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L’Amérique est riche et complexe de ses traditions et pratiques diversifiées sur les plans à la fois social, politique et économique. Un certain courant intégrateur, d’intensité variable selon les moments et les intérêts en jeu, la traverse du Nord au Sud. L’actuel projet de zone de libre-échange des Amériques (zlea), de même que la Charte démocratique interaméricaine adoptée à Lima en 2001, l’illustrent. Mais le phénomène dépasse de beaucoup les gestes officiels; il se fonde avant tout sur l’évolution des comportements privés, notamment dans l’ordre économique. Il infléchit les conditions de travail à la hausse ou à la baisse selon les secteurs. Il atteint même les normes qui les déterminent. Le droit du travail, en particulier celui de nature conventionnelle, n’est-il pas en bonne partie le produit du jeu des forces économiques en présence ? Ce mouvement intégrateur n’est d’ailleurs pas soudain. On pourrait ainsi faire état, sur le plan des échanges commerciaux, de la création de l’Asociación Latinoamericana de Libre Comercio (alalc), dont l’Asociación Latinoamericana de Integración (aladi), de 1980, est l’héritière[1]. Surtout, il y a l’oeuvre de l’Organisation des États américains (oea) qui, depuis 1948, se manifeste sur différents plans, notamment celui de l’affirmation et de la protection des droits de la personne. De plus, il y a toute cette réalité mouvante de l’intégration infrarégionale, de contenu plus ou moins diversifié selon les ensembles considérés : mercosur, Communauté andine, caricom, Sistema de Integración Centro Americana (sica), Accord de libre-échange nord-américain (alena), pour ne mentionner que les principaux[2].

Ce mouvement intégrateur conduirait-il graduellement à ce que l’on pourrait appeler une certaine « continentalisation » du droit du travail, à un droit présentant davantage d’uniformité dans l’ensemble américain ? Empressons-nous de réduire la portée d’une interrogation si générale et si englobante, ne serait-ce qu’en raison du nombre et de la diversité des juridictions en cause. Interrogeons-nous, ce qui est encore très vaste, sur l’influence que pourraient exercer dans le sens précédent les différents accords plurinationaux en matière de travail auxquels ont conduit les expériences, plus ou moins poussées selon le cas, d’intégration infrarégionale dans les Amériques. Même là, le propos ne peut encore être que général et synoptique. Il est présenté sous réserve des vues complémentaires et plus informées des spécialistes des différents régimes en cause.

Deux grandes hypothèses sont à vérifier au sujet de cet impact possible de ces accords infrarégionaux en matière de travail sur le droit dit « sociolaboral[3] ». Il s’agit d’abord de voir si ces différentes ententes plurinationales concernant le travail tendent graduellement à rapprocher dans leur contenu les différents droits nationaux du travail ainsi entendus. Il s’agit aussi de rechercher si une normativité continentale d’application directe pourrait aussi en émerger, tout aussi graduellement. Ces interrogations générales, si périlleuses soient-elles, serviront à tout le moins de prétexte à une comparaison générale des ententes plurinationales qui ont présentement cours dans différentes parties des Amériques.

I – Une certaine convergence des droits nationaux du travail ?

Il est nécessaire d’analyser comparativement les traits dominants des accords plurinationaux en matière de travail dont il s’agit d’évoquer leurs similitudes et leurs dissimilitudes, avant de s’interroger quant à leur impact sur les droits nationaux du travail.

A Diversité des instruments « sociolaboraux »

Les accords plurinationaux qui ont accompagné ou suivi la mise en place de différents projets infrarégionaux plus ou moins poussés d’intégration primordialement commerciale ou économique dans les Amériques, particulièrement durant la dernière décennie, présentent entre eux de grands traits distinctifs. Ainsi, certains sont bilatéraux (ex., l’Accord États-Unis/Chili[4], ou encore l’Accord Canada/Costa-Rica[5]). D’autres sont multilatéraux (ex., la Declaración Sociolaboral del Mercosur[6]), ou encore l’Accord nord-américain de coopération dans le domaine du travail (anact)[7]. Formellement, il peut s’agir de dispositions relatives au travail contenues dans un accord traitant primordialement du commerce international (ex., l’Accord commercial États-Unis/Chili), ou, au contraire, d’un instrument relatif au travail distinct de l’accord principal d’intégration économique (ainsi en est-il de l’ensemble des instruments ici examinés, à l’exception du précédent). Il arrive aussi que l’accord relatif au travail ne soit lui-même qu’un élément significatif d’un ensemble intégré d’institutions sur le plan sociolaboral de la région ; tel est le cas de la Declaración Sociolaboral del Mercosur, qui ne pourra être ici envisagée qu’isolément de l’apport de ces autres éléments[8]. Mais au-delà de ces différentes caractéristiques, il est possible de voir se dégager deux familles d’accords, compte tenu à la fois de la finalité, ou de l’orientation poursuivie, du contenu substantiel, ou normatif, des accords en présence, ainsi que du mode de contrôle de l’application de chacun d’eux.

Diversité de finalité

Certes, l’ensemble des accords en cause se montrent tous préoccupés de la bonne application, voire du développement, des droits du travail dont ils font état. Mais un premier groupe d’entre eux réduit cette préoccupation en la faisant à certains égards dépendre d’une nécessité de protéger le libre commerce transfrontalier entre les pays signataires. Un second groupe d’accords, en revanche, traitent des droits du travail à tous égards pour eux-mêmes, dans une perspective qui se présente comme en étant une de développement social.

Lien significatif avec la protection du commerce international

On pourrait voir dans le plus récent des instruments examinés, le passage du United States-Chile Free Trade Agreement[9], le prototype achevé de la première tendance. Cet accord, soit dit en passant, est d’autant plus significatif qu’il paraît réaliser substantiellement les objectifs de négociation qu’entendent poursuivre les États-Unis selon leur Trade Act of 2002 et qu’il correspond ainsi au contenu des propositions avancées par le gouvernement américain relativement au projet de Zone de libre-échange des Amériques (zlea)[10]. L’Accord exprime une volonté générale des gouvernements signataires de contribuer à l’intégration hémisphérique et à la réalisation des objectifs de la Zone de libre-échange des Amériques (Préambule), de même que leur engagement de s’efforcer de faire en sorte que leurs lois respectives se rapportant aux droits du travail dont traite l’accord respectent les standards internationaux (art.18.1). Il prévoit aussi le traitement de communications du public (art.18.4 (7)) sur des sujets relatifs à son contenu, de même que la conduite d’activités de coopération en la matière (art. 18.5). Il limite toutefois le recours au mode de résolution des conflits (art. 18.6 (6) et (7)), partant, l’application en dernier ressort de la sanction commerciale à laquelle il donne généralement ouverture, aux seuls manquements ayant un effet adverse sur le commerce entre les Parties[11]. Ces dernières y reconnaissent d’ailleurs expressément qu’elles ne doivent pas encourager le commerce ou l’investissement en réduisant ou affaiblissant le contenu de leurs lois relatives aux droits du travail énoncés dans l’Accord (art. 18.2(2)).

Les Accords Canada/Chili[12] et Canada/Costa Rica reproduisent, chacun à leur façon, cette disparité entre, d’une part, leur objet général, qui correspond à un ensemble de « principes du travail » qu’ils énoncent et auxquels pourront se rattacher différentes activités de coopération et de consultation entre les Parties et, d’autre part, le domaine de la tierce intervention, à laquelle des manquements éventuels aux obligations de l’accord peuvent donner lieu. Selon l’Accord Chili/Canada, ne pourra intervenir un Comité évaluatif d’experts, puis à sa suite, un groupe spécial arbitral et, en dernier ressort, une sanction de nature commerciale, que si la question relative à certains seulement des principes du travail énoncés dans l’accord « est notamment liée au commerce » (art. 21 et 26) ; selon l’Accord Canada/Costa Rica, l’intervention d’un groupe spécial d’examen est semblablement limitée (art. 15). Cette disparité entre l’orientation, ou la finalité, de l’accord selon la déclaration générale d’intention des signataires, l’activité de coopération et l’intervention « douce » auxquelles il donne ouverture, d’une part, et, de l’autre, l’intervention indépendante, a fortiori contraignante, qui ne concerne que certains manquements allégués des Parties à leur engagement, c’est-à-dire, seulement dans le mesure où la question « se rapporte au commerce » entre elles, est tout aussi présente dans l’anact[13].

Cette première famille d’accords fait ainsi montre d’une bonne dose d’ambivalence : à certains égards, elle s’intéresse bien aux droits du travail directement et pour eux-mêmes ; à d’autres, elle ne s’en préoccupe qu’à travers un souci de protéger le commerce transnational, ce qui n’est pas sans conséquences, comme il sera vu.

Objectif de développement social intégré

Les instruments appartenant à ce qui pourrait être une seconde famille d’instruments plurinationaux en matière sociolaborale envisagent au contraire le domaine des droits du travail sans le relier à certains égards à la protection du commerce international. Dégagés de ce lien, ils affirment une volonté de respecter, ou de promouvoir, selon le cas, un ensemble de droits reliés au travail comme autant de droits sociaux fondamentaux de la personne. Le fait que ces instruments s’insèrent eux-mêmes dans des projets infrarégionaux d’intégration devenue graduellement pluridimensionnelle et qu’ils ne sont pas des greffons de projets se limitant à la libéralisation des échanges économiques, explique en partie cette différence d’approche ou de traitement des droits reliés au travail.

Ainsi en est-il de la Declaración Sociolaboral del Mercosur, l’une des institutions reliées au travail du mercosur. L’ensemble, relativement complet, des droits du travail qu’elle affirme et qui s’imposent aux États signataires se présente, en effet, comme le volet social d’une intégration régionale. Adoptée par les chefs d’État des pays en cause en 1998, soit sept ans après le traité constitutif du mercosur, elle exprime leur volonté à l’effet que cette expérience d’intégration subrégionale ne se restreigne pas à la « sphère commerciale et économique », mais qu’elle rejoigne également la « thématique sociale[14] ». À l’intérieur de la caricom, la Caricom Declaration of Labour and Industrial Relations Principles[15] apporte dans le même esprit une semblable affirmation des droits du travail, comme devait le faire, plus généralement, mais avec plus de juridicité, un chapitre de la Charter of Civil Society for the Caribbean Community, adoptée deux ans plus tard par les différents chefs d’État de la région[16]. Il est d’ailleurs significatif que ces droits du travail s’insèrent dans un ensemble beaucoup plus vaste de droits humains fondamentaux dans ce dernier instrument. Enfin, dans la Communauté andine, le Protocolo Sustitutorio del Convenio Simon Rodriguez[17], à défaut d’affirmer un ensemble de droits du travail, établit néanmoins une instance d’élaboration de politiques communautaires en matière d’emploi, de santé et de sécurité au travail, de sécurité sociale et de migration des travailleurs. Par son esprit, il participe de la seconde famille d’instruments, mais le caractère relativement restreint de son objet matériel, si on le compare à la généralité de l’affirmation des droits du travail dans les autres instruments en cause, empêche cependant un rapprochement significatif avec ceux-ci.

L’existence de ces deux familles d’accords, en ce qui a trait aux objectifs poursuivis, doit être relativisée. L’effet restrictif du lien avec le commerce international, caractéristique de la première famille, ne se fait, en effet, sentir qu’au regard d’une partie seulement de la portée des instruments qui appartiennent à cette famille; de plus, le souci de protection du commerce international qui s’y rattache peut conduire à des actions dont peut aussi bénéficier la protection des droits des travailleurs. Mais, il n’en demeure pas moins que la nature des droits du travail dont il s’agit, soit correspond immédiatement à celle de droits humains fondamentaux, comme la liberté syndicale, soit en représente une explicitation, comme c’est le cas du droit à la formation professionnelle au regard du droit du travail.

Diversité normative

Le partage entre les instruments considérés se fait ici entre ceux qui, dans un souci de respect de l’autorité législative nationale, s’abstiennent de lui imposer un contenu normatif et ceux qui, au contraire, formulent de telles normes du travail dont le respect s’impose à l’ensemble des pays signataires de l’accord.

Déférence envers le droit national

En l’absence de volonté de se soumettre à un ensemble de normes substantielles communes, chacun des pays signataires s’engage alors à une « application effective […] de ses règles de droit dans le domaine du travail », pour reprendre à titre illustratif la formulation de l’anact, (art. 1 f), que réitèrent les autres accords auxquels le Canada est partie. L’entente type États-Unis/Chili formule négativement cette obligation : « A Party shall not fail to effectively enforce its labor laws through a sustained or recurring course of action or inaction in a manner affecting trade between the Parties [...] » (art. 18.2). Le pays signataire conserve donc en principe sa faculté d’établir ses normes internes du travail comme il l’entend[18].

Le défaut de respecter cet engagement conduit au mode d’intervention prévu dans l’accord, comme en témoigne, verra-t-on, le traitement des communications du public depuis l’entrée en vigueur de l’anact, ou encore, comme l’énonce nettement l’accord États-Unis/Chili. Cet engagement n’est toutefois pas unique. Il s’accompagne d’une volonté déclarée de l’État signataire de s’efforcer d’améliorer constamment ses normes du travail « de manière à garantir des normes de travail élevées, en rapport avec des lieux de travail à hauts coefficients de qualité et de productivité », selon l’anact (art. 2), ou encore, de manière à correspondre aux standards internationaux reconnus, selon la formulation d’accords plus récents liant les États-Unis[19]. Le non-respect de ce second engagement, plus difficile à établir que dans le cas du premier, est de nature à conduire au même mode d’intervention que dans le cas d’un défaut d’appliquer le droit interne selon l’anact. L’accord États-Unis/Chili restreint pour sa part l’intervention de type arbitral (et la sanction économique) à ce seul dernier manquement.

Formulation de normes communes

La Declaración Sociolaboral del Mercosur comporte, au contraire, un contenu substantiel propre qui s’impose aux pays signataires, à la manière d’instruments tels le Pacte international des droits économiques, sociaux et culturels de l’onu, ou encore, dans l’ordre de l’oea, le Protocole de San Salvador. Dans la caricom, il en est de même du chapitre traitant des droits des travailleurs de la Charter of Civil Society et de la Declaration of Labour and Industrial Relations Principles. Ces énoncés normatifs de la Declaración ont trait à la non-discrimination, à la promotion de l’égalité, aux droits des travailleurs migrants, à l’élimination du travail forcé, au travail des enfants, à la liberté syndicale, à la négociation collective, au droit de grève. La Declaración énonce aussi le droit de l’employeur de diriger l’entreprise. Les États signataires s’y engagent également à promouvoir des modes de prévention et des modes alternatifs de règlement des conflits de travail, de même que le dialogue social. Enfin, le texte affirme le droit aux formes de base de sécurité sociale. Un substrat juridique s’impose donc aux États signataires en ces matières, dans la mesure du libellé et de la nature juridique de l’instrument.

Encore ici, la différence entre les deux familles d’accords n’est pas absolue. Ainsi, l’anact et les autres accords auxquels le Canada a adhéré énoncent avec relativement de précision des principes fondamentaux de fonctionnement des institutions juridictionnelles et administratives. Ils s’imposent dans le cours de l’application des droits nationaux du travail des pays liés[20]. Il en va aussi de la publicité des lois du travail[21]. On retrouve une semblable insistance sur les principes fondamentaux de fonctionnement des instances juridictionnelles chargées d’appliquer les lois du travail dans l’accord États-Unis/Chili bien qu’elle y soit formulée en des termes plus généraux (art. 18.3). Ces garanties procédurales fondamentales se présentent ainsi comme un socle procédural commun qui s’impose à chaque pays signataire. Dans la pratique, son application est manifestement essentielle à l’effectivité des droits nationaux du travail en cause.

Diversité des modes de contrôle

On peut à ce titre regrouper les accords selon qu’ils s’en remettent primordialement à différents modes épisodiques d’intervention pour assurer leur application, ou, au contraire, qu’ils s’en remettent surtout à ce sujet à un processus régulier et périodique de vérification de l’accomplissement des obligations des États signataires.

Contrôle épisodique

L’anact (et les autres accords liant le Canada), de même que l’accord États-Unis/Chili, ont en commun de s’en remettre à des formes d’interventions ponctuelles ou épisodiques. Il s’agit d’abord d’une ouverture générale à la réception de communications du public (ou plaintes) par les points de contacts gouvernementaux établis dans chaque pays au sujet de difficultés d’application de l’accord par un autre de ses signataires, ce, sans restrictions particulières quant à l’identité de l’auteur – ou des auteurs – de la communication[22]. Il s’agit aussi, dans chaque cas, de la possibilité de consultations de niveau ministériel, à la demande d’une Partie à l’accord, relativement à toute question en relevant[23]. Il s’agit enfin du recours à des modes de tierce intervention, de caractère obligatoire en dernier ressort, toujours uniquement à l’initiative de l’un des États signataires et selon une procédure de saisine détaillée, relativement à des questions spécifiques de défaut d’un autre de ces États d’appliquer ses propres lois du travail. Dans le cas de l’anact, la constitution d’un Comité évaluatif d’experts (art. 23), ou, ultérieurement, celle d’un groupe spécial arbitral (art. 29), ne peut notamment avoir lieu que si la question a trait à une omission systématique d’assurer une application efficace de sa législation du travail, laquelle omission doit aussi se rapporter au commerce (transfrontalier). La liberté d’association, les droits de négociation collective et de grève ne peuvent pas de plus donner lieu à de telles interventions. Pour ce qui est de l’accord États-Unis/Chili, le recours à la procédure de règlement final des différends s’appliquant à l’ensemble de l’entente ne sera ouvert que si le défaut a trait à l’application de lois du travail au sens de l’Accord (soit, selon l’art. 18.8, celles se rapportant directement au droit d’association, à celui de négociation collective, à l’interdiction du travail forcé, à l’âge minimum d’employabilité et à l’interdiction des pires formes de travail des enfants et, enfin, à l’établissement de conditions acceptables de travail en ce qui a trait à la rémunération minimale, à la durée et à la santé et à la sécurité du travail). Ce défaut doit, en outre, a-t-on vu, avoir une incidence négative sur le commerce entre les Parties (art. 18.6, par. 7 et 18.2, par. 1 (a)).

Contrôle régulier

Semblablement à la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations de l’oit, la Comisión sociolaboral est chargée de veiller de façon permanente au suivi de la Declaración Sociolaboral del Mercosur. Subordonnée à l’organe exécutif du mercosur, le Grupo Mercado Común, la Comisión exerce une fonction de promotion, et non de sanction, des droits affirmés par la Declaración. Sa composition est tripartite et comprend une instance régionale et des instances nationales[24]. Après consultation des organisations d’employeurs et de travailleurs les plus représentatives, les États du mercosur doivent présenter à la Comisión des rapports périodiques portant sur l’évolution de la législation et des pratiques nationales au regard du contenu de la Declaración[25]. Analysés successivement sur les plans national et régional, ces rapports conduisent à l’élaboration par la Comisión de plans d’action à l’adresse des instances décisionnelles du mercosur, en tenant compte non seulement des propositions des rapports nationaux, mais aussi de celles des autres organes du mercosur à vocation sociale[26]. Au sein de la caricom, la Charter of Civil Society fait semblablement l’objet de rapports nationaux périodiques, non pas à un organe spécialisé, comme dans le cas précédent, mais plutôt à la Conférence des chefs d’État. À l’instar de la Comisión Sociolaboral précédente cependant, des comités nationaux de surveillance tripartites doivent être établis à cette fin. La Caricom Declaration of Labour and Industrial Relations Principles n’est toutefois pas assortie d’une institution propre de surveillance de sa mise en oeuvre.

À y regarder de plus près, une certaine coexistence des deux types de contrôle a cependant cours selon les différents accords. Ainsi, dans le cas de l’anact, le Conseil ministériel, soit l’organe directeur de la Commission de coopération dans le domaine du travail, surveille de façon générale l’application de l’Accord et favorise, notamment par l’intermédiaire du Secrétariat de cette même Commission, différentes activités de coopération entre les Parties (art. 10 à 14). De même, l’Accord États-Unis/Chili établit un Conseil ministériel également chargé de voir à la mise en oeuvre des engagements des Parties en matière de travail (art. 18.4).

Néanmoins, dans l’un et l’autre cas, la surveillance ne se trouve pas assurée par un organe tripartite spécialisé et elle ne se base pas sur l’examen de rapports nationaux périodiques. Dans l’autre sens, la Comisión Sociolaboral del Mercosur se trouve habilitée à examiner des « observations » au sujet de l’application de la Declaracion[27]. Il pourrait s’agir, même si la Declaración ne le prévoit pas expressément, de l’examen d’une communication préalablement présentée par un groupe représentatif à la Commission nationale du pays où se situe la difficulté d’application de l’instrument. Pour sa part, la Cour de justice de la Caraïbe peut être saisie de difficultés d’application du droit communautaire, dont la Charter of Civil Society, selon les règles générales du locus standi[28].

Sous réserve des tempéraments énoncés, deux courants généraux parcourent donc les ententes ici évoquées. D’une part, celles dont l’accord États-Unis/Chili (ou encore l’anact) est le paradigme; de l’autre, celles dont le prototype achevé paraît être la Declaración Sociolaboral, soit l’une des institutions du travail du mercosur. Les premières réunissent les trois traits suivants : finalité partiellement liée à la préservation du libre-commerce transfrontalier, absence relative d’affirmation de normes communes du travail et prédominance de modes de contrôle épisodiques. Les secondes nous situent exclusivement dans la perspective des droits économiques et sociaux de la personne, véhiculent un contenu normatif propre et s’en remettent primordialement à un mode continu de contrôle de leur application.

Quel est, peut-on maintenant se demander, l’impact de ces ententes sur les droits nationaux?

B — Leur impact sur les droits nationaux

Les droits de 34 pays sont interpellés, soit tous ceux des pays membres de l’oea, à l’exception de Cuba. L’asymétrie territoriale, mais avant tout économique, de ces pays, les différences de niveaux de vie entre eux et même à l’intérieur d’eux, les disparités linguistiques, ethniques et politiques qui y prévalent sont manifestes.

Juridiquement, pour ce qui est de l’élaboration et de l’application du droit régissant le travail, le fédéralisme accentue la multiplicité des juridictions, selon des modes propres à chacun des pays où il a cours[29]. L’arrière-plan juridique est tantôt la Common Law, tantôt un droit civiliste. L’importance relative du judiciaire, parmi les sources du droit, caractérise le premier type de systèmes, celle de la doctrine, le second. L’identité du droit du travail, son particularisme, dans l’ensemble juridique est plus ou moins accentué[30]. Ce droit est même en partie d’ordre constitutionnel dans certains pays, comme le Mexique ou le Brésil. Le phénomène de sa codification est aussi présent dans la plupart des pays d’Amérique latine. Quoi qu’il en soit, son interprétation y procède de principe propres dans une mesure qui ne se retrouve pas ailleurs, notamment aux États-Unis ou au Canada[31]. Son application est le fait d’instances particulières dont le nombre, la nature et l’étendue de leur compétence varie d’un pays à l’autre. On peut en dire autant de la place réservée à l’autonomie collective et des formes qu’elle revêt[32]. La réception en droit interne du droit international conventionnel, par exemple, la portée des conventions de l’oit, varie selon les traditions juridiques monistes ou dualistes qui ont cours[33]. Enfin, il y a tout l’écart possible entre la formulation du droit et sa mise en oeuvre effective...

Chacun des accords plurinationaux précédemment identifiés exerce distinctement son influence sur certains de ces droits nationaux, à la mesure à la fois de son contenu et de sa portée territoriale limitée. Une telle disparité, non seulement entre les droits nationaux, mais aussi entre les accords plurinationaux eux-mêmes, écarte manifestement la possibilité de vérifier l’hypothèse d’une tendance en longue portée vers l’unification de ces mêmes droits nationaux. Elle serait peut-être éventuellement envisageable par rapport à certains sujets techniques particuliers, par exemple une réglementation particulière en matière de santé et de sécurité au travail dans l’industrie pétrochimique, mais certainement pas, par exemple, quant aux modes d’autonomie collective, si tributaires de l’environnement social, politique et économique. De toute façon, quelle serait l’utilité réelle d’une telle uniformité ? Tout au plus s’agit-il de se soucier, comme il a été annoncé, de l’éventualité d’une certaine convergence en longue portée des droits nationaux, y incluant notamment la possibilité que des accords plurinationaux puissent favoriser plus immédiatement une certaine coordination ou une certaine harmonisation de certains de ces droits, par exemple lorsqu’il s’agit de la sécurité sociale applicable à des travailleurs migrants[34]. Même ainsi réduite, l’interrogation doit encore composer avec le caractère récent des accords plurinationaux en cause. Il rend illusoire la recherche d’effets à longue portée, de tendances pouvant en découler. Aussi, tout en demeurant dans la trajectoire initiale, nous bornerons-nous à faire mention d’effets particuliers produits par ces mêmes accords. Il demeurera néanmoins d’intérêt, dans la mesure où ils seront repérés, de les rattacher aux aspects précédents qui ont permis d’identifier deux familles, ou types d’accords, soit, dans un ordre inversé, le mode de contrôle de l’application de l’accord, son contenu normatif et sa finalité.

Incidence du mode de contrôle

Des différents accords précédents liant soit les États-Unis, soit le Canada, seul l’anact a jusqu’à présent donné lieu à des interventions ponctuelles de contrôle de l’application de l’Accord. Après près de dix ans d’application de l’anact, vingt-six communications du public ont été présentées aux trois points de contact (ou ban) nationaux, dont seize au ban américain. Ces dernières communications concernaient le Mexique, à l’exception de deux qui mettaient en cause le Canada. Le Mexique a pour sa part reçu sept communications visant les États-Unis ; le Canada a enfin, reçu deux communications concernant les États-Unis et une, le Mexique[35]. Ces communications, plus nombreuses durant les premières années d’application de l’Accord, ont majoritairement eu trait à la liberté d’association (ce Principe du travail a ainsi été allégué dans treize des seize communications présentées au ban américain), mais, au fil des ans, l’éventail de ces communications s’est élargi à d’autres principes du travail, dont, dans quelques cas, la santé et la sécurité au travail, l’égalité de traitement des travailleurs migrants, la discrimination sexuelle, l’indemnisation des accidents du travail et la protection accordée au travail des enfants. Le ban américain refusa d’examiner au fond quatre de ces communications, le ban canadien, deux. Sept communications présentées au ban américain débouchèrent sur des consultations ministérielles; il en fut ainsi de cinq communications présentées au ban mexicain et d’une dont avait été saisi le ban canadien. Aucune affaire n’a encore été portée devant un Comité évaluatif d’experts, ni, par voie de conséquence, à un groupe arbitral spécial. Aucune consultation ministérielle spécifique non plus n’a eu lieu entre les ministres du travail des trois pays, sans qu’il se soit agi d’un sujet découlant d’une communication du public (et mis à part les réunions générales de ces ministres au sein de la Commission de coopération dans le domaine du travail). Observons par ailleurs que la présentation des communications du public a souvent été le fruit d’une concertation transnationale impliquant non seulement différentes instances syndicales, mais différentes ong vouées aux droits humains fondamentaux.

Au sein du mercosur, le mode de contrôle régulier qui y prévaut conduit, avons-nous vu, à l’élaboration de mémoires nationaux. Ces mémoires nationaux, dont les premiers exposent l’état du droit et des pratiques nationales relativement à différents thèmes de la Declaración déterminés par la Comisión régionale, doivent, pour ce qui est des suivants, exposer les progrès réalisés dans l’application du contenu de la Declaración. À ce jour, ces travaux, qui, mentionne-t-on, ont « revitalisé » le tripartisme au sein du mercosur[36], ont porté sur les sujets suivants de la Declaración : l’égalité entre les femmes et les hommes au travail (art. 3) ; la formation professionnelle (art. 16) ; le développement de l’emploi (art. 14) et le travail des enfants et des mineurs (art. 6)[37]. Présentée au Grupo Mercado Común, l’organe exécutif du mercosur, la recommandation relative à l’égalité n’avait pas encore connu de suite à l’automne 2003. Des propositions relatives au développement de l’emploi et à la formation professionnelle ont conduit à des prises de position de la part tant du Grupo Mercado Común que du Consejo Mercado Común[38]. Enfin, l’éradication du travail des enfants a donné lieu, en 2002, à une déclaration présidentielle exprimant une série d’engagements des quatre gouvernements en la matière.

Incidence du contenu normatif

La considération de l’ensemble du traitement des communications du public examinées au fond en vertu de l’anact porte à constater que certains des Principes du travail énoncés dans l’Accord ont essentiellement été l’occasion de se soucier de l’application des garanties procédurales, relativement spécifiques, avons-nous vu, qu’énonce ce même Accord et qui ont trait au fonctionnement des instances administratives et juridictionnelles appelées à appliquer le droit national du travail, ou encore à la publicité et à la diffusion de ce même droit[39]. Ainsi, la liberté d’association en contexte mexicain a-t-elle, au fil du traitement des communications, conduit à des constats et même, dans certains cas, à des recommandations relatives au fonctionnement et à l’impartialité de juridictions du travail appelées à se prononcer sur l’enregistrement et la représentativité des syndicats. La publicité des conventions collectives, de même que la pratique du vote au scrutin secret ont également été préconisées. Une entente interministérielle survint en 2000 à ces sujets[40]. L’application de la loi fédérale américaine en la matière, dont la lourdeur, de même que la méconnaissance, particulièrement auprès des travailleurs migrants, furent signalées, conduisit à une déclaration ministérielle en vue de préciser la protection des droits des travailleurs dans le cas d’une fermeture d’usine en contexte syndical[41] et à une autre, en vertu de laquelle les Secrétariats américain et mexicain du travail s’engageaient à collaborer en vue de solutionner les difficultés signalées, en particulier à publier un guide bilingue décrivant les modes de protection des travailleurs migrants dans les trois pays de l’anact[42]. Le principe de non-discrimination porta à s’enquérir de l’état du droit mexicain en ce qui a trait à la protection des travailleuses enceintes, notamment à la réception du droit international en droit interne. Le ban américain constata aussi des difficultés relatives à l’accès aux juridictions du travail à cette occasion[43]. Le Principe relatif à la santé et à la sécurité au travail conduisit pour sa part le ban américain à se soucier de l’efficacité de l’inspection du travail mexicaine[44] et le ban canadien à demander des consultations avec son homologue mexicain notamment au sujet de la publicité de l’étiquetage des substances dangereuses et des exigences de sécurité à leur sujet[45]. Ce dossier fut par ailleurs l’occasion d’un rappel général, au demeurant inusité, de l’obligation d’un pays, non seulement d’appliquer effectivement ses lois, mais aussi de son engagement de « s’efforcer […] constamment d’améliorer ces normes […][46] ». Dans l’espèce, cette obligation devait s’appliquer non seulement à ces précédents aspects de la santé et de la sécurité au travail, mais aussi, quant à la liberté d’association, à l’exigence d’un scrutin véritablement secret[47].

En somme, comme en témoignent les précédentes illustrations, l’anact exerce primordialement son influence sur les modes d’application d’un droit national, ce qui correspond aux aspects au sujet desquels il se montre lui-même explicite et ce qui a, manifestement, toute son importance. Quant à la dimension substantielle de ce droit national, au sujet de laquelle il s’abstient de véhiculer lui-même un contenu normatif explicite, l’anact a, surtout durant les premières années qui ont suivi son entrée en vigueur, contribué à en diffuser la connaissance. L’ensemble des activités de coopération – notamment par voie de séminaires, de publications, etc. – serait ici à prendre en compte. On n’a toutefois pas cherché à remettre ponctuellement en cause le contenu de ce droit; encore moins n’a-t-on pas cherché à infléchir systématiquement son évolution.

Les énoncés normatifs généraux de la Declaración Sociolaboral del mercosur s’accompagnent d’engagements immédiats ou programmatiques, dont la nature, s’il y est donnée suite, est d’orienter l’action future des pouvoirs publics, qu’il s’agisse de programme d’action ou de législation. À titre d’exemple, l’interdiction de discrimination, que l’on affirme absolument en tant que droit de tout travailleur, est suivie d’un engagement des États de « prendre des mesures destinées à éliminer la discrimination relativement à des groupes en situation désavantagée sur le marché du travail » (art. 1). De semblables engagements accompagnent aussi notamment l’affirmation des droits des travailleurs migrants, l’élimination du travail forcé, les prescriptions relatives au travail des enfants, à la santé et sécurité au travail, à la protection des sans-emploi, à la formation professionnelle et au développement des ressources humaines. L’affirmation de la liberté d’association et celle de grève s’accompagnent d’indications générales quant aux garanties que les États doivent offrir à l’encontre de comportements qui leur sont attentatoires (art. 8 et 9). Autant d’engagements donc de nature à orienter l’action future des États et qu’il revient notamment à la Comisión Sociolaboral de définir plus particulièrement par la suite et de voir d’une façon continue à leur accomplissement. À ce jour, a-t-on vu, la Déclaration présidentielle relative à l’éradication du travail des enfants et, de façon plus détaillée, les résolutions du Grupo Mercado Común et les recommandations du Consejo Mercado Común en ce qui a trait à la promotion de l’emploi et à la formation professionnelle explicitent et actualisent dans une certaine mesure les engagements généraux de la Declaración à ces sujets. À l’intérieur de la même famille d’instruments, la caricomDeclaration of Labour and Industrial Relations Principles a contribué à un contexte qui a lui-même conduit à l’élaboration de lois-modèles détaillées destinées à favoriser l’harmonisation de la législation des pays membres en ce qui a trait à l’égalité au travail, à la cessation de la relation de travail et à la liberté syndicale, y compris la reconnaissance du droit syndical à la négociation collective et le régime des conventions collectives[48].

Incidence du lien avec le commerce international

Jusqu’à présent, l’incidence négative du défaut d’appliquer effectivement la législation nationale du travail sur le commerce international n’a été qu’exceptionnellement alléguée dans les communications du public présentées en vertu de l’anact. Il s’est agi de situations touchant une main-d’oeuvre agricole travaillant aux États-Unis[49]. Même non ainsi alléguée, la concurrence déloyale venant d’outre-frontière pouvait s’inférer de plusieurs autres situations mettant en cause des filiales d’entreprises multinationales, notamment celles exploitant des maquiladoras au Mexique[50]. En revanche, certaines situations ayant ainsi été l’occasion de communications du public paraissent dénuées de liens, du moins directs, avec le commerce international, par exemple lorsqu’il s’est agi de fonctionnaires[51]. Pour ce qui est de la portée limitative de l’exigence d’un rapport avec le commerce international sur l’intervention de comités évaluatifs d’experts ou de groupes arbitraux spéciaux, elle n’a pas encore eu l’occasion de se manifester relativement à des difficultés concernant les seuls Principes du travail pouvant être en cause à ces paliers. Aussi, a-t-il été encore moins question d’appliquer la sanction économique prévue dans l’Accord, après, rappelons-le, près de dix ans de mise en oeuvre de celui-ci. Cette sanction serait-elle, en fait, illusoire, même si elle pouvait trouver l’occasion de s’appliquer ? Abstraction faite de difficultés techniques d’application[52], il y aurait en effet à tenir compte de la réticence politique des États à l’appliquer, de même que, en contexte américain en particulier, de la difficulté à y recourir entre « partenaires » très inégaux[53]. La seule crainte de la sanction aurait-elle, au contraire, un effet généralement dissuasif ?

Quoi qu’il en soit, dans le contexte du mercosur, la Declaración Sociolaboral manifeste, a-t-on vu, la volonté de ses signataires de traiter le travail pour lui-même, sans considération de liens avec le commerce international. Aussi y a-t-on exclu la possibilité d’invoquer ou d’utiliser cet instrument relativement à des « questions commerciales, économiques et financières[54] ». La réalisation des différents engagements généraux qu’elle véhicule ne repose donc pas sur une sanction économique[55]. Elle tient plutôt au fonctionnement, qui se veut continu, de la Comisión Sociolaboral et à l’interaction des acteurs à l’intérieur de cet organisme tripartite[56].

La seconde famille d’instruments, dont la Declaración Sociolaboral est le prototype, paraît donc ici, avec son complément institutionnel, particulièrement adaptée à la réalisation de l’objectif continu de développement, ou d’amélioration, du droit sociolaboral. La première famille, dont l’accord États-Unis/Chili paraît le plus récent paradigme, mais qu’il revient pour l’instant à l’anact d’illustrer l’expérience de mise en oeuvre, exprime aussi généralement un objectif « d’améliorer les conditions de travail et le niveau de vie » (anact-objectifs). Elle peut le réaliser par différentes activités de coopération. Mais elle reçoit le droit national dans l’état voulu par son auteur, tout en se montrant soucieuse de son application effective selon les principes généraux du droit auxquels elle fait explicitement appel.

Mais, outre leur impact sur les droits nationaux, ces différents accords plurinationaux seraient-ils eux-mêmes porteurs d’une normativité transnationale, d’application immédiate ?

II – Une normativité continentale d’application directe ?

Les instruments appartenant à l’une et à l’autre des familles précédentes, de même que les institutions qu’ils prévoient, aménagent à l’intérieur de leur sphère d’application respective des rapports interétatiques. À la différence de l’Union européenne, ils sont, du moins envisagés isolément, dépouillés de toute partie supranationale. Leurs effets ne peuvent donc pas atteindre directement les sujets, ou les ressortissants, de chacun des États qu’ils lient[57]. Seuls les États signataires se trouvent liés les uns envers les autres; ce n’est donc qu’indirectement, par le biais des mesures législatives ou autres qu’ils adoptent, que l’effet de ces accords peut se manifester, indirectement, sur les ressortissants de chacun de ces États.

Dans la mesure cependant où ces mêmes ententes interétatiques réitèrent l’affirmation de droits sociaux et économiques fondamentaux de la personne, à la suite notamment des instruments de l’onu, de l’oea et de l’oit, elles contribuent graduellement avec ces derniers à la définition ou à l’édification d’un droit international général, c’est-à-dire une somme de principes généraux des droits reconnus par les nations civilisées et s’imposant à l’ensemble des États en raison du consensus dont ils font l’objet parmi ceux-ci[58]. L’étendue de ce droit international général, particulièrement lorsqu’il touche aux droits de la personne, se conçoit d’une manière évolutive; elle se limite toutefois à des droits essentiels. La frontière de l’essentialité demeure inévitablement imprécise ; par exemple, elle comprend certainement les droits énoncés dans la Déclaration de l’oit relative aux principes et droits fondamentaux au travail et son suivi de l’oit.

Il est ainsi significatif que la Declaración Sociolaboral del Mercosur énonce dans son préambule que son adoption procède notamment de la considération du fait que les États en cause ont souscrit à un ensemble de grands instruments internationaux[59], constitutifs, selon sa propre expression, du « patrimoine juridique de l’Humanité[60] ». Le contenu de la Declaración, dans la mesure où il réitère cet ensemble de droits fondamentaux, exprimerait ainsi un « ordre public international », lequel s’imposerait aux systèmes juridiques nationaux[61]. L’impérativité de ce droit s’affirmerait erga omnes, c’est-à-dire non seulement à l’endroit des pouvoirs publics, mais également et directement à l’endroit des individus[62]. De fait, l’on cite certaines espèces où le contenu de la Declaración a été appliqué par des juridictions nationales[63].

La réception par le droit national de ce droit international général en matière de droits humains varie selon les systèmes juridiques, tout comme l’appréciation de l’étendue de son contenu. Par exemple, les tribunaux canadiens n’admettraient pas qu’il prévale à l’encontre d’une loi interne, si ce n’est pour l’interpréter si elle était ambiguë[64]. Ce qu’il importe ici toutefois de constater est, encore une fois, la différence d’orientation entre les deux types d’accords plurinationaux envisagés : ceux qui, d’une part, à la manière de la Declaración Sociolaboral del Mercosur, se réclament du courant de l’affirmation de l’ensemble des droits humains fondamentaux[65], et, d’autre part, ceux qui, comme l’Accord États-Unis/Chili, ou encore l’anact, envisagent ces droits isolément de leur appartenance aux droits humains fondamentaux d’ordre social ou économique[66].

Enfin, pour ce qui est de la normativité privée, aucun des instruments envisagés, de quelque famille qu’il soit, n’apporte de support juridique à la négociation collective transnationale, pas plus qu’aucun ne prétend régir les coalitions syndicales qui peuvent s’y associer. Abstraction faite du tripartisme ou du bipartisme institutionnalisé à l’intérieur des ensembles régionaux d’Amérique du Sud et de la caricom, la négociation collective transnationale d’entreprise, tout exceptionnelle qu’elle demeure encore dans l’ensemble américain, s’y présente donc comme un phénomène normatif privé de nature contractuelle[67]. Tous ces accords, par les différents types d’activité qu’ils génèrent, ont toutefois pour effet, dans la pratique, de favoriser graduellement la mobilisation transnationale des forces tant syndicales que patronales. Tel a été notamment l’effet, a-t-on vu, de la présentation des communications du public en vertu de l’anact. Il en va de même des activités de coopération que l’Accord a suscitées.

L’impact en longue portée des accords plurinationaux relatifs au travail qui ont cours dans les Amériques ne peut que varier en fonction de leur nature respective. Or, une vue d’ensemble rapide nous a conduit à les regrouper sommairement en deux « familles », selon des traits caractéristiques dominants.

Le modèle dont l’accord États-Unis/Chili constitue la matrice la plus récente et dont l’expérience de l’anact, malgré des différences, peut illustrer certains aspects, est de nature à rapprocher des droits nationaux variés dans la mesure où il conduit à une application conforme aux principes juridictionnels et administratifs fondamentaux. Cet effet demeurera toutefois circonscrit par l’énoncé plus ou moins limité des droits du travail dont il se préoccupe et par la nécessité d’un lien avec le commerce international pour que la protection offerte joue dans certains cas.

Le modèle illustré par les institutions sociolaborales du mercosur apporte par la Declaración sociolaboral une affirmation commune et relativement large des droits sociolaboraux que les droits nationaux en cause doivent respecter. Mais c’est surtout par le mode de contrôle institutionnalisé, à la fois continu, ou régulier, et tripartite de son application que ce modèle se distingue du premier et qu’il est susceptible, du moins idéalement, de marquer l’évolution en longue portée des droits en cause. Il en est ainsi parce qu’il envisage les droits dont il traite dans une perspective marquée de développement social et il en est à son tour ainsi parce que les droits sociolaboraux en cause sont rattachés à l’ensemble des droits humains fondamentaux d’ordre social et économique affirmés par les grands instruments universels ou régionaux, ce qui correspond à leur nature véritable.

Quel type d’accord, pourrait-on enfin se demander d’une manière plus prospective, viendra-t-il à s’imposer d’une façon prédominante dans le cadre d’une éventuelle zléa ? Les droits nationaux porteront, en effet, dans une certaine mesure la marque du modèle plurinational qui pourrait en venir à y occuper une place prédominante. S’il devait s’agir de la formule qui réitère le rattachement des droits sociolaboraux à l’ensemble des droits humains fondamentaux, la reconnaissance d’un droit international général s’en trouverait par ailleurs renforcée.

Il faut au départ accepter que des aspects de l’un et de l’autre types, ou familles d’accords dont il a été question, loin de s’opposer, sont complémentaires. Toutefois, la pratique du premier type d’accords (formule États-Unis/Chili ou anact) ne saurait justifier l’absence d’institutions et d’instruments du second type (illustré par la Declaración Sociolaboral del mercosur), qui respectent la véritable nature des droits dont ils traitent et qui, en particulier font place au tripartisme pour ce qui est de leur mise en oeuvre.

Se poserait alors la question de la coexistence de l’accord relatif au travail qui envisage les droits du travail en tant que droits sociaux et de ces instruments similaires émanant tant de l’oit, de l’onu que de l’oea. L’accord régional relatif au travail aurait, face aux instruments de portée universelle, la justification de la proximité par rapport aux réalités continentales, selon l’exemple européen. Relativement à ceux tant de l’onu que de l’oea, il s’en distinguerait par la place faite au tripartisme. Une coordination, notamment juridictionnelle et procédurale, s’imposerait néanmoins.