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Gouvernance, terme du français ancien « qui a d'abord été utilisé au xiiie siècle comme équivalent de 'gouvernement' (art ou manière de gouverner) puis, à partir de 1478, pour désigner certains territoires du Nord de la France dotés d'un statut administratif particulier (Baillages de l'Artois et de la Flandre), avant de s'appliquer aussi, dans un contexte purement domestique, à la charge de gouvernance. C'est au xive siècle qu'il est passé dans la langue anglaise, donnant naissance au terme governance (action ou manière de gouverner) (...). Le mot anglais governance a été remis à l'honneur dans les années 1990 par des économistes et politologues anglo-saxons et par certaines institutions internationales (onu, Banque mondiale et fmi, notamment), de nouveau pour désigner 'l'art ou la manière de gouverner' mais avec deux préoccupations supplémentaires ; d'une part, bien marquer la distinction avec le gouvernement en tant qu'institution ; d'autre part, sous un vocable peu usité et donc peu connoté, promouvoir un nouveau mode de gestion des affaires publiques fondé sur la participation de la société civile à tous les niveaux (national, mais aussi local, régional et international). Cette résurrection du mot governance a entraîné dans son sillage la réapparition du mot français, qui semble s'imposer dans le monde francophone (...) ».

C'est de cette manière qu'une notice émanant du service de traduction de la Commission européenne[1] retrace de façon très brève la généalogie de ce mot gouvernance qui connaît depuis une dizaine d'années une nouvelle jeunesse dans notre langue. Si l'on peut suivre l'auteur dans le rapide résumé qu'il donne des allers et retours du mot dans la langue française - sous réserve de considérations sociolinguistiques qui nous échappent -, l'idée selon laquelle la gouvernance est un terme qui semble s'imposer dans le monde francophone est plus discutable. Peut-être est-ce le cas dans la vie politique active, mais en science politique ce n'est pas sûr.

Si l'on considère en particulier la science politique française, il apparaît au contraire que la gouvernance ne connaît pas la même popularité que son équivalent anglais dans la science politique anglophone[2]. Un nombre significatif de politistes réputés de langue française boudent ouvertement, ou hésitent à s'approprier, la notion, la jugeant insuffisamment adéquate à des fins scientifiques. Cette attitude place la science politique francophone en porte-à-faux par rapport à la science politique non seulement anglo-saxonne, mais plus largement mondiale, puisque l'anglais en est devenu aujourd'hui la langue véhiculaire principale.

Un tel écart sémantique ne peut qu'interpeller si l'on partage l'idéal humaniste selon lequel toute science a vocation à s'intégrer à un niveau universel (sans nécessairement pour cela qu'elle ne s'exprime que dans une seule langue). Qu'est-ce qui justifie ce hiatus ? Est-il justifié ? Existe-t-il des moyens adéquats de le réduire ?... C'est à partir d'un tel questionnement que cette contribution a été élaborée. La thèse qui la parcourt peut s'énoncer en deux temps. D'abord, le fait de reconnaître comme fondés les reproches principaux qui amènent une partie de la science politique francophone à refuser la notion de gouvernance ne conduit pas nécessairement à une attitude de rejet vis-à-vis des tentatives de transformation de cette notion en un concept scientifique. En revanche, ce fait oblige à être particulièrement attentif aux conditions d'utilisation scientifique de cette notion, et conscient des contextes politiques dans lesquels cette notion a été et continue d'être employée, parallèlement à ses usages (plus purement) scientifiques.

Développant cette thèse, l'article est structuré en trois grandes parties[3]. Dans un premier temps, la contribution dégage ce qui serait l'équivalent d'un plus petit commun dénominateur de sens entre tous les usages, « multiples et variés », dont fait l'objet la gouvernance depuis une dizaine d'années, en relation avec la vie politique[4]. L'objectif est de fixer les idées sur le coeur sémantique de la notion et sur les ambitions heuristiques qu'elle véhicule.

Dans un deuxième temps, résumant les principaux griefs qui lui sont adressés par ceux qui dans le monde francophone refusent de l'utiliser à des fins politologiques, l'article explique pourquoi, même si la gouvernance contient une charge idéologique indéniable dans ses usages politiques, il peut être jugé opportun stratégiquement et acceptable épistémologiquement de chercher à s'approprier la notion à des fins scientifiques.

Enfin, dans un dernier temps, se penchant plus particulièrement sur le reproche de polysémie qui est souvent adressé à la gouvernance, et après avoir montré que ce reproche n'empêchait nullement de tenter de conceptualiser la notion en science politique, la contribution indique un certain nombre d'écueils à éviter et d'ambiguïtés à lever, si l'on souhaite réduire les débats à propos des usages de la gouvernance en science politique à des questions normales de formulation de définition et non à des problèmes existentiels d'acceptation même du concept.

Le lecteur s'étonnera peut-être de ne point trouver dans cet article de proposition d'une définition propre de ce que pourrait être le concept politologique de gouvernance. C'est que dans les limites typographiques qui sont les siennes, là n'est pas son objet. Celui-ci se situe plus en amont de ces problèmes de contenu sémantique, plus bas dans la profondeur épistémologique de la notion. Il entend se pencher sur des problèmes qui se posent en deçà des controverses normales sur les façons les plus pertinentes de formuler la définition des notions jugées scientifiquement intéressantes. Au motif précisément que ce seraient ces problèmes épistémologiquement plus profonds qui feraient essentiellement barrage aujourd'hui à l'acceptation de la gouvernance comme concept dans la science politique francophone[5].

I -Au coeur sémantique de la gouvernance

Dire que la gouvernance fait l'objet d'usages multiples et variés depuis que ses emplois se sont réintensifiés il y a une dizaine d'années est devenu une affirmation tellement banale qu'on en viendrait presque à penser qu'au sens propre la gouvernance sert à désigner « tout et n'importe quoi ». Le rapport introductif de l'ouvrage de référence sur la gouvernance qu'a publié l'Institut international des sciences administratives en 1999 est symptomatique à cet égard. Il commence ainsi : « Lorsque j'utilise un mot, disait Humpty Dumpty sur un ton relativement dédaigneux, il signifie ce que je choisis qu'il signifie, ni plus, ni moins. » (L. Caroll) « Les écrivains et les orateurs utilisant 'gouvernance' ont beaucoup en commun avec ce personnage de la suite des aventures bien connues d' (...) Alice au pays des merveilles[6]. »

Pourtant, il est possible de discerner au-delà des sens multiples et variés dans lesquels le mot est employé en relation avec la vie politique un noyau dur sémantique et intentionnel[7]. La visée minimale commune de la gouvernance est de ne plus confondre en une même notion le gouvernement au plan fonctionnel et le gouvernement au plan organique, voire également au plan institutionnel - encore que ce sens-là du mot gouvernement soit surtout présent en anglais, moins en français[8] -, en dégageant dès lors le gouvernement au sens fonctionnel du gouvernement au sens officiel. Développons quelque peu notre propos.

Au plan fonctionnel, le gouvernement désigne l'enchaînement des actions qui ont pour objet d'assurer un certain ordre officiel commun des conduites humaines dans un ensemble social ou territorial donné, ce que d'une expression, on désignera désormais par « processus de gouvernement ». Ces « actions de gouvernement » peuvent être issues des agissements et interactions d'acteurs de statuts très différents. Elles peuvent ne pas se limiter à impliquer la gamme d'acteurs que désigne le mot gouvernement lorsqu'il est entendu dans son acception organique. Pas plus qu'elles ne se limitent a priori aux modes d'interactions formellement prévus dans l'organisation juridique de ces actions, que désigne, plus souvent en anglais qu'en français, le gouvernement pris dans un sens institutionnel.

Pour revenir au sens organique, dans cette portée, le gouvernement ne désigne donc qu'un seul type particulier d'acteurs de gouvernement, au sens fonctionnel : ceux qui sont censés avoir acquis l'autorité nécessaire pour diriger, notamment par l'exercice du privilège de la prise de décisions juridiquement contraignantes, le processus de gouvernement à l'oeuvre dans un espace social ou territorial donné.

La disjonction terminologique qu'opère la gouvernance entre les différents sens subsumés par la notion de gouvernement porte au moins en elle une ambition minimale commune : la prise en compte dans les processus de gouvernement des acteurs politiques dits « non institutionnels, non étatiques, sociaux ou privés », qui, agrégés, forment ce que l'on tend désormais à appeler la société civile.

Mais l'ambition dont se veut communément porteuse la gouvernance ne s'arrête vraisemblablement pas là. La gouvernance marque une ambition plus vaste de projeter sur les processus de gouvernement une optique qui se veut à la fois plus large ou plus ouverte, et plus fluide ou moins séquentielle qu'une optique dite traditionnelle, symboliquement associée à la notion de gouvernement.

D'un mot, la gouvernance entend charrier une approche moins statique des processus de gouvernement. D'une part, une approche moins étatiste, c'est-à-dire moins axée sur l'État, et moins encore sur l'État central, entendu soit comme acteur gouvernemental au sens fonctionnel du terme, soit comme cadre juridique de production des actions de gouvernement. D'autre part, une approche plus dynamique, c'est-à-dire moins dépendante d'un découpage segmenté d'un processus de gouvernement, dont la scansion majeure, le « moment fort », résiderait dans la prise de décision, dans l'arrêt d'une injonction officielle engageant une action des institutions publiques.

Avec la gouvernance, le processus de gouvernement est ramené des hauteurs d'une institution socialement et juridiquement différenciée, située en surplomb de la communauté des êtres (parce) qu'elle a charge officielle de régir d'un point de vue général, sur le plancher de la société ordinaire, formée d'une multitude de groupes et d'individus, non politiques au sens institutionnel du terme. Ceux-ci en constituent les forces vives ou les parties prenantes, pour traduire en français l'une des expressions anglaises-clés du « parler gouvernance », celle de stakeholders.

Si l'on a saisi là le noyau dur de sens dont seraient porteurs tous les usages de la gouvernance, encore faut-il souligner que l'utilisation de ces lunettes nouvelles pour appréhender les processus de gouvernement contemporains ne répond pas aux mêmes intentions de fond, selon qu'on y recourt dans des contextes qui sont liés à la politique active ou à son observation scientifique.

Dans les discours des acteurs politiques, la gouvernance engage surtout une vision de l'exercice du pouvoir politique qui se veut, sur un plan axiologique, plus démocratique, au sens libéral et participatif du terme. L'optique de la gouvernance permet de concevoir des « modes de gouvernement[9] » plus ouverts à l'action collective organisée, voire à certains modes d'expression populaire directs... pourvu que ceux-ci respectent les prescrits de la démocratie libérale, y compris dans son volet économique (droit de la propriété privée, des contrats, de la libre-concurrence, etc.). Il s'agit de modes de gouvernement dans lesquels les autorités publiques sont comptables de leurs actes, qu'elles accomplissent dans la transparence, devant une communauté humaine en référence à laquelle ils ont été institués. Dans lesquels les parties prenantes sont conviées à participer au fonctionnement des autorités publiques et aux productions qui résultent de leurs activités et à endosser ainsi un rôle politique actif au-delà du simple moment électoral, qui constitue le mode principal de participation politique institutionnelle dans les régimes démocratiques modernes de type représentatif.

Dans les discours des politistes, la gouvernance est porteuse avant tout d'une vision de l'exercice du pouvoir politique qui se veut, sur un plan analytique (non nécessairement axiologiquement orienté), plus sociologique, au sens d'une aspiration à saisir tout phénomène humain dans son rapport au cadre sociétal dans lequel il se produit, qu'il s'agisse d'une société nationale, locale, mondiale, ou autre. La visée consiste à appréhender les modes de gouvernement au-delà des acteurs et des dispositifs institutionnels par lesquels ils sont censés s'exercer d'un point de vue juridique, et au-delà des seuls intérêts stratégiques de ceux qui sont censés diriger ces modes de gouvernement, les dirigeants, ou de ceux qui luttent pour occuper ces fonctions officiellement dirigeantes.

Comment expliquer dès lors que la diffusion de la gouvernance au sein de la science politique francophone se heurte à des résistances qui proviennent en particulier d'une part significative de ceux-là mêmes, qui se veulent (au plus) proches d'une démarche sociologique et/ou qui en appellent à une (plus grande) sociologisation de la discipline ? C'est ce dont nous allons traiter à présent.

A - La gouvernance : une adoption difficile par la science politique francophone

Dans l'un de ses derniers écrits, Pierre Bourdieu indiquait très clairement le sort que les sciences sociales francophones devaient réserver à la gouvernance, en y décelant qu' « (...) un de ces nombreux néologismes qui, produits par les think tanks et autres cercles technocratiques et véhiculés par les journalistes et 'intellectuels' branchés [notez les guillemets], contribuent à la mondialisation du langage et des cerveaux[10] ».

Animés d'un même état d'esprit, nombre de politistes s'exprimant en français tendent à maintenir leurs cadres conceptuels d'analyse à l'abri de cette notion nouvelle, dont la diffusion dans la littérature politologique, surtout anglophone, ne serait due selon eux qu'à un regrettable effet de mode auquel on serait bien avisé de ne point céder[11].

Le caractère présumé passager de l'engouement de politistes pour cette notion - qui dure quand même maintenant depuis au moins 10 ans ! - ne doit pas cacher l'essentiel qui réside principalement dans deux reproches beaucoup plus profonds. Le premier vise la relation d'affinité qui lierait, de façon indissociable, la gouvernance au contexte idéologique dominant qui est advenu en même temps que sa renaissance, après la chute du Mur. Le second pointe du doigt l'extrême variété des portées sémantiques dans lesquelles la gouvernance est utilisée depuis lors, avec pour conséquence que la notion présente un caractère polysémique exagéré. Considérons successivement chacun de ces reproches[12].

B - La gouvernance : une renaissance triplement étrangère à la science politique francophone

Sous réserve de ce que pourraient nous enseigner des enquêtes de type sociohistorique menées sur les trajectoires, et leur temporalité, par lesquelles la notion de gouvernance a été réactivée et s'est rediffusée en français, il semble que l'on soit en droit de rattacher l'origine de cette deuxième naissance à trois sources principales. Toutes ont la particularité de présenter un caractère exogène par rapport à la science politique francophone. L'arrivée de la gouvernance en science politique de langue française semble provenir en effet : 1) de l'anglais, 2) de la science économique, 3) de la pratique politique, ou en tout cas d'entreprises intellectuelles placées à son service. Appesantissons-nous quelque peu sur chacune, et voyons ce que leur réalité peut induire comme attitude si l'on souhaite banaliser l'usage de la gouvernance dans la science politique francophone.

Premier constat : ce n'est effectivement pas de son propre mouvement que la langue française a exhumé ce mot qui, tombé en désuétude depuis la fin du Moyen-Âge, n'appartenait plus à son parler, ni courant ni spécialisé. Si réactivation de la gouvernance il y a eu en français, ce fut dans l'intention de trouver dans notre langue un mot capable de traduire le mot de governance dont les usages s'intensifiaient en anglais. À la différence de son homologue français, governance ne semble pas avoir connu d'éclipse, continuant à être, régulièrement bien que moins fréquemment, utilisé comme synonyme de government.

Si la nécessité fut ressentie de se doter d'un mot propre, apte à traduire governance en français, ce n'était pas simplement que les usages de ce dernier s'étaient récemment accrus en anglais. Dans un premier temps d'ailleurs, il semble que governance ait d'abord été traduit en français par le classique gouvernement[13]. Si l'on a donc été rechercher ce vieux mot ensommeillé de gouvernance, ce fut surtout parce que l'on a pris conscience que cette intensification des usages de governance en anglais s'associait à un mouvement de spécification de sa portée sémantique. Ainsi que le soulignait l'extrait de la notice produite par le service de traduction de la Commission européenne par lequel cet article a commencé, governance tendait de plus en plus à servir en anglais à nommer une réalité non réductible à celle de government.

Pour certains, « lutter contre la mondialisation » entendue comme mouvement d'imposition internationale d'une idéologie particulière signifie refuser de penser les phénomènes humains contemporains avec des instruments cognitifs qui ont été forgés dans un univers lexical particulier, au motif que celui-ci renvoie à des formes de codage culturel propres, qui, par la diffusion de l'anglais comme langue internationale, tendraient à devenir mondialement dominantes[14].

Sans nécessairement faire sienne cette approche, il pourrait être pertinent, si l'on veut contribuer à faire de la gouvernance une notion acceptable en science politique francophone, d'essayer de cerner plus précisément les connotations que charrierait la notion originelle de governance, du fait précisément de son inscription première dans la langue anglaise, en raccord avec un arrière-fond culturel de type anglo-saxon. L'universalisation de l'usage de la gouvernance dans les différents champs linguistiques de la science politique nécessite sans doute un travail d'arrachement, au sens sartrien du terme, de la gouvernance à ses racines culturelles premières.

Deuxième constat : dans le langage scientifique, les usages à vocation conceptualisante du mot governance voient d'abord le jour en science économique et puis seulement en science politique. S'il ne fait pas de doute que c'est durant les années 1990 que ce mot prend son essor dans la science politique, ainsi que l'affirme la notice précitée du service de traduction de la Commission européenne, en revanche, il semble que la notion de governance se soit diffusée antérieurement dans la science économique, dès les années 1980[15], et peut-être même que ce serait justement à partir de la science économique que la governance se serait introduite et diffusée en science politique[16].

Si la véracité de cette chronologie devait se confirmer, il serait alors pertinent, pour faciliter l'acceptation de la gouvernance en science politique, de mener un travail de dévoilement des éventuelles caractéristiques structurantes que la notion (originelle) de gouvernance devrait au fait que sa conceptualisation première proviendrait de la science économique[17]. Il s'agirait en particulier de vérifier si, comme le soutiennent certains, le passage de la gouvernance des firmes à la gouvernance des sociétés (au sens des groupements humains institués politiquement) marque aussi celui d'une appréhension des modes de gouvernement des sociétés politiques sur le moule des modes de management des sociétés commerciales[18], ou par le filtre de paradigmes de science économique. De type marchand bien sûr, du style de la théorie du public choice ou de l'acteur rationnel, comme on le suggère habituellement dans la science politique francophone[19], mais qui peuvent également emprunter à des théories pour une part alternative aux théories qui forment le mainstream de la science économique actuelle, des théories de type institutionnaliste, comme la théorie des firmes ou des coûts de transaction[20].

Dernier constat : le premier à avoir user du mot governance en lui conférant une portée sémantique particulière, distincte de celle associée à government, semble bien être un acteur politique et non un scientifique. Il s'agit en l'occurrence de la Banque mondiale, institution qui est largement considérée dans le monde francophone comme le véhicule d'une idéologie politique particulière, de type néo-libéral[21], et ressentie également comme étant particulièrement en affinité avec l'univers culturel anglo-saxon, ainsi qu'avec les courants théoriques dominants de la science économique. Les trois traits ouvrent ainsi à la possibilité de cristalliser sur sa personne le caractère triplement exogène de la gouvernance pour la science politique francophone[22].

On s'accorde généralement pour dater d'un rapport sur le développement en Afrique subsaharienne publié par la Banque mondiale en 1989 le premier usage particulariste de la notion[23]. Deux autres rapports publiés en 1992 et 1994 vont étayer le concept stratégique de gouvernance forgé par la Banque en vue de rationaliser, redéployer et relégitimer à la fois, ses pratiques vis-à-vis des États demandeurs d'aides financières pour leur développement[24]. Par un large processus de percolation, à sa suite, presque toutes les instances nationales et internationales chargées de l'aide au développement vont s'approprier le concept, sous des formes souvent partiellement spécifiques, et en faire elles aussi une ligne-force de la doctrine présidant à leur fonctionnement[25].

Dans tous ces contextes, les portées sémantiques que revêt le mot gouvernance se trouvent effectivement dotées d'une charge idéologique, au sens où l'on peut constater qu'un outil cognitif se trouve mobilisé dans des discours qui sont émis à l'appui d'un ensemble d'actions à prétention cohérente qui visent à produire un effet concret sur la façon dont la/une réalité sociale et politique est actuellement organisée.

Il paraît donc indéniable que, depuis sa renaissance, se trouve chevillée au corps de la gouvernance une charge idéologique d'autant plus solide qu'entre-temps bien d'autres acteurs politiques que ceux du développement se sont appropriés cette notion, et l'ont mobilisée à l'appui de leurs propres actions et buts stratégiques, dans des portées sémantiques qui peuvent être également partiellement spécifiques[26]. Dans ces circonstances, la question qui se pose pour notre propos est de savoir si le fait que la gouvernance ait fait et continue de faire l'objet d'intenses usages idéologiques conduit nécessairement à devoir renoncer à chercher à s'emparer de la notion à des fins (plus purement) scientifiques ?

La plupart des politistes qui alimentent le front de la résistance à la diffusion de la gouvernance dans la science politique francophone répondent par l'affirmative à cette question. La raison justifiant cette attitude peut renvoyer soit à une vocation à inscrire l'analyse politologique dans les sillons de l'ambition wébérienne de la neutralité axiologique, soit au contraire à l'ambition d'assumer dans la recherche un engagement axiologique de départ « contre le néo-libéralisme » et « la mondialisation » dans sa forme actuelle, pour le redire à la manière de Pierre Bourdieu[27].

Refuser de faire de la gouvernance un concept de la science politique de langue française en partant d'un tel point de vue épistémologique est tout à fait légitime. Le reconnaître n'implique cependant pas adhérer à cette position. Plusieurs ordres de considération, épistémologiques et stratégiques, paraissent pouvoir justifier la position inverse. Nous allons les exposer brièvement.

C - La gouvernance : une adoption souhaitable par la science politique francophone

D'abord, sur un plan épistémologique, il faut remarquer qu'il est courant en science politique[28] d'user de mots-clés du vocabulaire de l'action politique et des institutions politiques officielles, et ce, à des fins premières de connaissance et dans des sens souvent plus étroits et explicites que leurs significations ordinaires. Songeons à « République, État, nation, peuple, souveraineté, citoyenneté, société civile, parti politique, ong(i), droite/gauche, fédéralisme/confédéralisme... » Autant de notions-phares qu'ont en partage les discours politiques et politologiques.

À cet égard, il faut remarquer que recourir à un vocabulaire ésotérique pour construire le noyau conceptuel de son analyse donne peut-être l'impression formelle d'une rupture avec le sens commun plus grande, mais il n'est pas certain que cela protège plus le scientifique des risques d'être mal/pas compris que s'il use de mots ordinaires dans des portées qu'il essaie de rendre moins sauvages que dans leurs utilisations courantes.

Sur un plan stratégique, refuser de faire sien le vocabulaire dans lequel les acteurs politiques officiels pensent les phénomènes politiques réduit les chances d'accès aux sources publiques extra-académiques de financement de la recherche en science politique. Leurs programmes de financement portent en effet en général sur des thématiques qui sont libellées dans des termes qui ne sont guère éloignés de ceux qui ont cours dans la politique active, reflétant ainsi les préoccupations politiques du moment. De fait, depuis une décennie, on peut constater que les appels à des projets de recherche en lien avec le thème de la gouvernance ne cessent de se multiplier[29].

Il faut insister sur le fait qu'accepter de se situer formellement sur le même terrain notionnel que celui sur lequel se situe la demande institutionnelle de savoir et les crédits qui l'appuient n'implique pas de renoncer à la vocation de liberté et d'indépendance qui caractérise toute entreprise scientifique fondamentale digne de ce nom. Rien n'interdit en effet aux chercheurs qui postulent à de tels appels à projets de mener une stratégie de « détournement de fond(s) honnête[30] », en détournant les portées éventuellement trop connotées idéologiquement qu'aurait la gouvernance dans ces textes vers des acceptions plus valables d'un point de vue scientifique. De toute façon, toute recherche en sciences sociales doit toujours commencer par préciser la portée particulière des notions-clés qui forme l'armature conceptuelle de son analyse...

À cette considération purement stratégique s'en ajoute une dernière, qui est à mi-chemin entre le stratégique et l'épistémologique. Cette ultime raison justifiant de s'engager dans une tentative d'appropriation de la notion à des fins scientifiques tient au fait que la notion de gouvernance fait aujourd'hui sens - même s'il ne s'agit pas nécessairement d'un sens strictement identique[31] - dans plusieurs des sous-territoires institutionnalisés de recherche au travers desquels la discipline a toujours tendu à se développer, d'une manière dès lors assez segmentée.

Il est frappant de constater que la pénétration de la gouvernance en science politique semble s'être opérée - d'abord dans le monde anglophone, ensuite dans le monde francophone - de façon relativement concomitante dans plusieurs de ces sous-territoires, peu connus jusqu'alors pour entretenir beaucoup de communications entre eux : les relations internationales, les études européennes, l'analyse de l'action publique, d'abord locale et urbaine, puis la politique comparée et la théorie politique[32].

Déjà largement adoptée par la science politique mondiale s'exprimant en anglais, la gouvernance apparaît ainsi aujourd'hui pour la discipline comme une notion potentiellement fédératrice, susceptible lui de redonner ainsi qu'aux sous-territoires qui la composent, sinon un horizon théorique de référence commun, du moins un concept transversal pouvant servir de problématique commune[33]. Car, en touchant aux modes de gouvernement, la gouvernance touche en effet à l'appréhension de phénomènes qui s'inscrivent au coeur de la science politique[34], autorisant du même coup un redéploiement général des plans de questionnement et de connaissance qui la structurent.

Si donc l'on reconnaît qu'il y a une réelle opportunité stratégique à tenter de se saisir de la notion de gouvernance dans la science politique francophone, pour passer à l'acte, encore faut-il que l'on ait l'impression de ne rien perdre avec la notion nouvelle. Il faut que l'on ait au minimum le sentiment que le potentiel heuristique de la gouvernance n'est pas moindre que celui qu'offrent des notions antérieurement construites ou d'autres notions nouvelles ou redécouvertes.

On songe ici à des expressions comme « les arts de gouverner[35] », « la régulation politique[36] », (la théorie de) « l'action publique[37] », « la gouvernementalité », extrait de la théorie politique du biopouvoir de Michel Foucault[38], voire éventuellement « la gouvernabilité[39] ». Encore que cette dernière notion paraît pouvoir être affectée des mêmes tares que celles qui sont reprochées à la gouvernance. Son origine est tout aussi idéologique et sa portée, encore plus nettement fonctionnaliste et managériste (problem solving[40]). En outre, la gouvernabilité présente le défaut sémantique de renvoyer a priori, en français tout au moins, à une capacité à être gouverné ou à des conditions pour qu'un ensemble social ou territorial soit gouverné, plutôt qu'à un mode de gouvernement. Elle ne se situe ainsi pas sur le même plan que la gouvernance et les autres notions dont il a été fait mention.

Justement, une série de ceux qui refusent de s'approprier la gouvernance à des fins scientifiques le font car ils estiment que la notion amène plus de confusion que de précision. La raison tient dans le caractère extrêmement polysémique qui se dégage de ses usages[41]. Ou plutôt dans le caractère excessivement polysémique qui s'en dégage, si l'on admet que tout concept politologique, surtout s'il a une portée globalisante, fait l'objet d'une définition dont la formulation est rarement unique. Songeons à des concepts comme : système politique, régime politique, pouvoir, souveraineté, État, relations internationales ou ordre mondial. Une part des controverses qui animent la science politique, comme vraisemblablement toute science sociale, porte toujours sur des questions conceptuelles de définition terminologique. Ne fût-ce que parce qu'il s'agit-là d'un des plans de généralisation (les plus élevés) des connaissances produites dans la discipline.

Ce qui est donc reproché dans cet ordre de critiques à la gouvernance, ce n'est ainsi pas tant une polysémie qu'une polysémie excessive. Avant même - ou plutôt que[42] - de s'interroger sur l'ampleur réelle du mal dont souffrirait la gouvernance, il importe d'abord pour notre propos de se poser la question de savoir si un tel constat, même s'il devait être avéré, emporte nécessairement la condamnation du projet consistant justement à transformer la gouvernance en un concept de science politique.

La réponse à cette question paraît être négative, vu que la mise en oeuvre d'un tel projet implique en lui-même une tentative de stabilisation terminologique du terme, de façon à réduire la portée de sa polysémie à des proportions normales, n'excédant pas/plus les limites dans lesquelles se meuvent habituellement les discussions terminologiques que suscite l'emploi de tout concept scientifique.

On peut relever les ambiguïtés principales dont souffre la gouvernance dans ses usages scientifiques actuels et s'en servir pour conforter une attitude de refus de se l'approprier à des fins politologiques. Mais on peut aussi en dresser l'inventaire précisément pour contribuer à ce qu'elles soient levées et que ces nécessaires clarifications aboutissent au contraire à une large acceptation et utilisation de la gouvernance dans la science politique, francophone également. C'est bien sur ce deuxième registre qu'entend se situer la suite de cette contribution.

D - La gouvernance : une famille nombreuse et hétéroclite

Le refus d'accepter la gouvernance comme notion politologique du fait de sa polysémie excessive est partiellement lié au problème que l'on a précédemment évoqué, né du fait d'user à des fins scientifiques d'un mot qui a d'abord été, et continue de demeurer, largement diffusé dans la pratique politique, en association à des buts stratégiques et dans des portées idéologiques. Pour une part en effet, cette impression de concept fourre-tout provient de l'entrecroisement entre des usages (plus purement) scientifiques de la notion et des usages idéologiques dont le souci premier n'est pas de stabiliser les acceptions de la gouvernance autour d'une définition unique, de surcroît conforme aux canons de la validité scientifique.Mais là n'est pas l'unique source de l'impression que la gouvernance est un terme attrape-tout[43]. Ce sentiment provient également du fait qu'à peine exhumée, la gouvernance a été accouplée à toute une série d'adjectifs qui ont tendu à en moduler la tonalité première sous des accents particuliers.

« Bonne gouvernance, gouvernance efficace, démocratique, nouvelle gouvernance, gouvernance moderne/post-moderne, gouvernance urbaine, métropolitaine, territoriale, locale, européenne, régionale, internationale, mondiale, globale, cosmopolite, à des niveaux multiples... », autant d'expressions qui témoignent d'un processus de ramification terminologique particulièrement dense.

Une pareille arborescence terminologique présente, par nature, le risque d'obscurcir le sens de la souche-mère notionnelle. Mais ce risque tend encore plus à se réaliser lorsqu'il ressort des discours qui recourent aux expressions précitées que ces expressions sont utilisées, le plus souvent implicitement, comme synonymes de la gouvernance, au sens basique du terme. Tel est le cas de nombre de discours idéologiques[44], mais aussi de certains discours scientifiques.

Assimiler par exemple gouvernance et bonne gouvernance donne à penser que la gouvernance est un mot qui en plus de désigner, sur un mode descriptif, un processus de gouvernement, réel ou envisagé, en évalue les vertus au plan axiologique, en les estimant positives. Or, il est de tradition en science politique que ces deux modes d'appréhension du réel soient explicitement (et donc aussi terminologiquement) distingués, étant donné qu'ils relèvent d'opérations intellectuelles se rapportant à des registres épistémologiques que les sciences sociales dans leur version moderne ont justement cherché à séparer, à savoir celui des jugements de fait et celui des jugements de valeur, pour le dire dans le vocabulaire bien connu de Max Weber[45].

Sur un autre plan, entendre comme synonymes gouvernance et gouvernance nouvelle ou gouvernance moderne voire postmoderne laisse penser que le mot gouvernance ne se limite pas à désigner des processus effectifs de gouvernement sur un mode (ahistorique) actualiste ou présentéiste, mais qu'il en évalue en même temps la dimension historique. Plus précisément, qu'il date leur naissance, leur développement, ou l'apparition de leur caractère dominant dans les pratiques de l'époque contemporaine, souvent entendue comme celle de la fin de l'affrontement Est-Ouest ou de la mondialisation/globalisation[46].

Comme le caractère axiologiquement positif de la gouvernance - bonne gouvernance, le caractère historiquement contemporain de la gouvernance - nouvelle gouvernance nécessite d'être démontré et non tenu pour évident[47]. Et tous deux méritent de l'être par des méthodes éprouvées de travail proches ou empruntées à la philosophie (morale) politique, pour le premier, à l'histoire politique (contemporaine), pour le second, étant donné que ces deux disciplines ont pour objet propre le traitement de ce genre de question. Or force est de reconnaître que cela est trop rarement le cas des travaux de science politique qui assimilent gouvernance et bonne gouvernance ou gouvernance et nouvelle gouvernance.

Dernier exemple de ces associations dangereuses, dommageables à l'identité propre de la gouvernance : le passage de la simple gouvernance à la gouvernance mondiale ou globale. En diluant l'une dans l'autre, on peut laisser présumer qu'il existerait aujourd'hui un niveau suffisamment élevé d'interdépendance sociale et d'intégration institutionnelle au plan mondial pour présupposer que le cadre général effectif de la gouvernance se situe désormais au plan planétaire. Par gouvernance mondiale, il ne s'agirait pas simplement d'indiquer qu'il puisse y avoir de la gouvernance qui provienne d'un niveau mondial dans certains secteurs d'action publique, mais bien dans tous, en tenant cette hypothèse pour un donné plutôt qu'une matière de recherche[48].

Si ces mariages intensifs de la gouvernance n'ont certes pas été de nature à aider à la clarification de son acception dans sa forme simple, il faut souligner qu'une partie des questions épistémologiques qu'ils laissent irrésolues sont des classiques du genre en science politique. Tel est le cas par exemple de la question de savoir si l'on use d'un concept dans un sens descriptif ou axiologique - gouvernance ou bonne gouvernance ‑, et dans un sens présentéiste ou historique - gouvernance ou nouvelle gouvernance ‑, étant entendu que le centre de gravité de la science politique contemporaine tend à se situer nettement du côté descriptif et présentéiste. Ce genre de questions épistémologiques ne se posent pas qu'à propos de la gouvernance. De telles questions sont régulièrement évoquées par exemple pour une catégorie analytique aussi banalisée dans la science politique, française en tout cas, que droite/gauche[49], sans que cela n'obère la reconnaissance de son statut de concept.

À notre sens, la source principale de confusion épistémologique qui affecte le plus les usages scientifiques actuels de la gouvernance n'est pas tant à trouver du côté de ces questions épistémologiques classiques que d'un autre côté, plus original : celui de la dualité des usages paradigmatiques de la gouvernance. D'un côté, la notion de gouvernance est utilisée pour désigner un paradigme caractéristique d'un courant théorique particulier de la science politique, fondé sur ses propres postulats et agendas de recherche, cadre notionnel et thèses tenues pour valables. D'un autre côté, la gouvernance est employée pour désigner un paradigme caractéristique d'une manière très générale d'appréhender les processus de gouvernement, qui se situe en quelque sorte en amont des querelles et partis pris théoriques qui traversent la discipline. Autrement dit, la gouvernance vaut soit comme paradigme théorique, soit comme paradigme disciplinaire (ou ayant vocation à le devenir), au sens où l'entend Kuhn dans son ouvrage sur les révolutions scientifiques[50].

Avant d'aller plus loin dans le développement de la nature de cette dualité, il faut souligner que le mot « paradigme » est à comprendre ici dans un sens très large, calqué sur son sens grammairien : mot-type donné comme modèle pour une déclinaison. La déclinaison dont il s'agit, dans le sens où on entend ici cette notion de paradigme, est constituée par le développement de différentes opérations scientifiques de nature théorique et empirique : définition des questions et hypothèses de recherche, construction de problématiques, montage de protocoles de recherche empirique, l'énonciation de thèses tenues pour avérées sur la façon dont se déroule une/la réalité, etc.

II - Au coeur épistémologique de la gouvernance

La source de confusion épistémologique que nous jugeons la plus problématique provient du fait que l'acception de la gouvernance est fondamentalement différente selon qu'on la conçoit comme paradigme disciplinaire ou comme paradigme théorique.

D'un côté, la gouvernance sert à désigner une optique générale de recherche qui oblige à ce que le regard analytique porte aussi sur les aspects non institutionnels des processus actuels de gouvernement (voir supra, la première partie de l'article). D'un autre côté, la gouvernance est utilisée pour nommer un type particulier de modes de gouvernement[51], caractérisés par le fait qu'ils intègrent de façon dominante ces aspects non institutionnels[52]. Par là, la gouvernance sert à désigner aussi, même si le lien n'est pas nécessairement automatique[53], le courant théorique qui défend la thèse selon laquelle ce type particulier de modes de gouvernement est aujourd'hui soit en extension, soit dominant dans le monde ou dans tel espace particulier.

Il peut s'agir d'un espace social (parmi les peuples occidentaux, les Européens, les Français...), territorial (dans le monde, dans les métropoles occidentales, dans les espaces urbains européens), institutionnel (dans l'Union européenne, en France, en Région de Bruxelles-Capitale, dans la commune flamande d'Oudenaarde[54]), ou sectoriel (en matière d'action urbaine, culturelle, sociale, environnementale, de droits de l'homme, etc.).

Si on l'entend dans le premier sens évoqué ci-dessus, la gouvernance s'envisage dans n'importe quel contexte de processus de gouvernement, pourvu que l'on parvienne à y distinguer, lorsque l'on en observe le déroulement effectif, des régularités permettant de dégager des modes de gouvernement (effectifs). Peu importe que ces derniers correspondent ou non aux types particuliers de modes de gouvernement que désigne la gouvernance, lorsqu'elle est employée dans son deuxième sens (voir infra). Au premier sens envisagé ici, il y a gouvernance aussi bien dans l'Empire romain, dans l'Europe théologico-politique du Moyen-Âge, dans l'urss de Staline ou la France de De Gaulle, que dans l'Union européenne et ses institutions régulatrices[55] ou dans la Grande-Bretagne des gouvernements locaux[56].

Lorsqu'elle s'entend comme paradigme disciplinaire, la gouvernance apparaît à la manière d'un « grand tableau avec des cases vides », servant de trame à l'optique directrice de recherche, en produisant un schéma virtuel de réalisation d'un processus de gouvernement. Ce préformatage du regard analytique oblige à être attentif à certains aspects, de type non institutionnel, d'un processus de gouvernement auxquels, par hypothèse, on ne serait pas (aussi) attentif dans une optique traditionnelle. Mais il ne conduit pas à détourner (complètement) le regard des éléments de type institutionnel.

En revanche, cette « carte d'orientation première » n'implique aucune prise de position théorique. Que ce soit de type compréhensif, qui évoquerait l'existence de certains modes de déroulement effectif des processus de gouvernement ainsi scrutés. Ou que ce soit de type explicatif, qui engagerait des hypothèses et/ou des thèses particulières quant aux causes qui induiraient de tels modes de déroulement des processus de gouvernement à l'oeuvre dans le monde ou dans tel espace social, territorial, institutionnel ou sectoriel donné[57].

Si on l'entend dans sa deuxième acception évoquée ci-dessus, la gouvernance ne vaut que pour désigner un type particulier, non institutionnel, de mode de gouvernement. Dans cette deuxième acception, cela n'a a priori pas de sens de parler de la gouvernance dans l'Empire romain ou dans l'urss de Staline[58]. La gouvernance ne s'envisage ici que dans le contexte d'espaces - sociaux, territoriaux, institutionnels ou sectoriels - qui sont effectivement régis, de manière croissante ou dominante, selon un ou des modes de gouvernement de type non institutionnel.

Qui sont effectivement régis ou dont on postule qu'ils le sont. C'est ici qu'intervient en effet le troisième sens évoqué ci-dessus de la gouvernance. Dans ce sens, la gouvernance sert non seulement à désigner un type particulier de modes de gouvernement, mais en même temps, elle sert à étiqueter un courant théorique particulier, réuni autour du postulat selon lequel le type particulier de modes de gouvernement appelé gouvernance serait (devenu) dominant ou en train de le devenir, dans le monde ou dans tel espace social, territorial, institutionnel ou sectoriel.

Insistons-y. Dans cette troisième acception, il ne s'agit pas simplement de désigner par gouvernance une problématique de recherche, éventuellement liée à un agenda collectif de recherche particulier - ce qui constitue en fait une quatrième acception[59]. Il s'agit bien de désigner également un courant théorique qui, à partir de cette problématique, et dans le cadre d'un agenda particulier, assume la défense de thèses tendant à tenir pour vraie la dynamique de propagation ou le caractère dominant à l'heure actuelle de modes de gouvernement de type gouvernance dans le monde ou tel espace social, territorial, institutionnel ou sectoriel[60].

La perpétuation de la confusion entre ces deuxième et troisième sens de la gouvernance pose toutefois moins de problèmes épistémologiques que la continuation de la confusion entre les premier et deuxième sens. Pourquoi ?

D'une part, parce que les deux emplois différents de la notion de gouvernance se font à partir d'une même acception de la gouvernance comme type particulier de modes de gouvernement, et non comme cadre général d'analyse des modes de gouvernement, quel qu'en soit le type.

D'autre part, parce qu'une telle confusion n'est tout simplement pas inhabituelle en science politique. Que l'on songe en effet aux labels réaliste ou régime dans les théories des relations internationales, ou bien polyarchique ou néo-corporatiste en théorie de l'État. Ces étiquettes servent encore le plus souvent à désigner, soit à la fois soit alternativement, d'un côté, un ordre particulier de phénomènes dans le fonctionnement d'une réalité politique concrète - un régime d'action publique internationale, un dispositif néo-corporatiste d'organisation institutionnelle... -, et de l'autre, un courant théorique particulier qui postule ou tient pour acquis l'importance, significative ou déterminante, de ces phénomènes dans le fonctionnement de la vie politique

La continuation de la confusion entre les premier et deuxième sens de la gouvernance apparaît elle beaucoup plus problématique, car ces deux acceptions sont, elles, fortement antagoniques sur un plan épistémologique et leur usage en parallèle, très inhabituel dans les pratiques de la discipline. Pour ce double motif, il est souhaitable qu'un choix tranché soit rapidement opéré entre les deux branches de l'alternative, si l'on veut rendre plus acceptable l'usage de la gouvernance en science politique. Ou bien on choisit que la gouvernance serve à désigner un cadre d'analyse général valable a priori pour l'étude de tous les modes de gouvernement. Ou bien on choisit qu'elle vise avant tout un type particulier de mode(s) de gouvernement, et par extension par là éventuellement aussi un paradigme théorique, pour les raisons et dans la mesure qui sont évoquées au paragraphe précédent.

Comment faut-il trancher la question ? D'un point de vue purement épistémologique, aucune des deux options ne mérite d'être spécialement privilégiée. Il s'agit en effet d'une affaire de pure convention.

Qu'il nous soit cependant permis de penser qu'il serait plutôt souhaitable de réserver à l'avenir le mot gouvernance pour désigner un type particulier de mode(s) de gouvernement, et éventuellement par là aussi, un courant théorique particulier, et donc de renoncer à l'employer pour désigner un « filtre général » adaptable à toute optique de recherche en science politique.

Ce parti pris se justifie sur un plan stratégique, au vu des usages qui sont faits de la gouvernance par les acteurs politiques, en particulier institutionnels (voir supra). Mais la raison de ce choix tient aussi dans la conviction que si la gouvernance au sens de paradigme disciplinaire s'inscrit bel et bien en rupture avec un paradigme traditionnel de type institutionnel ou formaliste - qui se loge dans un complexe conceptuel issu de la théorie du droit public et de la philosophie politique normative -, le commencement de cette rupture ne date pas du début des années 90 ou alors des années 1890[61].

C'est en effet de la fin du xixe début du xxe siècle que semble dater ce que d'aucuns conçoivent comme la seule et unique révolution scientifique au sens de Kuhn qu'ait connue la science politique entendue dans son acception contemporaine[62]. Ce changement de paradigme, qui s'est accompli selon des chronologies différentes en fonction des contextes nationaux, prenant d'abord dans le mode anglo-saxon, représente pour la science politique autant un tournant que son moment fondateur. C'est précisément d'une rupture d'avec un point de vue institutionnel sur les phénomènes politiques que procède la constitution de la science politique dans son sens dominant actuel. Celle-ci naît donc précisément de sa sociologisation[63], ou pour le dire mieux, et plus largement, de sa « science socialisation».

Du reste, il semble que cette option en faveur de la deuxième branche de l'alternative soit largement privilégiée dans la science politique anglophone actuelle, ce qui fournit une ultime raison de ne la réserver à l'avenir, en science politique francophone, que pour désigner un type particulier, non institutionnel, de modes de gouvernement.

Si tel devait être le cas, il serait pertinent d'opérer une ultime clarification de la portée de la notion au plan épistémologique, en précisant - mieux que cela n'est fait en général dans la littérature politologique actuelle - si le type ainsi désigné est à comprendre comme un « type idéal » ou bien comme un « type probabiliste», appelé aussi « type statistique[64]». Cette remarque vaut bien entendu par extension aussi pour ce qui serait des éventuels sous-types de la gouvernance[65] et du ou des types, et sous-types, dont les types et sous-types gouvernance se distingueraient[66].

Le type idéal au sens où Weber l'a formalisé est un modèle dont le rôle dans l'activité de généralisation des connaissances se veut exclusivement heuristique. Pour ce faire, le type idéal ne doit pas présenter des caractéristiques dont on postule qu'elles seraient observables dans un nombre significatif d'occurrences dans la réalité. Il doit présenter avant tout des caractéristiques telles que leur articulation dessine une logique de fonctionnement radicalement singulière, irréductible à aucune autre. Par rapport aux cas que désigne le type statistique, il s'agit ici de cas extrêmes, rarement observables comme tels dans la réalité.

La vocation des idéaux-types est de servir d'instruments d'analyse pour la compréhension, de façon isolée ou comparée, de la logique de fonctionnement des multiples cas concrets qui leur correspondent rarement (totalement) et qui sont les vrais objets d'étude du chercheur. Celui-ci établit alors leur sens en fonction de la mesure de la distance plus ou moins grande qui sépare ces cas concrets de chacun des différents types idéaux qui sont mobilisés dans une analyse[67].

Au contraire du type idéal, le type statistique est un modèle qui représente un cas dont il est soutenu qu'il connaît un nombre significativement élevé d'occurrences dans la réalité. Si en se voulant le plus épuré possible au plan de la logique intellectuelle, la vocation du type idéal est de fournir une représentation, non pas simplifiée, mais exagérée de phénomènes qui constituent une part significative de la réalité empiriquement observable, celle du type statistique est largement inverse. Le type statistique a justement, lui, pour vocation que lui corresponde un maximum de cas empiriquement observables, ou à tout le moins, une gamme de cas dont on peut établir un nombre d'occurrences suffisamment élevé dans la réalité pour que l'on soit en droit de considérer qu'ils constituent une part significative de la réalité (d'un contexte donné[68]).

Bien sûr, il est possible de passer de l'un à l'autre, ou plus exactement de passer du type idéal au type statistique. Ainsi, dans un premier temps, on peut envisager de chercher à construire, à partir d'une observation particulière ou bien diffuse de la réalité, ce qui serait un type idéal « gouvernance » de mode de gouvernement, alternatif au type institutionnel présumé être dominant dans la pratique jusqu'alors. Dans un deuxième temps, on peut chercher à en moduler les caractéristiques principales afin de le faire déboucher sur un type statistique dont les caractéristiques sont suffisamment proches de celles de cas dont on peut attester d'une occurrence suffisamment élevée dans la réalité (d'un contexte social, territorial, institutionnel ou sectoriel donné) pour pouvoir les tenir pour empiriquement significatifs voire dominants. Mais même, et surtout, dans cette hypothèse d'une dynamique de basculement d'un type idéal vers un type statistique, il serait profitable à la clarification des usages politologiques de la gouvernance d'afficher la couleur épistémologique, et de veiller à toujours spécifier l'endroit où prend place sur ce continuum le type « gouvernance » que l'on mobilise dans son analyse du moment.

Conclusion

Dans cette contribution, notre principal propos était de montrer que, bien que fondées, les deux raisons que l'on postule être principales dans le refus d'un nombre significatif de politistes d'expression française de s'approprier la gouvernance à des fins scientifiques n'impliquaient pas de renoncer au projet d'en faire un vrai concept de science politique, c'est-à-dire une notion susceptible d'apporter une réelle plus-value à la connaissance scientifique des modes effectifs de gouvernement actuels.

En revanche, tant la critique de la charge idéologique que celle de la portée polysémique impliquent d'être particulièrement attentifs aux conditions dans lesquelles on use de la gouvernance à des fins scientifiques.

La critique de la charge idéologique jugée indissociablement liée à la gouvernance conduit ceux qui veulent se servir de cette notion à des fins politologiques à être particulièrement soucieux de connaître les conditions et les trajectoires historiques de la renaissance contemporaine de la gouvernance. Elle les incite aussi à être bien conscients, et au courant, des emplois idéologiques massifs dont la gouvernance continue de faire l'objet depuis sa deuxième naissance, de la part d'acteurs politiques notamment institutionnels ou de chercheurs qui sont (directement) à leur service.

La critique du caractère polysémique jugé excessif de la gouvernance amène ceux qui veulent se servir de cette notion à des fins politologiques à redoubler de vigilance quant aux plans épistémologiques sur lesquels ils en situent, explicitement ou implicitement, les usages. D'abord, il s'agit pour eux d'être particulièrement attentifs, de façon classique, à ce qu'il n'y ait pas de confusion lorsqu'ils usent de la gouvernance quant à la portée descriptive ou axiologique de la notion, d'une part, actualiste ou historique, de l'autre.

Mais leur mise en alerte épistémologique doit surtout s'exercer par rapport à la portée paradigmatique dans laquelle il peut être usé de la gouvernance à des fins politologiques. De ce point de vue, il serait utile qu'ils tranchent la question de savoir s'il faut privilégier l'emploi de la gouvernance comme paradigme disciplinaire ou bien comme paradigme théorique.

Dans son premier type d'usage, la gouvernance désigne un précadrage de toute optique de recherche en science politique ayant pour objet l'analyse de processus de gouvernement, quels qu'en soient la nature ou les contextes dans lesquels ils se dérouleraient.

Dans son second type d'usage, la gouvernance renvoie avant tout à un type - idéal ou statistique - particulier de modes de gouvernement, à des manières non institutionnelles selon lesquelles se dérouleraient des processus de gouvernement, appréhendés de façon générale ou dans tel contexte social, territorial, institutionnel ou sectoriel particulier. La gouvernance désigne ici un type non institutionnel de modes de gouvernement dont un certain courant théorique, qui se revendique aussi de l'étiquette de la gouvernance - qui se comprend alors en un troisième sens -, soutient qu'il serait dominant ou en train dans le devenir parmi l'ensemble des processus de gouvernement observables dans le monde ou dans tel espace social, territorial, institutionnel ou sectoriel donné.

S'ils prennent ces mises en garde au sérieux, les utilisateurs de la gouvernance à des fins politologiques augmenteront fortement les chances de couper l'herbe de la critique sous les pieds des censeurs de la gouvernance dans la science politique francophone. Ils aideront ainsi à ce que les polémiques autour de la gouvernance se concentrent sur des questions moins ancrées dans les profondeurs épistémologiques et qui participent du débat théorique normal de la vie scientifique de tout concept.

On pense à des questions - qui, faute de place, n'ont pas été abordées dans cet article - telles que la formulation la plus adéquate d'une définition générale du concept ; la désagrégation de cette définition générale dans des propositions de portée plus précisée ou dans des critères, eux-mêmes susceptibles d'être formulés sous une forme se prêtant à une opérationnalisation dans une recherche empirique, par exemple en rapport avec des indicateurs ; la mise en lumière de relations d'affinité entre ces définitions et un certain type de théories (fonctionnaliste, managériste, du public choice) et de macro-conceptions des phénomènes politiques (comme l'idée selon laquelle la gouvernance évacuerait complètement la dimension agonistique des modes de gouvernement qu'elle désigne ou leur prêterait encore trop une idée d'intentionnalité ou de pilotage), etc.

La mise en oeuvre de ce mouvement de clarification épistémologique concernant les usages politologiques de la gouvernance est particulièrement souhaitable si l'on conçoit que parmi les diverses raisons d'opportunité qui poussent à en faire un concept de science politique, d'expression française également, figure en bonne place la possibilité de doter l'ensemble des sous-territoires institutionnalisés de recherche en science politique d'une problématique partagée, voire d'un horizon de théorisation commun.

Un tel souci épistémologique dans les usages scientifiques d'une notion participe en outre de cette sociologisation de la discipline au nom de laquelle justement une part importante des censeurs actuels de la gouvernance dans la science politique francophone s'oppose à son admission comme concept. De quoi donc faire de la pierre « gouvernance » deux coups : une intégration disciplinaire dans une science socialisation accrue.