitaires afin d’interpréter l’événement et de justifier les réponses à y apporter, et ii) la nature de l’identité dont les dirigeants font la promotion.

Une attaque contre l’identité américaine – Si l’Amérique (plus que les États-Unis) est une cible, c’est ce que l’émancipation humaine qu’elle symbolise représente une menace aux yeux des terroristes « barbares », « parasites », « sans scrupules », « ennemis de la religion et de la civilisation » et « dévorés d’une folie ambitieuse ». Dès le départ, le président Bush choisit d’interpréter cet attentat non comme une attaque contre la politique américaine (de soutien au régime saoudien, par exemple), ni comme une tentative d’impressionner une tierce partie, mais comme une attaque contre les fondements de la démocratie américaine et le peuple américain qui l’incarne : « L’Amérique a été choisie comme cible de cette attaque parce que nous sommes le phare de liberté et de possibilité d’avancement le plus brillant au monde. Et personne n’empêchera cette lumière de briller[31]. » Ces attaques sont le fait d’un ennemi séculaire et protéiforme : celui qui nie aux peuples le droit à la liberté et que l’Amérique a combattu tout au long de son histoire :

Dans notre pays, on se demande pourquoi quelqu’un détesterait l’Amérique. C’est parce que nous aimons la liberté, voilà pourquoi. Nous aimons l’idée qu’en Amérique les gens libres peuvent vénérer un Dieu tout-puissant comme bon leur semble. Nous tenons à la liberté des gens de dire ce qu’ils pensent dans ce pays. Nous tenons à une presse libre. Nous tenons à la liberté. Et plus nous tenons à la liberté, plus ils nous détestent. Voilà pourquoi. Voilà pourquoi l’ennemi existe toujours[32].

La cible n’est pas innocente : c’est l’identité américaine elle-même qui a été attaquée car elle représente une menace pour les forces du Mal.

L’Amérique profonde : religieuse, idéologue, nationaliste – Un vocabulaire et des références religieux permettent, par contraste, d’éclairer la nature de cette identité. Ces attaques sont l’oeuvre du Mal (« Aujourd’hui, notre nation a vu le mal, le pire absolu de la nature humaine ») qui ne peut s’attaquer qu’à son opposé, le Bien (« Et nous avons répondu avec le meilleur de l’Amérique[33] »). « Aucun d’entre nous ne souhaiterions jamais le mal que l’on a fait à notre pays, pourtant nous avons appris que du mal peut venir un grand bien[34]. » Le président demande l’aide de Dieu et à ses concitoyens de prier pour que Dieu leur donne le courage de surmonter cette épreuve. Le Psaume 23 est cité dès le 11 septembre afin de donner courage à la population.

Les États-Unis sont donc à nouveau mis à l’épreuve par la Providence et entreprennent une nouvelle mission (terme qui reviendra souvent), dont l’issue ne fait aucun doute. Le 11 septembre est une épreuve, imposée non pas comme un châtiment, contrairement à l’opinion de quelques intégristes prompts à blâmer une société en perdition, mais comme l’occasion de justifier une fois de plus l’exceptionnalisme et les vertus d’un peuple élu. Ces attaques ne peuvent toucher les fondements du pays[35] mais permettent un retour aux valeurs fondamentales qui ont fait la grandeur de la nation américaine : une idéologie politique progressiste, universelle et humaniste fondée sur la liberté (d’expression, de l’individu, de culte), sur le respect de la vie et sur la tolérance qu’il est aisé d’opposer à l’obscurantisme adverse[36] ; une nation forte, unifiée, tolérante, respectueuse et patiente forgée par ses valeurs et qui ne pliera pas devant sa mission[37].

Ces attaques permettent donc de réaffirmer face au monde « un renouveau de l’esprit de fierté et de patriotisme[38] ». L’Amérique, comme son Président lorsqu’il devint évangéliste, renaît, notion qui revient souvent dans le discours : « Aujourd’hui est un temps de redécouverte, d’héroïsme et de sacrifice et de devoir et de patriotisme. Ce sont les valeurs fondamentales de notre pays, et elles sont en train de se renouveler[39]. » Une société à la dérive retrouve ses repères et son unité par-delà les divisions ethniques ou économiques. Ces événements servent à réaffirmer une certaine identité fondée sur le devoir de mémoire[40] et la solidarité[41].  Plus que ses institutions, c’est son peuple (et les formes armées qu’il constitue), autant que ses valeurs, qui fait la force de l’Amérique : « La force de notre pays n’est pas les couloirs du gouvernement. La force de notre pays est le peuple[42]. »

Les autres hauts dirigeants américains reprennent les mêmes thèmes. Pour Donald Rumsfeld, les attentats ont touché l’identité américaine, ses valeurs et tout ce qui définit les États-Unis[43]. Dick Cheney insistera sur le renouveau du patriotisme américain et sur le fait que l’attaque vise à la fois un peuple et les idéaux qu’il incarne. Là aussi, l’attentat est l’occasion de réaffirmer la grandeur de l’Amérique et sa mission première. Puisque l’Amérique incarne les aspirations de l’Humanité, la lutte contre le terrorisme, loin d’être une vengeance, est une lutte pour la liberté et la sécurité des peuples de tous les pays. Cette attaque, en ciblant les États-Unis, les a investis d’une responsabilité nouvelle qui ne leur est pas dévolue par hasard. Car les États-Unis ont des atouts uniques : le caractère du peuple, la force de ses idéaux, sa puissance militaire, le tout soutenu par une économie énorme[44]. Le secrétaire d’État, pour sa part, réaffirmera la communauté d’intérêts entre le peuple américain et tous ceux qui aspirent à faire face aux tentatives des terroristes de les diviser, au point de paralyser la politique étrangère américaine. Loin de diviser la société américaine, les attaques du 11 septembre ont réussi non seulement à consolider l’unité du peuple américain, mais encore à le rapprocher des autres peuples[45].

Powell et Rumsfeld auront tendance à articuler une identité américaine moins « nationaliste » et plus idéologique : la démocratie, la libre entreprise, l’autonomie de l’individu, les droits de la personne, la dignité de chacun, pour Powell ; la sécurité, la liberté du culte, la paix, la prospérité pour Rumsfeld[46]. Loin de susciter une remise en question des valeurs américaines et du rôle des États-Unis dans le monde, le terrorisme ne fait que les réaffirmer : « Car nous n’assouplirons pas nos exigences, et nous n’abandonnerons pas l’intérêt, fondé sur des principes, que nous portons pour les droits de l’homme, les gouvernements responsables, les marchés libres, la non-prolifération, le règlement des conflits. Nous croyons qu’un monde de démocratie, monde où tous ont la possibilité de se réaliser, monde de stabilité est un monde où le terrorisme ne peut se développer[47]. »

IV – Sur quelle définition de la sécurité la politique américaine doit-elle se fonder ?

« C’est un fait froid et brutal » dira Bush, le 21 août 2002, « que les États-Unis vivent dans un environnement aujourd’hui, au 21e siècle, très différent de celui d’avant le 11 septembre[48]. » Les attaques terroristes ne furent pas une aberration mais l’annonce d’un monde nouveau et d’un changement fondamental dans la situation de sécurité des États-Unis.

La décision est rapidement prise de présenter la menace dans le cadre d’une guerre d’un genre nouveau qui requiert l’unité du peuple, la mobilisation des ressources de l’État, la remise en cause des libertés individuelles et une nouvelle définition de l’identité externe. Cette menace a deux volets : les motivations et actions de groupes terroristes et la vulnérabilité américaine.

A — Éliminer l’ennemi extérieur

La principale menace à la sécurité américaine devient le phénomène du terrorisme et non seulement certains mouvements terroristes[49]. Peu importe les objectifs ou les causes profondes de l’acte terroriste : le 31 octobre 2001, Powell souligne que l’on ne peut pas être pour une sorte de terrorisme et contre une autre[50]. On doit être contre LE terrorisme. Le 19 septembre 2001, Bush affirme qu’il faut tout faire pour se défendre contre les activités terroristes. « Ce n’est pas une guerre contre un individu en particulier, et ce ne sera pas une guerre contre une seule organisation. C’est une guerre contre les activités terroristes. Notre nation doit faire tout ce qu’elle peut pour protéger la patrie, et c’est ce qu’elle fait[51]. » Pour ce faire, la meilleure façon d’agir est d’aller chercher les terroristes là où ils se trouvent, de couper leurs sources de financement et de les rendre responsables de leurs actes. L’analogie historique est celle des grandes luttes contre le nazisme et le communisme. C’est un combat manichéen et apocalyptique : on ne compose pas avec le Mal, on le combat jusqu’au bout et sans merci :

Aujourd’hui, notre liberté est à nouveau menacée. Comme les fascistes et les totalitaires avant eux, ces terroristes – Al Qaïda, le régime des talibans qui les soutient, et d’autres groupes terroristes à travers le monde – tentent d’imposer leurs positions radicales par la menace et la violence. Nous assistons à la même intolérance à l’égard de la contestation; aux mêmes ambitions folles de domination globale; à la même détermination brutale de contrôler chaque vie et tout ce qui est la vie (…) Aucune nation ne peut être neutre dans ce conflit, parce qu’aucune nation civilisée ne peut se sentir en sécurité dans un monde menacé par la terreur (…) Nous ne combattons pas contre l’Islam, nous combattons contre le mal[52].

Il n’y aura aucune rencontre au sommet, aucune négociation avec des terroristes. Ce conflit ne peut que se terminer par leur destruction totale et permanente[53].

Le Mal, ce n’est donc pas simplement Al Qaïda, c’est le terrorisme lui-même. Bush parle de « menace sombre », de « haine », d’« holocauste », de « catastrophe » à venir si rien n’est fait, d’un « syndicat d’ennemis » (comme le fut le crime organisé), ce qui suppose un engagement à long terme de la Nation : « …nous ne nous arrêterons pas tant que justice n’aura pas été rendue et que notre nation ne sera pas en sécurité[54] ». Les terroristes, par définition, récusent les valeurs qui fondent la société et le progrès de l’Humanité, donc la civilisation : « C’est pour cela que le Président a dit au monde que c’est plus que l’Amérique, c’est plus qu’Al Qaïda, c’est le terrorisme sous quelque forme que nous le trouvions à travers le monde. C’est une menace contre le 21e siècle. C’est une menace contre la civilisation[55]. »

Cette politique se précise lorsque, le 27 septembre 2001, George Bush annonce qu’elle doit viser non seulement les mouvements terroristes mais aussi être dirigée contre les pays qui les soutiennent. « La nouvelle guerre n’est pas seulement contre les suppôts du mal, eux-mêmes ; la nouvelle guerre est contre ceux qui les abritent, les financent et les nourrissent[56]. » Ce qui deviendra la « doctrine Bush » le 17 octobre 2001 et qui reviendra dans la plupart des discours, apparaît dès le 15 septembre 2001 et rappelle le principe de complicité criminelle active en droit interne américain : « Nous appliquons la doctrine qui dit ceci : si vous abritez les terroristes, vous êtes coupable de terrorisme. Et comme pour les terroristes, nous vous tiendrons responsables[57]. »

L’ennemi potentiel, ce ne sont donc pas uniquement les mouvements terroristes millénaristes mais aussi les États avec lesquels ils pourraient s’allier. Le Mal passe donc de Al Qaïda au terrorisme et du terrorisme à des États, le fameux axe du Mal : « Notre deuxième but est d’empêcher les régimes qui soutiennent la terreur de menacer l’Amérique ou nos amis et alliés avec des armes de destruction massive. Des États comme ceux-là, et leurs alliés terroristes, constituent un axe du mal, qui s’arme pour menacer la paix du monde[58]. » Il n’est pas besoin que ces États présentent une menace immédiate ou qu’ils aient déjà protégé de tels mouvements, leur passé même définit leur menace potentielle :

Une des pires choses qui pourrait arriver aux peuples qui aiment la liberté, que ce soient les États-Unis ou nos amis ou nos alliés, est de permettre à des nations qui ont une histoire sombre et un passé peu reluisant sur le plan du développement d’armes de destruction massive, comme les armes nucléaires, les armes chimiques ou les armes biologiques, et qui pourraient être délivrées, par exemple, par un missile de longue portée, de faire partie d’un réseau terroriste. Et de telles nations, il en existe dans le monde[59].

La définition de la menace s’élargit progressivement : de Al Qaïda à tous les mouvements terroristes, des mouvements terroristes aux États qui les protègent, de ces derniers aux États qui développent des armes de destruction massive[60] et ont violé les libertés fondamentales de leurs citoyens ou la souveraineté de leurs voisins. La civilisation même est en jeu. Et la responsabilité des États-Unis est de protéger ses amis et alliés, voire la civilisation en anticipant les menaces à venir et en agissant rapidement pour les prévenir[61]. Ceci suppose des moyens d’intervention à l’étranger accrus et la volonté de les employer[62].

Le nouveau défi dépasse de loin la capacité de pourchasser les terroristes là où ils se trouvent; le défi majeur est l’adaptation aux surprises. Les 3 et 4 octobre 2001, Rumsfeld affirme qu’on a besoin de nouvelles stratégies et de capacités accrues pour assurer la paix et la sécurité :

Un avenir où de nouveaux ennemis nous apporteront de la violence par des moyens effrayants ; un avenir où nos villes deviennent des champs de bataille et notre peuple une cible ; un avenir où de plus en plus d’adversaires posséderont la capacité de porter la guerre jusqu’à nous ; un avenir où les anciennes méthodes de dissuasion ne suffisent plus et où des stratégies et des capacités nouvelles seront nécessaires afin d’assurer la paix et la sécurité.

Il faut s’adapter aux nouvelles réalités du xxie siècle : les dangers auront des origines et des formes surprenantes, et la menace sera diffuse :

S’adapter à la surprise – s’adapter vite et de façon décisive – doit donc être la condition de la planification. La leçon du 11 septembre n’est pas que le terrorisme est la nouvelle menace prévisible du 21e siècle – le faire croire pourrait être une erreur terrible et nous exposer à des défis différents au cours de la prochaine décennie. (…) Ces derniers pourraient comprendre les cyberattaques, les armes conventionnelles avancées, les missiles balistiques, les missiles de croisière et les armes nucléaires, chimiques et biologiques de destruction massive qui visent à frapper notre peuple et notre mode de vie[63].

L’impact du 11 septembre sur l’identité américaine est profond. Bien sûr, les Américains savaient depuis 1949 que leur territoire était potentiellement vulnérable à une attaque nucléaire massive ; la sécurité fournie par les océans avait de facto disparu. Mais cette menace demeurait théorique. Le 11 septembre a démontré aux dirigeants et au peuple américains la réalité de cette situation. Ce qui avait été à la base de la République et de l’essor américain n’est plus ; la doctrine Adams est morte. Le 29 janvier 2002[64], Bush avoue que le pays n’est plus protégé par les océans. Les États-Unis deviennent un pays comme les autres. Mais leur puissance et leur définition de la menace induisent non pas une simple volonté de se protéger par des mesures internes, mais une intervention extérieure. Le monstre est venu à l’Amérique et l’Amérique ira à l’étranger le détruire[65]. La position de John Quincy Adams guida la politique étrangère américaine jusqu’à Woodrow Wilson et constitue encore la pierre angulaire de la position des néo-isolationnistes qui insistent sur l’exemple que doivent représenter les États-Unis (the shining city on the hill) et sur le danger qu’elle perde son âme en cherchant à imposer ses valeurs au monde entier. Mais en 1821 la république était relativement faible et, après la guerre de 1812 et surtout la proclamation de la doctrine Monroe en 1823, n’était plus menacée. Aujourd’hui, le pays a des intérêts dans le monde entier, a été directement attaqué et représente la puissance dominante. Le pays ne peut se réfugier derrière sa position géographique mais doit être proactif :

Les vastes océans ne protègent plus l’Amérique. Seules des actions vigoureuses à l’étranger et une vigilance accrue chez nous nous protégent des attaques (…) Je n’attendrai pas la suite des événements alors que les dangers se préparent. Je ne resterai pas immobile à l’approche du péril. Les États-Unis d’Amérique ne permettront pas que les régimes les plus dangereux au monde nous menacent avec les armes les plus destructives qui soient[66].

Rumsfeld ressuscitera donc la conception de la menace du Pentagone (qu’avait déjà tenté d’imposer Caspar Weinberger) fondée, non sur les motivations ou les comportements, mais sur les capacités, du moins les capacités des États dont l’identité interne est différente de celles des États-Unis. Au lieu de se concentrer sur la nature de l’adversaire, il faudrait s’interroger sur son comportement possible :

La planification de la défense doit passer d’un modèle fondé sur les menaces, qui a dominé la façon de penser dans le passé, à un modèle fondé sur les capacités. (…) Ce dernier modèle met l’accent sur la façon dont un adversaire pourrait se battre plutôt que directement sur la nature de l’adversaire ou sur l’endroit où une guerre pourrait surgir. Il reconnaît qu’il ne suffit pas de se préparer à de grandes guerres conventionnelles dans des théâtres lointains. Les États-Unis doivent, au contraire, identifier les capacités dont ils ont besoin pour dissuader et vaincre des adversaires qui compteront sur la surprise, la duplicité et la guerre asymétrique pour atteindre leurs objectifs[67].

Arnold Wolfers avait, en son temps, opposé les politiques étrangères mues par la nécessité (puissances européennes continentales) à celles mues par le choix (Royaume-Uni, États-Unis). Depuis le 11 septembre, on n’a plus le choix d’intervenir ou non dans les conflits étrangers :

Le président Bush comprend, comme tous les futurs présidents devront aussi le comprendre, que nous faisons face à une forme totalement nouvelle de menace à notre sécurité. L’expérience du 20e siècle avait enseigné aux Américains que la guerre était quelque chose qui se passait outre-mer. Il y avait le théâtre des opérations d’un côté et l’arrière, de l’autre. Nous ne jouissons plus de ce luxe. Les événements laissent peu de place à la discussion. Le 11 septembre ne nous a pas laissé le choix ou non de faire la guerre. Ce jour-là, c’est la guerre qui est venue à nous[68].

B — Réduire la vulnérabilité américaine

Le deuxième volet de la politique de sécurité vise à réduire les vulnérabilités américaines, mais ce point demeure peu développé et apparaît parfois opportuniste. C’est le cyberterrorisme et surtout l’énergie. C’est ainsi que le 17 octobre 2001 Bush mentionne le besoin d’une politique d’énergie indépendante. Ce point est aussi mentionné par Cheney en novembre 2001[69] et par Bush dans les discours du 16 février et du 1er mars 2002. Notons que le problème est davantage défini en termes d’offre (et donc d’accès au pétrole) que de demande.

La vulnérabilité réside aussi dans la nature même de la société américaine, ouverte et démocratique. Bush est bien conscient du dilemme qu’implique la recherche de la sécurité absolue : une violation possible des libertés internes qui fondent l’identité américaine ou une grave vulnérabilité à de nouvelles catastrophes. Les mesures nécessaires pour réduire cette vulnérabilité comprennent une réorganisation institutionnelle (création de l’Office of Homeland Security en novembre 2001, puis du Department of Homeland Security et du Homeland Security Council en juin 2002) et des mesures législatives visant à déjouer les menaces potentielles. Toutes ces mesures modifient l’identité, comme le suggère Cheney : « Plusieurs des mesures que nous avons été obligés de prendre maintenant deviendront permanentes dans la vie américaine. Elles représentent une compréhension du monde tel qu’il est et des dangers contre lesquels nous devons nous protéger, peut-être pendant des décennies à venir. Dans mon esprit, il s’agit d’une nouvelle normalité[70]. »

V – Sur quelles bases fonder la légitimité de la politique de sécurité ?

Pour Nau « L’identité nationale est l’idée principale sur laquelle une nation accumule et légitime l’utilisation de la force létale[71]. » La définition de l’identité interne qu’utilise Nau repose donc sur les fondements de la légitimité de l’usage de la force à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Les États sont en concurrence avec les autres États, non seulement pour la puissance mais aussi pour la légitimité, c’est-à-dire la capacité de faire accepter une certaine distribution de puissance comme juste. Dans le cas qui nous préoccupe, c’est le droit d’entreprendre une campagne contre le terrorisme et les États jugés complices. Cette légitimité repose sur plusieurs bases : i) la nature de l’acte terroriste, ii) la nature de l’ennemi, iii) les valeurs américaines (identité interne), iv) les responsabilités américaines (identité externe).

La nature de l’acte terroriste – La légitimité de la politique étrangère se base d’abord sur la responsabilité morale du gouvernement américain envers son peuple et sur le fait que les terroristes ont déclaré la guerre aux États-Unis en commettant les actes du 11 septembre. Puis dès le 15 septembre 2001, Bush soulève le fait que « des douzaines de pays » ont perdu des citoyens lors des attentats et peuvent donc en conclure qu’ils ont aussi été ciblés. Le combat est donc celui des nations civilisées contre les autres.

La nature de l’ennemi – Ce qui s’est produit aux États-Unis pourrait se reproduire n’importe où dans le monde. Le terrorisme est un phénomène qui dépasse les frontières[72]. Les États-Unis agissent donc pour le bien commun et rejettent le lien entre leurs politiques et les actes terroristes. Ils font plutôt un lien entre ce qu’ils représentent, leur identité, et ces actes. Dès le 19 septembre 2001, Bush affirme que la guerre ne vise pas simplement une entité spécifique ou une seule organisation. Elle n’est pas non plus dirigée contre les Musulmans ou les Arabes, mais contre les « personnages malfaisants » qui s’en prennent aux innocents.

Valeurs – Comme on l’a vu, les arguments amenés par le Président sont surtout moraux[73]. Le 6 novembre 2001, il évoque la menace posée à la liberté, l’imposition de valeurs radicales par la violence et la menace. Le terrorisme a une idéologie commune, la haine de la liberté. De par leurs actions, ces mouvements violent les principes dont ils se réclament : « Nous faisons face à un ennemi qui a une ambition impitoyable, sans aucune contrainte juridique ou morale. Les terroristes méprisent les autres religions et ont souillé la leur. Et ils sont décidés à étendre l’échelle et la portée de leurs assassinats[74]. »

La légitimité des actions américaines procède aussi des valeurs qu’elles cherchent à avancer. Le 27 septembre 2001, Bush suggère qu’il faut utiliser tous les moyens et les ressources disponibles pour promouvoir la justice. Les États-Unis ont une nouvelle mission qui s’impose à eux et au monde et dont les objectifs transcendent la politique : « Cette coalition existera pour accomplir la mission, et je peux vous assurer que cette mission ne changera pas pour accommoder quelle coalition que ce soit[75]. » Les objectifs de la mission, la protection des générations présentes et futures contre la peur et le chaos, justifient cet engagement :

Nous agissons pour nous défendre et pour délivrer nos enfants d’un avenir rempli de crainte. Nous choisissons la dignité de la vie à la culture de la mort. Nous choisissons le changement dans la légalité et le désaccord civil à la coercition, la subversion et au chaos. Ces engagements – l’espoir et l’ordre, le droit et la vie – unissent les gens à travers les cultures et les continents. De ces engagements dépendent toute paix et tout progrès. Pour ces engagements, nous sommes décidés à nous battre[76].

Il existe, enfin, des fondements juridiques à l’action américaine. Le droit international accorde aux États-Unis le droit de légitime défense, ce qui justifie les opérations militaires en Afghanistan[77], et le Conseil de sécurité de l’onu, par la résolution 1373, fait du combat américain le combat des nations civilisées[78]. Powell, pour sa part, évoque le fait que l’article 5 de l’otan ait été utilisé pour la première fois dans l’histoire de l’alliance et que le traité de Rio et le traité anzus aient été invoqués[79]. La légitimité morale engendre même la légalité internationale :

Mr. Russert : Pouvons-nous dire au gouvernement afghan : « Vous abritez quelqu’un qui fuit la justice. Livrez-le dans les 48 heures, sinon nous viendrons le chercher » ?

V-P Cheney : Nous pourrions dire cela.

Mr. Russert : Légalement ?

V-P Cheney : Et bien, légalement, sans aucun doute. Le Président a dit très clairement qu’abriter des terroristes c’est accepter, en fait, une certaine culpabilité pour les actes qu’ils commettent[80].

Mais l’aval de l’onu est en fait secondaire. Pour Cheney, par exemple, l’acte terroriste justifie l’action unilatérale :

répondre, par exemple, en se rendant aux Nations Unies pour faire adopter une résolution du Conseil de sécurité de l’onu semblait insuffisant ; quand nous parlons d’une attaque contre le territoire des États-Unis, quand nous parlons d’une organisation, qui, nous le savons maintenant, a cherché de façon active et agressive à acquérir des armes nucléaires et des armes biologiques et des agents chimiques, et qui, nous le savons, planifie d’autres attaques contre les États-Unis – ce n’est pas vraiment quelque chose dont on peut débattre devant un forum international[81].

Identité externe Hormis les références aux idéologies totalitaires du xxe siècle, les discours contiennent relativement peu d’allusions au rôle externe historique de l’Amérique. Par implication, il incombe aux États-Unis, aujourd’hui comme hier, de jouer un rôle dirigeant dans la lutte contre le Mal, pour trois raisons principales : leur statut de victime, leur statut moral qui les rend membres d’une communauté de sécurité, et leur puissance. Ces trois éléments font des États-Unis le leader naturel de la nouvelle mission antiterrorisme.

Le conflit étant moral, neutralité et immunité sont impossibles : « Ou bien vous êtes avec nous, ou bien vous êtes avec les terroristes[82]. » Leur triple statut permet aux États-Unis d’exiger la coopération universelle : « nous demandons aux nations de se présenter et de se faire compter. Il faudra qu’elles se décident. Vont-elles se ranger du côté des États-Unis et croire en la liberté, la démocratie et la civilisation, ou vont-elles être du côté des terroristes et des barbares[83] ? ». L’ami est la victime du terrorisme ou le pays qui combat aux côtés de l’Amérique. L’ennemi, c’est celui qui soutient, tolère ou ne fait rien contre le terrorisme, que ce dernier vise ou non les États-Unis.

Le moyen le plus approprié pour lutter contre le terrorisme est la force et non la diplomatie ou le développement ou la promotion des valeurs démocratiques. Sauf dans le cas d’Israël, il ne s’agit pas de réfléchir sur les causes profondes qui permettent aux mouvements terroristes de se développer, car une telle ligne de pensée court le risque de justifier des actes barbares. La seule victoire politique est celle qui facilite la campagne antiterroriste, la formation d’une coalition universelle contre le terrorisme, par exemple.

Conclusion

Cette étude avait pour principal objectif d’explorer l’utilité potentielle de deux hypothèses liées à l’influence de l’identité sur la politique de sécurité américaine après le 11 septembre. Même si elle n’avait pas pour but d’analyser le contenu de la politique étrangère ou de sécurité américaine, ni d’identifier rigoureusement le système de croyance ou la vision du monde des dirigeants, elle comporte des limites importantes.

La plupart des études sur les rapports entre identité et intérêt national restent vagues sur la nature du problème empirique à élucider. Quelle anomalie cherche-t-on à expliquer et à éclairer à l’aide de cette approche ? Cette étude ne fait que suggérer un nombre de puzzles possibles tels que l’élargissement de la définition du problème ; l’acceptation facile, aussi bien par les élites que par la population, de l’idée que cette attaque était une attaque contre les valeurs et institutions américaines ; la contradiction entre la caractérisation de l’identité et les actions de politique intérieure et extérieure ; l’importance accordée à des solutions militaires ; le peu d’importance accordée à une réflexion sur les causes du terrorisme ; la décision de se lancer dans une « guerre » à outrance alors que l’attentat d’Oklahoma City n’avait pas conduit Bill Clinton à se lancer dans une telle direction ni à adopter une rhétorique identitaire aussi prononcée ; les conditions d’expression des variables identitaires (qui dépendent peut-être de la nature de l’individu) ; ou le rapport entre une rhétorique axée sur la peur et la passivité des élites et de la population américaines face à l’arbitraire et à l’expansion des pouvoirs de l’État.

Sur un plan strictement méthodologique, cette étude demeure qualitative et le choix des discours limité aux principaux dirigeants. Le débat public (au congrès, dans les médias, dans les revues spécialisées) n’a pas été pris en compte. Nous ne pouvons donc pas caractériser les représentations identitaires dominantes, qu’il s’agisse des dirigeants, de la classe politique, ou de la société. Pour cela, il aurait fallu, comme le fait Hopf[84], étudier des romans, des essais, des journaux et revues, des archives de congrès, des mémoires, des manuels, auxquels on ajouterait des films et des émissions de télévision. Ceci permettrait d’apprécier, notamment, dans quelle mesure les préférences différentes du gouvernement et de ses opposants s’articulent autour de représentations identitaires divergentes.

Il s’agit aussi d’une étude de la rhétorique officielle et non d’une analyse du discours. Par exemple, on ne peut rien dire sur les origines de la caractérisation de l’identité à partir de cette étude. Ce qui nous intéresse ici est moins le contenu que la présence de référents identitaires. Enfin, l’absence de comparaison avec d’autres cas ne permet pas de situer cette rhétorique par rapport à celle des prédécesseurs de George Bush. Une comparaison avec d’autres cas d’intervention extérieure, telle que l’intervention au Kosovo, serait peu éclairante étant donné la différence de nature de l’événement (événement surprise, institutions (Pentagone) et territoire américain ciblés, magnitude de la destruction). L’intervention au Kosovo procédait encore d’une logique du choix, la guerre contre le terrorisme est une nécessité.

Rappelons les hypothèses de départ :

H1 : Les surprises extérieures conduisent à une réaffirmation de l’identité interne (H1a) et à une transformation de l’identité externe (H1b) ;

H2 : La définition de la menace et les choix de politiques adoptés pour y faire face reflètent une certaine conception de l’identité que le messager tente de faire accepter à la communauté politique (polity).

En général, les discours des dirigeants sont cohérents avec la première hypothèse et ne contredisent pas la deuxième. Mais on ne peut conclure à la présence d’une relation causale entre identité et comportements. L’identité pourrait, en effet, n’avoir qu’une valeur instrumentale.

L’étude des discours est conforme aux attentes de la première hypothèse. Il est évident que l’attaque fut une surprise, bien que peu de discours y fassent référence[85]. Comme on pourrait s’y attendre, la surprise n’est pas liée à une remise en cause de l’identité interne ; en revanche, elle est liée directement à l’identité externe.

D’une part, l’attaque du 11 septembre a conduit à d’importants changements dans la perception qu’ont les Américains d’eux-mêmes, concernant particulièrement la vulnérabilité du territoire et de la société, ainsi que le modèle que les États-Unis représentent. La conception nationaliste qui repose sur la force de l’exemple, le soft power et la présence d’un phare qui guiderait l’Humanité vers la terre promise sont remis en question. L’Amérique n’est pas nécessairement un modèle qui s’impose de lui-même. En fait le soft power devient lui-même source de vulnérabilités nouvelles.

D’autre part, ces événements ont conduit à une réaffirmation des valeurs américaines. En période d’incertitudes identitaires[86], les discours des dirigeants après le 11 septembre visent à affirmer une conception de l’identité américaine, et donc des principes de légitimation de l’action de l’État, à l’intérieur comme à l’extérieur, qui contient des aspects idéologiques[87], populistes et religieux. On retrouve dans ces discours de nombreux aspects de ce que Walter Russell Mead a appelé « La tradition jacksonienne en politique étrangère[88] » (par opposition aux traditions hamiltoniennes, wilsoniennes et jeffersoniennes), celle de l’Amérique profonde d’aujourd’hui : populiste, fondée sur la division entre la communauté (dont le bien-être et la sécurité priment toute autre considération et les autres), soucieuse des libertés individuelles, patriote[89], martiale, croyante, pessimiste face à l’utilité des institutions internationales, peu encline à intervenir à l’étranger à moins que sa sécurité ne soit directement menacée, et, dans ce cas, décidée à utiliser tous les moyens pour extirper le Mal.

Les événements du 11 septembre ont permis une articulation très jacksonienne de la place des États-Unis dans le monde, fondée sur la nécessité de lutter contre le Mal (peur de l’Antéchrist), sur la communauté d’intérêts avec les autres nations qui partagent soit le statut de victime, soit les valeurs américaines[90], mais aussi sur le droit d’agir de façon unilatérale et préventive. Le moralisme et le manichéisme qui caractérisent la définition du problème ont des racines plus profondes que les convictions religieuses personnelles de Bush[91]. Ronald Reagan, le dernier président jacksonien, qui n’était pas particulièrement religieux, avait lui aussi, on s’en souviendra, appelé l’urss dans une formule célèbre, « l’empire du Mal ». Les appels aux principes moraux universels qui transcendent les époques et les États, la division du monde entre les partisans de la société internationale immanente et les représentants des forces de l’ombre sont caractéristiques de la tradition jacksonienne et, dans une certaine mesure, wilsonienne. Mais les jacksoniens ne partagent pas la confiance de ces derniers dans la capacité de l’Humanité de surmonter ses atavismes ; ni Bush ni ses collaborateurs n’articulent une vision claire du monde futur et des conditions de son avènement[92].

Cette recherche ne contredit donc pas l’idée que l’identité pourrait posséder une valeur explicative. En effet, i) l’événement est vu comme une surprise qui remet en question les schémas de pensée traditionnels, ii) une grande place est accordée aux référents identitaires dans l’évaluation de la nature de l’évènement, iii) les dirigeants américains ont articulé une conception transformée de l’identité externe, iv) on ne constate pas de contradictions entre les discours étudiés quant au contenu de l’identité articulée, v) et la définition du problème et des actions pertinentes renvoie largement aux principes de légitimité internes. Mais les résultats sont moins clairs quant à la direction de la relation entre les référents identitaires et la définition de l’intérêt national.

L’identité américaine est toujours en évolution ; les « guerres culturelles » de William Bennett toujours actives. Quelle identité triomphera ? L’identité idéologique libérale associée à la constitution américaine ? L’identité jacksonienne associée à la culture populiste, à la langue, à l’histoire et à la religion et qui pourrait conduire à des conflits avec les démocraties européennes et le Japon ? L’identité religieuse liée à l’héritage puritain et judéo-chrétien susceptible d’aviver les conflits de civilisations ? L’identité ethnique associée au multiculturalisme et donc à une politique étrangère et de sécurité paralysée, hésitante et inefficace[93] ? L’adaptation à l’insécurité externe, comme le soutient Nau, pourrait bien dépendre de la résolution de ce conflit identitaire interne, et le 11 septembre constituer un moment charnière des tentatives actuelles de redéfinition de l’identité américaine.