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En juin 2004, dans un éditorial signé prétentieusement « Tabou brisé », Josée Boileau du Devoir vantait, en commentant le projet de loi 53 sur la politique d'immigration au Québec, le « courage » d'imposer des restrictions selon le bassin géographique, restrictions relatives à la sélection des ressortissants étrangers. S'il est permis de s'interroger sur le soi-disant « courage » d'officialiser une discrimination passéiste fondée sur des motifs autres que l'économie ou la langue - préjugé digne des pensées profondes du National Post -, il n'en demeure pas moins que la journaliste souligne un fait majeur : l'acte de discriminer relève des compétences régaliennes de l'État. Plus encore, les critères de cette discrimination des ressortissants reflètent les valeurs mêmes de cet État. Publié sous la direction de Charles M. Beach, Alan G. Green et Jeffrey G. Reitz, Canadian Immigration Policy for the 21st Century présente au lecteur un aperçu des changements apportés aux politiques fédérales et provinciales de l'immigration, des critiques de ces dites politiques et des propositions avancées pour réguler le flux migratoire en fonction du marché du travail et de l'intégration sociale au Canada.

Fruit d'un colloque tenu en octobre 2002 au John Deutsch Institute for the Studies of Economic Policy de l'Université Queen's, l'ouvrage comprend ainsi toutes les limites du genre : un éparpillement des thématiques ; 27 textes d'intérêt variable se répartissant entre communications, commentaires et discussions ; un lourd bouquin dont la consultation d'ensemble est malaisée mais que la photocopie des parties facilite. Le lecteur soupire toujours devant la prolifération des actes de colloque, produits manufacturés du marché des idées scientifiques, puisque, peu importe leur objet d'étude, ils apparaissent fréquemment telles des photographies instantanées d'une recherche hétéroclite qui demande à être peaufinée. Une fois assenées ces critiques convenues, il n'en demeure pas moins que le prétexte de la rencontre de Kingston est fort pertinent, soit celui de réunir fonctionnaires responsables de l'élaboration des politiques publiques, chercheurs universitaires et indépendants pour réfléchir sur les conditions des politiques d'immigration au Canada au xxie siècle. Amorce plutôt que point de chute, Canadian Immigration Policy for the 21st Century veut ainsi offrir des repères préalables aux décideurs comme aux scientifiques.

Principal repère, celui de l'homo oeconomicus. Telles qu'étudiées dans le recueil, les politiques d'immigration sont essentiellement des politiques de gestion. D'abord, il en va de la gestion démographique devant le vieillissement de la population et les déséquilibres de son établissement, en particulier dans les pôles urbains. Certains textes explorent cette dimension. Parmi les plus marquants, notons ceux de Janice Gross Stein qui situe les politiques démographiques canadiennes sur un plan international (pp. 27-32), de Roderic Beaujot qui identifie longuement et précisément les effets de l'immigration sur la structure démographique (pp. 49-92), ainsi qu'un trio d'études fondées sur les sources quantitatives relatives aux mouvements migratoires (pp. 315-334). Un fort contingent de textes insistent plutôt sur la gestion des flux migratoires dans le domaine de la régulation de la main-d'oeuvre. Tel que relaté dans une communication subtantielle de John McHale (pp. 217-254), le contexte de mobilité transnationale et de mondialisation des échanges économiques transforme ici la donne, jouant entre autres sur la détermination des objectifs internes de l'État canadien. Il influe aussi de manière substantielle sur la productivité économique et industrielle, comme le rappellent Alice Nakamura, Masao Nakamura et W. Erwin Diewert (pp. 255-292). Si les mouvements migratoires se diversifient, certains s'inscrivent dans une continuité historique, à l'exemple de l'émigration canadienne vers les États-Unis (v.g. David Card, pp. 295-314). Le marché de l'emploi a des incidences importantes sur l'expérience migratoire : l'embauche (pp. 373-412) et les salaires (pp. 335-372, 413-462) constituent ainsi des variables sensibles sur le plan de l'intégration sociale. Enfin, en séance plénière, cinq commentaires prospectifs analysent les relations étroites entre le marché du travail et l'élaboration des politiques publiques (pp. 609-635).

Deuxième repère, celui de la gouvernance. Un certain questionnement de l'action de l'État centralisateur perce dans quelques contributions, qui mettent en relief le caractère subsidiaire des politiques d'immigration au Canada. Certes, on le sait, l'article 95 de la Loi constitutionnelle de 1982 stipule le partage des compétences entre les deux paliers de gouvernement en ce domaine. Les courtes communications de Gilles Grenier sur la perspective québécoise (pp. 201-208) et de Gérald Clément sur la toute récente expérience manitobaine (pp. 197-200) témoignent quelque peu de l'intervention des ordres provinciaux de gouvernement. Toutefois, de plus en plus, ces fonctions de l'État sont dévolues à la Société civile. Ainsi, les réseaux de solidarité familiale et ethnique - ces microcommunautés politiques - voient leur rôle d'assistance être revalorisé par les instances étatiques, notamment en ce qui touche l'établissement des migrants (pp. 163-196). Il en est de même de la société d'accueil, dont les attitudes sont déterminantes non seulement en matière d'intégration sociale, mais aussi en ce qui touche l'élaboration des politiques d'immigration (pp. 507-536).

S'il est une dimension insuffisamment sillonnée par Canadian Immigration Policy for the 21st Century, elle concerne celle de l'impératif sécuritaire. Insistant souvent lourdement sur la socio-économie, les auteurs ont tendance à survoler la constitution d'une « Forteresse Amérique » à l'instar de la « Forteresse Europe » au lendemain du 11 septembre 2001. Cette relative négligence a de quoi surprendre près d'un an après l'adoption de la loi C-36, cherchant à « empêcher les terroristes d'entrer au Canada et protéger les Canadiens contre les actes terroristes ». Pourtant, la détermination des politiques d'immigration ne découle pas uniquement des idéaux du libéralisme économique. Elle s'inscrit également dans l'instauration d'un dispositif disciplinaire visant à assurer un ordre social. Il est là un aspect dont le recueil se montre discret, comme si cette considération importait peu au regard des décideurs. Elle existe néanmoins et a un impact considérable. Par exemple, la sélection des immigrants selon le bassin géographique se justifie implicitement pour des motifs de sécurité nationale, tel que l'éditorial frileux de Josée Boileau n'ose se l'avouer en relevant complaisamment le cas des immigrants du Maghreb.

Ouvrage à la facture quelque peu technique sinon technicienne, le recueil Canadian Immigration Policy for the 21st Century se veut utile pour la compréhension des enjeux socio-économiques des politiques d'immigration au Canada à l'orée du nouveau millénaire. Tel est bien là son principal mérite.