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L’eau sera-t-elle l’enjeu des conflits du xxie siècle ? Des prédictions alarmistes annoncent depuis une quinzaine d’années la multiplication des crises dans de nombreuses régions du globe, d’autres voient dans ces discours une version contemporaine des peurs millénaristes. Qu’elle soit potable, agricole ou destinée à un usage industriel ou de loisir, l’eau est devenue l’objet de vives convoitises et de houleux débats quant aux modalités de son partage et de sa distribution. La question de l’accès à l’eau, puis de son partage, et surtout de la conflictualité potentielle de partages de plus en plus difficiles, devient brûlante.

À partir de cas issus de plusieurs continents, les auteurs (Lasserre, Descroix, Burton et Le Strat) examinent les facteurs liés à l’accessibilité de l’eau ainsi que les principaux enjeux de la répartition, de la distribution et des choix relatifs à l’usage de cette ressource essentielle. Divisé en deux parties distinctes, l’une portant sur les enjeux théoriques, l’autre portant sur des études de cas concrets, l’ouvrage de 478 pages rassemble la contribution de plusieurs spécialistes de la géopolitique, de l’environnement et du développement. Dans la première partie, Lasserre établit les enjeux de la géopolitique de l’eau dans le monde, ses tensions et ses coopérations. L’auteur est un pessimiste modéré et pense que les tensions croissantes autour de cette ressource de première importance pour le développement économique sont évidentes. L’eau est certes une ressource abondante, mais elle est inégalement répartie et constitue un facteur d’inégalité et de conflit potentiel entre États, notamment sur son utilisation et son partage. Le conflit le plus connu demeure sans doute celui de la rive du Jourdain au Moyen-Orient mais d’autres régions du monde seraient menacées. Il existe pourtant des programmes de coopération internationaux sur la gestion et le partage des ressources hydrauliques, mais les sombres prévisions sur les futures guerres de l’eau reposent sur le constat de tensions présentes, les tendances observées étant simplement extrapolées sur le futur. De fait, de nombreux spécialistes estiment que le prélèvement et la consommation d’eau dans le monde ne vont pas nécessairement augmenter, notamment grâce à un meilleur usage domestique et industriel et une lutte accrue contre la pollution des nappes phréatiques. Enfin le Droit international est débutant dans le domaine de la gestion de l’eau et s’édifie lentement et difficilement.

Le principal défi est cependant celui lié à la gestion de l’eau par le secteur agricole, qui demeure de loin le principal utilisateur et le principal pollueur. À propos de l’irrigation, par exemple, il est suggéré de lutter contre les énormes gaspillages en développant le traitement des eaux usées. Dans le chapitre 5, Descroix se demande si un territoire plus ou moins étendu peut jouer un rôle hydrologique particulier. De fait l’eau est indissociable de son territoire. Le déboisement des montagnes, par exemple, a un effet direct sur l’érosion et l’aggravation des crues en plaine. En revanche l’agriculture et l’élevage en zone de montagnes n’auraient pas d’incidence significative sur le ruissellement des eaux et sur l’érosion des sols, mais favoriseraient la pollution des nappes souterraines donc des cours d’eaux en aval. En l’occurrence on ne sait pas non plus avec certitude si le déboisement massif a une incidence sur le réchauffement de la planète, mais on a constaté qu’il pleuvait 30 % de moins dans les zones déboisées de la forêt amazonienne.

Le chapitre 6 est une synthèse des enjeux liés à la gestion de l’eau. Burton traite ici des trois principaux concepts de la gestion intégrée par bassin (connaissance, partenariat et participation du public) avant de conclure sur l’importance du facteur humain et les conditions de succès que sont notamment les technologies durables, l’expertise existante, la disposition de moyens financiers suffisants.

La deuxième partie aborde dans chacun de ses onze chapitres des études de cas concrets dans différentes régions dans le monde. Le chapitre 7 traite du problème de la rareté de l’eau dans le bassin du Jourdain et son impact évident sur les tensions politiques entre pays riverains. Dans cette région, l’eau fait partie intégrante du conflit et était au coeur des négociations des Accords d’Oslo en 1993. La problématique principale vient du fait que la rareté de l’eau s’explique à la fois par le faible débit du Jourdain, la faible pluviométrie et l’explosion démographique, mais surtout par le manque de perspective de gestion commune du bassin fluvial, chaque pays se refusant à partager sa souveraineté territoriale.

Anne Le Strat souligne dans le chapitre 8 le poids des représentations dans le conflit israélo-palestinien, notamment dans le lien terre/eau. La force des significations symboliques attachées à l’eau se manifeste dans le quotidien des sociétés : l’agriculture est encensée dans la symbolique du peuple fondateur d’Israël mais aussi dans le construction identitaire palestinienne. Les chapitres 9 et 10 abordent le thème récurrent du partage des eaux par différents pays du Moyen-Orient comme l’Irak et l’Égypte. L’agriculture de ces deux pays est en effet fortement dépendante de leur bassin fluvial, l’Euphrate et le Tigre pour l’Irak, le Nil pour l’Égypte, mais dans les deux cas les sources de ces fleuves sont situées hors de leur territoire et sont contrôlées par des États qui veulent en exploiter le débit en édifiant des barrages. Les politiques de développement deviennent alors contradictoires et source de conflits : la question de la propriété des eaux du Nil rend l’Égypte volontiers agressive vis-à-vis du Soudan ou de l’Éthiopie qui souhaitent mettre en valeur les ressources hydrauliques du Nil sur leur territoire. D’autres régions du monde sont abordées dans l’ouvrage comme le désastre écologique de la mer d’Aral et les revendications américaines sur les ressources en eau du Canada.

Cet ouvrage, enrichi de 36 cartes et 48 tableaux statistiques, constitue un outil pédagogique et synthétique pour travailler sur le concept de la gestion de l’eau dans le monde. Il sera conseillé d’abord aux étudiants, mais aussi aux chercheurs spécialistes des questions internationales. Les réflexions avancées permettent aux lecteurs de confronter diverses expériences théoriques particulières portant sur le concept de développement durable à travers le prisme de contextes nationaux très concrets. On regrettera cependant l’absence d’étude approfondie sur l’évolution du droit international de l’eau mais aussi de la mer. Le contrôle des océans d’un point de vue économique et géopolitique, un enjeu important en termes de puissance, n’est quasiment pas abordé. Les auteurs ont sans doute voulu concentrer leur analyse du point de vue du développement et de l’écologie, mais on aurait voulu en savoir plus sur les traités internationaux en cours d’élaboration, notamment celui du Protocole de Kyoto, qui n’est toujours pas entré en vigueur.