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À première vue, le cas français semble porter beaucoup d’eau au moulin de la vision réaliste de la relation entre identité nationale et sécurité. Ainsi, on trouve dans la littérature sur la politique étrangère et de sécurité de ce pays un accord général sur l’importance primordiale de la notion de rang comme base des actions de la France. Sans rejeter cet élément récurrent de l’identité française, nous prétendrons non seulement qu’il est totalement insuffisant pour caractériser celle-ci, mais aussi que l’identité de l’État français connaît constamment des fluctuations. En conséquence, il faut adopter un cadre théorique qui permet de faire ressortir ces changements, sans perdre de vue les points de repère qui constitueraient les fondements plus permanents de l’identité française.

Ayant rejeté les approches positivistes, et en particulier le réalisme, qui tendent toutes à mettre l’accent sur la permanence et l’essentialisme des identités nationales, deux grandes options théoriques semblent offrir des pistes plus intéressantes, le constructivisme et le postmodernisme. Mais les deux approches ont aussi leurs faiblesses. Sans revenir sur les différences entre ces deux lectures de la problématique générale du rapport entre identité et sécurité déjà analysées ailleurs[1], il suffit de rappeler que les tenants du constructivisme conventionnel soulignent surtout l’idée selon laquelle l’identité est malléable et se transforme relativement lentement. Les postmodernistes tendent, par contre, à concevoir l’identité comme un attribut en constante évolution. Sans vouloir chercher une conciliation impossible entre ces deux conceptions, nous affirmons que dans le cas français certains traits de l’identité nationale semblent perdurer, ou, pour être plus précis, certaines perceptions de cette identité restent fondamentales chez les dirigeants français. Cela dit, nous ne pouvons que constater que la France a connu des changements profonds d’identité depuis la fin de la guerre froide, changements qui indiquent sans doute des tendances de fond. Cela n’empêche pas la possibilité d’une évolution relativement rapide de certains aspects de l’identité, surtout de ceux qui sont affectés par les réactions ou les comportements des autres acteurs internationaux.

Nous rejoignons donc ceux qui se réclament d’un constructivisme qui se veut plus critique par rapport aux tendances ontologiques et épistémologiques du constructivisme conventionnel. Celui-ci privilégie l’État comme acteur principal des relations internationales, et distingue donc, d’une part, entre identité externe et identité interne[2], et, d’autre part, entre sécurité intérieure et sécurité internationale[3]. Le constructivisme critique aborde ces questions d’une manière plus souple, en préférant parler de « politique globale », plutôt que de « relations internationales », rejetant ainsi des divisions entre interne et externe qu’il considère de plus en plus désuètes et artificielles. Ensuite, cette approche emprunte à la théorie critique deux idées primordiales : tout phénomène doit être analysé en tenant compte de son contexte historique, social et politique ; il faut chercher derrière toute déclaration ce qu’elle pourrait occulter. Autrement dit, dans le cas qui nous intéresse, les identités ne peuvent jamais être acceptées comme une donnée fixe se passant de toute explication. En fait, la définition de l’identité nationale peut fluctuer, puisqu’elle fait partie d’un débat, voire d’une lutte, à tous les niveaux de la société, débat dont les dirigeants cherchent à contrôler les limites. Le constructivisme critique considère donc que la fameuse formule d’Alexander Wendt selon laquelle « les identités constituent la base des intérêts[4] » est insuffisante et que les intérêts et les identités agissent les uns sur les autres dans un rapport de constitution réciproque[5]. La question de la définition de la sécurité fait l’objet d’un processus semblable, et il devient impossible de distinguer clairement entre sécurité et identité, dans la mesure où la définition des menaces et des moyens de les contrer fait aussi partie de ce que l’on est, ou du moins ce que l’on voudrait être ou paraître.

Enfin, il faut rendre compte des facteurs qui favorisent une évolution plus ou moins rapide de la relation sécurité/identité. Selon une lecture proposée par le constructivisme conventionnel, un élément explicatif fondamental des transformations d’identité doit être recherché dans des « événements relativement rapides et traumatiques » qui « peuvent amener une identité individuelle ou collective à ajouter de nouvelles identités, ou de revoir l’ordre d’importance de celles qui existent[6] ». Cela ressemble beaucoup à ce que Martin Marcussen et al. appellent des « moments critiques » (critical junctures), et qu’ils définissent comme « des situations perçues comme critiques résultant d’échecs complets de politique, mais déclenchées aussi par des événements externes[7] ». Nous sommes tout à fait d’accord sur l’importance de ces moments critiques ou traumatiques pour expliquer des crises qui peuvent mener à des transformations profondes de l’identité, mais, à moins d’accepter une définition très large de ce qui constitue de tels événements, nous pensons que cette façon de concevoir le changement est beaucoup trop restrictive. En premier lieu, le concept même de changement ne doit pas se limiter à celui de transformation, notion qui suggère la création d’une identité toute nouvelle qui remplacerait ou s’ajouterait à celles qui existent déjà. Le processus de changement n’est nullement linéaire, et n’exclut pas des retours à une ou des identités antérieures. Deuxièmement, il n’y a aucune raison de croire que seuls des événements externes provoquent des modifications d’identité. Enfin, l’identité nationale peut évoluer de façon perceptible en dehors de tels moments décisifs. Il est probablement impossible de prévoir toutes les situations favorables à des changements, mais, à partir des deux études de cas présentées ici, cinq facteurs semblent avoir contribué avant tout à la création de conditions favorisant des changements récents dans l’identité nationale française : 1) des transformations profondes de la société ; 2) l’impact de la mondialisation ; 3) la refonte des données de la politique internationale depuis la fin de la guerre froide ; 4) la conjoncture internationale ; 5) l’évolution des relations avec les autres acteurs internationaux les plus significatifs. À prime abord, la France semble toujours se voir comme la puissance de taille moyenne, mais exceptionnelle, qui aurait joui d’une certaine influence au cours de la guerre froide. Mais, dans le nouveau contexte international qui prévaut depuis l990, cette identité de puissance moyenne, et les caractéristiques qui l’accompagnent, ont changé profondément, même si l’idée de puissance moyenne continue à dominer la perception française de l’identité nationale.

Nos deux études de cas, celui du conflit du Kosovo et celui des suites des événements du 11 septembre 2001, nous obligent à privilégier surtout les trois derniers facteurs que nous venons d’énumérer. Cependant, nous mentionnerons trois aspects de l’évolution de la société française qui illustrent la confusion grandissante entre l’interne et l’externe quand il s’agit d’analyser le lien entre identité et sécurité. La nature de plus en plus multiculturelle de la société française, et surtout l’émergence de l’Islam, non seulement comme religion mais aussi comme fait culturel et social, remettent en cause le modèle traditionnel d’intégration des minorités ethniques et religieuses et créent de nouvelles sensibilités sur le plan de la politique extérieure[8]. L’immigration, surtout depuis la fin de la guerre froide, oblige l’État français, et la société française, à revoir un certain nombre de principes traditionnels, notamment en ce qui concerne les notions d’intégration sociale, d’asile politique et de terre d’accueil[9]. Le discours sur la sécurité confond de plus en plus les distinctions entre menaces intérieures et extérieures, où on parle allègrement de l’insécurité des banlieues et de terrorisme, sans que l’on distingue très clairement entre les deux[10]. Quant aux effets réels ou appréhendés de la mondialisation, eux aussi rendent très floue la ligne de démarcation entre l’interne et l’externe. La mondialisation a été perçue en France à la fois comme un phénomène incontournable, et donc un défi, et comme une menace pour l’identité française[11].

Par ailleurs, nos deux cas démontrent le fonctionnement du couple identité/sécurité dans deux situations passablement différentes. Au Kosovo, nous avons assisté à une action commune entre la France et ses alliés, où régna une entente relativement grande entre les participants dans ce conflit. Dans une large mesure, ce conflit a donc confirmé une évolution vers une certaine convergence entre la France et ses alliés occidentaux, et surtout avec les États-Unis et la Grande-Bretagne, déjà amorcée antérieurement. Par contre, les suites des attentats contre le World Trade Center ont créé une situation relativement inconnue où des nouvelles identités pouvaient s’exprimer. Nous avons choisi le cas particulier des relations avec les États-Unis, pour illustrer comment le comportement de l’« autre » peut influencer l’évolution de l’identité nationale à l’intérieur d’un laps de temps assez court. Avant d’analyser nos cas en détail, nous commencerons par un bref rappel des traits principaux que les Français eux-mêmes associent avec leur identité nationale depuis la naissance de la ve République en 1958, et comment ils ont été affectés par la fin de la guerre froide.

I – La guerre froide et ses suites

En distinguant entre l’essence et le contenu de l’identité nationale française, Geoffrey Flynn propose une vision largement partagée par les Français eux-mêmes et la plupart des observateurs étrangers de cette dernière. Selon Flynn : « L’essence de l’identité française détermine les valeurs que l’État doit conserver et, de façon importante, donc, établit ainsi des limites sur le contenu que l’on peut donner à l’identité française en formant des réponses au contexte[12]. » S’il est vrai que cet auteur n’affirme pas qu’aucun changement de cette identité ne soit possible, il indique qu’il demeure strictement limité. Dans cette version de l’identité, l’essence tend à ressembler à une donnée naturelle plutôt qu’à un produit de l’histoire et des conditions socio-économiques et politiques. C’est dans ce sens que l’on a pu parler de l’existence d’un consensus sur l’identité et la sécurité qui se serait dévéloppé en France au cours de la guerre froide et qui aurait été assumé, à quelques nuances près, par tous les présidents et tous les gouvernements de la ve République. Ce consensus aurait constitué la base d’une politique étrangère et de sécurité relativement stable pendant la guerre froide. Selon une analyse récente de la politique étrangère française, pendant cette période, la France aura été un

allié des États-Unis à la fois fidèle dans les crises et indocile dans la routine …rêvant sans cesse d’une place dans un directoire qu’on ne lui accorda jamais, et misant sur son rapport privilégié avec l’Allemagne pour construire une Europe capable de résister à l’influence de Washington ; une diplomatie ayant à coeur de ne pas perdre totalement avec ceux que le général de Gaulle continuait d’appeler les ‘Russes’; une puissance moyenne s’efforçant de maintenir une vision globale des affaires internationales… Ce tableau pourrait résumer, à bien des égards, l’essentiel de la politique étrangère actuelle[13].

Les points principaux de ce consensus sur l’identité nationale sont bien connus. En premier lieu, on trouve la notion de rang, c’est-à-dire le statut de puissance moyenne ayant des intérêts globaux. Ainsi, comme le constata un observateur américain, la France était la « seule puissance de niveau moyen qui s’est efforcée d’atteindre le niveau de puissance mondiale[14] ». Cette recherche du rang était étroitement associée à l’idée de la mission civilisatrice, qui comprenait l’utilisation de la langue et de la culture françaises comme instrument pour exercer une influence sur le plan international, et la projection de la France comme représentante de certaines valeurs humanistes, en particulier les droits de l’homme, qu’elle considérait universelles. Deux symboles de ce statut de puissance moyenne à influence globale étaient particulièrement importants aux yeux des Français, leur siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies (csnu) et leur appartenance au club très exclusif des puissances nucléaires.

Étant donné l’importance fondamentale du rang dans la conception qu’entretenait la France de son identité, et qui valorisait l’idée de l’indépendance nationale, il n’était pas étonnant que cette identité s’exprimât dans une politique de sécurité qui mettait l’accent sur la différence et sur la nécessité d’affirmer une certaine autonomie par rapport aux États-Unis et, ce, à l’intérieur des limites permises par les règles du jeu de la guerre froide. Cet objectif donna lieu à un comportement qui déroutait et parfois irritait profondément la première puissance occidentale, et menait à des relations teintes d’une ambivalence des deux côtés, ambivalence qui n’a pas disparu avec la fin de la guerre froide. Enfin, le consensus gaulliste prévoyait un rôle particulier pour la France comme intermédiaire non seulement entre les deux blocs antagonistes de la guerre froide, mais aussi entre le monde industrialisé et les pays en voie de développement.

La chute du mur de Berlin ne mettait nullement fin à ces aspirations, mais manifestement ni la conjoncture politique, ni les nouvelles structures de la politique internationale n’accordaient la même marge de manoeuvre à la France. Passer d’un monde bipolaire, où l’Allemagne était affaiblie par sa division en deux États, mais où la définition de la sécurité était relativement simple et bien connue à une période d’instabilité, non seulement dans les pays en développement, mais aussi en Europe, où règne une seule superpuissance, est une étape particulièrement difficile. Une certaine crise d’identité était inévitable[15] et elle a mené plus à une tentative de redéfinir les moyens d’exprimer et d’affirmer ce qu’était la France qu’à un changement dans les valeurs profondes attachées à cette identité.

On continuera de parler de rang et d’indépendance ou d’autonomie, tout en changeant le contenu de ces concepts. Par exemple, le Livre blanc sur la défense publié en 1994, dont le gouvernement de l’époque a adopté immédiatement les grandes lignes, proclamait une nouvelle définition du rang qui

résulte, comme pour chaque pays, d’une combinaison particulière de facteurs de puissance économique, mais aussi militaire et diplomatique, ou encore scientifique et culturelle. Il prend en compte l’influence qui s’exerce à travers la francophonie ainsi que les éléments immatériels, liés à la force des idées et à une certaine vocation à l’universel[16].

D’une façon plus générale, le rang signifie tout simplement la capacité d’exercer une véritable influence sur la politique internationale, d’être un État « qui compte ». L’étalon ultime par lequel toutes les autres puissances sont mesurées est, évidemment, les États-Unis, devenus une « hyperpuissance », selon l’expression consacrée d’Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères à l’époque, qui décrit les réactions américaines de la façon suivante :

Les Américains s’exaspèrent de voir un récalcitrant leur résister… Ils estiment être investis d’une mission qu’ils se sont donnée à eux-mêmes, par leur poids sur l’échiquier mondial. Ils ont aussi la faculté de se désigner des adversaires. Ces derniers sont présentés tour à tour comme énervants, puis irritants, puis menaçants, puis intolérables, jusqu’au jour où c’est la crédibilité de la puissance américaine qui est en jeu[17].

À côté de l’hyperpuissance américaine, la France ferait partie d’une deuxième catégorie, celle des sept « puissances d’influence mondiale », qui ne possèdent que certains éléments de la grande puissance : « ils ont la force militaire mais pas économique, ou ils ont un siège au Conseil de sécurité, mais pas l’espace ou la population, ou la technologie, etc. Mais ils exercent quand même, directement ou indirectement, une influence ou une action mondiale[18] ». Les six autres membres de cette catégorie étaient l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la Russie, la Chine, le Japon et l’Inde.

Un des instruments principaux qui permettent de maintenir le poids de la France sur le plan international sont les institutions multilatérales. Ceci étant, elles modifient considérablement le sens du concept d’indépendance nationale, qui s’exprime de plus en plus à travers l’idée de la création d’une Europe qui doit atteindre une certaine autonomie, notamment sur les questions de défense et de politique étrangère. Et dans cette Europe, expression suprême du multilatéralisme, la France trouve un autre moyen d’affirmer son rang, sous la forme de son identité comme leader européen. Kessler et Charillon ont sans doute raison de rappeler que le « multilatéralisme est d’abord, pour la France un moyen pour promouvoir la multipolarité[19] », mais cette dernière est aussi un objectif qui concerne indirectement la question du rang, puisqu’elle représente un défi évident à l’hégémonie américaine. Autrement dit, l’identité française, avec les préoccupations sécuritaires qui l’accompagnaient, était en train de s’européaniser. Enfin, l’identité d’intermédiaire a subi des modifications importantes dans un monde où la concurrence entre deux superpuissances, chacune chef d’un bloc idéologique et militaire, a disparu. Dorénavant, la France se voit à la fois comme un interlocuteur occidental privilégié avec la Russie et le Tiers-monde, et comme le pays le mieux placé pour les intégrer pleinement dans le camp des pays industrialisés.

II – Le conflit du Kosovo

Au cours du conflit du Kosovo, deux thèmes généraux touchant la conception française de l’identité nationale ont prévalu : les valeurs et le rang. Selon le Premier ministre, Lionel Jospin, la France participait à cette opération « au nom des valeurs de liberté, de démocratie et de respect des droits de l’homme[20] ». La France prit un engagement qui « est conforme à nos valeurs. Il s’inspire de ce qui fait l’esprit même de l’Europe que nous construisons : mettre au coeur de l’action des États le respect de la personne, en finir avec le règlement des différends par la violence et par la haine[21] ». Au centre de cette défense générale de certaines valeurs, on retrouve deux idées de ce que la France représente dans le monde particulièrement chères aux décideurs français, quelle que soit leur appartenance politique : les droits de l’homme et l’attachement au droit international. Le néogaulliste Jacques Chirac et le socialiste Lionel Jospin répétaient sans cesse qu’il s’agissait d’un « conflit pour la défense du droit et de la dignité humaine[22] ». Nous n’insisterons pas plus sur le thème des droits de l’homme, qui appartient à une longue tradition de la vision de la mission civilisatrice de la France qui remonte à la Révolution de 1789. Par contre, l’attachement au droit international, ou plus précisément à la légalité internationale, si dominant dans le discours français pendant le conflit du Kosovo, et puis au cours de la crise irakienne de 2002-2003, suggère une conception française très particulière des relations internationales et du rôle de leader que voulait jouer la France dans ce domaine.

Les Britanniques, par exemple, insistaient aussi sur la nécessité de respecter la légalité internationale, mais n’éprouvaient aucun problème à concilier cette position avec un contournement de l’onu permettant de remettre la question de l’intervention au Kosovo entre les mains de l’otan. Bien que les Français se rallièrent enfin à l’idée de passer par l’otan, ils prétendaient toujours qu’il s’agissait d’une exception qui ne pouvait servir de guide pour l’avenir des interventions internationales armées sur le territoire d’un État souverain. Au contraire, aux yeux de la France, on ne peut légitimer la violation de la souveraineté d’un État qu’en respectant la lettre et l’esprit du droit international. La source ultime de ce dernier est une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies. Manifestement cette insistance sur le recours au csnu pour donner une couverture légale à l’action internationale s’explique en partie par la conception française du rang, mais on doit l’attacher d’abord à une conception particulière du droit, et plus précisément au droit écrit, qui est très fortement ancré dans l’identité française, et qui se distingue nettement de la tradition anglo-saxonne de la common law et de la grande place laissée dans cette dernière à l’interprétation des juges. Depuis la fin de la guerre froide, le respect du droit international est devenu un élément fondamental du discours identitaire français, au point où la France se voit comme une des gardiennes principales de la légalité internationale, prétention qui l’oppose souvent aux Américains et aux Britanniques. Donc, pour justifier l’intervention au Kosovo, les dirigeants français ne cessaient de souligner le fait que l’engagement de l’otan découlait de résolutions déjà adoptées par le csnu. Ils se tenaient à une interprétation restrictive de l’autonomie d’action de l’otan dans une région en dehors de celle prévue par sa charte fondatrice. Comme le précisa le ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine, dans le cas de toute action de l’otan qui ne serait pas fondée sur son article 5[23] « le Conseil de sécurité reste l’autorité qui doit décider ou autoriser légitimement et légalement l’emploi de la force, au titre du chapitre vii[24]. » C’était au nom de la légalité internationale que la France opposa son veto au projet d’un blocus maritime contre le pétrole à destination de la Yougoslavie proposé dans le cadre de l’otan sans l’autorisation du csnu.

Du point de vue des décideurs français, tout le long de ce conflit, la France avait établi au-delà de tout doute qu’elle était un pays qui comptait sur le plan international, et qui possédait la capacité de contrôler les événements. Au lendemain de la guerre, Hubert Védrine se vanta du fait que « les choses se passent exactement comme la France l’avait demandé depuis le début, comme elle l’avait souhaité, comme elle y a travaillé sans discontinuer[25] ». Le président Chirac déclara aussi sa satisfaction totale avec la performance de son pays, car « la France a tenu son rang. Premier pays européen pour l’importance des forces engagées, elle a aussi pris une part déterminante dans la mise au point du règlement politique. Sa diplomatie a été particulièrement active et, ..., particulièrement intelligente[26] ». Et il se montra très fier de l’influence décisive de la France en ce qui concerne le choix des cibles des attaques aériennes des alliés, en confiant que « beaucoup de cibles n’ont pas été retenues et donc n’ont pas été frappées parce que nous nous y sommes opposés... Donc la France a gardé dans toute cette affaire sa capacité d’indépendance[27] ».

Aux yeux des Français, au cours du conflit du Kosovo, l’Europe faisait face à deux menaces à sa sécurité. Nous avons déjà fait allusion à la première, l’attaque contre un système de valeurs européennes de la part du régime Milosevic. Selon Lionel Jospin, l’enjeu était simple : « Ce qui est en cause dans le conflit d’aujourd’hui, c’est une certaine conception de l’Europe. Est-ce que nous acceptons sur notre continent le retour de la barbarie ou est-ce que nous nous dressons contre elle[28] ? » Par cette phrase, le Premier ministre annonçait que l’identité européenne se trouvait maintenant au centre de la conception française de la sécurité.

La deuxième menace touchait des visions plus traditionnelles de la sécurité européenne, surtout dans l’après-guerre froide. Il était « évident que la crise du Kosovo concerne la stabilité du continent européen et que sa résolution conditionne la paix en Europe[29] ». Mais la solution à long terme ne pouvait être purement militaire. Il fallait trouver aussi des moyens pour assurer que la société serbe devienne plus démocratique et adhère aux normes de comportement européennes. Ce serait ainsi que l’on débarrasserait la région du fléau du nettoyage ethnique, devenu, selon Jospin, « la question centrale aujourd’hui[30] ». En parlant de cette façon, les Français exprimaient une conception positive de la sécurité, selon laquelle le moyen de minimiser le risque d’autres Kosovo ailleurs en Europe était de pratiquer une politique d’« inclusion ». Comme le prétendit le président Chirac : « il apparaît bien clairement que le meilleur moyen d’étouffer les conflits internes en Europe, qui sont généralement d’origine ethnique, ou de nationalités, le meilleur moyen c’est d’être intégré dans l’ensemble européen[31] ». De telles déclarations reprenaient le thème de l’exclusion sociale qui avait dominé le débat interne français au milieu des années 1990.

Un des éléments les plus importants d’une politique de sécurité fondée sur la notion de l’inclusion concernait la Russie. Selon les dirigeants français, « il n’y aurait pas, en Europe en général et dans cette partie de l’Europe en particulier, de solution durable à des crises ou d’instauration durable de la paix sans la Russie[32] ». L’idée d’une France agissant comme un pont entre la Russie et le monde occidental prenait tout son sens au cours de la crise du Kosovo, et les Français étaient très fiers d’avoir convaincu les Américains de la « nécessité absolue d’intégrer les Russes dans un problème qui concerne l’ensemble de l’Europe[33] ». Le rôle que les Français s’attribuaient dans l’inclusion de la Russie dans la sécurité européenne leur donnait aussi l’occasion de rappeler que leur pays en était toujours un qui jouissait d’une véritable influence internationale, et qui pouvait inciter deux grandes puissances à négocier entre elles. Cependant, le domaine où les Français se sont servis du conflit pour faire avancer le plus leur vision de la sécurité, pour réclamer leur rôle de leader international et pour confirmer leur européanisation, était celui de la formulation d’une politique européenne de sécurité et de défense.

Comme nous l’avons déjà constaté, les Français refusaient l’idée que le Kosovo puisse servir de référence pour d’autres opérations menées par l’otan sans l’accord préalable de l’onu. Au Sommet de Washington d’avril 1999, qui fêtait les cinquante ans de l’otan, Jacques Chirac expliqua aux journalistes que la France avait insisté pour que l’on inclue le rôle de l’onu dans le nouveau « concept stratégique » adopté par cette conférence, et souligna le fait que « l’otan ne pourra et ne devra pas agir sans avoir l’assentiment de cette organisation[34] ». Derrière ces déclarations se faufilaient non seulement l’importance que les Français attachaient au multilatéralisme, et surtout à un multilatéralisme qui pouvait limiter les tendances hégémoniques des Américains, mais aussi, et peut-être surtout, une conception plus autonome de la sécurité européenne. Depuis la rencontre franco-britannique de Saint-Malo en décembre 1998, qui avait annoncé des convergences de vue entre les deux premières puissances militaires européennes sur la sécurité continentale, les Français avaient l’impression que la mise en place d’une véritable politique de sécurité et de défense européenne était à la portée de la main. Une politique qui signifierait que

l’Europe doit avoir ses propres moyens d’évaluation, d’analyse, de décision et même des moyens d’intervention avec des hypothèses, dans lesquels l’Europe se sert des moyens qui existent dans l’otan qui sont un facteur commun, et dans des cas où les États-Unis ne veulent pas, ne peuvent pas intervenir, où ils ont d’autres priorités un moment donné, nous pensons que l’Europe doit avoir également ses propres moyens[35].

Dans l’immédiat, cela voulait dire que l’Union européenne devrait jouer un rôle central dans la formulation et l’exécution de la politique de sécurité dans les Balkans, mais le projet à long terme était beaucoup plus ambitieux. L’Europe devait construire sa propre force de défense, qui était, selon Jacques Chirac, non seulement une priorité mais aussi une « contribution essentielle à l’émergence d’un monde multipolaire auquel, ..., la France est profondément attachée. Un monde multipolaire obéissant, par ailleurs, à une règle de droit international qui ne peut être élaborée que par la communauté des nations incarnée par l’onu et agissant sous l’autorité de son Conseil de sécurité[36] ». En ces quelques mots, Chirac résuma l’essentiel de l’identité nationale de sécurité française comme elle apparaissait à la fin du conflit au Kosovo : une véritable politique de sécurité et de défense européenne, où, implicitement, la France jouerait un rôle prépondérant ; un monde multipolaire où d’autres centres de puissance agiraient comme contrepoids à l’hégémonie américaine; une croyance dans la prédominance du droit international ; et l’insistance sur l’autorité suprême du Conseil de sécurité, qui assurerait la place de la France parmi les acteurs principaux de la politique internationale.

III – Les lendemains du 11 septembre

Au lendemain du 11 septembre, les paris étaient ouverts : l’événement sans précédent allait-il ou non changer la donne internationale ? Pour formuler la question dans les termes qui nous intéressent : jusqu’à quel point cet événement (qui allait bientôt devenir ces événements – les attentats, la guerre en Afghanistan, la guerre en Irak, etc.) influence l’identité des différents États et, plus particulièrement, celle de la France ? Nous nous interrogerons donc sur les fluctuations et les continuités quant à l’identité française sur une période de plus d’un an et demi s’étendant des attentats de New York et du Pentagone jusqu’au déclenchement de la guerre opposant les forces anglo-américaines aux forces irakiennes.

À la lecture des différents discours marquant la politique de sécurité française pendant cette période, nous constatons l’existence de divers thèmes identitaires qui nous permettront de rendre compte de l’évolution du discours de façon cohérente. Sur un fond de l’omniprésence du souci au sujet du rang, quatre traits de l’identité nationale française se sont mis en relief depuis le 11 septembre : les valeurs, les relations avec les États-Unis, le multilatéralisme et les relations avec le monde arabo-musulman. Selon chacun de ces axes nous tenterons de voir s’il y a eu des modifications au cours de la période retenue. Enfin nous analyserons les liens entre ces thèmes identitaires, la perception des menaces et la conception de la sécurité.

Inévitablement le rang continue de hanter à tout instant les préoccupations des dirigeants français. Au cours de la période qui précéda l’adoption de la résolution 1441 autorisant la reprise des recherches pour des armements de destruction massive en Irak, le ministre des Affaires étrangères, Dominique de Villepin rappela la vision de la France de son statut international :

La France a la vocation et l’ambition de jouer un grand rôle. Elle en a aussi les moyens. Son inventivité, sa compétitivité, son niveau de technologie et d’éducation, lui assurent des bases solides. Sa position au sein de l’Europe, son appartenance au G8, à l’otan, au Conseil de sécurité de l’onu, lui confèrent un pouvoir de mobilisation réel. Tout au long de notre histoire, notre nation s’est sentie investie d’une mission particulière sur le théâtre du monde, porteuse de valeurs qu’elle voulait partager avec les autres peuples. Aujourd’hui, notre vocation singulière et généreuse à l’universel constitue notre atout et notre chance[37].

D’ailleurs, la France se félicita d’avoir amené les États-Unis à passer par le csnu pour faire adopter la résolution 1441. Selon un journal proche du gouvernement, la France avait retrouvé « une influence oubliée depuis des années » et avait « joué un rôle pivot » dans toute cette affaire[38]. Ce souci de maintenir le rang sous-tendait tout le discours identitaire français dans la crise irakienne. La décision britannique de suivre la position des Américains donnait aux Français l’occasion de réaffirmer leur identité de leader européen. Ainsi, la ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie affirma que « nous jouons à nouveau le rôle de nation cadre pour construire l’Europe de la défense[39] » et que « la France est en quelque sorte chef de file de la construction européenne. Elle n’est pas seule, il y a les autres pays également, mais nous nous sentons une responsabilité dans ce domaine[40] ». La sortie du secrétaire d’État américain à la Défense, Donald Rumsfeld, contre la « vieille Europe » en janvier 2003, la controverse qui s’ensuivit et les attaques verbales directes des dirigeants américains contre la France touchaient au coeur de l’identité française, ce qui explique, du moins en partie, l’apprêté des échanges entre les deux pays.

Comme dans le cas du Kosovo, la question de la défense de certaines valeurs occupait une place importante dans le discours français au cours de cette période. Celles-ci étaient généralement de deux ordres : les valeurs républicaines et les valeurs occidentales. Dans les deux cas la référence galvaudée au terme de « valeurs universelles » était utilisée par les décideurs français.

Une première lecture des discours retenus montre clairement un glissement, au printemps 2002, dans les axes de valeurs invoquées. Les discours qui, jusque-là, référaient essentiellement aux valeurs occidentales prennent un virage assez net en faveur des référents républicains français traditionnels. Deux facteurs politiques ont contribué à ce changement. Premièrement, c’est à ce moment qu’ont lieu les élections présidentielles en France. Cela signifie non seulement l’arrivée d’un nouveau gouvernement, mais aussi une période électorale marquée par une percée inattendue de l’extrême-droite qui aura sans aucun doute une importance capitale pour l’identité française. Deuxièmement, c’est aussi pendant cette période que le discours américain fait bifurquer l’attention vers l’Irak de Saddam Hussein et qui annonce le différend diplomatique qui opposera par la suite la France et les États-Unis.

Au lendemain du 11 septembre l’attention est tournée vers des valeurs occidentales présentées par les Français comme des valeurs universelles. Le discours de la France, pendant plusieurs mois, est alors axé résolument sur la promotion du modèle démocratique libéral et des valeurs qui l’accompagnent et qui « donnent espoir aux hommes du monde entier. Parce qu’elles s’appuient sur la justice et sur le droit ». Les pays de la coalition partagent « cette aspiration de l’universalité, c’est-à-dire la foi enracinée dans l’égale dignité de tous les hommes, d’où qu’ils viennent, et dans l’aptitude de chacun à trouver la voie de son épanouissement[41] ».

Le tournant vers un discours davantage centré sur les valeurs républicaines, semble s’effectuer au printemps et se consolider pendant l’été 2002. Le premier signal important apparaît à la fin mars 2002, en pleine campagne électorale : « La France poursuit toujours le même rêve : faire vivre à l’échelle du monde l’ambitieuse devise qu’elle a choisie pour elle : liberté, égalité, fraternité[42]. » Ainsi, à partir de ce moment ce sont les valeurs principalement associées à la République qui prennent des teintes d’universalité.

À travers cette mise de l’avant des valeurs républicaines, la France trouve aussi du matériel pour pouvoir renouveler son rôle sur la scène internationale et promouvoir le rang tout particulier auquel elle aspire. Les divers thèmes que nous évoquons ici sont généralement repris dans le discours. Par exemple, la France est à la fois le premier chevalier du multilatéralisme, un ami particulier des États-Unis et l’une des puissances occidentales centrales en ce qui concerne les relations avec le monde arabe[43]. L’avenir du pays n’est pas celui du gigantisme, mais plutôt celui « de l’intelligence qui est le combat de la France, et c’est pour cela qu’il nous faut mobiliser toutes les forces créatrices de notre pays, et leur mettre l’horizon international au coeur même de leurs convictions[44] ».

Plus la question de l’Irak deviendra centrale, plus la France voudra affirmer son indépendance et la singularité de son point de vue : « La position de la France sur l’Irak, comme sur l’ensemble des sujets, est guidée par des principes forts : le droit, la morale, la solidarité, la justice. […] La France, sur l’ensemble de la planète est fidèle aux principes qu’elle émet[45]. » Le discours devient alors véhicule d’un message clair à la fois pour la population et pour les relations extérieures : la France mène le combat du droit international et c’est sa responsabilité de le faire[46].

Les relations problématiques entre la France et les États-Unis ont été largement diffusées partout à travers le monde avant le déclenchement des hostilités en Irak. Un coup d’oeil un peu plus prolongé sur cette question nous démontre bien, nous semble-t-il, l’ambivalence du discours français. En effet, le langage manifeste exprimé dans le discours même des derniers temps avant la guerre n’exprime pas vraiment le malaise ressenti, puisque la référence constante est à « nos amis américains ». D’ailleurs, c’est justement cette emphase rhétorique qui finit par laisser pressentir le trouble.

Par contre, certaines observations vont à l’encontre des idées reçues qui veulent que la France ait « changé de position » face aux États-Unis pendant cette période. Si au lendemain du 11 septembre la solidarité était sans équivoque – souvenons-nous du célèbre titre de l’éditorial du Monde du 13 septembre proclamant « Nous sommes tous Américains » – un certain désarroi face à la nouvelle situation et aux actions à poser est perceptible dès les premiers mois. À peine une semaine après les attentats, Jacques Chirac déclara sans ambages que la France était « en première ligne contre les réseaux terroristes ... aux côtés de l’Amérique[47] », pour rajouter seulement deux jours plus tard que la participation militaire ne se ferait pas à tout prix. Ainsi, la diplomatie française restait prudente quant à un appui à l’aveuglette aux actions que pourraient poser les États-Unis[48]. Et si à l’automne 2001 le discours politique (particulièrement le discours présidentiel) va dans le sens d’un appui aux Américains prenant en considération l’insécurité planétaire qui pourrait aussi frapper l’Europe, une vision différente émerge dès le début de l’année 2002.

Une entrevue qu’accorde Hubert Védrine est très parlante à ce propos. Le ministre des Affaires étrangères s’exprime alors ouvertement sur la question de l’hégémonie américaine sous la présidence de M. Bush et, surtout, sur ce que cela implique pour la France. M. Védrine souligne que l’unilatéralisme américain se fait sentir sur plusieurs plans (rejet de Kyoto, blocage de la Cour pénale internationale et retrait du traité abm, par exemple) et que c’est toute cette mise en contexte qui explique la réaction française face à la monopolisation des enjeux par la question terroriste. « J’espère que les Américains vont l’entendre et parler, débattre plus et se réengager. Notre but n’est pas qu’ils se replient chez eux, mais qu’ils se réengagent dans une gestion multilatérale du monde et de nos problèmes globaux[49]. »

Au cours de l’année, les relations se refroidissent, et à partir de l’automne 2002, au moment où la question de l’Irak est d’une actualité brûlante, les relations diplomatiques sont plus tendues. Les discours deviennent de plus en plus ambivalents et reflètent généralement la formule suggérée, entre autres, par Jacques Chirac, que la France « n’est pas un allié aligné mais elle est un allié fidèle[50] ». Dans une importante entrevue accordée au New York Times, le président français affirme que les valeurs partagées par les deux pays sont les mêmes et que le lien naturel qui les unit ne peut en aucun cas être remis en question[51].

Or, comme nous l’avons souligné un peu plus tôt, une simple analyse purement lexicale pourrait facilement se révéler trompeuse en ce que le champ sémantique, s’il réfère toujours aux « amis américains », n’est pas suffisant pour comprendre les nuances discursives. Prenons un extrait comme exemple : « La relation avec nos amis américains est excellente. Elle l’est d’autant plus que, nos amis américains, comme nous-mêmes, nous parlons franchement[52]. » Cette citation à travers la répétition du « nos amis américains » exprime bien entendu ces relations de cordialité déjà abordées dans l’extrait précédent, mais en même temps le mot « franchement », terme diplomatique classique pour signaler l’expression de différences, laisse entrevoir le malaise général que provoque la question de la santé de ces rapports. En effet, à partir de janvier 2003 et cela jusqu’au déclenchement de la guerre, l’accent est mis sur ces relations de confiance, mais c’est justement ce besoin d’ancrer à répétition cette idée dans le discours qui exprime le malaise ressenti par les dirigeants français. Ainsi le premier ministre Raffarin déclarera moins d’un mois après que la France avait annoncé qu’elle pourrait opposer son veto contre une résolution du csnu autorisant une intervention militaire contre l’Irak : « Je voudrais dire à nos amis américains – puisque ce sont nos amis américains[53]… »

Si l’une des facettes du discours que nous étudions est stable, c’est bien l’option en faveur du multilatéralisme. En effet, les références discursives françaises au multilatéralisme et à la multipolarité (notons que les deux termes ne sont jamais clairement différenciés dans le discours) et à une notion collective de sécurité sont constantes, récurrentes, et ce à travers toute la période étudiée, que ce soit dans les lendemains immédiats du 11 septembre ou dans les mois qui suivent. Nous pouvons noter trois types de discours dans cette catégorie, des discours plus généraux qui réfèrent à la philosophie de la France dans le cadre de l’élaboration de sa politique étrangère, des discours qui réfèrent directement à l’importance de l’Union européenne et des discours qui traitent du rôle des Nations Unies sur la scène mondiale.

Selon le discours français, donc, le rôle de la France peut s’inscrire uniquement dans une volonté de sécurité collective à travers une vision multilatérale de la gestion de crise. « Ce combat est mené dans le cadre national, dans le cadre de l’Union européenne, dans celui des Nations Unies[54] » souligne Jacques Chirac en parlant de la lutte au terrorisme. Les Français insistent donc beaucoup sur les différents paliers de discussion; pour eux la sécurité passe par l’entente et la cohésion entre les différents membres de la communauté internationale. En témoignent une fois de plus leurs tentatives, pendant cette crise, pour rapprocher la Russie de l’otan[55].

L’idée que le terrorisme ne doit pas être considéré comme le seul fléau revient souvent, et avec elle une liste d’autres défis qui, se posant au niveau mondial, doivent être considérés de ce point de vue : « instabilité financière, inégalités de développement, pandémies – je pense au sida – détérioration de l’environnement, crime organisé ». La France opte pour une régulation mondiale, c’est-à-dire « l’adoption de règles équitables, négociées par tous, acceptées par tous et qui s’imposent à tous également » parce que « les questions globales appellent des réponses globales[56] ».

Ainsi, dans l’optique française, la lecture du 11 septembre devrait dépasser le stade de la fatalité restrictive pour devenir plutôt le catalyseur d’une volonté multilatérale de changements mondiaux où les traces du messianisme français se font sentir : « Ce qui est possible contre le terrorisme doit l’être aussi contre la pauvreté, pour une mondialisation humanisée et maîtrisée. Formons une coalition pour construire ensemble une civilisation universelle où chacun trouve sa place, où chacun soit respecté, où chacun ait sa chance[57]. »

La France définit son rôle contemporain sur la scène internationale encore une fois comme défenseur de la règle de droit et des valeurs démocratiques libérales. Selon elle, les décisions internationales prises à la suite des événements du 11 septembre influenceront grandement le paysage politique mondial à venir, et « vont façonner le nouveau visage du monde[58] ». Ce paysage politique doit comprendre les problématiques globalement et y faire face multilatéralement. La France se présente donc comme porte-parole d’une vision complète, globale, étendue et exhaustive des problématiques auxquelles fait face la communauté internationale : « Toutes les questions sont liées. La planète est une. Et quand vous avez une situation de faiblesse de la communauté internationale, quand vous avez un monde qui a la fièvre, il est bien évident que cette fièvre, elle existe à la tête et aux extrémités. Elle existe partout. On ne peut pas isoler les parties de la planète[59]. » Pour la France, la multipolarité ne relève pas que d’une question juridique, mais relève aussi d’une question de respect des autres sur la scène mondiale. Les défis demandent des réponses collectives qui ne soient pas qu’internationales par principe, mais aussi internationales dans la prise de décision et dans la mise en oeuvre de plans d’action.

Comme nous l’avons déjà souligné, la France insiste particulièrement sur deux instances internationales qui s’inscrivent dans sa vision de l’action multilatérale : l’Union européenne et les Nations Unies. Commençons par le premier cas, et le moins important, celui de l’Union européenne. La France réfère à l’ue surtout dans la première partie de la période étudiée. Lorsque le débat se concentre sur la question de l’Irak, les références à l’Europe semblent diminuer et la France concentre vraiment son attention sur l’onu. À première vue, ce changement léger peut s’expliquer à travers le rôle joué par la Grande-Bretagne, membre de l’Europe mais allié indéfectible des États-Unis. En effet, la position britannique empêche de brandir l’unanimité européenne qui, dans ce cas-ci, reste fragile, et ce malgré les grandes lignes communes adoptées dans divers Conseils européens. La référence à l’Europe, de façon globale, est aussi généralement plus pratique que philosophique. En effet, tandis que la référence à l’onu renvoie plus globalement à l’idée de droit international, la référence à l’Europe vise davantage à confirmer le rôle de leader de la France dans la recherche d’un consensus européen sur divers éléments liés à l’après 11 septembre et sur les différentes façons de mettre ce consensus en action. En ce sens, le discours sur l’Europe aborde les questions de mobilisation contre le terrorisme[60], de la mise en place d’un espace judiciaire européen[61] et la question de la défense européenne[62].

Mais c’est surtout l’onu qui est présentée comme porte-flambeau du multilatéralisme. Comme le rappelle le président Chirac qui ne voyait pas « comment on pourra éviter d’aller petit à petit vers un système…de gouvernance mondial. D’où l’importance qu’il y a à ne pas aujourd’hui affaiblir l’onu[63] ».  La référence aux principes tiendra le cap dans le discours jusqu’à ce que la crise irakienne commence à dominer l’ordre du jour international. Au moment où la France s’oppose directement aux États-Unis, elle insiste de plus en plus sur l’importance capitale de l’onu et du Conseil de sécurité dans la gestion de l’ordre international. « On voit poindre la tentation de légitimer l’usage unilatéral et préventif de la force. Cette évolution est inquiétante. Elle est contraire à la vision de la sécurité collective de la France, une vision qui repose sur la coopération des États, le respect du droit et l’autorité du Conseil de sécurité. » Le cas de l’Irak n’échappe pas à cette norme et la France soutiendra pendant toute cette période qu’il est nécessaire « que le Conseil de sécurité et lui seul soit en mesure de décider des mesures à prendre[64] ».

Une fois de plus, ce sont les questions du rang et du rôle que la France s’attribue sur le plan international qui s’exprime à travers cette question. La France se voit comme défenseur du multilatéralisme et du respect du droit international : « La France continuera dans le cadre des Nations Unies, de défendre cette approche, fondée sur la responsabilité collective et le respect du droit, conformément à ses responsabilités de membre permanent du Conseil de sécurité[65]. » À travers le discours français, on analyse la crise comme étant un moment fondamental pour un positionnement politique global en faveur du droit et du multilatéralisme. « Il s’agit bien de retrouver la vocation fondamentale des Nations Unies : permettre à chacun de ses membres d’assumer ses responsabilités face à la crise iraquienne, mais aussi de se saisir ensemble du destin d’un monde en crise et recréer ainsi les conditions de notre unité à venir[66]. »

L’un des rôles que s’assigne historiquement la diplomatie française est celui de trait d’union, particulièrement entre les pays du Sud et ceux du Nord. Dans le cas de l’après 11 septembre, ce rôle prend un aspect tout à fait particulier puisque la question du rapport aux pays arabo-musulmans est soulevée. Bien entendu, la France a un lien avec ces pays et leurs ressortissants, lien qui, à travers une expérience historique particulière, ne peut pas être comparé à la majorité des autres pays occidentaux. Non seulement les rapports méditerranéens (et particulièrement ceux qui émanent des années de colonisation), mais aussi la présence massive d’Arabo-musulmans en France influencent sans aucun doute le discours politique. Mais au-delà de cela, ce discours a une valeur performative, comme nous le verrons, en ce qu’il tente de contribuer à l’édification d’une image de la France comme porte-étendard de la diversité culturelle.

Notons dans un premier temps que la principale préoccupation des dirigeants français est de s’assurer que l’amalgame n’est pas fait entre le terrorisme et l’Islam. Cette préoccupation est récurrente dans les discours, surtout dans les premiers mois qui suivent les événements du 11 septembre. Ainsi, les actes terroristes « sont des dévoiements de cerveaux humains et […] ils doivent être traités comme tels[67] ». Il s’agit finalement d’affirmer « solennellement[68] » que le terrorisme n’est pas, par essence, ancré davantage dans une sphère religieuse que dans une autre.

Cet argument s’inscrit dans un rejet de la doctrine du « choc des civilisations ». Pour la diplomatie française cette idée ne tient pas la route et n’est, au bout du compte, que partie prenante du jeu des terroristes qui cherchent par tous les moyens à creuser davantage les lignes de fractures. « D’aucuns ont cru déceler dans ces réactions la confirmation que le xxie siècle verrait s’affronter les civilisations ; qu’Al Qaïda agissait au nom de l’Islam; qu’elle exprimait le rejet d’un monde occidental arrogant et impérialiste. Une nouvelle fois, je m’élève avec force contre tout amalgame entre l’Islam et le terrorisme[69]. » Le discours français, surtout dans les premiers mois, se présente donc comme défenseur d’une image plus nuancée de l’Islam et refuse d’accorder à la violence que les terroristes perpétuent un caractère « islamique ».

Les thèmes identitaires qui dominent le discours français au cours de cette nouvelle étape de l’après-guerre froide nous permettent de mieux comprendre la perception française des menaces dont il faut tenir compte et la conception de la sécurité qui l’accompagne. À la différence des leaders américains, le premier choc du 11 septembre passé, les Français ne voyaient aucun changement fondamental dans le fonctionnement des relations internationales. Jacques Chirac ne faisait que réitérer une position maintes fois exprimée par les dirigeants français, autant de droite que de gauche, quand il déclara, moins d’un mois après les événements du 11 septembre, que nous vivons dans un « monde dangereux … où les menaces sont d’autant plus inquiétantes qu’elles sont plus difficiles à cerner, à identifier[70] ». Dans ce monde instable, menacé par le « potentiel déstabilisateur des pays où l’État n’est pas en mesure de faire respecter la loi et l’ordre[71] », les gens devraient craindre plus un « vide de la puissance » qu’un quelconque « excès de la puissance[72] ». Et parmi les plus grandes sources d’insécurité de cette nouvelle conjoncture internationale, il fallait citer la prolifération des armements de destruction massive. Mais cela ne signifiait pas pour autant que cette question puisse justifier une guerre contre le régime de Saddam Hussein, car, selon le ministre des Affaires étrangères, Dominique de Villepin, contrairement à ce que semblaient croire les États-Unis, la résolution 1441 indiquait que la prolifération « dépasse le cadre de l’Irak[73] ».

Malgré la préoccupation grandissante avec le terrorisme et les armes de destruction massive qui domine les pays occidentaux, les Français ne veulent pas ignorer une autre menace potentielle pour la sécurité mondiale, les distinguant ainsi de la plupart de leurs partenaires, celle de la mondialisation. Tout en reconnaissant que la mondialisation est un phénomène « inéluctable », les dirigeants français la voient comme « ambivalente », puisqu’elle « crée des richesses et porte en elle la promesse d’un développement pour la planète entière, mais elle accentue les inégalités entre le Nord et le Sud, tout comme au sein de chaque pays[74] ». Et, le Président français insiste sur les dangers inhérents à la mondialisation pour la sécurité des pays occidentaux : « Si nous n’y prenions garde, tout convergerait aussi, faute de lois et de garde-fous, vers le règne du plus fort, vers le triomphe de ce qui est formaté à l’avance pour le public le plus large, vers l’accroissement des inégalités, vers l’affrontement entre un modèle dominant et le reste du monde[75]. » Ne se contentant pas de dénoncer la mondialisation et ses méfaits, les Français réclament un « projet politique pour humaniser la mondialisation et donc bénéficier de tous les avantages qu’elle apporte en matière d’échanges, de création de richesses et de progrès, mais également maîtriser les inconvénients qu’elle comporte[76] ». Plus explicitement encore, le premier ministre Lionel Jospin parle du rôle important que la France a à jouer « pour que la mondialisation se fasse dans un sens plus solidaire[77] ». Derrière ce discours critique de la mondialisation, se profilent toutes les craintes et les insécurités qui semblent menacer l’identité française. En premier lieu, elle représente un danger pour l’exercice de la souveraineté française, pierre d’assise du rang. Deuxièmement, elle réduit la diversité culturelle, et donc l’influence du soft power français. Troisièmement, elle crée des conditions favorables à un conflit entre les pays industrialisés et le tiers-monde. Enfin, elle sert surtout les intérêts de la puissance principale qui se trouve derrière ce « modèle dominant », les États-Unis.

Encore plus qu’au moment de la crise du Kosovo, les Français optent pour une conception plutôt positive de la sécurité, en se montrant très réticents à prôner une solution uniquement militaire aux problèmes que doivent confronter les pays occidentaux dans le monde de l’après 11 septembre. À la base de cette vision se trouve l’idée qu’il faut frapper surtout les causes fondamentales de l’insécurité. Donc, « le but de la communauté internationale ne doit pas seulement être de stabiliser les crises dites pudiquement régionales mais bien d’essayer de contribuer à régler les problèmes. Sans quoi, l’on voit en permanence les problèmes remonter et s’aggraver[78] ». Pour redéfinir la menace, la diplomatie française axe son discours autour d’une nouvelle conception de celle-ci, à la fois plus globale, et moins fragmentée. Les problèmes sociaux à l’échelle de la planète sont donc à la fois nombreux et interreliés. Ainsi, le principe d’une coalition ne doit pas seulement servir aux représailles, mais aussi aux tentatives d’établir une société mondiale plus juste. Comme le souligne le président Chirac au début du mois de novembre 2001, « on ne peut pas ignorer les effets dramatiques, humains, moraux mais aussi politiques, de l’appauvrissement constant, relatif et souvent en valeur absolue, d’un grand nombre de pays du Sud par rapport aux pays du Nord[79] ». Cet appauvrissement, selon la France, est le principal aliment du terrorisme et il est donc capital de revoir la « capacité à apporter, notamment dans le domaine de l’aide publique au développement, les moyens nécessaires aux pays en développement pour qu’ils ne se trouvent pas parmi ces parias du monde[80] ». Et une des sources les plus graves est « le sentiment d’injustice qui engendre les humiliations, les frustrations et l’insécurité[81] ». Pour chercher une solution aux problèmes des inégalités entre le Nord et le Sud, il faut une deuxième coalition à côté de celle qui lutte contre le terrorisme : « une coalition contre la pauvreté, une coalition pour l’environnement... une coalition pour résoudre des problèmes, des conflits et des crises qui existent plus ou moins à travers le monde et que nous pourrions résoudre aussi si nous nous montrions un peu plus généreux et plus engagés[82] ». Sans surprise, une action plus décidée à l’égard de la question palestinienne se trouve à la tête du nouvel ordre du jour sécuritaire, tel qu’il est vu par les Français. Tout simplement, aux yeux de ces derniers, « il est évident que le monde sera moins dangereux le jour où l’on aura trouvé une solution à peu près équitable pour le Proche-Orient[83] ».

Conclusion

La construction et la consolidation de l’identité est une question complexe et qui ne saurait se contenter d’une interprétation linéaire de ses transformations. L’identité semble être constamment et subtilement en mouvement et ce n’est qu’à très long terme que les mouvements de fond peuvent être analysés. Dans les deux cas que nous avons étudiés nous observons à la fois une continuité, et aussi de subtiles mais importantes fluctuations.

En effet, si les thèmes principaux du discours politique français de l’après-guerre froide semblent assez stables (multilatéralisme, valeurs universelles, droit international, etc.), on y perçoit aussi des variations significatives. Celles-ci seraient provoquées avant tout par la compréhension des Français des jeux diplomatiques internationaux. Nous l’avons vu, en fonction de ces relations avec les États-Unis et la Grande-Bretagne, le discours français réfère parfois aux valeurs occidentales, parfois à l’unité européenne, et parfois strictement aux idéaux républicains.

Concernant la relation avec l’axe anglo-américain, nous voyons bien que la diplomatie française s’ajuste, et ce même si les adaptations du discours ne sont pas toujours aussi percutantes que l’actualité le suggérerait. En effet, comment expliquer que le contexte du début de l’année 2003 qui oppose la France et les États-Unis ne soit pas souligné ouvertement dans le discours des politiques français ? Il est important de spécifier premièrement que le discours d’État que nous étudions ici n’est pas le seul discours identitaire. Ce discours particulier a généralement une fonction de consolidation de l’identité nationale autour de la structure d’État pour assurer la légitimité du gouvernement en place. Le discours politique est, généralement, un discours de stabilité et la référence constante aux « amis américains » pendant la crise diplomatique qui oppose les deux pays devient une façon de rassurer les interlocuteurs à l’interne comme à l’externe.

Si la notion de rang dans le cadre de l’analyse du discours politique français ne peut être négligée, elle ne peut non plus être suffisante. Les fluctuations identitaires qui marquent et marqueront le discours français de politique étrangère proviennent de nombreuses sources internes et externes (luttes politiques, immigration, joutes diplomatiques, etc.). La notion de rang et la volonté française de s’inscrire dans une niche toute particulière au niveau international peuvent sans aucun doute être considérées comme des tendances stables du discours politique et de la volonté de consolidation identitaire. Mais quand on regarde de plus près, on se rend compte que le statut de puissance moyenne que l’on pouvait accorder à la France au cours de la guerre froide, fondé sur une certaine conception de l’indépendance nationale et sur la place de la France entre les deux grands blocs militaires, n’a plus du tout le même sens à l’époque de l’hyperpuissance américaine. On peut aller plus loin, et dire que même pendant la guerre froide l’identité de puissance moyenne fluctua considérablement selon la conjoncture internationale, la nature du gouvernement et l’évolution de l’économie et de la société. Dans les conditions beaucoup plus fluides de l’après-guerre froide, comme nous l’avons constaté, il n’est donc guère surprenant que l’identité nationale, et les conceptions de la sécurité qui l’accompagnent, subissent continuellement des fluctuations encore plus marquées.