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À la suite des commémorations relatives aux centenaires des oeuvres de Durkheim, François Chazel s’interroge : l’un des pères de la sociologie française est-il encore notre contemporain ? Il semblerait que l’auteur soit d’une faible actualité compte tenu de ses préoccupations[1]. C’est également l’avis de Raymond Boudon pour qui Durkheim n’est pas autant notre contemporain que Tocqueville ou Simmel[2]. Ces interprétations portent essentiellement sur les phénomènes sociaux internes aux États mais elles pourraient également s’appliquer au champ international. Les réflexions de Tocqueville sur la paix démocratique mais aussi les développements que Simmel accorde au conflit gardent une pertinence eu égard aux événements les plus récents comme, à titre d’illustration, le rapport des États-Unis à l’intervention armée ou bien la multiplication des conflits intraétatiques de nature ethnique. Face à ces apports, la pensée sociologique de Durkheim sur les relations internationales serait à la fois timorée et périmée. En d’autres termes, de tous les fondateurs de la discipline, Durkheim apparaîtrait comme celui qui n’offre plus d’instruments ou d’enseignements encore valables aujourd’hui sur le plan des relations internationales. S’il est indéniable que des plumes comme celle de Weber ont permis de rendre intelligible la lutte entre États, il semble quelque peu rapide d’écarter Durkheim du champ des relations internationales. En effet, le sociologue français ne se désintéresse pas de cet objet.

L’analyse des textes de Durkheim consacrés aux relations internationales s’impose avec d’autant plus d’acuité que deux attitudes étriquées monopolisent aujourd’hui les interprétations. Pour une première catégorie d’auteurs, le sociologue français demeurerait hermétique à l’égard des relations internationales en général et de la violence entre les États en particulier[3]. Cette mise à l’écart résulterait du positivisme scientifique qu’il défend : une prise de position idéologique selon laquelle l’industrialisation des sociétés éradique progressivement la guerre et le militarisme[4]. Par la suite, la discipline sociologique en France adopterait une lecture étriquée de la modernité puisque l’un de ses pères fondateurs exclut le conflit en tant que concept mais aussi en tant que facteur explicatif du social[5]. Les relations internationales seraient intégralement occultées de la réflexion. Ce vide qui apparaît également au sein de l’École libre des sciences politiques[6], expliquerait pourquoi Aron, en son temps, emprunta la voie weberienne pour édifier une sociologie des faits militaires[7].

Une seconde série de spécialistes développe une position diamétralement opposée et suscite un intérêt nouveau à l’égard de Durkheim, surtout aux États-Unis. La référence croissante au sociologue semble pallier un déséquilibre par rapport aux deux autres figures classiques de la sociologie que sont Marx et Weber. À la fin des années 70, Kenneth Waltz applique pour la première fois la solidarité mécanique à un système international incapable, selon lui, d’élaborer une intégration plus poussée de ces éléments constitutifs[8]. Les États seraient en effet à la fois similaires et juxtaposés les uns aux autres dans une perspective de segmentation. Cette solidarité mécanique favorise une anarchie structurelle et permanente qu’aucune évolution historique ne vient contrecarrer. Depuis, cette lecture a fait l’objet de vives critiques. La référence durkheimienne chez Waltz serait enfermée dans une théorie réductionniste des relations internationales occultant tout changement. Waltz oublie la densité dynamique tant sur le plan moral que matériel (accroissement des interdépendances) qui transforme peu à peu les sociétés segmentées en sociétés organisées[9]. Ainsi, John Barkdull[10] perçoit une dynamique morale au sein du système international. Ce dernier présente des formes anormales (anomies) qui favorisent l’anarchie[11], mais l’évolution vers une reconnaissance croissante des valeurs morales communes permettra de mettre fin à ce chaos. Jeremy Larkins se concentre, quant à lui, sur les concepts de représentations collectives et de conscience collective afin d’établir un lien entre Durkheim et l’École anglaise des relations internationales tout en soulignant l’apport substantiel du sociologue à l’analyse culturaliste contemporaine[12]. L’École de Copenhague conçoit la mondialisation comme une extension des ramifications sociales propice à l’établissement d’une solidarité organique[13]. Enfin, Alexander Wendt puise chez Durkheim un élargissement du concept de structuration jusqu’alors cantonné dans l’approche matérielle des capacités militaires et des ressources. Il envisage la structure du système international dans une dimension idéelle : un ensemble de valeurs plus ou moins partagées par les gouvernants[14].

Si ces dernières analyses possèdent l’indéniable mérite d’intégrer Durkheim dans les relations internationales, elles pèchent par excès alors que les premières le font par insuffisance. De plus, toutes ces études ne prennent pas en considération l’ensemble de la production durkheimienne et notamment un livre de circonstance pourtant fondamental car relié à l’approche générale du sociologue : L’Allemagne au-dessus de tout. La mentalité allemande et la guerre[15]. Cet ouvrage porte exclusivement sur les relations internationales à partir d’une lecture de la Première Guerre mondiale. Publié en 1915 dans la collection « Sur le vif » créée en vue de diffuser des études et des documents sur la guerre, il expose les racines du conflit et, par ricochet, la nature des phénomènes internationaux. Les concepts classiques de Durkheim comme ceux de représentations collectives et surtout de normal et pathologique sont présents. Leur utilisation permet de mettre en relief une constance de vue quand bien même le traitement des relations internationales apparaît marginal dans la production de l’auteur. De plus, tous les sociologues américains sus-présentés se limitent au débat concernant la nature de la solidarité (mécanique ou organique) à l’échelle internationale. Ils s’appuient essentiellement sur la Division du travail social. Or, Durkheim n’occulte pas totalement les phénomènes internationaux dans ses autres productions. S’il ne consacre aucun écrit de manière stricte au politique que ce soit sur le plan interne ou externe aux États, le sociologue livre çà et là un passage ou une note de renvoi sur l’ordre et le fonctionnement d’une société dans son rapport avec l’action gouvernementale[16]. En ce qui concerne les relations internationales, c’est surtout L’éducation morale qui révèle les conceptions de l’auteur : une source non citée par les interprétations successives depuis Kenneth Waltz.

Basée sur les représentations collectives ou des « systèmes mentaux », l’analyse que propose Durkheim en matière de relations internationales s’articule autour de deux éléments : une critique de la volonté de puissance pensée en termes de morbidité (première partie) ; une mise en relief des contraintes juridiques et morales qui façonnent le milieu international (deuxième partie). Cette sociologie aboutit à l’idée d’une « communauté internationale » au sein de laquelle les États partagent les mêmes représentations d’ordre et de stabilité mais pour autant, Durkheim n’en déduit pas la fin de l’État. La société internationale n’est pas encore constituée. Elle représente plus un horizon inatteignable qu’une réalité empirique existante alors que des auteurs comme John Barkdull et Jeremy Larkins interprètent Durkheim comme une sorte de fossoyeur des structures étatiques. La troisième partie de cet article met en relief cette tension dans la pensée de Durkheim qui révèle in fine les limites d’une analogie formelle entre société nationale et société internationale.

Cette recherche se veut avant tout un travail sur Durkheim et non à partir de celui-ci. Elle relève de l’histoire d’une discipline : celle de la sociologie des relations internationales. En effet, notre démarche n’a pas pour ambition d’envisager le traitement empirique d’un objet particulier sur la base des éléments épistémologiques dégagés par Durkheim mais plutôt de rendre plus visible une partie des textes que le sociologue consacre aux relations internationales[17]. C’est dans un souci d’intérêt historique que cette étude est ainsi menée. Elle montre que l’un des pères fondateurs de la sociologie entend traiter les relations internationales comme un objet sociologique et ce, avant l’institutionnalisation de chaires en relations internationales dans le monde anglo-saxon.

I – De la pathologie en relations internationales

Selon Durkheim, une politique étrangère, notamment en période de guerre, trouve dans les représentations mentales son orientation véritable. Ainsi, le déclenchement de la guerre par l’Allemagne ne s’explique pas en termes géopolitiques car la situation de l’État au sein de son environnement stratégique ne constitue en rien un facteur primordial. La Première Guerre mondiale trouve plutôt son origine dans « l’âme allemande » qui, malgré ses expressions plurielles, se caractérise par un état fondamental ou une mentalité spécifique. Durkheim souhaite mettre en relief un « système mental et moral qui, constitué surtout en vue de la guerre, restait, pendant la paix, à l’arrière-plan des consciences. (…) c’est seulement pendant la guerre qu’il a été possible d’apprécier l’étendue de son influence[18] ». Ce système mental se caractérise par une volonté de puissance sans limites qui trouve son essence chez un historien comme Treitschke (1834-1896)[19]. Durkheim s’appuie sur son cours professé à Berlin intitulé Politik (publié par Max Cornicélius, il a été élaboré à partir des cahiers de notes fournis par les élèves et ceux de Treitschke). Pourquoi limiter l’analyse de la mentalité allemande à cette source ? Pourquoi ne pas s’appuyer sur l’oeuvre maîtresse Histoire de l’Allemagne au xixe siècle au sein de laquelle la théorie de l’État-force est formulée parallèlement à une description minutieuse de la culture germanique ? Pour le sociologue, les idées diffusées dans ces conférences représentent un concentré de la pensée développée par l’auteur et, qui plus est, elles reflètent les valeurs partagées par la société. Elles ne constituent pas un système personnel mais une pensée représentative des mentalités allemandes. Celle-ci trouve son application directe dans toutes les mesures adoptées par la diplomatie et l’état-major du Reich. Ce regard n’est, en fait, pas très nouveau. En 1900, un ouvrage français consacré aux historiens allemands associe Treitschke au « coryphée de l’impérialisme » dont l’action a été déterminante dans la formation de la conscience nationale allemande[20]. En 1914, Joseph MacCabe publie Treitschke and the Great War qui fera l’objet d’une traduction française en 1916[21]. Selon lui, tous les écrits de l’historien « ont une application aux problèmes de l’État aujourd’hui[22] » comme la glorification de la guerre, de l’Allemagne ou de l’impérialisme. Ils exercent une incidence dangereuse sur le comportement de l’Allemagne, notamment sur la classe moyenne, et relèvent de « l’anormal[23] ».

A — La volonté de puissance : ses caractères

Durkheim présente la nature et le rôle de l’État définis par Treitschke car ils constituent le ressort de la volonté de puissance. Tout d’abord, Treitschke conçoit la souveraineté dans une perspective négative : être souverain, c’est ne pas admettre de supérieur ou ne pas accepter de volonté contraire. Les seules limitations à l’expression de la souveraineté sont celles que l’État consent lui- même lorsqu’il s’engage avec d’autres États. Le sens attribué à la souveraineté empêche toute judiciarisation des comportements étatiques, aucun juge ne pouvant prétendre à l’impartialité dans le but de vider un différend[24]. Ensuite, l’essence de l’État correspond avant toute autre chose à la puissance qui donne l’indépendance. Sans cette puissance, l’État risque d’être subjugué et de disparaître. Cette conception s’accompagne d’une idée complémentaire selon laquelle les États faibles ne détiennent qu’une souveraineté nominale car leur puissance demeure relative[25]. La guerre participe pleinement de cette essence étatique. Elle représente une action à la fois morale et sainte qui permet de conforter l’État : « Sans la guerre, l’État n’est même pas concevable. Aussi le droit de faire la guerre à sa guise constitue-t-il l’attribut essentiel de sa souveraineté. (…) Quand un État n’est plus en situation de tirer l’épée comme il veut, il ne mérite plus son nom[26]. » Par contraste, Treitschke considère la paix comme une malédiction dans le sens où elle rime avec matérialisme. L’individu se vautre dans le plaisir égoïste et l’intérêt personnel. Il oublie l’esprit de sacrifice et de dévouement à l’égard de la collectivité[27].

Dans cette perspective, les violations allemandes du droit international s’expliquent aisément pour Durkheim. La violation de l’intégrité territoriale belge apparaît logique du point de vue de la mentalité décrite : l’Allemagne n’est pas liée par ses engagements avec les autres États, la Belgique en tant que petit État ne jouit que d’une souveraineté nominale, attaquer la Belgique offre aux Allemands la possibilité d’exprimer leur allégeance à l’État ainsi que leur santé morale. L’essentiel de ce système mental réside finalement dans « le besoin de s’affirmer, de ne rien sentir au dessus de soi[28] », c’est-à-dire une volonté de puissance qui ne rencontre aucune limite dans le sens où l’hégémonie universelle d’un État est l’horizon de toute action politique. Le pangermanisme qui caractérise cette volonté de puissance débridée ne se définit pas comme un appendice doctrinal mais comme une forme de pensée consubstantielle à la manière d’être allemande. Un État, selon Treitschke, « ne peut tolérer d’égaux en dehors de lui, ou du moins, il doit chercher à en réduire le nombre ; car des égaux sont pour lui des rivaux qu’il est tenu de dépasser pour n’être pas dépassé par eux[29] ».

Le propos de Durkheim reste très fidèle au contenu de Politik, notamment les pages quarante-trois à quarante-huit au cours desquelles l’historien allemand formule sa théorie de l’État en tant que force ou puissance. Elle subordonne l’existence politique d’un peuple à la capacité de faire la guerre[30]. L’État se définit alors comme un austère porteur du glaive. Cette théorie favorise une conception essentialiste de l’histoire car selon Treitschke, la guerre entre les États est une donnée éternelle[31]. Une telle théorie a une indéniable efficacité dans le sens où elle appelle à la mobilisation, à l’action, à la constitution d’une unité allemande inscrite dans le devenir germanique grâce au souffle militaire de la Prusse.

Toutefois, Durkheim occulte trois aspects dans la formulation des idées de Treitschke. En se focalisant sur Politik, il écarte La science de la société publiée en 1859. oeuvre de jeunesse, elle a pourtant une vocation scientifique : fonder la sociologie en rapport avec l’affirmation de la nation dans le sillage de l’histoire, l’économie ou la littérature. Dans cet ouvrage, Treitschke avance deux assertions : la théorie des nationalités est conforme aux données de la biologie des peuples ; la Prusse en tant que seul État allemand de caractère éminemment germanique, incarne le centre à partir duquel l’unité de l’État peut se réaliser[32]. Le silence de Durkheim à l’égard de ce livre peut s’interpréter comme une dévaluation de Treitschke. Celui-ci ne saurait faire oeuvre créatrice en mobilisant de tels arguments simplificateurs. De plus, Durkheim ne convoque pas les sources de Treitschke, notamment Machiavel et Schopenhauer. Du premier, l’historien puise des modèles de vie et de pensée entièrement consacrés à l’unification de son pays. Le contexte violent des événements à partir de 1494 dans la péninsule italienne possède d’indéniables similitudes avec celui du monde germanique aux yeux de Treitschke : « la politique même de cet apologiste tant décrié de la force brutale me semble à moi adaptée à la condition présente de la Prusse. Il sacrifie la vertu et le droit à une grande pensée : la puissance et l’unité de sa nation, ce qu’on n’aurait pu dire du parti qui dirige aujourd’hui la Prusse[33] ». De Schopenhauer, Treitschke retient bien évidemment la notion de volonté comme source de vie. En affirmant que « la volonté est le devoir primordial de l’État », il ne fait rient d’autre qu’appliquer cette notion à l’échelle du politique[34]. Enfin, Durkheim ne prend guère en considération la dimension théologique de l’oeuvre léguée par Treitschke. La nécessité d’utiliser la voix des armes afin de constituer l’unité allemande correspond à une mission reçue du Ciel. Elle s’impose d’un point de vue divin. Ainsi, Durkheim ne cherche pas à étudier de manière approfondie la trajectoire intellectuelle de l’auteur allemand mais uniquement à mettre en exergue le noyau dur de sa pensée. Celle-ci repose d’abord et avant tout sur une consubstantialité entre État et puissance qui génère une politique d’expansion territoriale[35].

B — La volonté de puissance : son caractère morbide

Durkheim qualifie d’anormale cette tentation impériale lancinante. En refusant de limiter son usage tout comme son ambition, la volonté de puissance exprimée par l’Allemagne relève de la pathologie, d’une « hypertrophie morbide de la volonté, une sorte de manie du vouloir[36] ». Le vocabulaire employé à la fin de l’ouvrage prolonge cette assertion puisque les termes manie, névrose et morbide font l’objet de plusieurs répétitions. Durkheim concentre son argumentation sur le caractère excessif de la volonté et sur l’illusion d’une souveraineté sans bornes.

Le dessein germanique d’invasion territoriale avec des moyens surdimensionnés témoigne d’une perception décalée de la réalité : « ces projets d’envahir l’Angleterre par la voie des airs, ces rêves de canons dont les projectiles seraient presque affranchis des lois de la pesanteur, tout cela fait penser aux romans d’un Jules Verne ou d’un Wells. On se croit transporté dans un mode irréel où rien ne résiste plus à la volonté de l’homme[37] ». Ces choix stratégiques reflètent l’ambition première des mentalités allemandes : se libérer de toute contrainte qu’elle soit sociale, internationale et tout simplement humaine. L’aveuglement à l’égard de ce qui détermine l’action de l’homme conduit à l’égarement. Une souveraineté (celle d’un individu ou d’un État) ne repose pas sur la domination des forces étrangères mais sur la reconnaissance de limites qui orientent les objectifs politiques. Ne pas reconnaître le poids du milieu international avec ses règles signifie sombrer dans l’utopie. Bien vite, la nature des choses expose l’état mental allemand à la réalité internationale qui rime avec impossibilité de l’empire hégémonique :

Sans doute, il y a de grandes névroses au cours desquelles il arrive que les forces du malade sont comme surexcitées ; sa puissance de travail et de production est accrue ; il fait des choses dont, à l’état normal, il serait incapable. Lui aussi ne connaît plus de limites à son pouvoir. Mais cette suractivité n’est jamais que passagère ; elle s’use par son exagération même et la nature ne tarde pas à prendre sa revanche. C’est à un spectacle analogue que nous fait assister l’Allemagne. Cette tension maladive d’une volonté qui s’efforce de s’arracher à l’action des forces naturelles, lui a fait accomplir de grandes choses ; c’est ainsi qu’elle a pu mettre debout la monstrueuse machine de guerre qu’elle a lancée sur le monde en vue de le dompter. Mais on ne dompte pas le monde. Quand une volonté se refuse à reconnaître les bornes et la mesure dont rien d’humain ne peut s’affranchir, il est inévitable qu’elle se laisse emporter en des excès qui l’épuisent[38].

Le recours au pathologique pour appréhender le comportement stratégique de l’Allemagne n’est pas lié au statut apparent du texte. Au premier abord, la réflexion semble prendre les traits d’une propagande qui s’appuie sur un discours rationnel et naturel. Prouver que l’ennemi n’agit pas selon des règles légitimes contribue à renforcer l’état mental des combattants ainsi que des civils. Clairvoyant, Durkheim sait quelle fonction cette appréhension du réel peut avoir sur la France et les alliés. Elle offre un gain de confiance non des moindres[39]. Mais la nature de la réflexion invite à dépasser cette perspective idéologique car en profondeur, le raisonnement présenté par le sociologue épouse parfaitement la dynamique de sa pensée. Il vise à déceler des structures sous-jacentes au comportement des acteurs et, par là, à dégager des lois qui reflètent l’état normal de la société.

II – Le milieu international et ses attributs : vers la normalité

Inspiré par la physiologie de Claude Bernard dont il applique l’esprit à sa sociologie[40], Durkheim souligne l’utilité à la fois théorique et pratique de la distinction entre normal et pathologique : « Pour la société comme pour les individus, la santé est bonne et désirable, la maladie au contraire, est la chose mauvaise et qui doit être évitée[41]. » Le normal se définit, en fonction d’une espèce donnée, comme un fait social qui présente une forme générale et un type moyen[42] mais aussi comme un jugement de valeur[43]. La détermination du normal est un préalable à l’action politique. Elle guide la conduite du gouvernant dans le sens où « le devoir de l’homme d’État n’est plus de pousser violemment les sociétés vers un idéal qui lui paraît séduisant, mais son rôle est celui du médecin : il prévient l’éclosion des maladies par une bonne hygiène[44] ». Ces principes dégagés par les Règles de la méthode sociologique apparaissent dans L’Allemagne au-dessus de tout. Décrire et expliquer le comportement morbide de l’Allemagne permet de dégager une normalité fondée sur la reconnaissance de deux nécessités : la modération d’une part, et l’existence d’une loi morale d’autre part.

A — Une modération nécessaire des États

La mentalité allemande qui se caractérise par une « manie du vouloir » est en proie à un excès. Elle s’oppose à la reconnaissance d’une première loi inhérente au milieu international : la modération. En effet, cette outrance du comportement et des ambitions ne reconnaît pas l’existence d’un milieu qui oblige les États à négocier, à coopérer, à être en lien les uns avec les autres. Assumant les fonctions identiques à celles du sang dans le corps humain, le milieu est ce par quoi l’harmonisation sociale est possible, ce par quoi les « âmes individuelles » peuvent progresser et se développer. Il constitue le ressort d’une amélioration des formes de vie, car les consciences collectives « permettent aux individus de faire face aux contraintes toujours plus fortes de leur existence[45] ».

L’approche de la pathologie allemande induit une définition du normal en relations internationales. On saisit que, pour Durkheim, chaque État est plongé dans le milieu qui constitue la grande communauté humaine. Il est sujet d’un ensemble plus vaste et, par conséquent, se doit de contrôler sa volonté de puissance en usant de la modération. Sans l’exprimer de façon explicite, Durkheim renvoie le lecteur à une solidarité internationale plutôt organique ; ce qui permet de critiquer largement l’interprétation de Kenneth Waltz qui transpose dans le domaine international une forme d’interdépendance structurelle plus que limitée entre les États.

B — Une loi morale contraignante

Les écrits sur la guerre trouvent leur ressort dans la conjoncture internationale et la nécessité de prendre position dans le débat public. Mais ils s’insèrent surtout dans la dynamique intellectuelle de Durkheim. Or, celle-ci se trouve traversée depuis 1895 par la reconnaissance croissante du fait religieux. Cette révélation aboutira à la rédaction des Formes élémentaires de la vie religieuse, auquel une pluralité de sociologues aujourd’hui puisent leur propre réflexion. Durkheim reprend la question de l’obligation sociale dans ses rapports avec la cohésion qu’elle engendre, mais en attribuant à l’étude des différentes formes d’autorité morale une préséance. Le problème sociologique devient celui des contraintes externes, de leurs causes et surtout de l’ordre qu’elles génèrent.

La façon d’envisager la question internationale est affectée par ce cheminement. Durkheim associe le milieu international à un ensemble de lois tant juridiques que morales qui agissent comme des facteurs d’ordre contraignants. Les contrats internationaux possèdent la même valeur juridique que les contrats entre particuliers[46]. Leur caractère obligatoire lie les États entre eux. Il contribue à façonner une unité morale. Le long passage suivant rend compte de cette conception. Il souligne le fait que Durkheim explique le comportement des États à partir des mêmes préceptes qu’il a adoptés pour envisager celui des individus au sein de la société :

La volonté normale et saine, si énergique qu’elle puisse être, sait accepter les dépendances nécessaires qui sont fondées sur la nature des choses. L’homme fait partie d’un milieu physique qui le soutient, mais qui le limite aussi et dont il dépend. Il se soumet donc aux lois de ce milieu ; ne pouvant faire qu’elle soient autres qu’elles ne sont, il leur obéit, alors même qu’il les fait servir à ses desseins. Car pour se libérer complètement de ces limitations et de ces résistances, il lui faudrait faire le vide autour de soi, c’est-à-dire se mettre en dehors des conditions de la vie. Mais il y a des forces morales qui s’imposent également, quoiqu’à un autre titre et d’une autre manière, aux peuples et aux individus. Il n’y a pas d’État qui soit assez puissant pour pouvoir gouverner éternellement contre ses sujets et les contraindre, par une pure coercition externe, à subir ses volontés. Il n’y a pas d’État qui ne soit plongé dans le milieu plus vaste formé par l’ensemble des autres États, c’est-à-dire qui ne fasse partie de la grande communauté humaine et qui n’en soit pas sujet à quelques égards[47].

Ainsi, Durkheim mobilise le concept de communauté humaine afin de qualifier ce milieu qui oriente les relations entre États.

Tout État qui exprime une volonté de puissance débridée s’expose ainsi à un risque de sanction, car il ne respecte pas la « force morale » qui oblige de ne pas recourir à la guerre : « il y a une conscience universelle et une opinion du monde à l’empire desquelles on ne peut pas plus se soustraire qu’à l’empire des lois physiques ; car ce sont des forces qui, quand elles sont froissées, réagissent contre ceux qui les offensent. Un État ne peut pas se maintenir quand il a l’humanité contre soi[48] ».

Finalement, Durkheim stigmatise la volonté de puissance comme modalité d’action sur le champ international[49]. L’État ne peut pas se placer au-dessus des lois internationales ni au-dessus de la morale. Cette remarque permet de mettre en lien cette réflexion avec les deux premiers éléments qui caractérisent la moralité selon Durkheim, à savoir la discipline et l’attachement aux groupes sociaux décrits dans L’éducation morale[50]. Ces caractéristiques rentrent en contradiction avec l’égoïste qui « vit comme s’il était un tout, qui a en soi sa raison d’être, et qui se suffit à soi-même. Or, un tel état est une impossibilité, car il est contradictoire. Nous avons beau faire, nous avons beau essayer de détendre les liens qui nous rattachent au reste du monde, nous ne pouvons y parvenir. Nous tenons forcément au milieu qui nous entoure ; il nous pénètre, il se mêle à nous[51] ». Cependant, peut-on conclure que Durkheim fait de l’humanité une communauté socialement constituée ? Cette humanité est-elle dotée d’une morphologie comparable aux sociétés nationales ? L’unité par le droit conduit-t-elle à l’unité politique ? Est-ce que Durkheim pense la cohésion et l’ordre en termes de rapports entre un État mondial et des autorités morales ? À l’ensemble de ces questions, le « non » s’affirme.

III – Les limites de l’Humanité en tant que société constituée

Comme la plupart des sociologues américains[52], Kenneth Waltz, Jeremy Larkins ou John Barkdull puisent leurs références à Durkheim essentiellement dans la Division du travail social. Ainsi, leurs interprétations se focalisent sur la pertinence du concept de solidarité organique à l’échelle internationale. Il est vrai que la thèse principale soutenue en 1893 présente une critique du nationalisme fondé sur un protectionnisme à la fois économique et moral. Durkheim voit même en Europe l’émergence « d’une conscience commune des sociétés[53] » qui oblige les États à sortir de l’enfermement. Toutefois, l’étude de L’éducation morale, permet de relativiser cette conception.

A — La tension entre patriotisme et cosmopolitisme en matière morale

Au cours de la cinquième leçon de L’éducation morale, Durkheim s’interroge sur la nature de la société internationale. Pour lui, tout humain est soumis aux contraintes de la famille, de la patrie ou du groupe politique et de l’humanité afin d’être moralement complet. Les trois « sentiments collectifs » à l’égard des proches, des citoyens et des autres êtres humains ne s’excluent pas puisque leur nature est complémentaire. Néanmoins, les fins poursuivies par ces sentiments ont-elles la même valeur ? Le sociologue répond à cette interrogation en traitant de la tension entre patriotisme et cosmopolitisme, c’est-à-dire la grave « question de savoir si l’humanité doit être ou non subordonnée à l’État[54] ». Durkheim adopte un raisonnement dialectique qui permet de résoudre la contradiction apparente entre les deux sentiments moraux : celui envers la patrie et celui envers l’humanité. Tout d’abord, « nous ne pouvons pas nous empêcher de concevoir des fins morales plus hautes que les fins nationales[55] » et ces fins sont plus hautes que les fins nationales les plus élevées. L’évolution historique des formes sociales manifeste en effet un élargissement des appartenances qui rend plus abstraites et générales les fins morales. De la Cité grecque aux États en passant par les groupes féodaux, « elles se détachent toujours davantage des particularités ethniques ou géographiques[56] » et rien ne semble ralentir cette progression, car « il n’y a pas de raison pour assigner à un mouvement aussi progressif et ininterrompu des limites qu’il ne puisse dépasser[57] ». Toutefois, le second temps dialectique soulève une antithèse, car « il ne semble pas possible que ces fins plus hautes puissent prendre corps dans un groupe humain qui leur soit parfaitement adéquat[58] ». L’humanité reste inférieure à la patrie, car elle ne présente pas les caractères d’une société constituée. Du point de vue morphologique,

elle n’est pas un organisme social ayant sa conscience propre, son individualité, son organisation. Ce n’est qu’un terme abstrait par lequel nous désignons l’ensemble des États, des nations, des tribus, dont la réunion forme le genre humain. L’État est actuellement le groupe humain organisé le plus élevé qui existe, et s’il est permis de croire qu’il se formera dans l’avenir des États plus vastes encore que ceux d’aujourd’hui, rien n’autorise à supposer que jamais un État se constituera qui comprenne en lui l’humanité tout entière. En tout cas, un tel idéal est tellement lointain qu’il n’y a pas lieu d’en tenir compte[59].

B — La résolution : l’État national comme société achevée, l’humanité comme société inorganique

Durkheim parvient à dépasser l’affrontement entre ces deux thèses en accordant aux États une primauté dans la mise en oeuvre de l’idéal humain. À condition de ne pas développer un patriotisme centrifuge et conflictuel qui oriente l’activité nationale vers le dehors[60], l’État doit assurer un développement moral qui aura un effet direct et pacificateur sur les relations internationales :

pour que toute contradiction disparaisse, pour que toutes les exigences de notre conscience morale soient satisfaites, il suffit que l’État se donne comme principal objectif, non pas de s’étendre matériellement au détriment de ses voisins, non d’être plus fort qu’eux, mais de réaliser dans son sein les intérêts généraux de l’humanité, c’est-à-dire d’y faire régner plus de justice, une plus haute moralité, (…). De ce point de vue toute rivalité disparaît entre les différents États ; et, par suite, aussi, toute antinomie entre cosmopolitisme et patriotisme[61].

En un mot, Durkheim ne croit pas en l’apparition finale d’un État mondial qui subsumerait les structures étatiques, car « il y aura toujours, selon toute vraisemblance, une pluralité d’États dont le concours sera nécessaire pour réaliser l’humanité[62] ». L’irréductibilité de l’État, en tant qu’agent d’une moralité achevée et incarnée, représente un fait incontournable. Cette perspective se rapproche à biens des égards de celle livrée par Kant puisque le philosophe allemand soulignait déjà en son temps l’improbabilité et surtout le risque d’un État mondial tout en insistant sur les facteurs internes – notamment la constitution civile républicaine – comme élément essentiel de pacification des relations internationales.

Finalement, la société internationale n’existera jamais de la même manière que les sociétés nationales. Non seulement des institutions apparentes n’apparaîtront pas à l’échelle mondiale mais une société politique[63] en tant que telle restera lettre morte. Un partage de représentations collectives – manifestant une conscience universelle[64] – se sédimente sur le plan de l’humanité. Toutefois, celle-ci ne voit pas fleurir en son sein un système de communication sociale entre des institutions centrales et les autres autorités morales. Elle ne possède pas un cercle de pouvoir qui impose l’ordre. Lorsqu’il appréhende la nature et les fonctions de l’État dans ses Leçons de sociologie, Durkheim applique un schéma biologique prégnant[65]. L’humanité n’est à aucun moment envisagé en des termes identiques. Faire de Durkheim l’apôtre d’une société internationale constitue finalement une interprétation excessive. Pour Durkheim, le milieu interne ou « conscience collective » est ce par quoi l’harmonisation sociale est possible[66], ce par quoi les « âmes individuelles » peuvent progresser et se développer. Il constitue le ressort d’une amélioration des formes de vie, car les consciences collectives « permettent aux individus de faire face aux contraintes toujours plus fortes de leur existence[67] ». Durkheim a reconnu le poids de ce milieu dans le comportement étatique mais il se refuse à faire de la société internationale un cadre similaire à celui des États nationaux.

Durkheim semble maintenir cette conception de la société internationale jusqu’à sa mort. Le 30 décembre 1907, lors d’un débat organisé par la Société Française de Philosophie au cours de laquelle le célèbre spécialiste de Droit international Théodore Ruyssen fit une communication, il insiste sur l’existence nécessaire d’une patrie au sens national : « Que nous ne puissions nous passer de patrie, c’est ce qui me paraît de toute évidence : car nous ne pouvons vivre en dehors d’une société organisée, et la société organisée la plus haute qui existe, c’est la patrie[68]. » Une légère inflexion apparaît toutefois au cours de la discussion. Une patrie qui regrouperait l’ensemble des individus de la planète en tant que « collectivité solidement organisée » peut émerger. Elle est d’ailleurs la condition à l’existence d’une société internationale. Durkheim reconnaît l’existence d’un processus historique par lequel les appartenances s’étendent, non seulement du point de vue moral mais aussi en matière morphologique : « ce que nous montre l’histoire, c’est que toujours, par une véritable force des choses, les petites patries sont venues se fondre au sein de patries plus grandes. Pourquoi ce mouvement historique, qui se poursuit dans le même sens depuis des siècles, viendrait-il tout à coup s’arrêter devant nos patries actuelles[69] ? » Cette remarque amène le sociologue à définir un nouveau pacifisme dont l’objectif consisterait « à faire tout ce qui est en nous pour que ce mouvement se continue, mais pacifiquement, et non plus par la violence et la guerre suivant la loi dominante du passé. Sans doute, c’est un idéal bien difficilement réalisable à la lettre ; il est vain d’espérer que la guerre ne jouera aucun rôle dans ces transformations ; mais chercher par avance à faire en sorte que moindre soit sa part ne laisse pas d’être un but digne d’être poursuivi[70] ». Durkheim énoncerait-il ici, bien avant son neveu[71] la loi relative à l’élargissement des appartenances et des groupes sociaux ? Souscrirait-il à l’idée d’une fédération dont la structure subsumerait celles des États nationaux et donnerait consistance à une patrie mondiale ? Nous serions tenté de répondre par l’affirmative à l’aune de cette source mais la rédaction de L’Allemagne au-dessus de tout relativise fortement cette première impression. Dans ce dernier écrit, le sociologue rend explicite le milieu international qui influe sur le comportement des États mais ne conclut pas à l’existence d’une société internationale organisée. À la fin de sa vie, Durkheim considère la patrie, au sens d’identité morale nationale, comme la seule et unique unité de base à partir de laquelle la paix internationale peut se forger.

Des cohérences durkheimiennes en guise de conclusion

Durkheim parvient à une double conclusion : le milieu international existe et il contraint les États à la modération (refus de la volonté de puissance) ; le milieu international se distingue du milieu national dans la mesure où il ne crée pas une nouvelle société formelle qui subsumerait l’ensemble des États (scepticisme à l’égard d’un État mondial). Les outils utilisés ainsi que la nature de sa réflexion afin de formuler ces assertions sont sociologiques. Une continuité méthodologique se sédimente. Cette unité de point de vue à partir duquel le sociologue peut penser la réalité sociale révèle à la fois une proximité et un éloignement de Durkheim à l’égard de Saint-Simon et Comte. Ces derniers ont bel et bien pensé les relations entre États à partir d’une ambition sociologique mais ils concluaient à la mise en place d’une fédération européenne, voire mondiale ou d’une humanité socialement organisée.

La réflexion de Durkheim s’inscrit dans une cohérence méthodologique qui sous-tend l’entreprise sociologique. Tout d’abord, Durkheim ne cède pas à la philosophie. Cette prise de position traverse l’ensemble de sa production puisqu’elle détermine la nature de la discipline : « si la sociologie veut vivre, elle devra renoncer au caractère philosophique qu’elle doit à son origine et se rapprocher des réalités concrètes au moyen de recherches spéciales. Il y a intérêt à ce que le public sache que la sociologie n’est pas purement philosophie et qu’elle demande précision et objectivité[72] ». Face aux relations internationales, Durkheim adopte la même posture. L’histoire académique souligne les origines juridiques et philosophiques des Relations internationales en tant que discipline. Ce n’est qu’après la Première Guerre mondiale que le monde anglo-saxon crée des chaires dans ce domaine où l’idéalisme wilsonien associé à un intérêt majeur pour le Droit international public constituent les voies d’intelligibilité du réel. L’occultation de Durkheim est constante dans la science politique et a fortiori pour les analyses des phénomènes internationaux. Or, les écrits de guerre démontrent le contraire car ils s’insèrent complètement dans la dynamique conceptuelle et explicative de l’auteur. Avant les années 20 – qui voient la reconnaissance institutionnelle des relations internationales en Grande-Bretagne et aux États-Unis –, Durkheim aborde bel et bien en tant que sociologue cet objet. Il le fait en accordant une préséance aux valeurs ainsi qu’aux systèmes mentaux puisque le comportement des États s’explique avant tout sur la base de ces facteurs. Une unité cohérente de méthode surgit ainsi entre sa façon de concevoir le socialisme (à partir des figures de Sismondi ou de Saint-Simon) et son appréhension de l’Allemagne fondée sur Treitschke[73].

De plus, Durkheim est animé par une volonté d’accumulation et de dépassement scientifiques. Dans ses écrits épistémologiques publiés avant la Première Guerre mondiale, il éprouve une forme de scepticisme à l’égard des analyses sur les relations internationales. Il ne leur reconnaît pas encore un statut officiel. Les phénomènes militaires et diplomatiques sont, dans un premier temps, écartés de l’investigation sociologique stricto sensu. Ainsi, l’ouverture de son cours de science sociale qui précise les champs que doit appréhender la sociologie souligne : « nous n’avons pas parlé de l’armée ni de la diplomatie qui sont pourtant des phénomènes sociaux et dont il doit être possible de faire la science. Seulement, cette science n’existe pas encore, même à l’état embryonnaire[74] ». En 1903, Durkheim considère avec Paul Fauconnet que « les guerres, les traités, les intrigues des cours et des assemblées, les actes des hommes d’État sont des combinaisons qui ne sont jamais semblables à elles-mêmes ; on ne peut donc que les raconter et, à tort ou à raison, elles semblent ne procéder d’aucune loi définie. On peut dire, en tout cas avec certitude que, si ces lois existent, elles sont des plus difficiles à découvrir[75] ». Cela ne signifie pas un refus de science. Il faut simplement attendre et rester ouvert aux acquisitions ultérieures. Contrairement à son neveu, Durkheim ne cherche donc pas à appliquer immédiatement sa méthodologie aux relations internationales. En effet, Marcel Mauss entend fonder une véritable sociologie positive des relations internationales, car « la vie internationale n’est qu’une vie sociale d’une espèce supérieure et que la sociologie doit connaître[76] ». Durkheim le fait au détour d’événements historiques marquants comme la première Guerre mondiale. Peut-on considérer son positivisme comme limité ? Non dans le sens où les procédés de sa pensée afin de rendre intelligibles les phénomènes sociaux internationaux à partir de 1914 épousent de façon étroite les prédicats de sa sociologie générale. À la fin de sa vie, Durkheim a écarté ses hésitations initiales pour déployer une véritable sociologie des relations internationales en continuité avec les caractères de son entreprise scientifique.

In fine, étudier L’Allemagne au-dessus de tout, ainsi que les réflexions de Durkheim en matière de relations internationales dans L’éducation morale, présente à nos yeux un intérêt historique. En ce qui concerne l’histoire de la sociologie, L’Allemagne au-dessus de tout prouve que Durkheim a porté un regard assez précoce sur la réalité internationale : phénomène passé sous silence au profit des études juridiques qui, à la même époque, se caractérisent par une orientation libérale[77]. Qui plus est, la façon de penser la guerre et les relations internationales, notamment dans L’Allemagne au-dessus de tout, s’inscrit dans une logique de cohérence sociologique, car les concepts de normal et de pathologique façonnés dans les Règles demeurent opérants : preuve que l’ouvrage ne s’apparente pas seulement à un écrit de circonstances. Les relations internationales ne constituent pas un « non-pensé » pour l’un des pères de la sociologie française. Elles représentent un objet sociologique comme les autres. Dans cette perspective, cette lecture laisse apparaître une nouvelle distinction de Durkheim par rapport à des auteurs comme Hobbes qui insistent sur la différence de nature entre le fonctionnement intérieur des États tourné vers la pacification et les relations extérieures de ces mêmes États caractérisées par une conflictualité irréductible. Ce dualisme interne/externe ne se sédimente pas dans la pensée de Durkheim qui, malgré l’inexistence d’une société internationale au sens strict, envisage les relations entre États comme modérées par les contraintes juridiques du milieu.

Une double modération en matière d’interprétation semble alors s’imposer au terme de l’analyse. Bien que son approche n’atteigne pas un degré de scientificité aussi élevé comparé à celle des sociétés nationales, Durkheim n’occulte ni les relations internationales ni la guerre dans ses travaux. La question du politique se situe à la base de son cheminement intellectuel. Contribuer au redressement moral après 1870 est l’une de ses priorités[78]. L’apparition du premier conflit mondial ne peut que l’inciter à traiter des phénomènes politiques internationaux et il le fait à l’aune des concepts qui animent sa réflexion théorique. La seconde modération tient en ce que l’un des pères de la sociologie française refuse de voir dans l’humanité une société constituée : l’expression de société internationale dans un sens politique n’apparaît pas sous sa plume. Il est par conséquent hasardeux de vouloir transférer trop rapidement à l’échelle mondiale des mécanismes physiologiques et morphologiques du même type que ceux qui agissent à l’échelon national[79]. Durkheim souligne le caractère irréductible de l’État tout en soulignant que la pacification internationale ne sera effective qu’à partir d’un sentiment patriotique qui refuse de céder aux sirènes nationalistes vers le dehors. L’appel de l’organicisme inspiré par un humanisme romantique si actif chez Saint-Simon, Comte et Enfantin[80] s’étiole dans sa pensée. Bref, Durkheim ne semble ni aveugle, ni prophète à l’égard des relations internationales malgré des arguments idéalistes. À ces deux modérations centrées sur les interprétations excessives de Durkheim, il convient d’en ajouter une troisième. L’approche retenue par le sociologue est elle-même modérée car elle vise à équilibrer patriotisme et cosmopolitisme.

Aux États-Unis, l’embellie de l’analyse culturaliste en Relations internationales articulée avec la critique des paradigmes réaliste et néo-réaliste qui se focalisent sur la distribution matérielle de la puissance ou les effets de structure du système international constitue un terreau à partir duquel l’attrait pour Durkheim en tant que « contemporain » fleurit. Or, un tel attrait fait l’impasse sur des sources fondamentales que nous a léguées le sociologue. Oui, les relations internationales représentent un objet sociologique comme les autres (les écrits de guerre le confirment ; l’approfondissement de la sociologie achèvera dans le futur cette conviction). Mais ces relations ne prennent pas consistance au sein d’une société internationale au sens strict du terme. Cette société correspond à un horizon. Finalement, malgré son caractère réduit[81], une contribution de Durkheim à l’étude des relations internationales se manifeste. Elle ne se limite pas à l’évaluation des relations entre individus et groupes nationaux en termes de « densité dynamique[82] ». Elle se définit par l’influence des facteurs mentaux sur le comportement des acteurs étatiques ainsi que sur l’articulation entre patriotisme et cosmopolitisme qui fait de l’État national la seule et unique entité sociale capable de garantir la fin morale de l’humanité. Ce second enseignement est le plus souvent passé sous silence par les auteurs constructivistes (Wendt) ou culturalistes (Barkdull et Larkins) en relations internationales qui préfèrent trouver en Durkheim l’apôtre de la société internationale.