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Cet article porte sur les nouvelles formes d’autorité non étatique sur la scène internationale. Il prolonge les réflexions d’un nombre croissant de travaux qui ne fixent pas a priori la prédominance de l’État ou du marché, du privé ou du public, du national ou de l’international dans les nouvelles formes d’actions collectives qui se profilent dans le monde contemporain. Pour appréhender l’objet du pouvoir non étatique dans les relations internationales, la nature de son influence et sa relation avec l’État, plusieurs auteurs posent l’hypothèse selon laquelle les acteurs étatiques et non étatiques sont l’expression conjointe d’une même configuration de pouvoir[1]. Au lieu d’opposer les traités internationaux, la loi et la réglementation publique aux contrats, aux règles et autres conventions privées, cet article se propose d’explorer un domaine qui traverse de façon exemplaire l’opposition entre État et marché, en déclinant plusieurs niveaux d’une forme hybride d’autorité à l’échelle mondiale. Pour ce faire, l’analyse se focalise sur les logiques à l’oeuvre dans la normalisation internationale.

Dans l’étude des relations internationales, les normes revêtent une importance cruciale dans l’explication que fournissent les approches constructivistes de l’action collective[2]. Définie comme étalon de comportement considéré comme approprié par un ensemble donné d’acteurs, la norme désigne dans ces travaux une des modalités dans lesquelles s’expriment les valeurs et les préférences des acteurs étatiques et non étatiques sur la scène internationale. Les normes dont il est question dans les pages qui suivent, renvoient à un genre d’action plus spécifique. Par normalisation internationale, il faut entendre ici le domaine propre à l’élaboration et à la mise en oeuvre des spécifications techniques volontaires intervenant dans l’organisation de la production et des échanges internationaux (normes iso, sigle ce, systèmes d’interopérabilité dans les communications mobiles, etc.). Comme l’indiquent Loya et Boli[3], « la normalisation touche virtuellement chaque marchandise et chaque processus productif de notre vie quotidienne, du plus mondain ou plus ésotérique ». L’étiquetage ce nous est aujourd’hui familier. De même, qui n’a pas entendu parler d’iso 9000 ? Et il va de soi que les procédés industriels mobilisent des spécifications techniques harmonisées. Mais peu de gens sont au courant des consortiums dans lesquels se livrent les grandes batailles de la normalisation, comme celle qui oppose actuellement les entreprises japonaises Toshiba et nec à Sony, Philips et d’autres sur la prochaine génération de la technologie dvd[4]. Encore moins sont au fait des négociations en cours sur une norme internationale de conseil en gestion de patrimoine ou sur l’harmonisation européenne des services funéraires[5].

Si aujourd’hui le statut des normes internationales dans le fonctionnement de nos sociétés devient un sujet de préoccupation publique, c’est probablement autant en raison de leur emprise insoupçonnée sur notre vie quotidienne que de l’opacité des relations qu’elles entretiennent avec la mondialisation des marchés et le rôle de l’État dans l’économie. La normalisation se situe en effet entre deux eaux. Des milliers d’organismes aux configurations très diverses établissent des spécifications techniques sur une base volontaire, par l’association des professionnels de chaque secteur ; mais les gouvernements continuent à définir la ligne de partage entre normes volontaires et législation obligatoire et à encadrer les conditions d’élaboration des normes et de leur reconnaissance sur le territoire national.

Cet article cherche à montrer que l’univers de la normalisation internationale est lui-même en proie à un antagonisme profond, qui oppose les partisans d’une socialisation des normes internationales à ceux d’une mondialisation des normes marchandes. Les premiers, en faveur des projets actuellement en cours de consultation à l’iso, ont pour objectif de transférer le plus massivement possible la compétence universelle de la loi républicaine dans le cadre formel de la normalisation internationale. Les seconds vont plus loin. Leur objectif est de faire voler en éclats le cadre formel de la normalisation internationale et de le supplanter par une reconnaissance universelle de normes sectorielles minimales, définies principalement par les seuls opérateurs du marché. Cette seconde tendance est à l’offensive, avec laquelle les organismes officiels doivent composer.

Après une brève présentation du contexte de la normalisation internationale, deux schémas théoriques sont développés en vue d’analyser la façon dont cette forme hybride d’autorité internationale exerce concrètement son pouvoir. Le premier désigne la topologie intégrée de la normalisation internationale, en caractérisant les institutions en charge de définir les normes et l’objet de leur pratique[6]. Il fait jouer les axes privé – public et physique (poids et mesures) – sociétal (par ex. santé et sécurité au travail). Le second schéma aborde la séquence qui fait suite à la définition des normes. Il présente les processus différenciés de la normalisation internationale pour identifier les modalités de mise en oeuvre des normes une fois qu’elles sont homologuées. Dans cet objectif, il établit une distinction entre les procédures organisationnelles encadrant le système de reconnaissance de normes à l’échelle planétaire et la compétence territoriale attribuée à ces procédures. Avec ces deux dimensions supplémentaires, le cadre d’analyse fait jouer les axes de la confiance et de l’autonomie des sociétés à reconnaître les spécifications techniques s’appliquant aux échanges internationaux. Enfin, le papier examine les clivages sur la forme à donner à chacune de ces quatre dimensions, en abordant plus spécifiquement le cas des projets en cours de consultation à l’iso relatifs au développement d’une norme internationale de gestion de la responsabilité sociale des entreprises.

I – Le contexte

Dans le domaine de la régulation économique internationale, les normes internationales se réfèrent aux spécifications techniques intervenant dans l’organisation de la production et des échanges internationaux. Elles portent sur les mesures, le design, les performances ou les effets associés à des produits, des processus industriels ou des services. Le monde de la normalisation contemporaine a connu depuis environ deux décennies d’importants bouleversements. Auparavant, les spécifications techniques demeuraient largement du ressort du cadre réglementaire de la loi, de normes d’entreprises relevant du choix managérial et, marginalement, d’institutions nationales de normalisation. Aujourd’hui, le cadre réglementaire de la loi a cédé le terrain face aux normes volontaires élaborées dans un ensemble d’organismes publics ou privés, à l’échelle internationale ou régionale[7].

À l’échelle régionale, l’Europe se trouve à l’avant-garde de la tendance à privilégier la normalisation[8]. La « nouvelle approche » en matière d’harmonisation technique adoptée par la Communauté européenne en 1985 a eu des conséquences considérables. Le mécanisme de base de la « nouvelle approche » consiste à transposer le principe de subsidiarité des institutions européennes dans les relations à établir entre les sphères politique et économique. Pour ce faire, la législation des pouvoirs publics européens doit se limiter aux seules exigences essentielles et générales auxquelles doivent correspondre les produits mis sur le marché, en particulier dans le domaine de la santé, de l’environnement, de la sécurité sur le lieu de travail et la protection des consommateurs. Dans les secteurs concernés par la nouvelle approche, l’harmonisation des spécifications techniques, des critères de performance ou des exigences de qualité est dès lors du ressort des organismes de normalisation volontaire européens (cen, Cenelec, Etsi). Par ailleurs, le principe d’autorégulation est étendu aux fonctions de surveillance, puisque les produits mis sur le marché bénéficient d’une présomption de conformité aux normes sur la base de la seule déclaration du fabricant. Le premier objectif de la directive de 1985 était d’éviter qu’avec la mise en place du marché unique en 1992, les entraves aux échanges se déplacent massivement dans le domaine des spécifications techniques ; mais elle a aussi largement favorisé le positionnement stratégique des normes européennes sur le marché mondial[9].

Le système européen de normalisation, tout comme le canadien, le japonais et ceux de la plupart des pays en développement, se situe dans le sillage des institutions officielles de la normalisation internationale, telles que l’iso, (Organisation internationale de normalisation), la cei (Commission électrotechnique internationale) et l’uit-t (Union internationale des télécommunications – section normalisation). Dans les années quatre-vingt-dix, des accords de coopération ont été signés entre ces organisations et les organismes européens pour laisser le libre choix de la plate-forme de négociation tout en maintenant le principe d’adoption commune grâce à une procédure de vote parallèle[10]. En revanche, aux États-Unis, la normalisation repose sur un système complexe de centaines d’organismes privés de nature sectorielle. Durant des décennies, la place prééminente des États-Unis en matière d’innovation technologique signifiait que de nombreuses normes adoptées dans le cadre de ces organismes valaient de facto à l’échelle internationale. Mais aujourd’hui, il existe un véritable conflit de la normalisation internationale entre les États-Unis et l’Europe. Il a pour toile de fond des systèmes juridiques opposés, la mise en concurrence de leur politique industrielle et des désaccords profonds sur le rôle respectif des acteurs privés et des pouvoirs publics dans l’élaboration et l’adoption des normes[11]. Comme nous le verrons ci-dessous, l’importance de ce conflit doit pourtant être relativisée en regard des pressions qu’exerce sur les deux protagonistes réunis la montée en puissance des normes dites « de consortium », développées en privé par les industriels pour résoudre un problème donné.

À l’échelle internationale, l’importance de la normalisation internationale a franchi un seuil crucial depuis la création de l’Organisation mondiale du commerce (omc) en 1995. Contrairement au gatt, dont les dispositions en matière de réglementation technique demeuraient peu contraignantes, l’Accord sur les Obstacles techniques au commerce (otc) et l’Accord général sur le commerce des services (agcs), qui font maintenant partie intégrante du dispositif réglementaire de l’omc, confèrent aux normes internationales un rôle majeur dans l’harmonisation des spécifications techniques appliquées aux biens et services. Comme la « nouvelle approche » européenne, la réglementation des États n’est acceptable que si elle répond à des « objectifs légitimes » clairement établis, tels que la sécurité, la santé ou l’environnement. Et l’objectif d’éliminer les obstacles « non nécessaires » au commerce engage à remplacer les normes établies dans le seul cadre national par les normes internationales existantes[12].

Encore faut-il savoir ce qu’est une norme internationale – par-delà le partage des compétences entre pouvoirs publics et organismes de normalisation. Cinq ans après la création de l’omc, les conclusions du second examen trisannuel de l’Accord otc ont tenté d’en clarifier la définition. L’élaboration des normes internationales devrait à ce titre garantir « la transparence, l’ouverture, l’impartialité et le consensus, l’efficacité, la pertinence et la cohérence, et tenir compte des préoccupations des pays en développement[13] ». Comme tout document diplomatique, le langage utilisé cherche surtout à établir un compromis qui puisse inclure les principaux protagonistes de la négociation, tout en en excluant d’autres. Car les acteurs de la normalisation internationale sont sur ce point profondément divisés.

En définitive, il ne fait guère de doute que la « nouvelle approche » européenne et l’Accord sur les obstacles techniques au commerce de l’omc autorisent un transfert vers la normalisation volontaire d’un ensemble de spécifications techniques relevant jusqu’alors du domaine réglementaire public national. Cette orientation va de pair avec une mondialisation des marchés, la recherche d’économies d’échelle dans une production globalisée et une obsolescence planifiée des produits dont le cycle de vie est toujours plus court. Mais dans le continuum qui s’étend de la réglementation technique des pouvoirs publics aux spécifications techniques développées par des consortiums privés et protégées par des brevets, la normalisation internationale est elle-même sujette à d’importantes lignes de fracture qui traversent l’opposition entre État et marché. C’est en ce sens que les normes internationales déclinent différents niveaux d’une forme hybride d’autorité à l’échelle mondiale. Le cadre d’analyse qui suit cherche à préciser la façon dont cette forme d’autorité est en mesure d’exercer concrètement son pouvoir.

II – Topologie intégrée et processus différenciés

Jusqu’à il y a moins de deux décennies, l’étude de la normalisation était confinée aux domaines de l’ingénierie[14], de l’économie industrielle[15] ou du droit[16]. Il s’agissait principalement d’analyser le contenu et les performances des spécifications techniques sur tel ou tel produit, d’en évaluer les bénéfices sur l’entreprise, l’impact sur la branche d’activité, la nature de la concurrence sur une économie donnée et, plus généralement, les obligations légales qui en découlent, dans le domaine de la sécurité, de la santé, de l’environnement, ainsi que du point de vue de la propriété intellectuelle et des mesures antitrust. Aujourd’hui, la normalisation constitue également un objet d’étude sociopolitique, investi par les historiens[17], les sociologues[18], et les politologues[19]. Selon David[20], la normalisation internationale renvoie à un problème fondamental de l’organisation sociale : « le choix entre l’ordre et la liberté ». De ce point de vue, la normalisation est autant un choix technologique du ressort des acteurs privés qu’un cadre institutionnel conférant un certain ordre au déploiement de ces pratiques. Or, comme le déplore Mattli, « la littérature consacrée aux normes n’est généralement pas en mesure d’offrir une analyse théorique solide susceptible d’expliquer ou d’évaluer aussi bien dans le passé que dans le présent les arrangements institutionnels relatifs aux normes[21] ».

Pour expliquer la relation entre la pratique des acteurs privés de la normalisation et son cadre institutionnel, certains travaux utilisent les approches néoinstitutionnalistes des sciences sociales. Empruntant de nombreux outils à l’économie des coûts de transaction, une telle perspective considère que les pratiques des acteurs se définissent par leur environnement[22]. De ce point de vue, la normalisation constitue une garantie institutionnelle assurant un niveau de confiance supérieur dans les transactions et réduisant ainsi le risque d’opportunisme[23]. La plupart de ces travaux s’appuient sur les développements de la théorie des choix rationnels – notamment la théorie des jeux  pour expliquer les logiques de coopération et les conflits de distribution à l’oeuvre dans le cadre institutionnel de la normalisation[24]. Dans une telle perspective, la logique de l’action prime sur son contenu et la prise en compte des phénomènes de pouvoir se fait, sur la base de critères quantifiables et définis a priori. Certains travaux prennent toutefois acte de la dimension contingente du politique et de sa diversité dans l’espace international. Les critères privilégiés sont dès lors les systèmes de valeurs, le contrôle des institutions démocratiques sur les organismes de normalisation ou les différents rapports de forces internes relatifs à l’élaboration de telle ou telle norme[25]. Ces travaux contribuent en particulier au débat qui oppose les partisans du système fortement institutionnalisé de l’iso/cei et de l’Union européenne à ceux qui défendent le bien-fondé du marché de normes concurrentes en vigueur aux États-Unis. Ils offrent également des clés de lecture pour décrypter l’efficacité des arrangements oligopolistiques dans le cadre de consortiums privés ou la portée de l’homogénéisation de la culture occidentale technophile dans la standardisation des modes de vie. Mais l’analyse ne se place pas spécifiquement sur la dimension structurelle du pouvoir propre à l’organisation d’une économie capitaliste à l’échelle mondiale. De façon générale, le pouvoir structurel se réfère aux structures matérielles et discursives qui affectent de façon intentionnelle et inintentionnelle le champ du possible d’un ensemble d’acteurs sociaux[26]. Pour expliquer comment la normalisation internationale est en phase avec la mondialisation du capitalisme, il convient de la situer dans l’espace polymorphe des nouvelles formes d’autorité non étatique sur la scène internationale.

Les normes internationales appartiennent à l’infrastructure de la mondialisation. Selon les estimations, elles affectent jusqu’à 80 % du commerce mondial[27]. Elles se déploient non seulement à l’échelle planétaire, mais aussi sur l’ensemble des conflits émanant du système industriel[28]. Elles s’apparentent à des instances de coordination du capitalisme et mobilisent comme lui des intérêts contradictoires. Le travailleur peut y trouver une protection sur les lieux de travail (par exemple, les normes de sécurité des machines ou de nuisance sonore maximale) et une garantie sur les produits de consommation (étiquetage des produits), alors qu’un industriel verra d’abord l’accès au marché, le véhicule du progrès technique et un outil stratégique dans le jeu de la concurrence.

Pour expliquer en quoi et jusqu’où la normalisation internationale fait partie du pouvoir structurel de l’économie politique mondiale, le cadre d’analyse qui suit développe deux schémas théoriques. Le premier caractérise la topologie intégrée de la normalisation internationale. Il établit la façon dont la définition des normes se situe, d’une part, dans un continuum institutionnel entre les choix technologiques du marché et les exigences de la loi publique et, d’autre part, dans un continuum matériel entre des spécifications physiques relatives aux poids et mesures et des valeurs historiquement et socialement construites. Le second schéma aborde la séquence qui fait suite à la définition des normes. Il définit les processus différenciés de la normalisation internationale en identifiant les différentes façons de mettre en oeuvre des normes. Il articule les deux axes qui encadrent le système de reconnaissance de normes à l’échelle planétaire : celui des procédures organisationnelles reconnues dans ce domaine et celui de la compétence territoriale propre à ces procédures.

A — Topologie intégrée

La topologie intégrée de la normalisation internationale repose en premier lieu sur la distinction entre les sphères publique et privée. Tous les acteurs de la normalisation internationale sont soumis à la double pression des mécanismes de marché et de l’encadrement des pouvoirs publics, mais chaque système canalise différemment les relations à établir entre les sphères économique et politique. C’est en ce sens que la normalisation internationale se situe dans un continuum institutionnel. Pour reprendre l’expression de David citée ci-dessus, celui-ci reflète le choix de toute société entre l’« ordre » et la « liberté ». Dans le lien qu’elles entretiennent avec la sphère économique, les spécifications techniques sont généralement soumises à la dynamique concurrentielle de l’innovation technologique et intègrent les contraintes des titres de propriété privée du marché. Mais elles peuvent tout aussi bien relever de la sphère publique, en raison de l’intérêt général qu’elles incarnent pour la société sur un espace donné – en fixant par exemple un niveau donné de risque ou en établissant un principe d’innocuité. Ainsi, même confinées au domaine des spécifications techniques, les normes ont autant affaire au progrès technique associé à l’accumulation du capital qu’au progrès social investi par l’État providence. L’encadrement institutionnel de la normalisation a joué un rôle important dans le progrès technique et l’unification des marchés nationaux à la fin du xixe et dans la première moitié du xxe siècle. C’est la transposition de cet environnement sur le plan international qui constitue aujourd’hui un enjeu d’envergure[29].

Figure 1

Topologie intégrée de la normalisation internationale

Topologie intégrée de la normalisation internationale

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Lorsqu’elles sont obligatoires, exécutoires et générales, les spécifications techniques ont force de loi et le statut de réglementation publique. De nombreuses exigences en matière environnementale, de sécurité ou de protection des consommateurs sont définies selon de telles procédures. Ainsi, le principe de précaution fonde la politique environnementale et sanitaire de l’Union européenne ; de même, une batterie de mesures d’hygiène et de sécurité font partie de la législation américaine sur le travail, tout comme dans la plupart des pays industrialisés ; ou encore, les questions d’étiquetage sont devenues cruciales pour des politiques réglementaires axées sur la protection des consommateurs. De fait, ces réglementations, quelles qu’elles soient, incluent généralement un volet complémentaire sur une base volontaire. Dans de telles circonstances, les caractéristiques techniques impliquent des organismes de normalisation, dont les statuts varient considérablement selon les pays. Agences gouvernementales ou parapubliques – comme au Portugal, en Irlande au Luxembourg, ainsi qu’au Japon ou dans la plupart des pays en développement ; associations privées à but non lucratif, mais étroitement associées au cadre réglementaire de l’État – comme dans la plupart des pays européens ; enfin, entreprises de nature privée ne bénéficiant que peu ou prou de subventions de l’État et avec lequel elles n’entretiennent pas de relations étroites – comme aux États-Unis, en Australie ou au Royaume-Uni[30]. En dépit de la diversité de leur statut à travers le monde, les organismes officiels de normalisation entretiennent des relations privilégiées avec l’État.

Si l’on se déplace davantage en direction de la sphère privée, on rencontre des acteurs privés, spécialisés dans la production de normes, mais qui n’entretiennent pas forcément des relations privilégiées avec l’État. C’est dans cette zone que se situent les centaines d’organismes sectoriels privés qui font partie du paysage de la normalisation aux États-Unis[31]. Parmi eux, une dizaine comptent pour plus de 90 % des normes produites; dans l’industrie pétrolière, ce sont celles de l’American Petroleum Institute (api) ; dans l’automobile, celles de la Society of Automotive Engineers (sae) ; dans l’électrotechnique, celles de l’Institute of Electrical and Eletrotechnics Engineers (ieee) ; sur le plan multisectoriel, ce sont celles de l’American Society of Mechnical Engineers (asme) et de l’American Society for Testing and Materials (astm). Le président d’astm, James Thomas, considère d’ailleurs que son organisation « compte maintenant parmi les très rares producteurs de normes internationales restantes au monde[32] ». L’usage du terme de « normes internationales » est crucial, car il exprime le statut privilégié des spécificités techniques reconnues au titre du dispositif réglementaire de l’omc. L’acceptation des normes établies par les grands organismes sectoriels américains par l’omc n’a toutefois pas encore été explicitement tranchée, en raison notamment de l’absence de cas porté auprès de son Organe de règlement des différends.

Enfin, plus loin encore en direction de la sphère privée, les normes de consortium sont des spécifications mises à la disposition de tous, mais développées par un nombre plus ou moins restreint d’industries décidées à donner une réponse collective à un problème donné, en particulier en matière d’innovation dans les technologies de pointe. Elles portent principalement sur la compatibilité des différents composants nécessaires au développement d’un nouveau produit (cd-rom, dvd) ou sur les modes d’interopérabilité dans le domaine des télécommunications et des technologies de l’information (protocole tcp/ip qui permet la mise en réseau des ordinateurs à l’échelle planétaire). Mais elles peuvent aussi porter sur des enjeux sociaux, tels que la responsabilité sociale des entreprises. La nature oligopolistique des arrangements qui en résultent se situe clairement à l’extrémité privée du continuum institutionnel de la normalisation, même si dans certaines circonstances l’État s’y associe de près par une politique industrielle stratégique en faveur de nouvelles technologies[33].

Lorsqu’elles sont de nature strictement technique, les normes de consortium contiennent souvent des séquences protégées par des droits de propriété intellectuelle. Pour assurer une diffusion maximale de la technologie qu’elles dominent, les entreprises détentrices de ces droits ne les font pas forcément valoir. Le degré ultime de privatisation des normes se trouve toutefois dans la possibilité de contrôler l’ensemble d’une filière technologique par l’entremise de brevets, d’accords de cession de licence et de leur protection par les droits de propriété intellectuelle[34]. Cela peut se faire sur une base oligopolistique (cd-rom) ou monopolistique (système d’exploitation Windows de Microsoft). Selon le haut fonctionnaire britannique en charge des questions de normes et de réglementations, les enjeux liés à cette question sont tels que « la relation entre les droits de propriété intellectuelle et la normalisation est loin d’être éclaircie[35] ». L’euphémisme du discours officiel ne cherche guère à cacher les conflits qui opposent sur ce point les plus grands groupes industriels. Ce sont eux qui sont à l’origine des consortiums et autres forums établis pour contourner les garanties requises par les procédures des organismes officiels.

L’explosion des forums industriels à partir des années quatre-vingt a eu un effet considérable sur l’infrastructure formelle de la normalisation, la poussant à réévaluer la filière classique de l’élaboration des normes afin de développer de nouveaux mécanismes et types de documents pour les cas où la rapidité d’élaboration et de publication est prioritaire. L’introduction de procédures uniquement électroniques a permis de réduire considérablement le temps nécessaire à l’élaboration d’une norme internationale homologuée (qui était au préalable de l’ordre de cinq ans). Mais il y a plus. Sous le terme générique de « nouveaux produits », l’iso (et sur le plan européen, le cen) a déjà transposé le modèle des normes de consortium – cette tendance est d’autant plus marquée sur le plan électrotechnique et des télécommunications[36]. La privatisation des normes internationales constitue aujourd’hui un sujet d’autant plus brûlant que les organismes officiels de normalisation ont déjà répondu au défi que leur ont lancé les consortiums industriels en matière de vitesse d’élaboration calquée sur le rythme de l’innovation technologique et de son obsolescence programmée. Manifestement, les enjeux de la réglementation technique ne se limitent pas à un choix unique entre la loi et la norme volontaire. Ils balaient tout le spectre du continuum institutionnel qui relie les sphères publique et privée.

La seconde dimension qui structure la topologie intégrée de la normalisation internationale est l’objet des spécifications techniques. Son axe établit un continuum matériel entre des mesures physiques – dont les attributs invariables sont incontestables – et des valeurs construites socialement et historiquement – et par là même toujours contestables. Pour une part, le mouvement d’un pôle à l’autre de ce continuum est fille de l’Histoire. La Révolution française a inventé ex nihilo le système métrique décimal. Les économies d’échelle et l’innovation technologique foudroyante de la Seconde Révolution industrielle ont conduit à systématiser l’élaboration des normes physiques mesurant la fabrication et l’interopérabilité, notamment dans le domaine des pièces détachées, de l’acier et des chemins de fer, de l’électricité et des communications à distance[37]. Les enjeux relatifs à la santé et à la sécurité sur les lieux de travail associés au développement de l’État-providence ont conduit à inclure la protection des consommateurs. À partir des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, l’utilisation massive des contrats de sous-traitance par les industries fondées sur des « chaînes de valeur globale » et les préoccupations liées à l’environnement ont motivé le développement de normes dans le domaine de la gestion des systèmes de qualité (cf. iso 9001) et d’environnement (cf. iso 14001). Aujourd’hui, la normalisation internationale est en train de se déployer dans un ensemble toujours plus vaste de normes sociétales, en s’aventurant dans le domaine des services, tel que le traitement des plaintes, et dans celui de la responsabilité sociale des entreprises, qui touche au coeur du rapport salarial.

Les dimensions physique ou sociétale des normes ne s’opposent pas toujours. Ainsi, les pôles de l’axe le long duquel définir l’objet de la normalisation désignent des catégories qui ne s’excluent pas mutuellement et ne reflètent pas forcément un tel sens de l’histoire. L’invention du système métrique décimal dans le cadre de la Révolution française constitue à cet égard un exemple notoire. Apparemment circonscrite à des enjeux strictement physiques, cette invention a actualisé la foi des Lumières dans la toute puissance de la Raison pour définir le mètre comme le dix-millionième du quart du méridien terrestre. Or, il s’agissait aussi d’abolir les conséquences sociales du système arbitraire des « deux poids, deux mesures ». Telle était en effet une des doléances centrales de la paysannerie pour mettre fin à la façon dont la féodalité modifiait continuellement les étalons à partir desquels payer en nature redevances et impôts. Plus généralement, après avoir aboli les privilèges et créé l’égalité des citoyens devant la loi avec la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789, la Révolution française a pris la planète Terre comme unité fondamentale de toutes les autres mesures et, ce faisant, comme garantie universelle suprême de l’égalité des hommes devant l’usage social et politique des poids et des mesures. Nul autre mieux que Talleyrand exprime ce principe : « Lorsqu’une nation se détermine à opérer une grande réforme ... et s’il s’agit d’une réforme dans les poids et les mesures, ...il faut que la solution du problème soit parfaite, que cette réduction se rapporte à un modèle invariable pris dans la nature afin que toutes les nations puissent y recourir[38]... ». Par sa définition tirée de la nature, invariable et universelle, le mètre est selon les termes de Guedj, « un concept social en dur[39] ».

Un lieu commun répété à satiété dans les travaux sur la mondialisation consiste à l’associer de près aux mutations technologiques de ces dernières décennies. À supposer que l’on puisse désigner ainsi certains des problèmes auxquels la régulation de la mondialisation croit – ou du moins, tente de  trouver une solution, l’objet des spécifications techniques consignées par la normalisation internationale occupe manifestement tout l’axe qui relie les dimensions physiques et sociales de la vie en société. Il colonise l’étendue le long de laquelle se décline la relation de l’homme à la nature et contribue ainsi à l’abolition de la distinction entre science et société. Il montre à quel point la technologie est indissociablement liée à l’avenir de nos sociétés, au moment même où sa complexité et sa spécificité extrêmes croient pouvoir justifier la distance prise vis-à-vis des principes démocratiques.

B — Processus différenciés

Les processus différenciés de la normalisation internationale se réfèrent aux modalités de mise en oeuvre des normes homologuées. Le schéma théorique susceptible d’appréhender ces processus quitte le terrain de la définition des normes. Il résulte de la distinction à établir entre normes et évaluation de la conformité, l’expression couramment utilisée pour désigner le processus de vérification d’une application des normes conforme à leur définition. À partir de cette distinction, il ne s’agit plus d’analyser le contenu du programme d’uniformisation des normes à l’échelle planétaire et les organismes entrant en concurrence sur la définition de ce programme. L’analyse se déplace vers la possibilité de reconnaître une équivalence entre une pluralité de normes et différentes manières d’évaluer leur conformité. En effet, même si la tendance à unifier un ensemble toujours plus large de normes poursuit son cours dans le sillage de la mondialisation, les disparités profondes dans la manière d’évaluer la conformité des entreprises et des produits aux exigences prévues par ces normes peuvent constituer une source importante de rivalités commerciales. Rien n’indique, par exemple, qu’une procédure reconnue pour tester la résistance d’un matériau conduise à reconnaître tous les laboratoires capables de l’exécuter. Inversement, si l’harmonisation des normes à l’échelle globale se heurte à des difficultés croissantes, la reconnaissance mutuelle de normes distinctes peut devenir une modalité privilégiée d’intégration mondiale des marchés. C’est ce principe, par exemple, qui a guidé l’unification du marché européen pour tous les secteurs n’impliquant pas l’établissement d’une norme européenne unifiée. Pour clarifier les enjeux liés aux processus différenciés de la normalisation, ce deuxième schéma théorique fait jouer les axes de la procédure organisationnelle et de la compétence territoriale de l’évaluation en conformité.

Figure 2

Processus différenciés de la normalisation internationale

Processus différenciés de la normalisation internationale

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En premier lieu, la reconnaissance de normes se caractérise par des procédures organisationnelles. Celles-ci attribuent des rôles différenciés aux acteurs du marché qui utilisent les normes et aux institutions politiques qui encadrent le système de reconnaissance de normes. Les pôles qui bornent ces procédures sont identiques à ceux du continuum institutionnel dans lequel les normes ont préalablement été définies. Ce sont les sphères publique et privée. Une organisation publique de la reconnaissance de normes repose sur la chaîne de commandement des corps constitués. Inversement, une organisation privée fait appel aux rapports contractuels des relations de marché. Le vecteur qui autorise le déplacement d’un pôle à l’autre du continuum est le niveau de confiance des acteurs dans l’évaluation en conformité.

Théoriquement, on peut considérer que les normes sont en tant que telles un transfert de confiance du seul signal prix vers des spécifications techniques. Aussi, l’évaluation de la conformité précise-t-elle le niveau de confiance nécessaire à la mise en oeuvre de telles spécifications[40]. Concrètement, les différentes procédures organisationnelles de l’évaluation en conformité balaient un large spectre de la confiance. D’un côté, il existe la déclaration en conformité émise directement par le fabricant et acceptée globalement (le sigle ce de la « nouvelle approche » européenne) ; de l’autre, une multitude d’organismes nationaux de certification continuent à oeuvrer sur une base nationale en tant que « tierces parties » de la normalisation, à leur tour sujettes à une accréditation émise par une agence réglementaire publique unique. Selon Tronel, « pour une même exigence de conformité, il y a de plus en plus de réponses différentes possible[41] ». Les procédures vont ainsi de l’autocertification du fabricant à la vérification par contrôle et essai de chaque produit mis sur le marché par un organisme de certification public et publiquement accrédité, en passant par un système d’assurance qualité (norme iso 9001) sous l’égide d’organismes accrédités mais privés (Inspectorate, sgs), ou encore par une déclaration de la conformité « accréditée par les pairs », c’est-à-dire par les entreprises de la même branche d’activité[42].

En second lieu, un système de reconnaissance des normes se situe dans le cadre d’une compétence territoriale donnée. L’analyse du domaine de compétence de l’évaluation en conformité conduit à définir un axe polarisé par des principes opposés de reconnaissance des normes, l’un endogène, l’autre exogène. Ces principes soulèvent d’importants enjeux sur le plan des transferts d’autorité et de légitimité des États démocratiques modernes. Comme le notent Nicolaidis et Egan[43], « les organismes réglementaires nationaux acceptent des transferts sans précédent de souveraineté réglementaire en reconnaissant des normes non nationales comme valables sous leur propre juridiction, qu’ils aient pris part à leur développement (normalisation) ou non (reconnaissance) ».

Il faut savoir en effet que les procédures de reconnaissance de normes n’impliquent pas forcément des organismes réglementaires nationaux. Elles peuvent se contenter de l’évaluation de la conformité réalisée dans un pays tiers. Sur le plan théorique, pour que les spécifications techniques de l’accès au marché soient fondées sur une base strictement exogène, il faut que toutes les différentes manières d’évaluer la conformité à une norme soient reconnues à l’échelle mondiale. Concrètement, cela signifie qu’un fabricant n’a besoin que d’un certificat pour satisfaire tous les marchés nationaux et tous les gouvernements. Dans les enceintes fréquentées par les experts de la normalisation, c’est là toute la force du slogan « une norme, un essai, accepté partout ». À l’inverse, si aucune des différentes manières d’évaluer la conformité à une norme n’était reconnue sur le plan international, les spécifications techniques de l’accès au marché seraient fondées sur une base strictement endogène. Concrètement, cela signifie que les tests sont reconduits autant de fois que le produit traverse la frontière avant d’accéder au marché intérieur.

Différents types d’instruments sont négociés pour définir le domaine de compétence de l’évaluation en conformité. Une première génération de conventions a donné lieu à des Accords de reconnaissance mutuelle (mra) conclus sur une base intergouvernementale bilatérale ou plurilatérale. Alors que des plates-formes comme le Transatlantic Business Dialogue ont tout au long de la décennie quatre-vingt-dix poussé à la roue pour développer systématiquement de tels accords dans les différents secteurs d’activité, les difficultés énormes qu’ils impliquent, en particulier sur le plan transatlantique, signifient aujourd’hui qu’ils ne constituent plus une priorité stratégique[44]. Certains développements récents se sont déplacés sur le plan de l’accréditation. Comme l’explique Pierre, « c’est le dernier niveau de contrôle (il n’y a pas d’accréditation des accréditeurs). De ce fait les accréditeurs ne doivent pas être en situation de compétition, ni entre eux, ni avec les entités qui sont accréditées ou susceptibles de l’être[45] ». Après des années d’ignorance mutuelle, les deux organisations mondiales en charge de l’accréditation collaborent pour la promotion d’accords de reconnaissances multilatéraux dans ce domaine[46]. D’autres développements ont lieu dans le cadre de procédures beaucoup plus informelles, comme les accords multilatéraux privés (mla) que signent entre eux un ensemble d’organismes de certification. L’accord phare dans ce domaine est sans conteste le système cei (commission électrotechnique internationale) de reconnaissance par les pairs des entités de certification de la conformité (ieceecb Scheme).

Dans les termes du débat qui absorbe aujourd’hui les experts de la normalisation, la définition de la compétence territoriale des normes renvoie aux limites dans lesquelles circonscrire leur « pertinence globale », en vue de garantir leur représentativité et de préserver ainsi un haut niveau d’« acceptabilité sociale[47] ». C’est ce qu’explique, en prenant la hauteur suffisante, Helmut Reihlen, l’ancien directeur du Deutsches Institut für Normung (din), en déclarant que « l’essentiel demeure la relation entre le processus de découverte scientifique et le contrôle démocratique sur l’usage de la science[48] ». L’autonomie d’une société à définir ses propres normes et à évaluer la conformité à leur exigence suppose transiger entre la science, la technique et la démocratie. Reconnaître une compétence territoriale exogène aux différentes manières d’évaluer la conformité à une norme sur le plan international, c’est nécessairement renoncer à une part d’autonomie.

Ce cadre d’analyse s’apparente dans une certaine mesure à celui de Spruyt[49], qui établit une distinction entre l’environnement public et privé de l’élaboration des normes d’une part, et entre des modalités de gouvernance centralisée et décentralisée d’autre part. Le cadre d’analyse présenté ci-dessus établit toutefois deux distinctions supplémentaires, en intégrant la nature physique ou sociétale des normes et en définissant la compétence territoriale d’organismes chargés, non seulement de leur élaboration, mais aussi de fonctions de surveillance. Par ailleurs, cette contribution s’inscrit en faux contre l’épistémologie positiviste et les objectifs théoriques de Spruyt. Loin de chercher des lois de régularité susceptibles de définir un système d’inférence causale, elle adopte au contraire un point de vue critique qui assume la dimension transformatrice de la recherche en sciences sociales. En suivant Cox[50], une position critique engage à suivre un cheminement double : d’une part, une analyse réflexive de la dialectique historique dans laquelle se situe le contexte dont les contraintes définissent les limites du possible ; d’autre part, une analyse prospective des opportunités du changement social et des conditions requises pour en assurer la dimension émancipatrice. Dans cette perspective, la distinction analytique entre la topologie et les processus de normalisation ne doit pas être comprise comme une dichotomie rigoureuse. Elle considère plutôt que la définition de normes internationales et leur mise en oeuvre répondent de façon complémentaire à une situation où les États sont comptables les uns envers les autres de l’incidence de leur réglementation nationale sur les échanges internationaux.

Les deux schémas théoriques développés ci-dessus ont pour objectif de rendre intelligible les rapports de forces auxquels sont confrontés les principaux acteurs de la normalisation internationale pour faire face à cette situation. Dans un tel contexte, la mondialisation du capitalisme s’apparente à bien des égards à une forme de mercantilisme transnational[51]. La topologie intégrée de la normalisation balise les dimensions institutionnelles et matérielles de l’élaboration des spécifications techniques. Les processus différenciés de la normalisation renvoient quant à eux aux dimensions organisationnelles et territoriales des enjeux soulevés par les différentes manières de reconnaître la conformité des normes à leur définition. La forme dans laquelle s’exprime chacune de ces quatre dimensions dépend de certaines variables identifiables, telles que la nature du secteur ou le nombre d’acteurs, mais tout autant d’un processus sociopolitique ne pouvant pas être mesuré a priori. Le cas de la responsabilité sociale des entreprises semble confirmer cette analyse.

III – Le cas de la responsabilité sociale des entreprises

La question de la responsabilité sociale des entreprises est consubstantielle à la remise en cause des cadres réglementaires nationaux et internationaux relatifs aux conditions sociales du fonctionnement des entreprises sur le marché mondial. Alors que les travaux pionniers sur la question remontent aux années trente aux États-Unis, le phénomène a réellement pris de l’importance dans le courant de la dernière décennie comme réponse des dirigeants à la contestation de la mondialisation néolibérale[52]. Dans ce domaine, peut-être plus que dans tout autre, la question met en concurrence divers forums de négociations qui tour à tour l’inscrivent à leur ordre du jour.

A — Le contexte institutionnel

Au milieu des années quatre-vingt-dix, le contexte d’intensification des « chaînes de valeurs globales » et les revendications d’organisations non gouvernementales et de syndicats dans les pays industrialisés ont conduit à faire de la responsabilité sociale des entreprises un enjeu central de l’omc. Le débat sur la « clause sociale » porte spécifiquement sur les garanties sociale octroyées à la main-d’oeuvre par sept conventions de l’Organisation internationale du travail (oit)[53]. La réunion ministérielle de Singapour en décembre 1996 a exclu la « clause sociale » de l’ordre du jour de l’omc en maintenant des cloisons étanches entre les conditions de travail et le système commercial multilatéral[54]. Qu’ils le veuillent ou non, dans une économie ouverte, les États restent comptables les uns envers les autres de l’incidence de leur politique sociale sur le plan international. Sans bénéficier de la conditionnalité forte de la « clause sociale », une série d’instruments intergouvernementaux ont récemment été mis au point dans ce domaine.

Sur le plan international, l’ocde a adopté en juin 2000 une nouvelle version de ses principes directeurs à l’intention des entreprises multinationales, qui inclut un ensemble de dispositions relatives à la responsabilité sociale des entreprises. Les neuf principes du Global Compact des Nations Unies développés en 1999-2000 vont dans le même sens. Enfin, l’oit a saisi la fenêtre d’opportunité offerte par la Déclaration de Singapour pour donner un nouvel élan à la promotion de ses conventions. La « Déclaration relative aux principes et droits fondamentaux au travail » adoptée en 1998 fait partie de cette dynamique. Les lignes directrices pour le management de l’hygiène et de la sécurité du travail publiées en 2001 également[55].

Sur le plan régional, la vision impériale de la régulation défendue par les « néo-conservateurs » aux États-Unis a certes fait subir une décote à la notion de responsabilité sociale des entreprises. Mais de l’autre côté de l’Atlantique, l’Union européenne continue à déployer des efforts considérables pour apparaître comme l’avocat le plus en vue de la responsabilité sociale des entreprises. Après la publication en 2001 par la Commission du Livre vert définissant le cadre de son action future dans ce domaine, un Forum plurilatéral européen sur la responsabilité sociale des entreprises (csrems Forum) a vu le jour en octobre 2002 et un ensemble d’initiatives sont en voie d’être lancées, notamment pour promouvoir les instruments internationaux existants ou en cours de négociation[56].

Enfin, une profusion d’instruments existe en deçà du cadre gouvernemental et intergouvernemental. Leur nature varie du tout au tout, de même que les acteurs impliqués. Ainsi, la plupart des entreprises multinationales ont édicté des codes de conduite « maison » et les milieux financiers ont développé leurs propres instruments (Global Reporting Index, ftse4Good, Dow Jones Sustainability) ; et de nombreuses normes ont été forgées sous l’impulsion d’organisations écologistes ou de consommateurs et de coalitions diverses sur le plan national, régional et international (Consumer International Charter for Global Business, Social Accountability 8000, AccountAbility 1000, Caux Round Table Principles for Business, Global Sullivan Principles, etc.).

B — Les projets en cours de l’iso

C’est dans ce contexte général qu’il convient de placer les initiatives émanant des organismes de normalisation. Comme on le voit, elles se confrontent à un environnement fortement concurrentiel et marqué par des écarts considérables de contenu, d’étendue, d’impact et de robustesse selon les instruments. Plus spécifiquement, les projets actuels de l’iso en matière de responsabilité sociale des entreprises se situent dans le prolongement des échecs successifs du British Standard Institute (bsi) en 1996 et 1999 d’inscrire le management des normes d’hygiène et de sécurité du travail à l’ordre du jour de l’iso et l’échec ultérieur d’initier en 2001 le développement d’un « code de conduite fondé sur le marché ». Pour répondre à la nature de plus en plus large des enjeux relatifs à la protection des consommateurs et au rôle potentiel des normes internationales à cet égard, un « Groupe de travail sur la protection du consommateur dans le marché mondial » fut créé en 1998 dans le cadre du Comité de l’iso pour la politique en matière de consommation. En 2001, lui fut confiée la tâche d’évaluer la faisabilité et la désirabilité d’une norme internationale dans le domaine de la responsabilité sociale des entreprises.

À la lecture du premier rapport remis en mai 2002, les recommandations sont largement favorables :

L’iso en tant qu’organisation est bien positionnée pour prendre le leadership en matière de développement de normes iso volontaires de management de systèmes de responsabilité sociale (isocrmsss). […] Le groupe de travail est d’avis que des isocrmsss sont désirables et faisables [non seulement du point de vue des consommateurs, mais aussi] dans la perspective des affaires, des travailleurs, des citoyens, des communautés de base et des gouvernements[57].

Le groupe de travail voit explicitement son projet comme une norme de système de management iso de troisième génération, à la suite d’une première génération focalisée sur la qualité (iso 9001) et d’une seconde sur la gestion environnementale (iso 14001[58]). Comme pour elles, il ne s’agit pas de définir le contenu de la norme, mais la méthode dans le choix d’une norme, de l’évaluation de la conformité et de l’amélioration des performances. Dans les termes mêmes du rapport

l’iso entrerait ainsi dans une nouvelle ère d’activité, s’éloignant de son domaine initial de prédilection caractérisé par des normes d’orientation technique, pour se rapprocher de notions plus « molles », plus variables et moins précises de la responsabilité[59].

Enfin, le groupe de travail est d’opinion que le document à développer devrait être une norme internationale iso formelle. Par conséquent, sans préjuger des modalités complémentaires de mise en oeuvre à envisager, il désapprouve l’idée de limiter d’emblée l’ensemble du projet à l’échelle inférieure de représentativité et de contrainte légale des « nouveaux produits » de l’iso[60].

C’est sur ce dernier point, notamment, que se sont achoppés les membres de l’iso pour donner une réponse aux recommandations du rapport. Un « groupe consultatif » a été créé en 2003 dans le cadre de l’organe faîtier de l’iso en charge du développement des normes. Mais son mandat a été révisé pour ne faire référence qu’à des « produits » et non plus à des « normes », comme c’était le cas auparavant[61]. Les « nouveaux produits » de l’iso à la représentativité plus faible, avec un niveau de consensus moins élevé et des implications légales moins contraignantes, marquent vraisemblablement des points parmi la variété de supports possibles pour l’établissement d’une norme générique de gestion de systèmes dans le domaine de la responsabilité sociale des entreprises. Sur ce point, et plus généralement sur l’ensemble du projet, le rapport remis par le « groupe consultatif » en avril 2004 se situe clairement en retrait. De nombreuses conditions sont posées à la simple poursuite de cet ordre du jour dans le cadre de l’iso. Le rapport suggère que dans cette éventualité le programme de travail ne devrait porter que « sur un document d’orientation, et non pas sur un document de spécification sur la base duquel il est possible d’évaluer une conformité[62] ».

À maints égards, il est clair que les propositions en cours d’examen dans le cadre de l’iso suscitent un véritable tollé. L’opposition à l’extension du catalogue des normes iso dans le domaine sociétal et plus généralement dans tout autre domaine susceptible de souscrire à un type d’instruments moins contraignant a suscité depuis plusieurs années l’élaboration d’un front coordonné. Son principal fer de lance est l’icsca (Industry Cooperation on Standards & Conformity Assessment), un groupe d’intérêt qui rassemble les entreprises multinationales parmi les plus importantes de la planète, en particulier celles qui opèrent dans les nouvelles technologies de l’information et des télécommunications (Siemens, Motorolla, Ericsson, Alcatel, ibm, hp, Lucent, Sun, Xerox, etc.) ou celles qui sont soumises à un catalogue très étendu de normes à respecter pour des questions de sécurité ou de protection des consommateurs, notamment dans le secteur des machines de chantier (Caterpillar, Deere), l’industrie automobile et aéronautique (Ford, DaimlerChrysler, Boeing), les appareils électroménagers (Philips, Samsung, Hitachi). L’icsca a repris à son propre compte le mot d’ordre des organismes officiels de normalisation « une norme, un essai, accepté partout » tout y en ajoutant le codicille de la flexibilité sectorielle et de l’acceptation la plus large possible du principe d’autocertification par les fabricants.

Le travail en sous-main de lobbying de l’icsca a compté pour beaucoup dans l’échec du bsi de transposer au sein de l’iso sa démarche en matière de santé et sécurité au travail[63]. Aujourd’hui, l’icsca poursuit sa croisade en s’opposant à l’entrée de la responsabilité sociale des entreprises dans l’univers particulier de la normalisation internationale. Selon Guido Guertler, le bouillonnant co-président de l’icsca, « nous n’avons besoin de normes que lorsqu’elles ajoutent de la valeur à l’entreprise[64] ! » Cette position est largement favorable aux grandes multinationales, dont le pouvoir de marché est tel qu’il peut imposer des normes « maison ». De surcroît, la confiance du marché à leur égard, si elle existe, repose davantage sur leur réputation que sur les certificats émis par des tierces parties. Enfin, l’effet d’échelle dont elles bénéficient rentabilise le développement de leurs propres normes de qualité pour le bon fonctionnement de leur chaîne de sous-traitants. Quoi d’étonnant, dès lors, si les générations successives de normes de gestion de systèmes de l’iso sont vues comme « un énorme danger de s’endormir dans une fausse sécurité – le marché étant le seul déterminant réel et impitoyable du succès ou de l’échec[65] » ? Dans le domaine de la responsabilité sociale des entreprises, une norme de ce type est apparentée à une « abstraction technique », formulée par des « employés subalternes qui ne semblent avoir aucune idée des complexités de l’esprit entreprise requis pour gérer la myriade de fonctions auxquelles sont confrontés de façon quotidienne les chefs d’entreprise[66] ».

C — Mondialisation de normes marchandes ou socialisation des normes internationales ?

L’intégration éventuelle au sein de l’iso d’une norme de gestion de la responsabilité sociale des entreprises illustre clairement l’affrontement de deux modèles : celui de la socialisation des normes internationales contre celui de la mondialisation des normes marchandes.

Le premier modèle consiste à transférer la compétence universelle de la loi républicaine vers la norme internationale. Il est en phase avec le discours sur la « mondialisation responsable ». Institutionnellement, il s’appuie sur le fait qu’il n’y ait pas de limite intrinsèque dans les critères établis par l’omc pour étendre le champ de reconnaissance de la normalisation internationale. Dans le modèle de la socialisation des normes internationales, la topologie de la normalisation est la suivante : l’encadrement institutionnel se situe à l’intersection des pôles privé et public, alors que l’objet de la normalisation s’étend tout au long du continuum matériel, en incluant aussi bien des normes strictement physiques que sociétales, dont la définition est par principe plus contestable. Sur le plan des processus de la normalisation, une certaine emprise de la sphère publique est maintenue dans les procédures organisationnelles, afin de circonscrire la confiance du marché par un ensemble de garanties politiques et administratives. Il en découle une compétence territoriale limitée à une échelle qui préserve une dimension endogène au système de reconnaissance des normes.

Le second modèle – celui de la mondialisation des normes marchandes – a pour objectif stratégique d’établir un marché mondial le plus déréglementé possible dans lequel la normalisation n’intervient que lorsqu’elle accroît la valeur actionnariale. Il consiste à reconnaître de la façon la plus universelle possible un nombre restreint de normes techniques minimales. La palette des spécifications techniques méritant une harmonisation internationale en dehors des relations contractuelles de l’entreprise et des alliances industrielles est nettement plus limitée. Dans ce modèle, la topologie idéale de la normalisation se situe prioritairement sur le pôle privé du continuum institutionnel et le segment physique du continuum matériel. Les processus de normalisation reposent sur des procédures organisationnelles elles aussi privées, qui marquent leur confiance à l’égard de la réputation des entreprises multinationales ; ils font enfin la part belle à un principe de reconnaissance exogène, sanctionnant une compétence territoriale de l’évaluation en conformité si étendue qu’elle limite considérablement l’autonomie des sociétés dans ce domaine.

L’inclusion de la responsabilité sociale des entreprises à l’ordre du jour de l’iso s’inscrit dans la logique du modèle de la socialisation des normes internationales. Même sans aucune spécification de substance, une norme internationale de gestion de systèmes dans ce domaine faciliterait la reconnaissance des dizaines de normes qui concurrencent déjà le principe de compétence universelle des législations sur le travail. L’issue du projet devra toutefois compter avec la contre-offensive des partisans du modèle de la mondialisation des normes marchandes. Sans avoir encore réussi à mettre fin au projet, ils contribuent à rendre très hypothétique le développement d’une norme internationale iso formelle. L’élaboration d’un « nouveau produit » constituerait un compromis possible en vue de mettre sur un pied d’égalité – sans forcément exclure les prérogatives des États – les organismes officiels et les organismes privés qui court-circuitent les exigences minimales en matière de consultation et de représentation inclues dans les procédures traditionnelles du système iso.

Conclusions

La normalisation internationale constitue un domaine particulièrement propice pour analyser l’émergence de nouvelles formes d’autorité hybride à l’échelle mondiale. Si les normes font loi, c’est qu’elles se déploient tous azimuts dans ce que Cox dénomme la « nébuleuse » des institutions et des réseaux publics et privés, officiels et officieux de la gestion globale du capitalisme[67]. Afin de préciser les principes d’autorité qui en découlent, cette contribution développe deux schémas théoriques, celui de la topologie intégrée et celui des processus différenciés de la normalisation internationale. Les axes de ces deux schémas représentent quatre dimensions : 1) le continuum institutionnel le long duquel se situe l’activité normative à l’échelle internationale ; 2) le continuum matériel qui caractérise l’objet de cette activité ; 3) les procédures organisationnelles en charge de la surveillance de la mise en oeuvre ; 4) les compétences territoriales conférées à ces fonctions de surveillance.

Par rapport aux rares travaux en sciences sociales consacrés à la normalisation internationale, ce cadre d’analyse présente l’avantage d’intégrer de nouveaux axes de réflexion. La littérature aborde sous diverses formes le continuum institutionnel privé/public dans lequel situer les spécifications techniques intervenant dans l’organisation des marchés. C’est aussi le long de l’axe privé/public qu’elle identifie les procédures organisationnelles en charge de surveiller la mise en oeuvre des normes homologuées. Mais elle passe le plus souvent sous silence la nature physique ou sociétale des normes et la compétence territoriale des organismes chargés non seulement de leur élaboration, mais aussi de fonctions de surveillance. C’est en intégrant ces deux distinctions supplémentaires que l’analyse met en avant la façon dont la normalisation internationale participe à part entière des enjeux sociétaux et spatiaux du capitalisme. L’originalité de l’hypothèse soutenue dans ce travail tient dans la lecture qu’elle peut dès lors faire des lignes de fractures qui traversent la normalisation internationale. Schématiquement, les travaux se partagent entre ceux qui sondent les moyens de pallier les défaillances des politiques réglementaires de l’État et de contribuer ainsi à un nouveau mode de légitimité forgé à partir de la reconnaissance publique des résultats obtenus (output legitimacy) et ceux pour qui la normalisation internationale est une expression de plus de la mondialisation néolibérale et du retrait de la sphère publique face à la toute puissance du marché. Les modèles polaires de socialisation des normes internationales et de mondialisation des normes marchandes ne nient pas l’emprise contemporaine du néolibéralisme. Ils la précisent en identifiant le débat qui oppose les partisans d’un système fortement institutionnalisé à ceux qui défendent le bien-fondé d’un marché de normes concurrentes ou d’arrangements oligopolistiques dans le cadre de consortiums. C’est sur cette base que l’irruption de la normalisation internationale dans le monde contemporain départage ceux voulant la limiter aux seules distorsions qui entravent le marché et ceux qui, au contraire, ont pour ambition de l’étendre à un ensemble de domaines auparavant réservés à l’emprise de la loi.

La première implication de cette hypothèse concerne la nature des relations entre, d’une part, le système institutionnalisé des normes de type iso et de leur pendant à l’échelle européenne et, d’autre part, le système américain. Alors que la plupart des travaux se focalisent sur la controverse transatlantique, on peut soutenir que les clivages qui départagent les systèmes européen et américain ne se réduisent pas à une opposition entre normes de marché et normes de consensus. Si le système américain laisse effectivement une plus grande place au marché dans l’élaboration des normes, il n’en va pas de même dans leur évaluation en conformité. Aux États-Unis, la certification par les tierces parties compartimente le marché et demeure fortement encadrée par l’État, alors qu’en Europe la déclaration en conformité par les producteurs laisse les opérateurs du marché directement responsables de l’application des normes. L’importance de ces clivages doit par ailleurs être relativisée face aux pressions qu’exercent sur les deux protagonistes réunis les normes dites de consortium.

La seconde implication est liée au cas spécifique de la responsabilité sociale des entreprises. L’entrée de cette problématique à l’ordre du jour des institutions officielles est clairement à mettre au crédit des partisans d’une socialisation des normes internationales. Sans avoir la force du dispositif envisagé avec la « clause sociale » qui travaille en sous-main l’impensé collectif de l’omc, l’éventuelle adoption d’une norme iso de système de gestion de la responsabilité sociale des entreprises reconduit les mêmes enjeux. Servie par les dispositions de l’omc en faveur de la normalisation internationale, une norme iso de ce type se substituerait à la loi sur le travail et aux grandes conventions internationales de l’oit. Mais elle s’opposerait aussi aux normes « maison » pour contrôler les « chaînes de valeurs globales », aux sommets desquelles se trouvent les entreprises du monde riche et industrialisé. Quoi d’étonnant, dès lors, de voir les entreprises suffisamment puissantes pour influencer le terrain de la concurrence à l’échelle mondiale s’organiser contre l’extension du domaine de compétence de la normalisation internationale. Avec le cas de la responsabilité sociale des entreprises, l’univers de la normalisation internationale donne ici clairement la réplique au débat qui oppose, depuis la fin de la « mondialisation heureuse[68] », les réformistes en faveur d’une mondialisation « un visage humain[69] » aux adeptes de la poursuite du programme néolibéral – quitte à le « sécuriser » en associant de plus près forces du marché et forces armées.

Si l’hypothèse retenue dans ce travail permet d’établir des analogies, il reste bien sûr à établir de façon plus rigoureuse sa pertinence, non seulement par rapport à la normalisation internationale en général, mais aussi aux schémas théoriques sur lesquels elle s’appuie. Il faudrait alors reprendre les quatre dimensions autour desquelles s’organisent la topologie intégrée et les processus différenciés de la normalisation internationale et voir comment elles peuvent correspondre aux catégories génériques de l’emprise des acteurs non étatiques et des nouvelles formes d’autorité à l’échelle internationale. L’axe privé/public le long duquel situer le « continuum institutionnel » de la définition des règles et les « procédures organisationnelles » de leur mise en oeuvre, renvoie en effet plus largement à la catégorie des nouveaux sujets de la mondialisation. Le « continuum matériel » caractérise quant à lui l’objet de leur activité. Enfin, les « compétences territoriales » conférées aux nouvelles règles renvoient directement à la problématique de l’espace de la mondialisation et de la mise en concurrence du territoire souverain par une logique de gestion des flux et d’immédiateté temporelle. Sujet, objet et espace : trois catégories dont l’analyse du politique ne peut guère faire l’économie et qui orienteront pour longtemps encore les programmes de recherche en science sociale.