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Depuis le premier janvier 2002, les citoyens de douze États membres de l’Union européenne (ue) utilisent la même monnaie dans leur vie quotidienne. À cette date, environ 56 milliards de pièces et 13 milliards de billets en euro étaient prêts à circuler. À la fois défi politique, pari économique et enjeu social, l’euro représente à lui seul une double révolution. Il implique d’abord, pour les pays qui font partie de la zone euro, la disparition des plus grands symboles de souveraineté nationale, les monnaies, ainsi que le transfert des souverainetés monétaires nationales à une Banque centrale européenne. L’euro est également un grand changement pour les citoyens. Par nature, les instruments monétaires sont des liens sociaux, des symboles d’unité et de rassemblement. Outre l’intérêt concret que les consommateurs portent aux effets concrets de la monnaie unique sur leur situation financière, l’introduction de l’euro bouleverse les référents monétaires qu’ils se sont construits dans leur monnaie d’éducation.

Cet article vise à apporter des éléments de réflexion et de réponse à la question suivante: l’euro peut-il contribuer, en tant que symbole, à la construction d’une « identité européenne » ? La « proclamation identitaire » est l’un des moyens privilégiés de la mobilisation et de la canalisation des passions ou des émotions politiques qui sont mises en branle au nom d’un projet, et cela se fait souvent par le biais de la culture[1]. Dans le discours officiel communautaire[2], l’euro est supposé renforcer « l’unité de l’Union européenne » et « le sentiment d’identité européenne », et devenir « un symbole de l’identité européenne ». Or, toute la difficulté est à la fois de susciter un élan d’ensemble et s’adapter à des réalités nationales très différentes, car le fait de changer de monnaie peut être ressenti comme un changement d’identité. Nous pensons effectivement que l’euro est un symbole concret d’appartenance à une même communauté, mais que l’identité européenne n’en découlera pas facilement pour autant, du moins dans l’immédiat. Il faudra encore du temps, beaucoup de volonté et une plus grande ouverture d’esprit.

I –« Identité européenne » : la fausse piste d’une notion et de ses dérivés

A —La notion d’identité

En pratique, « l’identité se joue dans la variation[3] ». L’identité est un état, une construction qui dépend du contexte ; elle n’est pas immuable, elle peut disparaître et réapparaître. C’est « un construit évolutif qui vient donner du sens et de la valeur (positive ou négative) à une relation ou à un ensemble de relations[4] ».

L’identité relève de trois types de rapports[5]. Le premier est le rapport au passé, qui consiste à montrer les racines de la communauté, à prouver sa permanence dans le temps, à inventer des traditions, bref à conférer une pérennité. Le deuxième est le rapport à l’espace et au social dans lequel il s’agit d’instaurer un sentiment de propriété, un lieu où s’exerce le pouvoir. Le troisième est le rapport à la culture: c’est le rapport le plus complexe, qui consiste à modifier les valeurs et à ériger des traits culturels en emblèmes de l’identité.

L’identité d’un groupe ou d’une société est ce qui assure sa continuité et sa cohésion. D’une part, elle détermine la façon dont une société se démarque de son environnement naturel ; d’autre part, elle établit le mode d’appartenance des individus à leur société, fixant du même coup les conditions de leur exclusion. L’identité exprime les valeurs d’une société donnée, et c’est en elle que les individus puisent leurs qualités propres, en tant que membres de la communauté. Ces qualités sont des modes d’être et se manifestent par des actions[6].

L’identité individuelle est complémentaire de l’identité collective. Alors que dans l’identité individuelle l’individu se perçoit lui-même par rapport aux autres (« Je » par rapport aux « Autres »), dans le cas de l’identité collective il s’identifie à une collectivité ou à une communauté, qui elle-même s’identifie par rapport à l’extérieur (« Nous » par rapport aux « Autres »). Dans tous les cas, l’identité suppose l’Autre pour exister et se développer : avoir une identité, c’est se définir par rapport aux autres, c’est avoir sa propre perception de soi et des autres.

Il ne faut pas en déduire l’existence d’une mémoire commune dès lors qu’il y a eu vécu commun. Toute appartenance ne conduit pas nécessairement à la constitution d’un groupe organisé[7]. Les frontières de l’identité sont floues et mouvantes, donc fluides. L’identité doit s’articuler en fonction des oppositions et des différences. Elle doit accepter l’existence d’une pluralité de voix qui ne sont pas nécessairement harmonisables dans l’immédiat, mais sont capables, en principe, de communiquer et de dialoguer en échangeant des expériences[8]. « Ai-je vraiment une identité ? », se demande Alfred Grosser. Mon identité est « la somme de mes appartenances (...) plus, je l’espère, un quelque chose qui les synthétise et les domine[9] ». La plupart des identités sont « emboîtées[10] ».

L’identité collective d’un peuple n’est jamais simple et spontanée. Bertrand Badie parle de « volatilité identitaire » dans le sens où les individus ne sont plus seulement citoyens d’un État-nation, mais appartiennent aussi à un ensemble de réseaux. Or comme ces derniers nient généralement toute logique territoriale, l’individu est doublement situé dans le monde politique contemporain : d’une part, il est situé territorialement de par sa relation citoyenne; d’autre part, il est situé socialement de par son appartenance à de multiples réseaux. L’individu modifie la hiérarchie de ses appartenances et de ses références identitaires en fonction des situations et des enjeux. Cette « volatilité » relativise fortement la notion de territoire et d’appartenance territoriale[11].

L’identité est indissociable des rapports de pouvoir, qu’il soit d’État ou non : c’est en fonction des systèmes de pouvoir que sont conférés sens et valeur aux relations entre groupes. Le fait pour un pouvoir politique de se doter d’institutions donne ainsi une dimension particulière à l’identité. Le processus de construction identitaire impose certes une certaine harmonisation autour d’un noyau de sentiments partagés par une large partie de la population : il vise alors à harmoniser, et non à uniformiser, la diversité inhérente à toute collectivité, et ne doit en aucun cas s’apparenter à une manipulation[12]. Or, pour Alfred Grosser, c’est presque impossible. Pour lui, la notion de « mémoire collective » est « doublement contestable » : d’une part, le nombre de mes appartenances sociales charrient des mémoires particulières, et d’autre part, il ne s’agit pas de mémoire puisque « je ne me souviens pas de la prise de la Bastille[13] ». La « mémoire collective » est un acquis, un transmis, qui implique à la fois sélection et déformation.

B — L’Europe face à ses identités

La formation d’une identité est généralement perçue comme un véritable enjeu pour l’avenir de l’Europe. L’identité en elle-même implique une « solidarité spéciale[14] ». C’est un sentiment complexe, un ensemble de représentations renvoyant à une histoire (avec des racines, une permanence dans le temps, des traditions, bref une pérennité), à un lieu où s’exerce le pouvoir, à des pratiques, et à un projet collectif. Elle implique des éléments à la fois idéels et réels, émotionnels et rationnels ; elle nécessite le petit « quelque chose » dont parlait Alfred Grosser plus haut.

Loin d’être figée et statique, « l’identité européenne » apparaît comme un effort constant d’unification, d’intégration et d’harmonisation par et entre les pays européens dans différents domaines. Elle se construit dans la confrontation de l’identique et de l’altérité, de la similitude et des différences entre les peuples européens et les autres peuples[15].

Chargée de préciser les contours de l’Europe dans la perspective de l’élargissement, dans un rapport présenté au Conseil européen de Lisbonne en juin 1992, la Commission européenne a explicitement reconnu qu’il n’était « ni possible ni opportun » de définir les frontières de l’Union européenne dont les contours se construiront « au fil du temps ». Elle a juste confirmé la diversité, la richesse, et l’importance des éléments géographiques, historiques et culturels, des idées et des valeurs[16].

L’Europe est une « notion incertaine[17] », par conséquent celle d’« identité européenne » l’est aussi ! Peut-être devrions-nous évoquer l’« esprit européen » ou la « civilisation européenne » : l’unité de ce continent existerait sous-jacente, parce qu’il y aurait une civilisation européenne, transcendant successivement la féodalité, le système des États, le système des Nations[18]. L’idée est séduisante, mais décourageante.

Edgar Morin parle d’« identité métamorphique » au sens où l’Europe moderne est le fruit d’une métamorphose, qu’elle a elle-même vécu de métamorphoses, et que son identité se définit dans les métamorphoses. Née du « tourbillon historique » du xve siècle, l’Europe s’est forgée à partir d’oppositions, et se construit « dans l’anarchie organisatrice[19] ». Elle présente simultanément « les deux visages de l’universalisme le plus accueillant et du particularisme le plus borné[20] ». Sa richesse réside dans sa variété.

Doit-on plutôt parler de « citoyenneté européenne » ? Cynthia Jean constate là aussi que dans ce domaine les réalités historiques, sociales et culturelles propres aux États sont profondément enracinées dans leur comportement politique, et font triompher une approche minimaliste qui associe lenteur et prudence. Dans ce domaine aussi, les États persistent à croire que le renforcement des droits propres à la citoyenneté européenne peut menacer l’identité nationale, ce qui porte préjudice à la portée et à la signification de la citoyenneté de l’Union. Les États défendent jalousement leurs pouvoirs souverains, ils tiennent à leurs différences, encore plus qu’à leurs points communs, ils ne semblent pas prêts à s’abandonner à la construction d’une identité collective européenne[21].

L’Europe n’a pas une identité profondément et uniformément enracinée: cette mémoire est divisée et conflictuelle, et la souveraineté des États-nations qui la composent représente à la fois une force et une faiblesse[22]. « L’Européen sera fatalement moins attaché à l’Europe que le Français à la France, que l’Allemand à l’Allemagne[23]. »

La nation est d’abord une idée, ce n’est pas une réalité concrète comme peut l’être la famille, la tribu, ou le clan. Elle suppose un stade élevé d’élaboration conceptuelle, avec l’assimilation d’une histoire commune, l’acquisition d’un patrimoine de souvenirs organisé en mémoire collective, et la soumission de cette mémoire à un travail de symbolisation qui lui donne un sens, autour de lieux de mémoire et de symboles[24].

La conscience nationale est le fruit d’une longue élaboration historique, elle n’est pas innée. Il n’y a pas de nation sans conscience d’en être une ; il n’y a pas de conscience nationale qui ne soit l’aboutissement d’un passé commun intégré dans le présent, c’est-à-dire dans un mode de vie commun, et la possibilité d’une action commune. En réalité le problème n’est pas de créer une identité fictive, mais de préserver son héritage propre (sa mémoire) en l’intégrant dans un patrimoine commun[25]. Et c’est aussi ce problème que rencontre l’ue.

L’Europe, comme la nation, n’est pas seulement une construction politique et économique, mais aussi une construction mentale. Elle nécessite une histoire, une mémoire, des symboles, des mythes, des lieux de mémoire. Or, l’Europe n’est pas une nation, mais des nations.

La notion d’« identité européenne » est à notre avis inappropriée. « L’Europe n’existe pas », mais « les Européens existent[26] ». Ils ne savent pas qui ils sont, mais ils savent qu’ils ne sont pas les autres, et les autres aussi les reconnaissent[27].

Comme le dirait Jean-Baptiste Duroselle, « si je me trouve dans le Middle West des États-Unis, la rencontre d’un Hongrois ou d’un Espagnol me fait l’effet d’une réunion avec des compatriotes en pays étranger. Mais à Harvard je me trouve moins à l’étranger que dans la campagne flamande ou bavaroise. À bien des points de vue, je me sens culturellement et intellectuellement plus proche de Léopold Senghor que de mon meilleur ami anglais ou néerlandais, ce qui ne nuit d’ailleurs nullement à l’amitié. Et quand on me dit que l’Europe est le pays du droit, je songe à l’arbitraire ; qu’elle est le pays de la dignité humaine, je pense au racisme; qu’elle est celui de la raison, je pense à la rêverie romantique. Et je trouve la justice en Pennsylvanie, la dignité humaine chez les nationalistes arabes, la raison partout dans l’univers[28] ».

L’Europe n’est pas incompatible avec le maintien d’éléments de diversité culturelle. L’homogénéité culturelle n’est pas requise, et même non souhaitable, et de toute manière impossible. En France, le groupe des Banques populaires a voulu préparer le passage à l’euro, en formant son personnel, et en informant le public intéressé à l’extérieur. La « valise de formation » qui comprenait deux versions distinctes , l’une destinée à la communication externe, et l’autre à la formation interne des banques du groupe, est devenue un problème lorsque le groupe a voulu effectuer une traduction du matériel pour ses filiales espagnoles : une transposition littérale s’est révélée impossible pour des questions de langue, de culture, et de réseaux trop différents, et une adaptation a été nécessaire[29].

On a plus affaire à un « vaste bricolage multiculturel[30] » qu’à l’émergence d’une « identité européenne ». C’est un « univers culturel de compromis » qui implique la mise en contact de différentes cultures nationales, dont la combinaison ne repose sur aucun rapport de subordination, mais conjugue l’unité et la diversité, l’homogène et le différent, l’universel et le relatif[31]. C’est la spécificité de la configuration politique communautaire : aucune culture ne prétend imposer aux autres son hégémonie ; le contact s’inscrit dans un processus défini comme volontariste, concerté et irréversible : il est inséparable d’un projet historique.

Les différences culturelles sont un des atouts de l’Europe. Il est même préférable de parler de « cohabitation culturelle » plutôt que de « multiculturalisme ». Cette expression présente les avantages d’être modeste (elle rappelle que la relation entre les formes culturelles européennes n’est pas résolue) et dynamique (elle suppose des ajustements permanents, donc une situation ouverte, et non une organisation de relations entre les cultures). Elle signifie que ni le problème de l’identité, ni celui de la gestion des différences, ne sont résolus. Parler de cohabitation culturelle présente l’avantage de rappeler, contrairement au multiculturalisme, que « tout est à faire[32] ». Ce qui est en jeu est la conscience politique et culturelle d’une communauté d’appartenance à l’Europe[33].

Max Weber parlerait alors de « communalisation ». C’est une relation sociale caractérisée par la disposition de l’activité sociale qui se fonde sur le sentiment « subjectif » (traditionnel ou affectif) des participants d’appartenir à une même communauté[34]. Le fait d’avoir en commun certaines qualités, de connaître une même situation ou d’avoir un même comportement, ne constitue pas forcément une communalisation. C’est seulement au moment où, en raison d’un « sentiment commun », les individus orientent mutuellement d’une manière ou d’une autre leur comportement, que naît entre eux une relation sociale[35].

La difficulté pour l’ue réside dans deux caractéristiques qui la distinguent des groupements communautaires classiques. À la différence des États-nations aux territoires bien délimités, l’Europe se définit comme un espace ouvert : on ne peut en fixer les limites définitives ; c’est une communauté à grande échelle, englobant une multiplicité de populations et de traditions différentes. Par ailleurs, c’est une communauté en construction, continuellement en projet. La difficulté vient du fait que l’on procède par anticipation, au nom d’un projet à construire, tendant vers un idéal dont la réalisation est toujours reportée dans un avenir mal déterminé[36].

Il existe un véritable décalage entre le discours de la Communauté, et la réalité sociale et culturelle des citoyens qui ne se reconnaissent pas dans ce discours[37]. Le discours communautaire est dominé par des valeurs universalistes, sans spécificités européennes. Une approche différenciée et adaptée au contexte national est essentielle au succès de la démarche. Il en va donc de la responsabilité des États membres et des relais d’opinion de remédier à la situation. L’information et la communication ne jouent leur rôle d’intégration qu’au sein des États-nations ou de communautés suffisamment constituées, possédant le substitut social et culturel qui fonde l’espace symbolique et culturel de la politique. Sinon, elles ne suffisent pas à créer une dynamique culturelle et risquent même au contraire d’avoir un effet déstabilisateur[38].

II – L’euro, symbole des Européens

A — La notion de symbole

Le symbole est un moyen d’identification, un signe de reconnaissance et de ralliement entre les membres d’une même communauté. Transmis aux générations par le folklore, les contes, les mythes, les légendes, il fait partie d’un héritage collectif et culturel.

Les symboles sont indispensables à la construction de toute identité durable, qu’elle soit individuelle ou collective. En s’identifiant à des symboles, l’individu ou le groupe acquiert une personnalité qui lui permet de s’insérer dans l’ordre social : le symbolisme met fin à la crise d’identité et au flottement d’opinion.

Afin d’assurer sa reproduction, la société moderne investit temporairement des objets, des personnages, des événements, ou toute autre forme du discours social, et leur confère une valeur d’interface entre des significations (empruntées à un corpus de vérités, mythiques ou religieuses) et leur fonction réelle, qui est ainsi masquée, et permet ainsi de légitimer, par association ou par analogie, des pratiques nouvelles, censées être porteuses d’avenir, c’est-à-dire d’un programme inéluctable[39].

On combine nécessairement mémoire et programme, le souvenir d’un événement ou d’un personnage fondateur, et la prescription de pratiques qui lui sont associées. Ces pratiques doivent être ancrées dans un fonds mythologique ancien ou traditionnel. Une croyance partagée héritée de la tradition peut rendre compte de l’adhésion obligatoire à certaines pratiques qui sont par ailleurs nécessaires à la reproduction du système social. Le mythe légitime le rite : le second ne peut exister sans le premier. La vie en société ne peut donc pas se satisfaire de règles juridiques ou morales, ni d’engagements réciproques ou de contrainte organisée : elle doit se fonder sur des croyances profondes, sur un ensemble de principes qui vont sans dire et dont le respect garantit l’accomplissement par tous de pratiques communes[40].

L’utilité des symboles pour le pouvoir politique est indéniable. Le symbole est médiateur et unificateur. Représentant concrètement la collectivité, il affirme, maintient et renforce l’appartenance et l’adhésion à un système commun de valeurs et d’actions; il mobilise et rassemble les individus, et facilite ainsi le consensus. D’autre part, le symbole suscite le respect des normes et des modèles sociaux, et favorise le maintien de l’ordre et de la solidarité. Ainsi le sceptre et la couronne, en plus de signaler le pouvoir, invitent à le respecter. Les symboles ne reflètent pas seulement l’autorité, ils la renforcent[41].

Le symbole présente le grand avantage d’être imprécis et subjectif, mais sans être arbitraire ; il répond toujours à une nécessité sociale et politique. Il fait appel à l’émotion, à notre esprit créatif et à notre imagination. On ne le comprend pas, on l’interprète. De ce fait, il peut être partagé par plusieurs personnes, mais pas forcément interprété par toutes de la même façon.

B — La monnaie comme symbole

Le fait d’appartenir à une communauté de paiements dans laquelle les moyens de s’acquitter sont établis, fait que la monnaie est un signe de reconnaissance sociale[42]. Or, comme le symbole est lui-même un signe de reconnaissance sociale, la monnaie est donc un symbole. Elle est un symbole par sa nature d’instrument, et par son iconographie. Elle est à la fois une des manifestations et un des instruments d’un processus fort d’identification symbolique et affectif, constitutif du groupe[43]. Il se noue une relation au moment du transfert des biens et des services, et ce transfert doit équilibrer la relation.

Les premiers instruments monétaires étaient déjà des symboles. Certains peuples ont en effet ignoré la valeur intrinsèque et le poids de l’étalon pour ne considérer que le symbole. Ainsi, plusieurs tonnes de « haches à douille » ont été retrouvées dans une zone allant du nord de l’Écosse au sud de la France, et de l’Irlande à l’est de la Pologne, avec de fortes concentrations le long des routes commerciales. La nature fragile, fine, et la petite dimension des haches armoricaines en bronze, décorées et de tailles différentes, que l’on peut dater aux environs de l’an 1000 av. J.-C., excluaient tout usage utilitaire : la forme tranchante exprimait symboliquement le règlement des dettes et le rééquilibrage des relations sociales. On retrouve ce type d’objets sur différents continents à peu près à la même période. Les plus anciennes monnaies-bêches connues en Chine appartenaient aux rois Zhou de la fin du vie siècle av. J.-C. Les négociants chinois utilisaient aussi des couteaux, composés d’un anneau fixé à un manche; avec le temps, les disparitions successives de la lame et du manche conduisirent au iiie siècle av. J.-C. à ne garder que l’anneau, c’est-à-dire une pièce de monnaie trouée. L’Afrique utilisa également de tels instruments d’échange, comme l’enclume en fer au Congo, ou la croisette en cuivre du Katanga.

Dans l’Antiquité, les pièces étaient des symbola , des signes de reconnaissance. Elles permettaient d’abord la répartition d’un symbole du pouvoir entre les membres constituant la cité[44]. Lorsque les guerriers étaient passés en revue par le roi, une pièce était distribuée à chacun d’eux afin que la relation au roi soit directe et qu’une unité soit créée : c’était le cens. Par ce geste, le roi donnait un gage de sa confiance et de son autorité sacrée et protectrice. Le guerrier détenait alors un signe de la reconnaissance du roi et une marque d’appartenance à l’armée royale. Il s’agissait à la fois de compter les soldats, d’affirmer l’unité sociale de l’autorité royale et de fidéliser les troupes[45].

Jean-Michel Servet montre que les pièces sont apparues en Grèce avant le développement commercial, non directement comme moyen de paiement, mais comme un besoin de normaliser, de codifier les rapports sociaux troublés en particulier par l’extension des transactions dites commerciales. Elles ont progressivement défini un nouvel équilibre politique dans un nombre de plus en plus important de cités[46]. Celles-ci, en tant qu’institutions politiques, ont d’ailleurs joué un rôle essentiel dans leur usage et leur propagation[47].

Pour Michel Pastoureau, historien des symboles, la monnaie est le signe d’une cohésion entre ceux qui se servent de ces mêmes objets. De plus, non seulement ces utilisateurs voient les symboles, mais ils les touchent : toucher le portrait du Roi ou sa devise était, selon lui, « un acte symbolique, pas neutre[48] ».

La monnaie est avant tout une des formes de la relation sociale, caractérisée par l’acceptation d’un objet spécifique comme moyen d’échange de biens, de services ou de possessions immatérielles. Même la relation qui lie créanciers et débiteurs, prêteurs et emprunteurs, constitue un lien social. L’acte de prêter et d’emprunter n’est pas seulement un échange d’argent, mais aussi un échange culturel qui varie selon les groupes sociaux[49].

La monnaie est un « fait social total[50] ». Elle symbolise la souveraineté politique, dans le même temps où elle constitue le liquide nutritif indispensable à toute activité économique, ainsi qu’un puissant lien social[51]. La monnaie est un phénomène humain et social, en ce sens qu’elle intègre toutes les composantes de la vie en société (culturelle, politique, sociale, économique) et assure la régulation de l’ensemble des relations sociales[52].

Le passage à l’euro avec l’introduction des pièces et des billets est un bouleversement total des habitudes des consommateurs. Ce Grand Passage n’est pas seulement une opération technique et économique, mais aussi une innovation historique, politique, sociale et culturelle. L’euro a révolutionné la vie de tous les jours, et forcément rencontré des résistances (intérêts, habitudes, peur). La monnaie n’est pas seulement un instrument au service du pouvoir, mais aussi un instrument au service des citoyens, desquels le succès de la monnaie dépend. Même s’il est encore trop tôt pour se prononcer, l’apparition de l’euro devrait améliorer le sentiment d’appartenance des citoyens à l’ue et contribuer à forger un sentiment d’identité européenne. Mais cette notion d’« identité européenne » est à notre sens inadéquate ; il est fort probable que l’euro favorise plutôt un sentiment d’appartenance, un lien social entre les Européens. En ce sens, avec l’euro, nous préférons parler d’un « symbole d’appartenance » plutôt que d’un « facteur d’identité européenne ».

C — L’euro, symbole d’appartenance

Les symboles sont indispensables à la construction de toute identité collective durable. Une communauté d’États comme l’ue a elle aussi besoin de tels symboles, car ils sont appelés à jouer un rôle important dans le processus de légitimation. Pour l’heure, la symbolique relative à l’intégration européenne est faible. Certes, il y a, entre autres, le drapeau européen, l’hymne européen, le passeport européen et le permis de conduire communautaire[53]. Mais c’est l’euro qui est le dernier et vrai grand symbole européen. Nous avons vu que la monnaie entretient une très forte relation avec le pouvoir politique, et qu’elle est un facteur d’unité et un moyen d’intégration sociale. Trop percevoir les dimensions économiques et techniques de la monnaie conduit à oublier son grand pouvoir d’intégration politique et culturelle. L’euro aura ce pouvoir, car la monnaie est assurément le symbole d’une communauté d’individus.

L’euro a été matérialisé le vendredi 13 décembre 1996 au siège de la banque d’Irlande pour les billets, et le 16 juin 1997 lors du Conseil européen d’Amsterdam pour les pièces. Le processus d’impression et d’émission des pièces et des billets a dû répondre à de nombreuses questions relatives au nombre des coupures et des pièces, à leur valeur faciale, à leur séquence, à la gamme des options quant au graphisme, aux problèmes juridico-institutionnels et logistiques, au choix des thèmes graphiques, aux signes de sécurité, aux aspects pratiques du lancement (époque, faisabilité technique, coûts, acceptation par le public, considérations politiques, prévention de la contrefaçon).

Une monnaie est un facteur d’identité ; l’euro devrait donc fatalement en être un. Mais changer de monnaie est difficile, car nous sommes tous méfiants face à l’inconnu. L’incertitude est le premier et le plus important de tous les coûts de la transition, et le premier facteur de risque technique[54]. Fondatrice du lien social dans son principe, par le repère commun qu’elle institue, la monnaie est aussi perturbatrice dans sa pratique.

Le passage à l’euro n’a pas été une réforme monétaire, ni une dévaluation. Concrètement, il s’agissait d’un changement d’unité de compte dans le respect intégral de la continuité des valeurs et de l’ensemble des relations contractuelles privées ou publiques, impliquant pour les citoyens de diviser les prix et unités de valeurs exprimés dans leur monnaie nationale par un facteur constant. Les taux de conversion ont été fixés le 1er janvier 1999, et correspondaient aux taux de change d’équilibre de chacune des unités monétaires nationales vis-à-vis des autres unités monétaires de la zone euro et vis-à-vis de l’euro[55].

En pratique, le passage à l’euro a été un « saut intellectuel[56] » dépendant du comportement du grand public, mais aussi des possibilités des diverses parties intéressées et de l’infrastructure existante. L’organisation de la transition était du ressort des États membres. La situation dans chacun d’eux varia en fonction de la monnaie en circulation et de l’infrastructure logistique de l’offre de monnaie (par exemple la valeur des billets et pièces en circulation par rapport au pib, l’importance du réseau d’agences des banques centrales nationales respectives, la densité du réseau de guichets automatiques de banque distribuant des billets et la capacité à les convertir rapidement à l’euro[57]).

Une société n’est pas un ensemble figé, elle est toujours en évolution, mais pas à un rythme uniforme. Plusieurs groupes, chacun avec leur propre système de représentation (croyances, valeurs, modèles), cohabitent ou entrent en conflit (familles, ethnies, classes). Cette complexité se renforce quand il y a coexistence, généralement conflictuelle, de systèmes de représentations et de croyances hétérogènes[58], car il s’agit de concilier ces systèmes et d’établir une unité de signification. L’Europe est justement une « réalité culturelle polycentrique[59] ».

La monnaie est un bien tellement proche et usuel qu’on en vient parfois à oublier l’importance et l’intimité de la relation qui s’établit entre le citoyen et lui[60]. L’introduction de l’euro ne se résume pas à un ensemble de règles techniques. La monnaie véhicule, selon les États membres et les individus, un ensemble de valeurs et d’idéaux ; la préparation des agents économiques et du grand public à son introduction ne pouvait se cantonner aux seules modalités pratiques, en l’occurrence les caractéristiques physiques des pièces et des billets libellés en euros, qui devaient être aussi faciles d’utilisation que possible[61]. Il a fallu tenir compte des interrogations de l’opinion publique, de ses réactions de méfiance et de ses inquiétudes. Différentes approches existaient pour représenter et expliquer l’euro aux citoyens européens, elles variaient en fonction des cultures et des pratiques nationales; elles demandaient beaucoup de prudence car l’évocation de la monnaie pouvait susciter des réactions émotionnelles. Ainsi, il a d’abord fallu convaincre une grande partie du personnel de la Deutsche Bank des avantages apportés par l’euro afin qu’il puisse ensuite « vendre » l’euro à la clientèle[62].

La monnaie dispose d’un contenu symbolique indéniable. Or, tout symbole repose sur une dimension affective. Changer de monnaie implique de reconstruire tous ses repères, ses échelles de valeur, sa mémoire des prix et des cours. Adopter l’euro est effectivement une grande rupture avec le passé, en termes de nom, de valeur et de forme. En fait, le consommateur a acquis un certain savoir par expérience et, face à cette perte de références monétaires, il doit s’en construire de nouvelles. Nous pensons d’ailleurs que ce nouvel acquis et la confiance qui lui est associée ne s’est pas manifestée complètement avant l’usage quotidien et manuel de la monnaie. Les éléments de garantie institutionnels ne sont pas seuls à fonder la confiance dans la monnaie: la symbolique liée à la monnaie, ainsi que la pratique monétaire quotidienne des acteurs jouent également un grand rôle[63].

Emma Bonino, ancien commissaire européen responsable de la Politique des consommateurs et de la Protection de leur santé, a très bien souligné la nécessité de prendre en compte la dimension symbolique de la monnaie afin d’en tirer les conséquences adéquates pour la construction de la confiance dans l’euro. Elle parle de « monnaie maternelle » ou de « monnaie d’éducation », c’est-à-dire la monnaie dans laquelle on a appris à compter, dans laquelle on a été éduqué, dans laquelle on apprécie la valeur des choses. Cette monnaie constitue le grand défi de l’introduction de l’euro[64]. Le consommateur doit faire l’apprentissage de l’euro, reconstruire ses échelles de valeur et sa mémoire des prix, bref apprendre un nouveau « langage monétaire[65] ». La coexistence entre des dénominations monétaires différentes produit une longue période durant laquelle on demande, en quelque sorte, aux utilisateurs de devenir bilingues[66]. « C’est un peu comme l’apprentissage d’une langue, il faut du temps et de la pratique avant de pouvoir ‘penser’ dans la nouvelle unité[67]. »

Le dollar est le bon exemple d’un vecteur d’informations sur les prix relatifs, c’est-à-dire qu’il remplit une fonction analogue à celle d’une langue internationale « comprise » par tous, par exemple par un exportateur saoudien qui vend du pétrole à un importateur italien. « Ainsi, l’utilisation du dollar, de même que l’usage de l’anglais, permet d’économiser les moyens de communication nécessaires pour transmettre l’information[68]. »

L’uem a des implications politiques, économiques et culturelles qui vont bien au-delà des inquiétudes traditionnelles des politiques de consommateurs comme telles. On a beau expliquer les avantages de l’euro aux consommateurs, la plupart d’entre eux peuvent le voir d’abord comme un « problème[69] », et surtout au moment de la transition. Ils ont pu, et peuvent encore, se sentir comme « des étrangers dans leur propre pays[70]». Voilà pourquoi il est essentiel de porter attention non seulement aux problèmes économiques, physiques ou logistiques, mais aussi aux aspects psychologiques et sociaux de la transition. Ces aspects portent essentiellement sur ce que nous appelons « le poids de l’habitude ». Un bien est défini comme instrument monétaire par rapport à un réseau d’usages auxquels participent les groupes, les individus et les institutions[71].

« La monnaie est le véhicule de traditions particulièrement durables, parfois plus résistantes aux attaques du temps que le métal dont elle est fabriquée[72]. » Le poids des habitudes s’exprime essentiellement de trois façons : par le prix psychologique, par le maniement des pièces et des billets, et par l’immobilisation des types monétaires.

Une somme identique paraît éveiller, sous telle forme, d’autres réactions affectives que sous telle autre. La France est l’exemple-type d’une habitude liée au prix psychologique : le « franc lourd » avait beau remonter à plus de quarante ans, de nombreux Français ont longtemps parlé de « nouveaux francs » qu’ils convertissaient en « anciens francs »... « Lequel d’entre nous », disait un Français avant l’arrivée de l’euro, « résiste à l’envie de « gonfler » une somme pour mieux rêver aux gains du Loto, déplorer le prix d’une voiture un peu chère ou dénoncer une situation scandaleuse (sur un salaire de 13 000 francs, je paie plus de 300 000 francs d’impôts par mois)[73] ? ».

Dans la plupart des pays, le montant en euro est inférieur à son équivalent en monnaie nationale, et donne l’impression que le salaire a été réduit. Un salaire allemand mensuel d’environ 1 500 euros se substitue par exemple à un salaire de 3 000 marks, et les citoyens se demandent forcément si leur salaire n’a pas été divisé par deux... Le niveau des revenus a certes l’air de diminuer, mais aussi le niveau des prix, d’où l’impression d’y perdre en salaire, mais d’y gagner sur les prix et le montant des impôts et des taxes. En fait, il s’agit « juste » d’un changement d’échelle. Par contre, en Irlande, les valeur nominales plus élevées font percevoir la conversion comme inflationniste[74].

Le maniement de l’euro s’effectue avec une gamme de huit pièces et de sept billets. La gamme des billets nationaux qui circulaient auparavant dans les quinze pays de l’ue comportait de quatre à huit coupures[75]. Le nombre de chèques émis annuellement par habitant variait de 1 (Finlande) à 84 (France) en 1994. Certains pays utilisent davantage l’argent liquide que d’autres, comme par exemple l’Allemagne par rapport à la France. Le plus gros billet en euro est celui de 500 euros, qui correspond environ à 3 000 francs français (ff) ; or le plus gros billet français était de 500 ff. Cela ne choque par contre pas les Allemands qui ont imposé cette coupure de 500 euros parce qu’ils utilisent davantage l’argent liquide (en particulier les grosses coupures) que les chèques et les cartes de crédit ; le développement du paiement en espèces en Allemagne est 1,5 fois supérieur à ce qui existe en France[76]. Quant au centième, il est nouveau pour les pays qui, comme l’Italie, n’avaient pas de sous-multiples.

Enfin, le poids des habitudes s’est toujours exprimé par l’immobilisation des types monétaires, et ceci pour trois raisons différentes mais complémentaires : le caractère encore sacré de la royauté et de tout ce qui peut la représenter ; la confiance dans l’autorité, inspirée par les marques connues et respectées de la puissance publique émettrice ; et l’attachement au graphisme.

Le poids de l’habitude est tel que certaines monnaies eurent une immense longévité. Les souverains d’or britanniques étaient encore estampillés « 1925 » 30 ans après! Officiellement, il s’agissait de maintenir la pratique de certaines techniques dans l’atelier monétaire. En réalité, ces souverains étaient, sur certaines places marchandes, moins bien cotés que ceux qui portaient l’effigie d’un roi.

Lorsque Marie-Thérèse d’Autriche (impératrice d’Autriche, reine de Hongrie et de Bohême) décéda en 1780, la coutume aurait voulu que son effigie soit remplacée sur chaque nouveau thaler par celle de son successeur Joseph ii. Or, cela risquait de porter préjudice au commerce du thaler qui, « du Levant en Afrique et jusqu’à Java », était identifié à l’image de Marie-Thérèse. Il fallut donc « sauver la face du thaler, sans porter atteinte à la majesté impériale ». Après maintes réunions, débats et discussions, les ateliers reçurent l’ordre en 1783 de frapper un thaler à l’effigie de Marie-Thérèse, avec la date « 1780 » invariablement refrappée... Ce thaler ainsi battu fut strictement réservé à l’exportation et prit le nom de « thaler du Levant » ; les autres thalers étaient réservés au marché intérieur[77].

Changer de monnaie est une révolution. Même changer de graphisme est un événement. Mais cela n’est pas toujours facile : là aussi, la tradition et les habitudes jouent un grand rôle. Athènes utilisa le tétradrachme à la chouette pendant 5 siècles (du ve au ier siècle av. J.-C.) sans changement global des types initiaux (Athéna à l’avers et la chouette au revers) alors qu’Athènes était à l’époque très avancée dans les domaines artistiques et esthétiques ; ce conservatisme était lié au succès de la monnaie : on n’osait pas changer son aspect par crainte d’ébranler la confiance du public... Alors qu’au xve siècle, toutes les villes italiennes adoptèrent le teston, Florence fut la seule à le refuser car elle le jugeait trop révolutionnaire : alors capitale du commerce mondial, elle ne voulait pas changer ses types monétaires, ni détrôner son fameux florin d’or créé en 1252 ; elle ne se rallia au teston qu’en 1532, dès le retour d’Alexandre de Médicis en 1532. Venise raisonna de la même manière avec son sequin créé en 1284 et représentant Saint-Marc remettant la bannière à la ville, au doge agenouillé[78]. En 1958, pour faire accepter plus facilement le passage au nouveau franc, d’une valeur de 100 anciens francs, on le rattacha à une typologie déjà connue : la Semeuse de Roty[79].

La force des habitudes publiques peut grandement compromettre l’efficacité d’une union monétaire. Si le public s’est habitué à certains modes de paiement ou à des types particuliers de monnaies, il peut être lent à changer et à adopter ce que requiert le nouveau système monétaire.

Certains facteurs semblent « irrationnels », mais en réalité il n’y a pas d’irrationnel, seulement de l’imprévisible ! L’un des meilleurs exemples nous est rapporté par Philippe Flandrin dans son récit de l’histoire du thaler, à partir du moment où une ordonnance du 13 avril 1752 autorisa l’exportation de cette monnaie. Les exportations tombèrent de 685 000 pièces en 1768 à 205 000 en 1772. Une enquête fut aussitôt menée auprès des marchands turcs. Il apparut d’abord que cette désaffection était due à la concurrence de la Prusse et de la Saxe qui faisaient transiter leurs propres thalers par d’autres canaux. Mais la vraie raison était que depuis 1741, date de la première frappe, Marie-Thérèse d’Autriche était représentée avec un profond décolleté ... qui disparut sur les nouvelles pièces frappées après la mort de son mari en 1765 : elle y apparaissait voilée et vêtue d’un manteau de deuil. Les Levantins, unanimes, exigeaient que prenne fin le deuil de l’impératrice du Saint-Empire romain germanique, faute de quoi ils continueraient d’acheter des thalers prussiens, saxons, et même des réaux espagnols ! On supplia l’impératrice d’abandonner ses vêtements de deuil au nom des intérêts supérieurs économiques, ce qu’elle accepta... En 1776, une nouvelle pièce fut frappée avec une Marie-Thérèse retrouvée, et la cote du thaler remonta en flèche sur le marché des changes[80] !

La rationalité économique est un aspect d’une rationalité plus vaste, celle de la vie sociale. Or, cet aspect est provisoire et relatif. « Il n’y a pas de rationalité en soi ni de rationalité absolue. Le rationnel d’aujourd’hui peut être l’irrationnel de demain, le rationnel d’une société peut être l’irrationnel d’une autre[81]. » Une conduite qui nous semble « irrationnelle » selon nos critères retrouve une rationalité propre lorsqu’elle est replacée dans son contexte social, historique, culturel et politique[82]. La conformité d’un régime au système dominant des représentations et des croyances n’est pas établie par un calcul rationnel ; elle tient à quantité de facteurs qui échappent largement à la volonté des dirigeants[83].

Dans la mesure où il n’y a pas d’irrationnel mais de l’imprévisible, l’incertitude majeure dans le cas de l’euro concerne la durée de l’apprentissage et les réactions nuancées. Elles varient selon les populations concernées, et aussi selon les individus, en fonction d’un grand nombre de variables (âge, aptitude au calcul mental, type et ampleur de la consommation, caractère dépensier ou économe, vie sédentaire ou non, rapport au monde, mobilité, analphabétisme, illettrisme, handicap de la vue, niveau de pauvreté, exclusion sociale, statut d’émigré, manque total d’intérêt pour tout ce qui concerne l’argent). Il est normal que les citoyens soient perturbés. Les leçons des autres réformes monétaires nous enseignent qu’un délai d’adaptation, dont on ne peut pas savoir la durée exacte, est nécessaire. En matière monétaire, « il est bien difficile de réagir par des textes légaux contre la force des choses[84] ».

Les résultats de l’Eurobaromètre réalisé entre février et mai 1996 auprès de 3 778 « décideurs », montrent en général que le soutien à l’égard de l’introduction de la monnaie unique est bien plus élevé parmi les décideurs de haut niveau que parmi le grand public. Les quatre raisons principales invoquées par les personnes favorables sont d’ordre économique, politique, commercial et monétaire. Quant aux inquiétudes de ceux qui sont contre, certaines portent sur des aspects plus psychologiques comme la crainte de perdre son « symbole de fierté nationale[85] ».

Les consommateurs représentent une population très différenciée ; leurs besoins par rapport à l’euro sont différents. Tant que les pays membres de l’Union n’auront pas admis que la monnaie repose sur des « fondements quasiment philosophiques[86] », nous serons proches d’un malentendu monétaire, ou d’un risque d’échec de l’euro. Considérons le cas spécifique de l’Allemagne : l’abandon du mark est ressenti par les Allemands comme un deuil.

L’Allemagne ayant été mise au ban de la communauté internationale après la Seconde Guerre mondiale, ce sont ses performances économiques qui lui permirent de reprendre sa place sur la scène internationale. Le mark est devenu une monnaie de référence, il a pris une dimension symbolique dans la conscience collective allemande, et est devenu le symbole du renouveau économique allemand, d’autant plus que l’Allemagne entretient de grandes difficultés avec sa symbolique nationale, dues sans doute aux discontinuités dans l’histoire du pays. Comme toutes les monnaies, le mark n’est pas qu’une monnaie, il est aussi un facteur d’identité, un mythe fondateur. Comme le rappelait souvent le chancelier Kohl, les Allemands ont eu leur monnaie avant d’avoir un hymne ou un drapeau national[87].

D — L’identité internationale de l’euro

Dans le discours officiel de l’ue, la monnaie unique, outre ses nombreuses qualités, sera l’une des plus fortes monnaies du monde et un facteur de stabilité internationale[88]. L’ue défend d’ailleurs cette idée selon laquelle, « en fait, les États membres perdront une prérogative, qu’en pratique, ils ne peuvent utiliser[89] », et que l’euro offrira à l’Europe un poids monétaire conforme à son rôle économique et commercial dans un système monétaire international aujourd’hui dominé par le dollar. La monnaie unique sera, selon l’ue, un atout contre les chocs extérieurs: mieux que des mesures isolées et dispersées, elle renforcera sa capacité de résistance collective[90].

L’identité s’affirme par rapport à l’extérieur. Elle est définie à la fois comme affirmation de Soi et différenciation de l’Autre. Par conséquent, l’Europe ne peut être exclusivement définie en soi, elle doit l’être aussi par rapport aux autres, voire de leur point de vue. En obligeant les États membres de l’ue à afficher une solidarité et une solidité d’ensemble sur la scène internationale, l’euro créera et renforcera chez les Européens eux-mêmes le sentiment qu’ils ont des intérêts partagés dignes d’être défendus en commun.

Une monnaie n’a une vocation internationale et n’est acceptée à l’étranger que si l’État émetteur est politiquement et économiquement puissant. C’est une constante à travers l’histoire de la monnaie. Les monnaies qui dominaient le grand commerce et étaient largement diffusées, étaient toujours imitées : les cités barbares qui copiaient les monnaies « à la chouette » d’Athènes cherchaient à bénéficier du prestige et de la confiance attachés à cette monnaie dont la valeur était reconnue loin de son lieu d’origine, jusqu’en Sicile, en Syrie et en Égypte[91]. Le succès international du « souverain » britannique donna un grand prestige au commerce anglais et maintint l’unité des relations commerciales[92] ; on raconte même qu’en Égypte, leur pourcentage en circulation était supérieur à celui constaté en Angleterre[93].

Chaque monnaie n’est en principe officielle que par rapport à l’ordre juridique du pays d’émission. Le statut de monnaie internationale est particulier[94]. Il demande que différentes conditions soient remplies. Une monnaie est d’abord considérée comme « internationale » si elle remplit les trois fonctions usuelles de moyen de paiement (instrument d’échange), d’unité de compte (étalon de valeur), et de réserve de valeur, au-delà de ses frontières d’émission[95].

Étant donné que l’emploi de la monnaie hors de son pays d’émission dépend surtout des marchés, une monnaie internationale est davantage un instrument de transaction et une unité de compte qu’une réserve de valeur : c’est pourquoi le nombre des monnaies utilisées au niveau international est généralement limité à une seule monnaie, ou à un très petit nombre[96]. C’est le cas du dollar. Le système monétaire international est actuellement dominé par la devise américaine, « norme-monnaie[97] » qui remplit les trois fonctions citées précédemment. Le dollar a vu son rôle grandir en dehors de son territoire et s’étendre géographiquement. Il est une monnaie internationale au sens où, entre autres, il est soit une unité de compte pour l’échange de biens au niveau international (pétrole brut), soit un numéraire dans des pays où la monnaie locale est faible et instable. Sa stabilité est la clé de son succès.

Les États-Unis sont omniprésents depuis toujours dans la réflexion de l’ue sur l’identité monétaire européenne. Le poids économique de l’Europe des Quinze représente plus de 30 % du pib mondial contre 23 % pour les États-Unis. En 1996, la part des exportations américaines n’atteignait que 15,2 %, mais 53 % des transactions mondiales (opérations de change, commerciales et financières) étaient effectuées en dollars[98]. Les caractéristiques économiques du pays d’émission, notamment sa part du commerce mondial et la taille de son économie, sont parmi les facteurs décisifs pour l’utilisation internationale de la monnaie : plus un pays représente une large part des échanges mondiaux, plus sa monnaie a des chances d’être connue des négociants, et plus elle rend de services comme unité de compte et instrument de transaction. Le marché des capitaux américain est le plus vaste et le plus profond du monde[99]. L’ue est la première puissance commerciale du monde, mais l’hégémonie du dollar est toujours présente.

Une monnaie européenne aura non seulement un impact sur la perception concrète de l’Europe par le reste du monde, mais aussi sur cette même perception par les citoyens européens. Une identité se définissant toujours par rapport à l’extérieur, le succès international de l’euro contribuera probablement à créer un réel sentiment d’appartenance européenne.

L’ue a besoin de symboles. L’euro en est un. Ce n’est pas seulement un projet technique. Et, répétons-le, la diversité culturelle n’est pas un handicap ; bien au contraire, elle constitue un élément d’équilibre qu’il convient de garder à tout prix pour éviter des phénomènes de frustration nationale[100].

La méconnaissance des histoires mutuelles européennes est grande, comme le montrent par exemple les relations franco-allemandes. Les Allemands veulent une politique monétaire autant que possible à l’abri du droit de décision de la politique ; la France considère par contre la monnaie comme un moyen au service du politique. Ces divergences ne sont pas théoriques, mais reposent sur des vécus historiques[101].

Comment bâtir quelque chose ensemble quand personne ne comprend les patrimoines culturels, les références et les symboles avec lesquels autrui pense ? Le « fond commun » de connaissance du passé est indispensable pour affronter l’avenir. Il faut donc surmonter l’ignorance, approfondir la connaissance des différences afin que la méfiance des uns envers les autres diminue. Le double travail sur l’identité consiste à valoriser l’identité de chacun et à s’ouvrir simultanément à la connaissance de l’autre[102]. On accepte de se rapprocher d’autrui si l’on ne se sent pas menacé par lui. Les Européens sont tous bien Européens, mais « ils le sont, simplement, d’une manière différente[103] »... La confiance se construit progressivement, au fur et à mesure que la connaissance mutuelle s’accroît : elle est donc autant un ingrédient à la coopération qu’elle en est un produit[104].

L’histoire montre que la monnaie ne dispose aujourd’hui d’un statut réel que si elle remplit deux conditions: avoir reçu une définition de l’autorité publique et être acceptée par les citoyens auxquels elle est destinée. La monnaie est un phénomène social dont l’utilisation comme moyen de paiement repose sur la confiance que les hommes lui accordent. Les seules bonnes monnaies durables sont celles qui recueillent la confiance des usagers : parce qu’elles le méritent pour leurs qualités intrinsèques, et surtout parce qu’elles s’imposent par la force des choses puis entrent définitivement dans les usages et deviennent quasiment un fait culturel[105]. Il existe une subtile dialectique entre l’action privée et la création institutionnelle pour parvenir à établir la confiance dans la monnaie. La confiance naît à la fois de garanties institutionnelles, d’un climat social préexistant, d’une pratique adéquate des acteurs sociaux, et du consensus des utilisateurs. La monnaie peut naître d’une initiative privée, ou subir un échec malgré sa base légale. Les États se révèlent à la fois créateurs et tributaires de ces dynamiques sociales et culturelles[106].

Par conséquent, le « processus d’intégration sociale de la monnaie », c’est-à-dire le temps d’intégration de la monnaie dans les pratiques monétaires des acteurs, est long. Un instrument ne devient monnaie qu’à partir du moment où il acquiert un passé, et ne le reste que si l’on peut se projeter dans l’avenir par son biais ; tout le problème du caractère monétaire se résume donc à la mémoire et à l’anticipation. « Une chose ne naît pas monnaie : elle le devient », et elle le devient même en sursis, au gré des variations de la confiance[107].

Un sentiment croissant d’appartenance à un espace commun est nécessaire. C’est pour ainsi dire un processus en boucle: il faut une conscience commune pour que les structures soient acceptées et que cette conscience se renforce à son tour. L’impulsion se fait donc à la fois par le haut et par le bas, c’est-à-dire par une volonté politique et par un sentiment d’appartenance commune de la part des citoyens.

L’euro est le premier grand projet européen qui implique à ce point l’ensemble des citoyens et appelle à leur participation. Avec l’euro, les citoyens européens ont le symbole concret de leur appartenance à la même communauté. La monnaie unique européenne aura certainement un pouvoir d’intégration politique et culturelle, et un impact sur la perception concrète de l’Europe par les citoyens européens. Mais au prix d’une plus grande ouverture d’esprit. Pour l’instant, l’Europe appartient toujours à l’ordre des moyens, au service d’une fin qui, pour la plupart des autorités politiques, est encore l’intérêt national[108].