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« Le Seigneur a conduit Adam au jardin d’Éden et lui a dit : ‘ tout ce que j’ai créé, je l’ai créé pour toi. Attention à ne pas abîmer et détruire mon monde, car si tu l’endommages, personne ne pourra le réparer’. »

Ecclésiaste Rabbah 7 :13

À l’image d’Adam, l’homme contemporain est de plus en plus appelé à exercer sa tutelle sur un environnement naturel aujourd’hui largement hypothéqué, sinon « abîmé et détruit ». Symbole d’harmonie, de protection et de paix, le jardin d’Éden exprime bien la solidarité ontologique entre l’homme et la nature, garante de la pérennité et de la sécurité de l’existence humaine pour les générations à venir. Par ses conséquences dévastatrices sur l’homme et sur son milieu de vie, la guerre est clairement aux antipodes de ce symbole biblique. Ses effets sur les écosystèmes ne se limitent pas seulement aux conséquences directes des frappes militaires. La préparation de la guerre, sa logistique, ses effets sur la désorganisation des services publics ont également un rôle dévastateur. Et, bien avant d’envisager leur « protection » dans le cadre des opérations militaires, l’homme a souvent utilisé les éléments naturels comme des armes de combat. La tactique de la terre brûlée, l’empoisonnement des réserves d’eau ou la contamination délibérée de certaines populations semblent presque aussi anciennes que la guerre elle-même.

Parce qu’elles s’attachent à « réparer » les conséquences des conflits, mais surtout à prévenir leur retour et à pacifier une région par la promotion d’un environnement sécuritaire et d’un développement durable, les opérations de consolidation de la paix ne sauraient ignorer les enjeux écologiques. En effet, ceux-ci n’interviennent pas seulement en aval des guerres, par les impacts de ces dernières et les opérations de « réparation » ou de restauration des écosystèmes qu’elles impliquent. Ils jouent également un rôle en amont de l’apparition de conflits. Ainsi, de plus en plus d’études montrent que les problèmes environnementaux peuvent contribuer de façon significative au déclenchement des hostilités, même si leur influence ne peut être dissociée d’aspects économiques, politiques ou culturels beaucoup plus larges. Le cas bien connu des conflits ou des tensions liées au partage des eaux, comme les nappes phréatiques qui chevauchent les territoires palestiniens et israéliens, est un exemple parmi d’autres. Selon une récente étude commanditée par le Pentagone, les impacts géographiques, politiques et économiques des changements climatiques pourraient même représenter, d’ici une vingtaine d’années, une menace bien plus grande pour la sécurité internationale que le terrorisme[1]. Préservation de l’environnement et consolidation de la paix sont donc pratiquement indissociables, comme le suggère l’image du jardin d’Éden, dont la perte signifie la destruction et la perdition.

L’objectif de ce texte est d’analyser cette interdépendance en montrant comment les actions de protection de l’environnement en amont et en aval des conflits peuvent contribuer à prévenir ces derniers ou à en limiter sensiblement les impacts sur le milieu naturel. Ces actions peuvent s’articuler autour de deux types de mesures qui seront successivement analysées dans le cadre du présent article (fig. 1) :

  • les mesures post-conflit : ces mesures s’attachent principalement à analyser et à réparer les impacts environnementaux de la guerre à travers des études d’impacts, des interventions d’urgence environnementale, des actions de restauration et de dédommagement, et le rétablissement des services publics. Les mesures post-conflit se prêtent d’autant mieux aux opérations de consolidation de la paix qu’elles sont souvent indissociables d’aspects humanitaires et sanitaires ;

  • les mesures préventives : elles visent essentiellement à prévenir l’occurrence de conflits associés à des déséquilibres environnementaux ou à limiter les impacts écologiques de la guerre. Parce qu’elles agissent en amont des conflits dont elles cherchent à éviter les dommages, ces mesures sont généralement plus globales, à plus long terme et dépassent largement le cadre étroit des opérations habituelles de consolidation de la paix : promotion de la sécurité environnementale, mise en place et respect d’instruments réglementaires, formation et responsabilisation des militaires, coopération internationale.

Figure 1

Les mesures environnementales post-conflit et préventives au service de la paix

Les mesures environnementales post-conflit et préventives au service de la paix

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Ces deux types de mesures ne sont pas mutuellement exclusifs, mais complémentaires et interdépendants. Ainsi, bien qu’elles s’inscrivent dans une démarche surtout palliative, les mesures post-conflit contribuent également indirectement à pacifier une région en corrigeant des problèmes environnementaux qui peuvent être porteurs de nouvelles tensions (fig. 1). De même, de façon plus indirecte encore, le coût et les contraintes associés à ces actions de réparation post-conflit peuvent induire un effet d’apprentissage qui incite les gouvernements et les forces armées à promouvoir des mesures préventives en amont des conflits.

I – Les mesures post-conflit : corriger les impacts environnementaux de la guerre

La guerre du Golfe de 1991 et l’utilisation intensive de technologies modernes d’armement et de communication ont consacré l’émergence d’un nouveau type de médiatisation des conflits. Les images vidéo ou satellite des « frappes chirurgicales » orchestrées notamment par l’armée américaine sont devenues de puissants instruments de propagande pour légitimer l’usage de la force dans des conflits complexes, où la minimisation des dommages aux populations civiles et à l’environnement représente un enjeu stratégique. Les frappes se concentreraient désormais sur des cibles militaires bien identifiées, causant peu de « dommages collatéraux », permettant de déstabiliser un régime sans porter préjudice aux infrastructures civiles, aux citoyens ou à l’environnement. Cette vision artificielle et aseptisée des conflits a été largement démentie après coup par d’autres images, plus lourdes et moins rassurantes, montrant, sur le terrain, les conséquences humaines désastreuses des bombardements et leurs inévitables bavures. Cependant, ces images tendent à oublier certains dommages environnementaux, dont l’impact est moins immédiat, moins visible ou moins spectaculaire, mais dont les conséquences à long terme sont quelquefois tout aussi graves. L’analyse et la réparation de ces dommages sont appelées à jouer un rôle de plus en plus grand dans les efforts de consolidation de la paix, qui se limitent trop souvent à des interventions humanitaires à court terme.

Cette prise en compte des questions environnementales appelle un élargissement de la mission traditionnelle des forces de consolidation de la paix et le développement de nouvelles compétences pour analyser les impacts des frappes militaires, mettre en oeuvre des mesures d’urgence ou encore entreprendre des programmes de restauration des écosystèmes. La complexité et la diversité de ce type d’opération nécessite la mise en place d’équipes environnementales pluridisciplinaires et plurisectorielles composées de divers intervenants : militaires, experts d’institutions internationales, entreprises spécialisées, responsables locaux, représentants de groupes humanitaires et environnementaux, etc. La participation de responsables environnementaux de bases d’entraînement militaire peut également être fort utile. En effet, ces spécialistes, qui sont aujourd’hui présents dans la plupart des bases d’envergure en Amérique du Nord et en Europe, connaissent généralement assez bien les impacts environnementaux associés à l’usage des armes et aux mouvements de troupes. La sous-traitance de certaines activités à des entreprises privées spécialisées est également nécessaire pour des interventions plus ponctuelles ou plus spécifiques. Cependant, étant donné les risques inhérents aux interventions post-conflit, qui se déroulent souvent dans un environnement hostile, l’engagement actif de militaires dans les mesures environnementales post-conflits semble indispensable. Ces mesures peuvent s’articuler autour de quatre activités :

  • la réalisation d’études d’impacts ;

  • les mesures d’urgence environnementale ;

  • les programmes de restauration et dédommagement ;

  • le rétablissement des services environnementaux.

A — La réalisation d’études d’impacts

Les impacts environnementaux de la guerre résultent en premier lieu des conséquences indirectes de la préparation et de la logistique des activités militaires : construction d’armes, approvisionnement et déplacement des troupes, transport de matériels, stockage de substances dangereuses, etc. La production d’armements a toujours représenté une activité humaine prolifique, avec des conséquences environnementales parfois très lourdes. Déjà au Moyen Âge, la construction de fourneaux nécessaires à la production du fer utilisé dans les armures et les épées a contribué au déboisement de certaines régions[2]. Cependant, ces effets relèvent d’activités industrielles souvent éloignées des conflits armés et de leurs conséquences immédiates sur le milieu naturel, qui vont être l’objet principal des études d’impacts post-conflit. Ces conséquences sont souvent graves, durables et peu apparentes, comme le montrent les études sur la situation environnementale des bases d’entraînement militaires, dont les activités génèrent des impacts sur le milieu naturel semblables, à bien des égards, à ceux des situations de combat réels[3].

Ainsi, la base militaire de Valcartier, située à proximité de Québec, a été l’objet de fortes pressions sociales à la suite de la contamination au trichloréthylène des eaux de la commune voisine de Shannon[4]. Ce solvant industriel, utilisé en particulier pour dissoudre la graisse à des fins de nettoyage, peut être très nocif pour la santé. Il peut notamment avoir des effets irréversibles sur le système nerveux et il a été récemment prouvé que cette substance est cancérogène. Une étude réalisée par l’inrs, un organisme de recherche canadien, et déposé en juin 2003, montre que le panache de contamination au trichloréthylène autour de la base tend à s’élargir et dépasse maintenant les quatre kilomètres, menaçant la rivière Nelson. Cette dernière est un affluent du bassin hydrographique de la rivière Saint-Charles, qui est la réserve d’eau potable de plusieurs municipalités de la région, regroupant plus de 300 000 personnes. Selon d’autres études de caractérisation, les sols de la base sont également contaminés par des métaux lourds, par des produits organiques (hydrocarbures, huiles, graisses) et par des « matériaux énergétiques » comme le hmx, un produit cancérogène pour lequel il n’existe pas de norme précise. Enfin, la présence d’obus éclatés et non éclatés, en particulier aux abords et dans les eaux de la rivière Jacques-Cartier, représente une menace pour les activités récréatives situées à proximité de la base, en raison notamment des risques de migration de ces munitions liés aux périodes de crues et au processus d’érosion des rives.

Cet exemple illustre le type d’impact environnemental qui découle des interventions militaires et la complexité des études nécessaires pour en faire l’inventaire. Dans les zones marquées par de violents affrontements, ces impacts peuvent être beaucoup plus graves, diversifiés et surtout difficiles à établir en raison des menaces de reprise des conflits, de l’existence possible de mines antipersonnel, ou encore de la faiblesse des moyens mis en oeuvre. La réalisation d’études d’impacts est cependant indispensable pour mettre en oeuvre ensuite des mesures de restauration appropriées et identifier les causes ainsi que les responsables des dommages.

De tels dommages résultent en premier lieu des frappes militaires, lesquelles sont généralement associées à des « dommages collatéraux » dans la mesure où leurs effets sur les écosystèmes ne sont pas intentionnels. L’ampleur de ces dommages joue parfois un rôle dissuasif, y compris pour l’agresseur lui-même. Les effets humains et environnementaux inacceptables de l’utilisation de l’arme nucléaire, par exemple, dépassent largement le cadre habituel des opérations militaires. Durant la guerre froide, « l’équilibre de la terreur » a reposé, pour une large part, sur la menace de destructions massives, réciproques, et dont les conséquences environnementales, liées en particulier au risque d’apparition d’un « hiver nucléaire », seraient incalculables[5]. L’utilisation d’armes conventionnelles, notamment dans le cadre de frappes visant la destruction de sites industriels soupçonnés d’abriter des forces militaires ou des usines de production d’armes chimiques, peut également avoir des impacts environnementaux considérables. L’attaque du complexe pétrochimique de Pancevo par exemple, situé à 20 kilomètres de Belgrade, s’est traduite par le rejet de plusieurs centaines de tonnes de chlorure de vinyle monomère, de soude caustique et de métaux, qui ont sévèrement pollué le Danube. De même, le bombardement de la raffinerie de Novi Sad (capitale de la Voïvodine), a entraîné le déversement ou la destruction de plus de 70 000 tonnes de pétrole brut[6].

La logistique de la guerre peut également causer d’importants dommages environnementaux. Dans les conflits modernes, l’acheminement de navires, d’avions de combats, d’hélicoptères, de véhicules blindés, et leur utilisation intensive sur les zones de combats génèrent d’importantes quantités de déchets, de contaminants atmosphériques, et peuvent modifier de façon durable les écosystèmes locaux. Ainsi, lors de la guerre du Golfe de 1991, les déplacements de blindés ont perturbé l’écosystème fragile du désert koweitien. Les dunes mobiles y occuperaient deux fois plus d’espace qu’auparavant et les tempêtes de sable y seraient beaucoup plus importantes[7]. Le stockage de matériel militaire ou son abandon sur les lieux de combats peuvent également représenter de graves risques pour l’environnement et la sécurité.

La modification des éléments naturels à des fins militaires constitue la dernière source majeure d’impact environnemental. Cette tactique est fort ancienne bien qu’elle n’ait, hélas, rien perdu de son actualité en dépit de l’interdiction de son usage[8]. Ainsi, lors de la guerre du Golfe, les puissances de la coalition n’ont pas hésité à demander à la Turquie de stopper les eaux de l’Euphrate qui s’écoulent, en aval, vers la Syrie et l’Irak[9]. Des installations irakiennes d’approvisionnement en eau ont également été visées par les frappes aériennes. Les Irakiens, quant à eux, ont détruit une grande partie des usines de dessalement koweitiennes dont dépendait l’approvisionnement en eau de ce pays, et ont incendié quelque 1 100 puits. Les conséquences environnementales de ces déversements pétroliers d’une ampleur sans précédent ont été l’objet de nombreuses études qui démontrent des impacts significatifs sur les écosystèmes locaux[10].

De tels impacts doivent être évalués le plus tôt possible afin d’identifier les responsabilités et de prendre des mesures correctives permettant d’éviter une aggravation des problèmes de contamination.

B — Les mesures d’urgence environnementale

L’adoption de mesures d’urgence environnementale doit souvent précéder les études d’impacts en raison de la durée de ces dernières. Le rétablissement rapide de l’eau apparaît évidemment comme une priorité pour éviter le dépérissement de la production agricole, la déshydratation des populations locales et la diffusion de graves épidémies. La réparation des conduites d’eau ou des stations d’épuration endommagées par les bombardements exige des savoir-faire techniques, mais aussi une connaissance précise des infrastructures établies. La collaboration des autorités locales s’avère donc indispensable, comme l’ont montré les travaux des forces de la coalition pour rétablir l’eau dans la ville de Bagdad en 2003.

Les interventions d’urgence environnementale sont également indispensables dans les camps de réfugiés. Outre le problème de l’eau potable, l’absence de latrines, de systèmes de collecte des déchets, ou encore de contrôle du défrichage à proximité des camps exigent des mesures rapides pour éviter une aggravation des problèmes sanitaires et environnementaux. Ces mesures doivent autant que possible être mises en oeuvre avec la collaboration des « sanitariens » d’organisations humanitaires, comme Médecins sans frontières, qui disposent d’une expertise reconnue dans ce domaine. La distribution de certains produits, comme des pastilles de chlore pour le traitement de l’eau, ou encore des fours solaires pour la cuisine, peut également se révéler fort utile, tant dans les camps de réfugiés qu’auprès des populations locales victimes des frappes militaires.

Ces mesures d’urgence environnementale et humanitaires[11] dans les camps de réfugiés sont d’autant plus importantes que la détérioration des écosystèmes liés aux mouvements de population peut être la source de tensions voire de conflits. Par exemple, en 1999, l’arrivée de plus de 300 000 réfugiés en provenance du Kosovo en Macédoine a provoqué de vives tensions sociales, et la région a été confrontée à d’importants problèmes d’approvisionnement et d’assainissement d’eau[12]. De même, l’afflux de près d’un million de réfugiés rwandais dans la région des Grands Lacs, au Congo, a entraîné une dégradation rapide des écosystèmes locaux et augmenté l’instabilité près des frontières, lesquelles ne sont plus réellement contrôlées par le gouvernement[13].

Si la dégradation de l’environnement est généralement une des conséquences des déplacements massifs de population, elle en est également de plus en plus souvent la cause. Selon les chiffres du Programme des Nations Unies pour l’environnement (pnue), il y aurait plus de 25 millions d’éco-réfugiés dans le monde, soit davantage que de réfugiés politiques. La situation de ces réfugiés est d’autant plus précaire qu’ils n’ont pas de statut international reconnu[14] et que leur nombre ne cesse d’augmenter, causant de nouveaux problèmes environnementaux et de nouvelles tensions. En Inde par exemple, l’immigration de millions de Bengalais dans les provinces indiennes d’Assam et du Bengale occidental, en raison de la croissance démographique rapide du Bengladesh, de la pauvreté endémique de ce pays et des inondations répétées causées en particulier par la déforestation dans les contreforts de l’Himalaya, risque de renforcer les tensions entre hindous et musulmans[15]. En Namibie, le camp d’Osire, qui regroupe notamment des réfugiés fuyant les combats en Angola, a été la source de tensions parfois violentes avec les populations locales, en particulier des fermiers se plaignant des impacts croissants du camp sur la faune et la flore locales[16].

Ces exemples montrent les relations complexes entre la guerre, la dégradation de l’environnement et les mouvements de réfugiés, chacun de ces trois éléments pouvant être la cause et la conséquence des deux autres. Dans ce contexte, les mesures d’urgence environnementale ne jouent pas seulement un rôle palliatif. Elles peuvent également contribuer à prévenir l’occurrence de conflits ou de problèmes sociopolitiques, sanitaires et environnementaux qui s’alimentent mutuellement.

C — Les programmes de restauration et dédommagement

À plus long terme, les mesures palliatives devront s’efforcer de réparer les dommages environnementaux causés par les affrontements. Cette restauration repose généralement sur des mesures de décontamination et de nettoyage. Ainsi, le Koweït a accordé de fructueux contrats à des entreprises américaines, françaises ou britanniques pour le nettoyage des zones de combats[17]. Les débris et le matériel détruit peuvent également dans certains cas être recyclés et réutilisés pour la construction de routes ou de travaux de terrassement. Les initiatives des populations locales sont, dans ce domaine, souvent étonnantes. Ainsi, au Vietnam ou au Cambodge, des résidus métalliques provenant notamment de bombes larguées il y a plus d’une trentaine d’années sont couramment utilisées pour confectionner des socs de charrues, des casseroles ou encore des piliers soutenant des maisons sur pilotis[18]. Les fameuses sandales « Hô Chi Minh » que portaient les combattants Khmers Rouges étaient taillées dans de vieux pneus usés et fixées aux pieds par de simples lanières. Des opérations de reboisement peuvent également être entreprises pour restaurer les forêts et prévenir l’érosion des sols. Ces diverses actions de restauration exigent généralement de lourds investissements et suscitent une vive concurrence entre les entreprises occidentales qui souhaitent s’accaparer les contrats de reconstruction. Ainsi, à la fin de la guerre du Kosovo, l’entreprise Vivendi a utilisé des véhicules blindés de l’armée française pour s’assurer d’être la première sur les lieux et obtenir le contrat de restauration du service des eaux de la ville de Mitrovica[19].

La complexité, les coûts et la longueur des travaux de réhabilitation des sites contaminés par les activités militaires supposent la réalisation préalable d’études d’impacts ou de faisabilité auxquelles les autorités ne donnent pas toujours suite en raison des investissements en jeu. Dans le cas de la base militaire de Valcartier par exemple, l’étude sur la contamination au trichloréthylène réalisée en 2003 a indiqué qu’il faudrait probablement plusieurs décennies et des investissements considérables pour tenter de réhabiliter le site[20]. Aux Philippines, les deux bases navales américaines utilisées notamment durant la guerre du Vietnam pour la réfection et l’entretien de navires et d’avions puis abandonnées en 1991 à la suite d’une décision du Sénat philippin sont à l’origine d’une contamination des eaux et des sols qui a suscité une très vive controverse internationale[21]. Les études environnementales du site ont montré les impacts durables sur les écosystèmes locaux et sur la santé des populations avoisinantes. Bien qu’ils n’aient pu être estimés de façon précise, les coûts de restauration du site atteindraient des proportions considérables qui ont jusqu’à présent dissuadé les autorités américaines d’engager des opérations de réparation et de dédommagement significatives.

Ces opérations sont d’autant plus complexes et hasardeuses qu’elles ne se limitent pas à des aspects environnementaux bien circonscrits. Elles sont généralement indissociables de problèmes sanitaires et de demandes de dédommagement de la part des populations locales ou encore des militaires qui estiment avoir été victimes de l’usage de certaines armes ou de certains produits toxiques. Cette interdépendance entre les problèmes sanitaires et environnementaux est particulièrement aiguë dans le cas des armes chimiques ou non conventionnelles. Ainsi, le déversement de plusieurs dizaines de millions de litres de défoliant (notamment l’agent orange) au Vietnam a fait disparaître une large partie du couvert forestier du pays. Mais cette défoliation systématique a également eu des conséquences dramatiques sur la santé qui se font sentir encore aujourd’hui[22]. De même, la mise en service d’obus ou d’autres projectiles contenant de l’uranium appauvri a eu des impacts sur la santé et sur l’environnement qui ont suscité de nombreuses plaintes et demandes de dédommagement. La dureté et l’inertie de ce métal à forte densité, provenant en particulier des déchets radioactifs des centrales nucléaires, lui procurent en effet des propriétés exceptionnelles pour perforer les blindages les plus résistants. Le controversé « syndrome de la guerre du Golfe », dont sont atteints plusieurs dizaines de milliers de militaires, serait lié à l’emploi de ces projectiles, considérés depuis 1996 comme des « armes de destruction massive » par la Commission des Nations Unies pour les droits de l’homme[23]. Plusieurs études environnementales et épidémiologiques réalisées au Koweït et en Irak après la guerre du Golfe de 1991 ont confirmé l’ampleur de la contamination liée aux effets radioactifs de l’explosion, à très haute température, de ces munitions[24]. Le « syndrome des Balkans », qui s’est développé à la suite des frappes de l’otan au Kosovo, serait lié à des causes similaires[25]. Dans ces différents exemples, les programmes de dédommagement des victimes et de restauration des écosystèmes touchés dépendent d’études environnementales et sanitaires complexes, longues, et dont les résultats parfois contradictoires encouragent le statu quo.

D — Le rétablissement des services environnementaux

Afin de pérenniser les efforts de protection de l’environnement et les rendre moins dépendants d’interventions ponctuelles, les mesures post-conflit ne sauraient se limiter à des actions localisées de restauration, de réparation d’infrastructures ou encore d’urgence environnementale. Elles doivent également s’attacher à rétablir les services et les institutions en charge des questions environnementales. En effet, les confrontations militaires d’envergure s’accompagnent le plus souvent d’une désorganisation sociale et institutionnelle[26] qui peut sérieusement compromettre sinon détruire des programmes environnementaux généralement perçus comme peu prioritaires en temps de guerre : désintégration des services publics, abandon des programmes de conservation du milieu naturel, de sensibilisation et de formation aux questions environnementales, disparition des contrôles sur l’application des règlements, etc.

Cette situation de chaos et de déliquescence des pouvoirs publics fut particulièrement marquée lors de l’intervention américano-britannique en Irak en 2003. Si les pillages, l’insécurité endémique et l’effondrement brutal du régime de Saddam Hussein ont été largement médiatisés, la pénurie en eau potable a constitué une des principales préoccupations des populations. En l’absence de mesures rapides par les autorités en place pour restaurer ce type de service, les conséquences sanitaires et environnementales peuvent rapidement devenir désastreuses. La gravité des problèmes est généralement proportionnelle à la durée des conflits et à leur intensité. Ainsi, selon un rapport du Programme des Nations unies pour l’environnement (pnue), les quelque vingt années de guerre en Afghanistan ont eu un effet dévastateur sur les écosystèmes locaux, pas tant en raison des effets directs des interventions militaires qu’à cause du désordre civil et du vide institutionnel qu’a connus ce pays durant cette longue période[27]. Outre la sécheresse, l’absence de politique claire et coordonnée pour gérer les bassins versants du fleuve Helmand, une des principales ressources hydriques afghanes, a causé une diminution d’environ 98 % du débit normal des eaux, entraînant une disparition rapide de la végétation et une érosion des sols qui a considérablement hypothéqué le potentiel agricole du pays. Dans les villes comme Kaboul, le manque de maintenance du système d’approvisionnement d’eau et les dommages de la guerre ont entraîné une grave contamination des eaux. Enfin, l’absence de politique forestière claire et la commercialisation incontrôlée du bois par des seigneurs de la guerre sont largement responsables de la disparition de plus de 50 % des forêts de conifères dans les principales provinces afghanes. En Colombie, la guerre civile, l’insécurité chronique et le contrôle d’une large part du territoire par les farc, les paramilitaires ou d’autres groupes armés limitent considérablement les efforts de conservation en dépit de la richesse des écosystèmes du pays. Une étude réalisée dans les Andes colombiennes montre que si la guerre civile qui sévit dans cette région a permis de freiner dans certains cas l’exploitation minière, elle a intensifié la déforestation et entraîné des déplacements massifs de populations qui sont responsables d’importants dommages environnementaux[28]. En effet, en l’absence d’infrastructures adéquates, les réfugiés et les personnes déplacées tendent à utiliser les écosystèmes locaux comme une source de survie : recherche de bois de chauffage, chasse, défrichage, etc.[29].

La restauration des services environnementaux est d’autant plus importante que ce type de mesure contribue à rendre plus autonomes des régions qui dépendent souvent de l’aide extérieure ou d’opérations de consolidation de la paix plus ou moins bien acceptées. La méfiance, voire l’hostilité des populations par rapport à ces opérations, ainsi que le manque de confiance dans les institutions publiques locales, peuvent compliquer ce processus d’institutionnalisation. Afin d’améliorer la crédibilité et la légitimité des services environnementaux mis en place, il semble primordial que ces derniers soient composés, dans une large mesure, d’un personnel local connaissant bien le terrain et les habitants. En Afghanistan par exemple, un « corps afghan de conservation », composé d’anciens combattants, a été mis en place pour promouvoir la reforestation du pays[30]. Le développement et l’application d’une législation environnementale ainsi que la constitution d’un ministère de l’Environnement structuré constituent dès à présent un des principaux défis de la reconstruction du pays. Outre la protection des écosystèmes et la constitution d’un gouvernement autonome, ce type de mesure favorise la création d’emplois dans des zones qui en ont généralement un urgent besoin. Ainsi, en Macédoine, la campagne « propre et verte », financée par le Programme des Nations Unies pour le développement (pnud) a permis de donner du travail à plus de 2000 familles et de remettre en état les espaces publics de plus de 100 municipalités[31]. Ces lieux publics avaient souvent été endommagés par l’arrivée massive de réfugiés du Kosovo, lesquels représentaient au plus fort de la crise près de 15 % de la population macédonienne. Encouragés par les résultats de cette campagne, les maires de plusieurs municipalités ont décidé de poursuivre de leur propre chef divers programmes environnementaux dans le domaine du nettoyage, du ramassage des ordures et de l’entretien des espaces verts.

II – Les mesures préventives : éviter l’occurrence de nouveaux conflits ou en limiter les impacts

Si les mesures post-conflit peuvent, de façon indirecte, contribuer à réduire les risques d’occurrence de nouveaux affrontements liés à certains déséquilibres environnementaux, elles s’inscrivent surtout dans une logique de réparation. Cette logique sous-entend des interventions palliatives relativement localisées, spécifiques et déterminées par la nature des conflits survenus. Parce qu’elles s’attachent principalement à prévenir l’occurrence de conflits ou à en limiter les impacts, les actions préventives sont généralement beaucoup plus globales et moins circonstancielles. Elles supposent des mesures environnementales, juridiques et institutionnelles à plus long terme. Ces mesures dépassent largement le cadre des opérations militaires ou de consolidation de la paix et ne sauraient, pour la plupart, être dissociées d’enjeux politiques en temps de paix, comme l’amélioration de la coopération internationale pour la protection d’écosystèmes transfrontaliers. Pour prévenir l’occurrence de conflits associés aux problèmes environnementaux ou en limiter les impacts sur les écosystèmes, quatre types d’actions peuvent être envisagées :

  • la promotion de la sécurité environnementale ;

  • les mesures réglementaires ;

  • la formation et la responsabilisation des militaires ;

  • le développement de la coopération internationale en environnement.

A — La promotion de la sécurité environnementale

La restauration des écosystèmes et la protection de l’environnement ne constituent pas seulement des objectifs en soi. Elles peuvent également contribuer à la promotion de la paix. Ce lien entre l’environnement et la sécurité des personnes n’est pas nouveau. De nombreuses guerres ont été provoquées ou attisées par des déséquilibres écologiques : pénurie d’eau, surpopulation, épuisement des ressources, etc. Il y a 4500 ans, deux cités mésopotamiennes seraient déjà entrées en conflit à propos du Tigre et de l’Euphrate[32]. Depuis la fin de la guerre froide, ce thème connaît cependant un intérêt grandissant, les déséquilibres environnementaux étant de plus en plus perçus comme une des principales menaces pour la sécurité internationale.

Les travaux de Homer-Dixon[33] et de Tuchman Mathews[34] ont contribué à ce regain d’intérêt. Selon cette perspective, un nombre croissant de conflits serait lié à des problèmes environnementaux qui transcendent les frontières nationales et dont la complexité échappe de plus en plus au contrôle des gouvernements. À partir de divers exemples et études de cas sur le Rwanda, la bande de Gaza, l’Afrique du Sud, le Chiapas, ou encore le Pakistan, Homer-Dixon montre que les déséquilibres écologiques jouent souvent un rôle catalyseur dans le développement des guerres. L’analyse de ce rôle ne saurait être isolée d’aspects politiques, sociaux, ou institutionnels plus larges. De façon générale, l’écart croissant entre la disponibilité des ressources et les besoins de développement appelle des changements technologiques et sociaux dont l’ampleur sans précédent constitue un véritable défi pour « l’ingéniosité » humaine[35]. D’autres analyses, reposant également sur des études de cas de conflits internes ou internationaux s’inscrivent dans cette perspective néo-malthusienne, qui souligne l’importance des questions environnementales dans la consolidation de la paix[36].

Les études sur ce thème s’articulent la plupart du temps autour de trois principaux enjeux : la démographie, les ressources (en particulier l’eau) et les réfugiés écologiques. Ces enjeux sont interdépendants sinon indissociables (fig. 2).

Figure 2

Les principales dimensions de la sécurité environnementale

Les principales dimensions de la sécurité environnementale

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Ainsi, les pressions démographiques peuvent entraîner une pénurie de ressources, la croissance du nombre de réfugiés et des tensions avec des pays limitrophes. De même, l’afflux de réfugiés dans une région peut provoquer une diminution des ressources disponibles par habitant et favoriser ou renforcer l’apparition de conflits interethniques. Enfin, l’épuisement des ressources et les changements climatiques peuvent générer des déplacements massifs de population et susciter des déséquilibres économiques ou démographiques attentatoires à la consolidation de la paix. Les questions environnementales sont rarement la cause directe et unique de ces déséquilibres et de ces conflits. Elles tendent plutôt à exacerber des tensions qui s’enracinent de façon plus ou moins profonde dans des différends religieux, ethniques, politiques ou économiques.

Au Rwanda par exemple, l’extrême densité de population (plus de 400 habitants au kilomètre carré si l’on exclut les zones non habitables), l’érosion des sols, la crise économique et le déclin de la production agricole ont exacerbé le sentiment d’insécurité et les divisions ethniques qui ont conduit au génocide de 1994[37]. Au Niger, la désertification, le manque d’eau, la démographie galopante et la pauvreté endémique du pays ont entraîné une raréfaction des ressources qui a attisé le conflit entre les Peuls et les Touaregs[38]. Dans ces deux cas, les questions démographiques ont joué un rôle catalyseur ou amplificateur, mais elles ne sauraient être les seules en cause. La même remarque s’applique pour les conflits ou les tensions sociales associés plus ou moins directement à la pénurie d’eau ou de ressources naturelles. C’est le cas par exemple de la « Montagne aquifère », revendiquée par Israéliens et Palestiniens[39]. Bien que la plus large part de cette importante nappe phréatique soit située sur le territoire palestinien, les Israéliens pompent 85 % de son débit. La situation est d’autant plus explosive que, dans cette région pauvre en ressources aquifères et ravagée par un interminable conflit, les Israéliens consomment en moyenne 447 mètres cubes d’eau potable par an et par personne, contre seulement 85 pour les Palestiniens, lesquels connaissent par ailleurs une forte croissance démographique. Dans ce contexte, la pénurie en eau et sa très inégale répartition apparaissent comme un des enjeux majeurs du conflit israélo-palestinien, lequel est également lié à des aspects politiques, ethniques et culturels. Lorsque les problèmes environnementaux sont plus diffus, endémiques et profonds, leurs impacts sur la sécurité internationale peuvent être beaucoup plus graves et complexes à gérer. C’est le cas notamment des effets à long terme des changements climatiques, dont un rapport récent commandé par Andrew Marshall, un haut responsable du Pentagone, révèle les conséquences alarmantes pour la sécurité internationale[40]. Outre l’épuisement des ressources d’eau, d’énergie et de nourriture dans diverses parties du monde, de nombreuses agglomérations seraient directement menacées par les risques de catastrophes environnementales sans précédent. Selon le rapport, ces dérèglements pourraient entraîner des conflits violents, qui seront d’autant plus difficiles à contrôler qu’ils ne correspondent pas à une menace facile à identifier et découlent dans une large mesure d’un système économique qui hypothèque de plus en plus les possibilités de développement, voire de survie des générations futures.

Ces différents exemples illustrent les relations complexes entre la dégradation de l’environnement et l’occurrence de conflits. Cependant, les travaux sur la sécurité environnementale ont surtout envisagé cette relation de façon unilatérale et malthusienne, la guerre ou l’instabilité étant en partie causées par des déséquilibres écologiques sous-jacents qu’il s’agit d’analyser de façon plus ou moins déterministe. L’équilibre des écosystèmes et les politiques environnementales ont rarement été considérés, dans une perspective plus positive, comme des instruments au service de la consolidation de la paix. La mise en oeuvre de cette perspective dans une logique de prévention des conflits se heurte cependant à des obstacles épistémologiques et politiques de taille. En premier lieu, si les causes de la guerre sont complexes et ne se limitent pas aux enjeux environnementaux, ces derniers sont également étroitement liés à des aspects économiques, politiques, humanitaires et culturels plus larges. Cette interdépendance complexe rend difficile, voire utopique, l’instrumentalisation de politiques environnementales visant par exemple à conserver les ressources en eau ou à limiter les pressions démographiques afin de prévenir l’occurrence éventuelle de conflits. En deuxième lieu, bien que les actions environnementales puissent déboucher sur des bénéfices économiques réels (création d’emplois, innovation technologique, réduction des coûts de dépollution, diminution des pertes de matières et d’énergie, etc.[41]), elles sont souvent perçues par les décideurs comme une source de coûts majeurs, comme l’ont révélé les débats sur la signature du protocole de Kyoto. En dernier lieu, les sommets de Rio ou encore de Johannesburg ont montré les atermoiements, voire les réticences de la communauté internationale à s’engager de façon sérieuse et concertée dans la résolution de problèmes environnementaux très graves, comme la pénurie et la contamination des ressources aquifères, la désertification ou encore les déséquilibres démographiques. Dans ce contexte, il semble malheureusement assez peu réaliste d’anticiper que ces menaces directes pour la santé des populations et le développement durable seront, dans les prochaines années, sérieusement prises en compte par la communauté internationale sous prétexte que des liens avec l’émergence de conflits ont été avancés.

B — Les mesures réglementaires

Si la promotion de la sécurité environnementale n’a pas été l’objet de mesures très convaincantes en dépit des enjeux qu’elle représente, des efforts significatifs ont été en revanche entrepris en faveur du développement d’instruments réglementaires visant à contrôler l’usage de certaines armes ou à en limiter les impacts. La lutte contre le terrorisme et les polémiques autour de la recherche d’armes de destruction massive ont mis à l’ordre du jour ces efforts. Ainsi, depuis les attentats du 11 septembre, le contrôle des armes non conventionnelles (chimiques, nucléaires, bactériologiques) est plus que jamais au centre des débats internationaux et des opérations de sécurisation de certaines régions. Il fut notamment un des principaux enjeux « officiels » de l’entrée en guerre des forces américano-britanniques contre le régime de Saddam Hussein ainsi que des mesures de consolidation de la paix qui en ont découlé. L’existence supposée d’armes de destruction massive est devenue le principal leitmotiv de la « guerre préventive » initiée par le gouvernement Bush. Les risques pour la sécurité et les impacts environnementaux liés à l’utilisation ou à l’entreposage de telles armes justifient, en partie, leur destruction préventive dans le cadre de règlements et d’accords internationaux.

Une telle démarche n’est cependant pas sans risques pour l’environnement, en particulier pour les pays occidentaux et pour les États-Unis, lesquels disposent, de loin, du plus grand stock d’armes de destruction massive. Le coulage au large de la Floride, par 5 000 mètres de fond, du Russel-Briggs, un navire transportant une cargaison de centaines de roquettes contenant des neurotoxiques et enfermées dans des blocs de béton, montre que les méthodes pour se débarrasser de ces déchets encombrants sont parfois pour le moins expéditives[42]. Certaines associations, comme la Croix verte, créée par Michaël Gorbatchev, s’attachent à prévenir ce type d’inconduite et à promouvoir des programmes de désarmement respectueux de l’environnement. Étant donné les enjeux géopolitiques associés à ces opérations et les problèmes de légitimité internationale qu’elles soulèvent, il semble primordial que la recherche et la destruction d’armes de destruction massive soient placées sous le patronage d’institutions internationales, notamment de l’onu, et qu’elles s’inscrivent dans le cadre d’une réglementation internationale claire. La même remarque s’applique pour la prévention des impacts environnementaux associés à l’usage de certaines armes ou de certaines stratégies militaires. Divers règlements, conventions ou traités internationaux entendent contrôler ces risques. Les principaux domaines d’application de ces règles juridiques sont[43] :

  • les traités sur le contrôle d’armes non conventionnelles : prohibition de l’emploi de gaz asphyxiants, toxiques ou de moyens bactériologiques; convention sur l’interdiction de la mise au point, de la fabrication et le stockage des armes bactériologiques, etc.;

  • les traités interdisant la modification de l’environnement à des fins militaires : Convention « enmod » adoptée dans le cadre des Nations Unies ; protocole de la Convention de Genève sur la protection de l’environnement et des populations civiles en temps de guerre ;

  • les règles du droit international militaire et humanitaire sur la protection de l’environnement en période de conflit : interdiction d’utiliser du poison, de détruire les propriétés ennemies, de détruire des biens indispensables à la survie des populations civiles, d’attaquer les ouvrages et installations contenant des substances dangereuses, etc.

L’application effective de ce droit international devrait, en principe, restreindre les dommages environnementaux découlant des guerres en limitant l’usage d’armes ou de stratégies pouvant gravement perturber les écosystèmes. Elle devrait également permettre de sensibiliser davantage les militaires à ces enjeux, favoriser la réalisation d’études d’impacts systématiques et définir éventuellement, à l’issue d’un conflit, la responsabilité pénale de certains dirigeants. Cependant, les poursuites intentées contre l’otan à la suite de sa campagne militaire dans l’ex-Yougoslavie ont montré les limites de cette démarche juridique. Malgré le non-respect par les forces de l’otan de nombreuses règles et conventions internationales sur la protection de l’environnement en période de conflit armé, ces poursuites ont débouché sur une fin de non-recevoir[44].

C — La formation et la responsabilisation des militaires

En l’absence de formation et de sensibilisation des militaires aux enjeux environnementaux, les règlements et les préoccupations dans ce domaine risquent fort d’être ignorés. La prise en compte de ces aspects en amont des prises de décisions et des stratégies, au même titre que les enjeux politiques ou économiques, exige un renversement de perspective par rapport au paradigme militaire classique, qui considère l’environnement comme un simple « théâtre d’activités », voire comme une arme de combat. Certaines écoles militaires ont déjà intégré les préoccupations environnementales dans leurs activités de formation. C’est le cas par exemple, en Belgique, de l’École du Génie de jambes qui a développé un centre de formation en environnement, lequel offre des cours de conseillers en environnement destinés aux officiers et aux sous-officiers[45].

L’intégration de préoccupations environnementales dans les procédures et les manuels d’instruction militaire doit, autant que possible, tenir compte des règlements internationaux dans ce domaine. C’est notamment l’objectif des « directives pour les manuels d’instruction militaire sur la protection de l’environnement en période de conflit armé » développées par le Comité international de la Croix-Rouge après consultation d’un groupe d’experts. Lors de sa quarante-neuvième session, l’Assemblée générale des Nations Unies a recommandé l’adoption, par les États, de ces directives qui regroupent les principales règles et lignes directrices du droit international de l’environnement[46]. L’article 11 résume bien l’esprit de cet ensemble de directives à saveur tant axiologique que juridique :

La guerre sera conduite en veillant à protéger et à préserver l’environnement naturel. Il est interdit d’utiliser des méthodes ou des techniques de guerre ayant pour objet ou étant susceptibles de causer des dommages graves durables et étendus à l’environnement naturel, et compromettant de ce fait la santé ou la survie de la population.

D’autres articles reprennent des règles plus spécifiques, comme les articles i et ii de la Convention emmod sur l’interdiction d’utiliser des techniques de modification de l’environnement à des fins militaires. La portée très large de ces règles et leur enchâssement dans un cadre réglementaire bien établi permettent de définir clairement les responsabilités environnementales des militaires et, en cas d’infraction, d’engager les poursuites appropriées. L’article 20 de ces directives est sur ce point sans équivoque :

En cas d’infraction aux règles du droit international humanitaire assurant la protection de l’environnement, des mesures seront prises pour faire cesser toute violation de ces règles et prévenir toute nouvelle infraction. Les commandants militaires sont tenus d’empêcher que soient commises des infractions à ces règles et, au besoin, de les réprimer et de les dénoncer aux autorités compétentes. Dans les cas graves les auteurs seront traduits en justice.

L’application de ce type de règle suppose une transparence de l’information à laquelle les militaires ne sont pas toujours accoutumés, en particulier en temps de guerre où le choc des affrontements et les pressions médiatiques subséquentes incitent peu à la dénonciation d’inconduites sur des questions qui apparaissent rarement comme prioritaires. La formation des officiers et des soldats en temps de paix ainsi que la mise en oeuvre de politiques environnementales strictes dans les camps d’entraînement semblent indispensables pour faire contrepoids à cette opacité traditionnelle de la culture militaire. Ce souci de formation et de transparence est par exemple au centre des directives environnementales du ministère de la Défense canadien. Ces directives ne visent pas seulement à informer les militaires des procédures et des règlements environnementaux auxquels ils doivent se conformer. Elles visent également à sensibiliser les soldats sur leurs responsabilités morales et juridiques dans ce domaine. Par exemple, le guide du commandant sur la protection de l’environnement contient une sévère mise en garde concernant la transparence de l’information :

Les ministères du gouvernement fédéral, y compris la Défense nationale, doivent signaler tout rejet probable ou effectif de substances toxiques réglementées et doivent prendre toutes les précautions raisonnables soit pour prévenir ce rejet ou en atténuer les effets. Ces exigences s’appliquent tout particulièrement à vous, à titre de commandant ; il vous appartient de protéger les secteurs qui relèvent de votre compétence. Si vous faillissez à cette tâche, vous commettez une infraction aux termes de la Loi[47].

L’adoption de systèmes de gestion environnementale par les différents corps d’armée peut également contribuer à promouvoir la sensibilisation et la responsabilisation des militaires. Ces systèmes reposent sur la définition et la mise en oeuvre d’une politique environnementale en suivant les grands principes du management traditionnel : planifier, organiser, diriger, contrôler[48]. Ainsi, l’otan s’est inspirée du système iso 14001, qui s’impose de plus en plus comme la norme internationale de référence dans le domaine de la gestion environnementale, pour définir ses propres standards et procédures[49]. L’utilisation de cette norme internationale, dont la mise en oeuvre est l’objet d’un processus de certification par des auditeurs externes permet de démontrer et de publiciser les efforts entrepris dans ce domaine. Elle peut également améliorer sensiblement la rigueur des pratiques environnementales internes et favoriser l’engagement des officiers et des soldats sur ces questions. Cependant, ce système de gestion repose sur des principes très généraux qui n’ont pas, à l’origine, été conçus pour des activités militaires, même s’ils peuvent s’appliquer à diverses organisations. De plus, les prescriptions de la norme reposent sur une obligation de moyens et non de résultats. Aussi, bien qu’elle suppose un engagement envers « l’amélioration continue » ainsi que la prise en compte des réglementations environnementales, la mise en oeuvre d’iso 14001 ne débouche pas nécessairement sur des résultats concrets et mesurables dans ce domaine[50].

D — Le développement de la coopération internationale en environnement

La dernière mesure préventive concerne la promotion de la coopération entre les différentes parties prenantes relatives à un conflit et à ses implications sur le milieu naturel. Les enjeux environnementaux transcendent en effet souvent les frontières nationales, institutionnelles ou organisationnelles. Elles exigent donc la participation de divers acteurs dans la conception et la mise en oeuvre de solutions concertées : représentants des gouvernements, associations écologistes, organismes humanitaires, experts, entreprises, militaires, institutions internationales, etc.[51].

Cette démarche de concertation peut déboucher sur un véritable dialogue entre les belligérants. Les questions environnementales deviennent alors un outil de rapprochement et de promotion de la paix et non une source de conflit. Par exemple, ce sont, à l’origine, les discussions entre les responsables de l’eau israéliens et palestiniens qui ont donné naissance aux accords d’Oslo[52]. Le Comité commun sur l’eau, créé dans le cadre de ces accords, serait la seule « structure conjointe » qui ait résisté à la rupture et à la guerre israélo-palestiniennes[53]. De même, le Traité des eaux de l’Indus, signé en 1960 par l’Inde et le Pakistan, continue de favoriser le rapprochement et la concertation entre les deux pays, en dépit des tensions et des guerres dans la région du Cachemire où le fleuve prend sa source[54].

Ces rapprochements ont incité certaines organisations internationales, comme l’unesco ou encore la Croix verte à mettre de l’avant, au cours des dernières années, une « diplomatie environnementale » visant à pacifier des régions à travers notamment les débats sur le partage de l’eau. Le projet « du conflit à la coopération », développé par le Programme mondial pour l’évaluation des ressources en eau, un organisme créé en 2000 sous l’égide de l’ unesco, s’inscrit dans cette perspective[55]. Ce projet s’est attaché notamment à rassembler des outils légaux, éducatifs et diplomatiques visant à favoriser la résolution de conflits liés au partage de l’eau et la promotion d’une logique de coopération internationale dans ce domaine. Ces outils s’appuient sur plusieurs études de cas réalisées en collaboration avec la Croix verte, et qui entendent illustrer les bénéfices et les défis d’une telle démarche :

  • la coopération de plusieurs pays de l’ex-bloc soviétique (l’Ouzbékistan, le Kazakhstan, le Turkménistan, le Tadjikistan, et le Kirghizistan) sur le partage des eaux du bassin de la mer d’Aral[56] ;

  • la coopération entre l’Égypte, le Soudan, l’Éthiopie, l’Ouganda, le Burundi, la Tanzanie, le Rwanda, le Kenya et la République démocratique du Congo à propos du partage des eaux du Nil[57] ;

  • la coopération entre le Cambodge, le Vietnam, la Chine, la Thaïlande, le Myanmar et le Laos pour le partage des eaux du bassin fluvial du Mékong[58].

La création de « parcs pour la paix » s’inscrit dans la même logique de coopération environnementale en vue de pacifier une région. Ces réserves frontalières naturelles entre plusieurs pays belligérants ou susceptibles d’entrer en conflit visent en effet à favoriser le dialogue et la collaboration : surveillance du parc, protection de la diversité biologique, partage des ressources, démilitarisation des zones protégées, etc.[59]. Ainsi, dans la région adjacente à la République démocratique du Congo (parc Virunga), à l’Ouganda (parc Mgahinga) et au Rwanda (parc national des Volcans), les programmes de conservation, mis en oeuvre de concert avec diverses associations écologistes, dont le Fonds mondial pour l’environnement ont contribué à pacifier les belligérants[60]. La protection de certaines espèces menacées, notamment le gorille des montagnes, a favorisé le dialogue avec les populations locales et la reprise des activités touristiques, en particulier dans le parc national des Volcans. De même, la création du parc de la paix amazonien, dans une région transfrontalière disputée depuis des décennies par le Pérou et l’Équateur, a contribué à apaiser certaines tensions[61]. La création de parcs similaires entre les deux Corées, entre l’Inde et le Pakistan, dans les Balkans, ou encore au Sud de la Colombie pourraient constituer des initiatives intéressantes pour promouvoir la paix à travers des mesures de conservation et de protection de l’environnement favorisant le rapprochement entre les belligérants.

Conclusion

L’objectif de ce texte était de montrer comment la protection de l’environnement peut être au service de la paix à travers des mesures en aval ou en amont des conflits contribuant à prévenir ces derniers ou à en limiter les impacts. La plupart des mesures post-conflit peuvent s’inscrire dans le cadre des opérations de consolidation de la paix, à condition d’élargir sensiblement la mission habituelle de ces dernières. Un tel élargissement semble d’autant plus souhaitable que les impacts environnementaux peuvent renforcer le ressentiment des populations, hypothéquer leur capacité de développement et encourager l’occurrence de nouveaux conflits. Les institutions internationales semblent de plus en plus conscientes de l’importance d’intégrer les préoccupations environnementales dans les efforts de reconstruction. Ainsi, en dépit de ses faibles moyens financiers, le Programme des Nations Unies pour l’environnement a créé une « Unité des évaluations postconflits[62] » qui étudie les conséquences des guerres modernes sur l’environnement et propose des recommandations pour restaurer les écosystèmes touchés. Cependant, de telles mesures sont longues, coûteuses, et souvent insuffisantes pour réparer les impacts environnementaux de la guerre. Aussi, les actions préventives sont-elles nécessaires pour agir quant aux causes environnementales des conflits et réduire leurs impacts éventuels. Cette logique préventive est plus globale et ne se limite pas au domaine militaire. Ses effets sont néanmoins plus incertains et ne peuvent se faire sentir que sur le long terme.

Quel que soit le type d’action entreprise, la solidarité entre environnement et paix appelle le développement de mesures en amont et en aval des conflits pour préserver ou pour restaurer l’équilibre des écosystèmes. Cependant, ces objectifs semblent subalternes pour ceux qui sont brutalement jetés dans un conflit où les préoccupations à court terme reprennent inévitablement le dessus (fig. 3).

Figure 3

Le cercle vicieux des réactions à court terme

Le cercle vicieux des réactions à court terme

-> Voir la liste des figures

Ce mariage difficile entre des préoccupations qui n’entrent pas dans le même horizon temporel exige une prise de recul par rapport aux pressions du moment qu’imposent l’urgence et la gestion des situations de crises inhérentes aux conflits armés. La consolidation de la paix ne doit pas seulement être appréhendée par rapport à l’occurrence d’un conflit et à ses séquelles immédiates, mais dans une perspective plus large et à plus long terme, dans laquelle la sécurité environnementale ne représente pas un luxe mais un facteur essentiel de stabilisation. Cette perspective élargie appelle l’apprentissage de nouvelles attitudes et de nouvelles pratiques par rapport à deux axes d’interventions complémentaires et requérant différents types d’acteurs.

Le premier axe d’intervention vise à apprendre à préserver le long terme dans des planifications d’opérations à court terme. Ce qui peut sembler quelque peu utopique pour des personnes directement concernées par un conflit dont elles ont du mal à s’affranchir devrait, en principe, être plus aisé pour des intervenants extérieurs qui préparent leur action dans le calme et la sérénité. Pour favoriser cet apprentissage, le renforcement des efforts de sensibilisation et de responsabilisation des militaires apparaît comme indispensable. Ces efforts sont corrélatifs au développement des lois et règlements dans ce domaine. Par exemple, le « Code de gérance de l’environnement » des Forces canadiennes[63] prévoit « d’intégrer les facteurs environnementaux aux autres considérations pertinentes (opérations, finances, sécurité, santé, développement économique, etc.) qui entrent en ligne de compte dans la prise de décision ». Chaque militaire est ainsi prévenu : « je suis personnellement responsable devant la loi de la protection de l’environnement quand j’exerce mes fonctions ». Le texte précise également : « ceci s’applique à tous les niveaux du personnel du mdn, de la nouvelle recrue jusqu’au chef d’état-major de la Défense, au sous-ministre et même au ministre ».

Le second axe d’intervention vise à apprendre à utiliser la référence au long terme pour calmer des inquiétudes du moment. Les actions de renforcement de la paix couvrent un très vaste champ ayant pour objet immédiat le retour au calme, puis à la vie quotidienne, puis à un nouveau contexte institutionnel stable et enfin à un environnement régénéré ou restauré. Les personnes en souffrance à la suite de conflits ont besoin d’être assurées que toutes ces préoccupations sont ou seront réellement prises en compte. Dans ce contexte, seul le souci affiché du long terme peut rendre crédibles les actions correctives à court terme en montrant – pour reprendre un vocabulaire militaire – qu’il ne s’agit plus de « gesticulation[64] » mais de la mise en oeuvre d’un plan de paix authentique et durable[65].

En définitive, les relations entre la paix et l’environnement ont surtout été appréhendées jusqu’à présent dans une optique négative de guerre. Il convient désormais d’en faire une présentation plus volontariste et plus positive, dans une optique de paix et pas uniquement de confrontation. Une telle optique ne saurait se réduire aux habituelles opérations ponctuelles de consolidation de la paix. Elle appelle une action internationale concertée visant, d’abord et avant tout, à prévenir les risques de conflits et, le cas échéant, à en limiter les effets.