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Les accords de coopération transfrontalière se multiplient en Europe depuis l’entrée en vigueur de l’Acte Unique au 1er janvier 1993 permettant le libre passage des personnes, des biens et des services entre les États constituant l’Union européenne.

La coopération transfrontalière peut être définie comme « tout type d’action concertée entre les institutions publiques de deux (ou plusieurs) États voisins, appliquée dans des zones ou des territoires situés des deux côtés d’une frontière, dans le but de renforcer les relations de voisinage entre ces États et leurs collectivités territoriales respectives par l’utilisation de tous les moyens de coopération disponibles[1] ». Elle se différencie donc de la coopération transnationale qui consiste à relier des regroupements de régions ainsi que de la coopération interrégionale entre des régions non contiguës. L’apparition de ces nouvelles solidarités territoriales fonctionnelles a affaibli les niveaux de décision traditionnels, en asymétrie avec la réalité des échanges[2]. Ce phénomène est apparu à la fin des années 1970 en Amérique du Nord (États-Unis et Canada). Puis il a progressivement touché les États fédérés et très décentralisés d’Europe (Allemagne, Belgique) avant de s’étendre à l’ensemble des collectivités territoriales frontalières occidentales[3]. La coopération transfrontalière est fondamentale pour le processus de construction européenne, car elle favorise à la fois l’intégration des peuples et l’élargissement vers les pays tiers frontaliers[4].

Nous nous penchons ici sur le cas de la frontière franco-espagnole. Ce choix tient au fait que les Pyrénées sont l’une des plus anciennes frontières européennes et qu’elles mettent en relation deux États aux structures très différentes. En France, même si elle a été assouplie depuis les années 1980, la centralisation reste un élément structurant du système politique infraétatique. À l’inverse l’Espagne des autonomies a conféré de larges compétences à ses dix-sept régions autonomes. Nous excluons volontairement l’Andorre, qui malgré la faible taille de son territoire est un État à part entière, avec tous les attributs que cette catégorie implique[5]. Le fait de considérer les Pyrénées comme un ensemble territorial relativement unitaire est motivé par les relations traditionnelles qu’entretiennent les collectivités pyrénéennes entre elles depuis le Moyen Âge. En dépit de leur caractère de montagnes frontalières, les Pyrénées semblent renouer avec un passé, mythifié sous bien des aspects, grâce à la projection internationale des entités subétatiques.

Dans cet article nous effectuons une comparaison entre les différentes institutions de coopération transfrontalière établies entre les collectivités territoriales françaises et espagnoles. Nous cherchons à établir l’état général de la coopération transpyrénéenne et souhaitons découvrir quels sont les facteurs influant sur la réussite ou l’échec de ces projets. Après la présentation des fondements de la coopération transfrontalière, nous présenterons l’évolution de cette politique dans les Pyrénées. Enfin, nous comparerons les différents projets de coopération ainsi que les enjeux qui s’y rattachent au sein des différents territoires pyrénéens.

I – Frontière et coopération transfrontalière : débat autour d’un concept polysémique

La multiplication des initiatives transfrontalières ces dernières années a eu pour conséquence la formation de territoires hybrides, à mi-chemin entre l’intégration au sein d’un État et d’une institution transfrontalière.

A — Des territoires frontaliers en évolution

Le mot frontière est un terme aux contours imprécis. La langue anglaise, à la différence des langues latines, distingue au moins deux dimensions différentes : le boundary ou border et la frontier. Les deux premiers termes renvoient à l’idée de frontières-lignes qui sont des limites franches divisant deux entités tandis que le troisième se réfère au concept de frontières-zones qui peuvent varier de plusieurs centaines de kilomètres en fonction des effets de la frontière. Cette dyade y exerce alors les quatre fonctions classiques décrites par C. Raffestin[6] : la traduction, la régulation, la différenciation et la relation. La frontière est tout d’abord une ligne disjonctrice qui traduit une volonté, un pouvoir, une souveraineté. Plus l’on s’éloigne de la frontière et plus ce pouvoir s’affaiblit. Ensuite, la frontière régule les entrées et sorties. Les services de la police de l’air et des frontières jouent un rôle fondamental dans ce filtrage frontalier qui continue dans le contexte de l’Europe de l’Acte Unique, même si c’est de façon moins visible. Puis la frontière différencie et préserve l’asymétrie entre deux entités. Ce pouvoir de division permet que des cultures différentes puissent s’épanouir isolées les unes des autres par une enveloppe protectrice. Enfin, la frontière a un rôle de mise en relation des deux côtés de la limite. Elle relie des zones qui collaborent autour d’un patrimoine frontalier commun[7].

Pour D. Bach et J.-P. Leresche[8] ces territoires transfrontaliers ne sont pas des catégories de zonage explicitement reconnues par les États, mais des territoires fluides qui n’émergent qu’à la suite d’une prise de conscience de la part des acteurs frontaliers. Cette prise de conscience porte sur le décalage entre les territoires institutionnels classiques (villes, départements, provinces, etc.) et les territoires fonctionnels apparus sous l’effet des flux transfrontaliers (bassin d’emploi transfrontalier, zone commerciale transfrontalière, etc.). Ce changement est double. D’une part, les acteurs distendent leurs liens avec leurs territoires institutionnels de référence et d’autre part ils en lient de nouveaux avec les territoires transfrontaliers émergents. Néanmoins, il est encore tôt pour parler des zones transfrontalières comme de territoires à part entière. Territoires de superposition plus que de substitution, leur cohérence n’est pas totale, et leur dynamique dépend à la fois de facteurs internes (capacité de gouvernance des collectivités participantes) et externes (statut juridique octroyé par l’Union européenne et les États).

B — La coopération transfrontalière en Europe

L’apparition de politiques de coopération transfrontalière en Europe s’est effectuée dans les années 1960 sous la forme d’initiatives locales entre des zones culturellement proches comme c’est le cas des territoires frontaliers d’Allemagne et des Pays-Bas, véritables pionniers en la matière. Les institutions européennes ne se sont engagées que postérieurement sous l’action du Conseil de l’Europe. Ce dernier a notamment permis d’élaborer un cadre juridique pertinent pour les collectivités frontalières, grâce à la Convention-cadre de Madrid du 21 mai 1980, rendue opérationnelle en Espagne et en France par la signature bilatérale du Traité de Bayonne du 10 mars 1995. L’Association des régions frontalières européennes (arfe), membre de l’Assemblée des régions d’Europe (are), s’est également engagée dans une intense activité de lobbying auprès des Communautés européennes afin d’obtenir un appui institutionnel. En parallèle, l’arfe a réuni des spécialistes des problématiques frontalières (fonctionnaires territoriaux et européens, universitaires, spécialistes de l’aménagement du territoire) au sein de groupes destinés à assister les collectivités se heurtant à des difficultés de mise en oeuvre (séminaires lace[9]).

Enfin, en 1988, la Commission des Communautés européennes a réservé une partie de ses aides régionales aux zones frontalières avec le programme interreg. D’abord appliqué sous forme de projet-pilote au titre de l’article 10 du règlement du Fonds européen de développement régional (feder), interreg a été renouvelé l’année suivante en tant qu’initiative communautaire avec interregi (1988-1993). Doté au départ de huit cent millions d’écus, le fonds interreg est passé à deux milliards quatre cent millions d’écus dès la période de programmation suivante (1994-1999). La troisième version du programme (2000-2006), actuellement en cours, soulève de nombreuses expectatives puisque sa dotation est désormais de quatre milliards huit cent soixante-quinze millions d’euros. Le principe de cette action positive en faveur des zones frontalières est d’engager des acteurs locaux, régionaux et nationaux autour de projets localisés sous le contrôle des agents du feder.

II – Établissement et dépassement de la frontière pyrénéenne

La coopération frontalière est en partie l’héritière de formes de coopération locales plus anciennes appelées lies et passeries. Après avoir longtemps été dominées par une logique sectorielle-étatique, les relations transfrontalières franco-espagnoles ont progessivement évolué vers l’intégration des collectivités territoriales frontalières.

A — Une frontière étatique poreuse au niveau local

Historiquement, les Pyrénées n’ont jamais constitué une réelle barrière et les contacts inter-valléens ont toujours eu lieu[10]. C’est plutôt la constitution des États-nations français et espagnol qui a transformé cet accident géologique en une césure entre deux territoires[11], à partir du Traité des Pyrénées de 1659 qui sépara les deux versants du Pays Basque et de la Catalogne. Les traités de lies et de passeries, accords conclus entre territoires pyrénéens afin de réguler l’usage des ressources du massif, en sont la preuve. Depuis le début du Moyen Âge les différentes vallées, organisées autour de parlements traditionnels, les Syndics (Catalogne), les Jurades (Béarn), les Biltzar (Pays Basque), établissent des conventions spécifiant l’usage commun des bois, pâturages, rivières et sources[12]. Dès le xve siècle, ces conventions doivent prendre en compte la nouvelle frontière internationale franco-espagnole, en voie de consolidation. Les traités de lies et de passeries incluent ainsi des clauses garantissant la liberté de commerce entre vallées, y compris en temps de guerre entre la France et l’Espagne. Ces traités sont bilatéraux ou multilatéraux selon les cas et incluent jusqu’à dix-neuf vallées pour les plus importants (Passerie du plan d’Arrem, 1513). Pour l’historien H. Cavaillès[13] il exista une fédération pyrénéenne entre la France et l’Espagne durant les trois siècles d’ancien régime. Celle-ci était fondée sur des micro-républiques de fait, dont Andorre et le Val d’Aran (territoire à statut spécial de Catalogne) sont les héritiers contemporains. Ce modèle aurait pu ensuite évoluer vers la constitution d’un État fédéral sur le modèle de la Confédération helvétique. S’opposant à cette conception des Pyrénées en tant que civilisation homogène, J. Forne[14] met en avant la diversité des peuples habitant le massif. Il souligne également qu’il s’agit plus d’une terre de passage que d’un territoire unifié.

Ces accords furent progressivement limités par les Bourbons pour finalement être abolis. On les rétablit au xixe siècle avant de les intégrer au Traité des Limites de 1856 établi par Napoléon iii et Isabelle ii afin de mettre fin aux conflits entre vallées navarraises au sujet de l’utilisation des pâturages. Le Traité des Limites, à la différence des conventions précédentes se basa sur une consultation des habitants des vallées pyrénéennes et permit d’établir un tracé frontalier certes sinueux mais relativement consensuel. Il reste aujourd’hui trois accords de lies et passeries encore en vigueur dans les vallées de Cize, des Aldudes et du Baretous. On retrouve ce modèle de diplomatie traditionnelle ailleurs en Europe, notamment dans les Alpes et en Scandinavie.

B — Les avatars de la coopération transfrontalière franco-espagnole

Jusqu’au processus de décentralisation des années 1970-1980, les relations transfrontalières franco-espagnoles étaient strictement administrées par les gouvernements des deux États. La seule autorité habilitée à traiter des affaires transfrontalières était la Commission internationale franco-espagnole établie en 1875 afin de réguler les litiges relatifs à la pêche au niveau de la rivière-frontière Bidassoa[15]. En France, la tradition de centralisation administrative et le monopole du ministère des Affaires étrangères sur les relations internationales ont été progressivement assouplis à partir de l’accélération du processus de décentralisation entamée en 1982 sous la houlette du président socialiste F. Mitterrand. Avant 1982, seule la coopération interrégionale entre régions françaises était autorisée, ainsi que le jumelage entre communes françaises et étrangères. L’article 65 de la Loi de décentralisation du 2 mars 1982 permit aux collectivités territoriales de maintenir des contacts réguliers avec leurs homologues étrangères ayant une frontière commune, sous condition d’accord interétatique préalable. Les circulaires Mauroy (1983), Fabius (1985) et Chirac (1987) accélérèrent le mouvement. L’État s’équipa progressivement de nouveaux services spécialisés comme la Délégation pour l’Action extérieure des collectivités locales rattachée au ministère des Affaires étrangères et le Bureau de la coopération décentralisée dépendant du ministère de la Coopération[16]. La loi du 6 février 1992 a reconnu dans son article 131 le droit pour les collectivités territoriales et leurs groupements de conclure des conventions avec des collectivités étrangères et leurs groupements dans la limite de leurs compétences et des engagements internationaux de la France. Il s’agit d’une reconnaissance de la Convention de Madrid citée précédemment, assujettie de la condition de subordination des accords locaux et régionaux aux accords bilatéraux préalables du gouvernement français. La loi du 4 février 1995 a, quant à elle, permis aux collectivités françaises d’adhérer à des organismes de droit étranger. Enfin, une Mission opérationnelle transfrontalière a été créée en 1997 afin d’offrir une aide logistique aux collectivité françaises et étrangères engagées dans des projets de coopération.

Ce processus a été plus conflictuel en Espagne malgré l’important transfert de compétences aux communautés autonomes établi par la Constitution de 1978 qui a abouti à un système mixte souvent désigné par le terme de « fédéralisme asymétrique[17] ». Ces communautés sont divisées en deux catégories : d’une part, celles qui ont reçu de larges compétences ratifiées en principe par référendum (Euskadi, Catalogne, Galice et Andalousie), d’autre part, celles qui disposent de compétences moindres prévues par un statut transitoire leur permettant d’acquérir de nouveaux pouvoirs dans un délai de cinq ans. Malgré tout, l’article 145 de la Constitution n’admet toujours pas les « fédérations interrégionales » entre communautés autonomes, et ce, afin de prévenir les revendications pan-basques pour le rattachement de la Navarre et du Pays Basque français à l’Euskadi et pan-catalanistes pour l’unification des Països Catalans (régions catalanophones : Catalogne française, Catalogne espagnole, Pays Valencien, Baléares). L’article 149 interdisait également aux entités subétatiques de maintenir des relations extérieures, alors monopole de l’État. Cette situation a évolué sous la pression du Tribunal Constitutionnel qui jugea finalement que les relations internationales constituaient un « domaine aux multiples aspects » qui n’excluait pas l’activité des communautés autonomes dans la mesure où celles-ci ne s’opposaient pas aux intérêts de l’Espagne[18]. La Loi d’organisation et de fonctionnement de l’administration générale de l’État (1996) reconnaît désormais l’existence de ces délégations régionales et oblige l’État à collaborer avec elles.

III – Territoires pyrénéens en interaction

L’ensemble des accords de coopération transpyrénéenne peut être classifié en fonction du critère d’échelon politico-administratif. Il apparaît ainsi deux types de structures. Les premières ont trait au niveau local (communes et départements-provinces), les secondes au niveau régional.

A — Les collaborations locales

Le Consorcio Bidasoa-Txingudi

Le Consorcio Bidaso-Txingudi est apparu en 1988 à la suite de la signature de la convention inter-administrative établie entre les conseils municipaux d’Hendaye (France : treize mille habitants), Irun (Espagne : cinquante- cinq mille habitants) et Fontarabie (Espagne : quinze mille habitants). Toutefois, les origines de ce projet remontent au début des années 1990 lors de la création de l’Eurodistrict. Cette structure officieuse de coopération intercommunale consistait en une commission regroupant les conseils municipaux et les représentants des associations et entreprises locales. Elle était censée lutter contre les effets de l’ouverture des frontières européennes, dramatiques pour ces communes dont la plupart des emplois étaient liés au fret international et aux services douaniers. L’Eurodistrict ne dépassa pourtant jamais le stade de la production d’études socio-économiques. A sa décharge, précisons qu’il servit d’incubateur à la constitution d’une institution aujourd’hui reconnue par les pouvoirs publics français et espagnols : le Consorcio. Structure de droit public espagnol dotée de la personnalité juridique, le Consorcio est présidé en alternance par l’un des trois maires de l’agglomération. Ces derniers établissent des projets sur la base de commissions de travail thématiques chargées de formuler des propositions. L’agence de développement espagnole Bidasoa Activa assure la réalisation technique de ces travaux qui ont déjà enregistré un certain nombre de réussites comme la mise en réseau des services touristiques communaux ou la réhabilitation d’infrastructures de transport. Alimenté financièrement à 50 % par Irun et à 25 % par Hendaye et Fontarabie respectivement, le Consorcio s’est développé de façon quasi autarcique.

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Carte administrative des Pyrénées

Carte administrative des Pyrénées

Source : Cabinet parcourir, Évaluation ex-ante du programme interregiii France-Espagne volet A 2000-2006, site du Conseil régional d’Aquitaine, http://aquitaine.fr, dernière consultation le 20 mai 2004.

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Côté français, cette initiative a rapidement froissé les susceptibilités locales. La présence d’un maire socialiste à Hendaye au sein d’un département (les Pyrénées-Atlantiques) dominé par le centre-droit favorisa cet isolement. En outre, l’agglomération Bayonne-Anglet-Biarritz, penchant également vers le centre-droit, constituait au même moment une structure intercommunale transfrontalière en partenariat avec Saint-Sébastien afin de coordonner le développement urbain de la côte selon une stratégie différente de celle du Consorcio. La situation s’est récemment débloquée et le Consorcio participe désormais aux activités de l’Eurocité. À l’inverse, la région aquitaine depuis ses débuts apporte un soutien moral au Consorcio ; soutien renforcé par l’adhésion de son président au Parti socialiste français (psf). En outre les projets transfrontaliers de la région aquitaine, c’est-à-dire le Fonds commun Aquitaine-Euskadi et la Communauté de travail des Pyrénées (ctp), évoluent à une échelle territoriale d’envergure régionale et ne sont pas incompatibles avec une collaboration plus localisée. Côté espagnol, l’appartenance commune du maire de Fontarabie, du président de la province du Guipuzcoa et du Lehendakari (président de la Communauté autonome d’Euskadi) au Parti nationaliste basque (pnv) a assurément joué un rôle d’amortisseur malgré la présence du maire socialiste d’Irun. Pourtant, les projets du Consorcio commencent à concurrencer les communes proches, plus particulièrement Bilbao, dont les responsables du développement urbain ont vivement critiqué la construction du salon de foire exposition ficoba qui a ouvert ses portes en octobre 2003. Le seul support indéfectible – politique et financier – qu’a reçu le Consorcio depuis ses débuts est venu de la Commission européenne qui en a fait une des vitrines du programme d’aide aux projets transfrontaliers interreg[19].

L’Eurocité basque Bayonne/Saint-Sébastien

À une échelle plus large, le 18 janvier 1993, le district Bayonne-Anglet-Biarritz et le gouvernement de la province du Guipuzcoa ont signé un protocole de coopération transfrontalière. Cette structure, appelée Eurocité basque, doit permettre de gérer en commun l’expansion et l’aménagement de la conurbation transfrontalière s’étalant de Bayonne à Saint-Sébastien[20]. Ce projet englobe un grand nombre d’acteurs locaux dont des communes, des chambres de commerce et d’industrie et des universités au sein d’un Groupement européen d’interêt économique (geie). L’Eurocité est dirigée par une commission institutionnelle réunissant les différents partenaires. Des groupes de travail thématiques s’occupent de réaliser des tâches spécifiques comme la cartographie de la zone. Parmi les réalisations de l’Eurocité, citons la création d’un observatoire transfrontalier chargé de mener des études sur l’habitat et les infrastructures de communication.

La capacité politique et financière de l’Eurocité à orienter la croissance urbaine de la côte basque de Bayonne à Saint-Sébastien soulève de nombreuses interrogations. Réunissant plus de six cent mille habitants, cette conurbation est en fait constituée d’un grand nombre de communes de tendances politiques différentes dont la plupart n’ont pas été associées à la signature du protocole de coopération. Cette politique du fait accompli a eu tendance à délégitimiser le projet, surtout côté français où l’Eurocité a éprouvé des difficultés à trouver des partenaires institutionnels cautionnant ses activités. Le Conseil régional d’Aquitaine n’a longtemps eu qu’une présence formelle au sein des institutions dirigeantes de l’Eurocité et n’apportait pas de réel appui politique. Côté espagnol, l’adhésion commune au pnv des instances dirigeantes de la province et de la Communauté autonome d’Euskadi a facilité la coordination initiale. Cependant, la faiblesse des dotations fournies par les communes pose un sérieux problème à l’heure de mettre en oeuvre les projets retenus. Les financements proviennent donc d’institutions externes comme par exemple le Fonds commun Aquitaine-Euskadi.

Le réseau C-6

Certaines capitales régionales, en particulier Barcelone, se sont montrées particulièrement entreprenantes en matière de coopération transfrontalière. Barcelone est ainsi à l’origine de deux réseaux de coopération. Les Eurocités (1989), qui concentrent une cinquantaine de communes frontalières et non frontalières et le réseau C-6 limité à Barcelone, Valence, Saragosse, Palma de Majorque, Montpellier, et Toulouse. Le réseau C-6, officiellement créé en 1991, datant de la Déclaration de Saragosse, est en grande partie dû à l’activisme européen de l’ex-maire de Barcelone, P. Maragall. Ce réseau s’inspire des Eurocités mais se limite à un périmètre de trois cent cinquante kilomètres autour de Barcelone afin d’exploiter la dynamique des Jeux olympiques. Il vise à regrouper les six capitales régionales au sein d’un geie dirigé par un comité exécutif présidé semestriellement en alternance par chacune des villes. Six comités techniques de coopération (tourisme, universités, informatique, centres historiques, environnement et communications), dont la gestion incombe à chacune des villes participantes, sont chargés de mettre en oeuvre les décisions du comité exécutif.

Le bilan du réseau C-6 est assez décevant. Regroupant une dizaine d’institutions (Patronat Català Pro-Europa, universités, chambres de commerce et d’industrie, autorités portuaires, etc.) autour d’un plan stratégique, les réalisations auxquelles ont donné lieu le réseau C-6 se limitent à la publication d’études n’engageant aucune démarche obligatoire de la part des communes participantes. Cette activité débordante des institutions catalanes n’est pas fortuite. Comme l’a montré F. Morata[21], elle cache des enjeux politiques électoralistes. En effet, P. Maragall, leader du Parti socialiste de Catalogne, récemment élu président de la Generalitat (gouvernement autonome de Catalogne) en 2004, est un opposant de longue date de J. Pujol, leader nationaliste catalan de centre-droit, principal promoteur des Eurocités et ex-président de la Generalitat. La coopération transfrontalière est ici en partie réduite à une ressource politique confortant le capital de ces deux figures de la politique catalane. La lutte politique locale est en quelque sorte déplacée sur le terrain des relations extérieures. L’un des axes du programme électoral de P. Maragall portait d’ailleurs sur la modification du statut actuel de la Catalogne et sur la possibilité de redéfinir les liens transfrontaliers de la région. Il était explicitement fait référence à l’élargissement du réseau C-6 aux régions des cités impliquées[22]. Faisant table rase des travaux de son prédecesseur, P. Maragall a proposé la création d’une Eurorégion Pyrénées-Méditerranée regroupant la Catalogne, l’Aragon, la Communauté valencienne, les Baléares, le Languedoc-Roussillon et Midi-Pyrénées, soit seize millions d’habitants, au sein d’un même ensemble territorial.

B — Les collaborations régionales

L’Eurorégion Catalogne/Midi-Pyrénées/Languedoc-Roussillon

À l’image de la collaboration entre la Lorraine, la Sarre et le Luxembourg, la Catalogne fait déjà partie d’une Eurorégion de dix millions d’habitants avec ses voisines Midi-Pyrénées et Languedoc-Roussillon. Créée à l’instigation de J. Pujol, l’Eurorégion est apparue en 1991. Les présidents des trois régions se rencontrent en principe une fois par an pour approuver un programme élaboré par un comité tripartite formé de fonctionnaires régionaux. Des groupes de travail sont ensuite censés appliquer les mesures décidées. Les différents axes d’étude sont la communication, les télécommunications, la culture, la jeunesse, le tourisme, le sport, l’industrie, l’environnement économique, la formation professionnelle, l’environnement, la recherche, le développement, les transferts de technologie, l’agriculture et la pêche.

Malgré un programme extrêmement ambitieux, l’Eurorégion est relativement inactive depuis quelques années. En dehors de la production de quelques études, peu d’actions concrètes ont été entreprises. Cette léthargie est principalement à mettre au crédit d’un manque de moyens de l’institution. Des trois grands dossiers transfrontaliers prioritaires mobilisant actuellement l’Eurorégion (la liaison tgv France/Espagne reliant Barcelone et Montpellier, le projet de transfert de l’eau du Rhône vers Barcelone et la création d’un hôpital transfrontalier à Puigcerda), les deux premiers semblent bloqués alors que le troisième évolue grâce à un intense travail réalisé par les institutions locales supportées par le fonds interregiiia. De plus, l’animosité dont témoigne le président de centre-gauche de la région Midi-Pyrénées, M. Malvy, à l’encontre de son collègue du Languedoc-Roussillon, J. Blanc, élu en 1998 grâce à l’appui du Front national, parti d’extrême-droite très présent dans la région, n’a pas facilité l’émergence d’une dynamique vertueuse de coopération.

Les fonds communs de coopération

Il existe actuellement deux fonds communs de coopération à travers les Pyrénées. Le premier lie les régions Aquitaine (presque trois millions d’habitants) et Euskadi (deux millions) depuis 1989 par un accord bilatéral visant à promouvoir des projets d’intérêt transfrontalier. Depuis 1992, la Navarre (cinq cent vingt mille habitants) est venue s’intégrer à ce fonds, suivie de l’Aragon (un million deux cent mille habitants). Le second a été établi en 2001 par la région Midi-Pyrénées (deux millions cinq cent mille habitants) et l’Aragon. Ces initiatives visent à favoriser les échanges universitaires et culturels[23] ainsi que les initiatives industrielles et commerciales. Le grand avantage des fonds communs est de mettre à disposition des porteurs de projets transfrontaliers une certaine somme d’argent immédiatement mobilisable sur le principe de l’appel à projets. Les fonds communs sont aussi un instrument extrêmement utile pour les petits porteurs de projets transfrontaliers souhaitant solliciter une aide interreg puisque ceux-ci peuvent concentrer leur action au sein d’un projet général chapeauté par les fonds communs. En dépit d’objectifs assez limités, ces instruments ont fait preuve de leur efficacité. Plusieurs projets ont ainsi pu être menés à bien dans différents domaines comme la recherche, le développement et la formation. C’est notamment le cas du projet de reboisement Compostela, ou encore des liens établis entre les universités de Bilbao, Mondragón et Bordeaux.

Toutefois, des différences existent entre les deux structures. Ainsi le Fonds Aquitaine/Euskadi/Navarre/Aragon est alimenté par toutes les entités participantes sans exception à la différence du Fonds Midi-Pyrénées/Aragon qui ne reçoit que des fonds publics aragonais. Le Conseil régional Midi-Pyrénées se contente d’apporter des capitaux de façon sporadique lorsque des projets d’intérêt régional le concernent au premier chef. Au niveau politique, le Fonds Aquitaine/Euskadi bénéficie également de l’appui inconditionnel du gouvernement basque autonome qui profite de cette structure pour défendre l’identité basque en niant symboliquement la frontière internationale[24]. Cette politique a été renforcée depuis que le lehendakari Ibarretxe (président de la communauté autonome d’Euskadi) a annoncé sa volonté de redéfinir le statut d’autonomie dont jouit la communauté autonome afin de la transformer en État associé à l’État espagnol. Ce nouveau statut pose la question de l’intégration des populations basques de France et de Navarre, qui pourraient selon ce projet, rejoindre la nouvelle entité dans un futur indéterminé[25].

La communauté de travail des Pyrénées

Réunissant toutes les régions pyrénéennes et l’État d’Andorre (soit presque dix-neuf millions d’habitants) au sein d’une même association, la ctp est probablement l’association transpyrénéenne la plus ambitieuse. Fondée en 1982 sur le modèle des Communautés de travail des Alpes centrales (arge-alp), orientales (alpe-adria) et occidentales (cotrao), la ctp existe officiellement depuis la conférence de Jaca des 8, 9 et 10 juin 1982 qui réunit les représentants des régions pyrénéennes française et espagnole et les autorités andorranes. La ctp dispose d’un budget propre depuis 1988 mais conserve un statut d’association. La ctp est divisée en sept commissions (communication, environnement, cartographie, tourisme, culture, économie, innovation) dont l’activité est synchronisée par un comité de coordination. Le conseil de la ctp est l’organe délibérant et comprend sept représentants de chaque membre qui se réunissent au moins deux fois par mandat. La présidence est tournante et bisannuelle[26]. L’association des Pyrénées au processus d’intégration communautaire a été réussie puisque la ctp est désormais membre de l’arfe, de l’are ainsi que d’autres forums interrégionaux. Au niveau des instances communautaires, la ctp est présente au sein du Parlement européen sous la forme d’un intergroupe Pyrénées.

Les trois objectifs fondamentaux de cette coopération sont le renforcement de la coopération, l’association des Pyrénées à l’intégration européenne et la stimulation du développement économique. Les résultats obtenus par la ctp au bout de vingt ans d’existence ne répondent que partiellement à ces trois objectifs. À titre d’exemple, plusieurs conférences des universités et des centres de recherche pyrénéens ont été organisées depuis 1987 et un fonds cartographique a pu être constitué. Cependant, force est de constater que ces actions ont eu peu de répercussions concrètes du fait des moyens limités de la ctp, apportés par le versement d’une quote-part identique pour toutes les régions participantes et de son statut de simple association. Le projet d’adoption du statut de consorcio pourrait débloquer la situation, car celui-ci permettrait à la ctp d’acquérir une personnalité juridique et ainsi de devenir responsable de ses propres politiques sur le territoire pyrénéen.

interregiii a France-Espagne

Alors que les précédents programmes interreg France-Espagne i et ii ont eu tendance à marginaliser les acteurs locaux et régionaux au profit des services des États français et espagnol, l’initiative interregiii vise à réintégrer les collectivités territoriales en leur confiant la gestion des 173 880 millions d’euros du programme franco-espagnol (dont 30 % reviennent à la partie française et 70 % à la partie espagnole). Utilisant pour la première fois la structure institutionnelle de la ctp, il a été décidé que le Conseil régional d’Aquitaine exercerait le rôle d’autorité de gestion du programme. La coopération a également été rendue obligatoire grâce à un mécanisme contraignant les porteurs répondant aux appels à projets à constituer et financer leur dossier à l’aide des autorités situées de part et d’autre de la frontière. L’examen des projets est effectué par trois comités territoriaux regroupant les collectivités territoriales situées à l’Ouest, au Centre et à l’Est du massif[27], eux-mêmes soumis à un comité général responsable de l’ensemble du massif. Après avoir reçu l’accord de ce dernier, les dossiers sont financés par le ministère des Finances espagnol, exerçant la fonction d’autorité de paiement. Les territoires pris en compte sont, pour la France, les départements des Pyrénées-Atlantiques, Hautes-Pyrénées, Haute-Garonne, Ariège et Pyrénées-Orientales et, pour l’Espagne, les provinces du Guipuzcoa, Navarre, Huesca, Girona et Lerida. Étant situés en zone d’objectif 2, le financement des projets est plafonné à 50 % de leur coût total.

L’évaluation intermédiaire (2000-2004) commanditée par l’autorité de gestion montre que les zones Ouest et Est ont été les plus actives en ce qui concerne le volume de projets programmés. Néanmoins, il apparaît un certain déséquilibre relatif à la nature des projets développés. Alors que les projets du comité Ouest se répartissent équitablement entre programmes d’intérêt socio-économique et programmes culturels, ceux du comité Est sont majoritairement axés sur la culture sans qu’une réelle politique de sélection puisse être identifiée. En outre, l’analyse des trois comités territoriaux dévoile qu’en dépit des frictions politiques entre le Conseil général des Pyrénées-Atlantiques, le Conseil régional d’Aquitaine et le gouvernement autonome basque, le réseau Ouest a une capacité accrue à mettre ses différends de côté afin de constituer un enjeu transfrontalier commun. Le réseau Centre, mené par la communauté autonome d’Aragon suit la même logique, bien que la présence des services de l’État français en région (plus précisément le secrétariat général d’Action régionale de Midi-Pyrénées) y soit beaucoup plus prégnante et bloque parfois les décisions communes. Enfin, le comité Est s’illustre par une incapacité chronique à définir un intérêt général transcendant les intérêts particuliers. Cette situation a pour conséquence de laisser la Catalogne faire cavalier seul dans le choix et le financement de ses projets, se conformant ainsi à une stratégie d’internationalisation dépassant le cadre de la coopération transfrontalière[28].

Conclusion 

La conclusion qui découle de cet exposé est que, d’un point de vue général, la visibilité de ces nouvelles institutions est largement en décalage avec leur poids politique réel. La plupart ne représentent encore qu’une faible part du budget des collectivités et ne peuvent être considérées au mieux que comme des arènes politiques supplémentaires et non comme une alternative aux collectivités actuelles. La dimension symbolique l’emporte souvent sur la volonté de mettre en oeuvre des politiques de développement territorial tangibles. Dans la plupart des cas, le principal attrait de la coopération est d’apporter un surplus de légitimité aux leaders locaux en les propulsant symboliquement dans l’arène des relations internationales. Il apparaît également que la coordination entre entités territoriales d’un même État, préalable à l’établissement d’un accord transfrontalier, est plus difficile à établir en France qu’en Espagne. La concurrence existe également entre institutions transfrontalières. De fait, la présence simultanée de plusieurs structures aux objectifs différents, voire contradictoires, rend difficile l’émergence d’une stratégie globale de développement pour le massif. Cette analyse met aussi en évidence que le versant ouest des Pyrénées est plus actif que le reste de la chaîne en ce qui concerne la coopération transfrontalière. Les projets se multiplient de part et d’autre du massif mais les institutions réalisant un réel travail de développement en synergie penchent assurément du côté atlantique. En outre, la plupart des réalisations de la zone méditerranéenne s’en tiennent à des secteurs d’activité relativement symboliques et n’abordent que très peu les enjeux économiques réels comme le développement économique, l’aide sociale ou encore la mise en réseau des services collectifs.

Les raisons de ce constat sont en partie à rechercher du côté des différences institutionnelles entre État. Côté français, la fragmentation des compétences entre des collectivités territoriales sans réelle assise historique favorise la fragmentation des intérêts politiques comme le démontre le cas du Languedoc-Roussillon. À l’inverse, en Espagne la concentration du pouvoir entre l’État et les communautés autonomes va dans le sens d’une homogénéïsation des pratiques. Ce résultat est aussi le fruit de facteurs institutionnels propres aux structures de coopération transfrontalière[29]. L’absence d’un statut stable offrant une personnalité juridique représente une entrave au développement et à la pérennité de ces réseaux de solidarité comme le montre l’exemple de la ctp. Le modèle du Consorcio Bidasoa-Txingudi confirme en revanche que la possession d’un cadre juridique solide exerce une fonction stabilisatrice et assure la continuité de la coopération. Le manque de capacité de financement propre est également un facteur limitant la capacité d’action. L’Eurorégion Catalogne/Midi-Pyrénées/Languedoc-Roussillon illustre bien ce propos en s’opposant presque diamétralement au Fonds commun Aquitaine-Euskadi. En effet, si l’Eurorégion est le fruit d’un compromis entre élites régionales souhaitant impulser des projets d’envergure sans les moyens correspondants, le Fonds commun a consisté à établir une caisse d’aide aux projets locaux entérinés par un accord institutionnel.

Les facteurs institutionnels ne sont cependant pas les seuls éléments favorisant le bon déroulement de la coopération. Le comportement des acteurs et leur aptitude à élaborer une stratégie commune sont primordiaux. La capacité à établir des alliances avec ses voisins frontaliers dépend largement de la personnalité des hommes au pouvoir et de la complémentarité des intérêts en présence. Contrairement aux idées reçues, l’appartenance de deux leaders de nationalité différente à des partis éloignés idéologiquement (gauche/droite, étatique/régionaliste) comme c’est le cas entre l’Aquitaine et l’Euskadi, ne prédispose pas à l’échec ; pas plus que l’appartenance à une même ligne idéologique ne détermine une issue heureuse à la coopération. Ainsi, si tout porte à croire que la récente élection d’un président socialiste à la tête du Conseil régional Languedoc-Roussillon aura tendance à pacifier la situation tendue dans laquelle s’était embourbée la région, il n’est pas certain que cette alternance renforce la coopération avec l’administration socialiste de la Generalitat du fait des différents référents idéologiques qui séparent ces partis. Il est également tentant d’invoquer l’appartenance à une identité transfrontalière commune comme levier de la coopération entre les deux versants du Pays Basque et de la Catalogne. Néanmoins, notre analyse montre clairement que la frontière internationale relie au moins autant qu’elle divise et que les solidarités régionales ne peuvent s’affranchir totalement de l’effet différenciateur des nationalismes étatiques[30]. La variable culturelle peut éventuellement renforcer une structure préexistante comme dans le cas du Fonds commun Aquitaine/Euskadi, mais n’est souvent mobilisée par le discours politique qu’en tant qu’argument de rationalisation a posteriori[31].