Corps de l’article

L’étymologie du terme culture, si l’on se fie à l’essai présenté par Hannah Arendt, puise ses racines dans colere, dont la signification romaine s’appliquait surtout à la relation de l’homme avec la nature, prenant comme sens profond celui de cultiver la terre[1]. Puisque aujourd’hui on s’entend pour lui conférer un tout autre usage, correspondant à une relation qui s’établit non plus avec la nature mais bien avec la société et les oeuvres qu’elle produit, il faut admettre qu’en tant que concept, le sens du vocable culture évolue. D’ailleurs, cette dynamique reflète certainement les changements de notre temps et de notre environnement, l’industrialisation faisant naître, par exemple, les industries culturelles et l’avènement de l’ère de l’information, l’information culturelle.

Dans ce contexte, on voyait poindre, il y a maintenant quelques décennies, un mouvement critique contre le sort que nos sociétés réservaient à la culture. La culture était malmenée. Plusieurs s’insurgèrent contre l’industrie des loisirs qui pille « le domaine entier de la culture passée[2] », et contre la société de masse dont « l’attitude de la consommation implique la ruine de tout ce à quoi elle touche[3] ». Ce reproche, où la culture de masse était tenue responsable des maux qui affligeaient le milieu culturel, trouva sans nul doute écho dans quelques cercles restreints de la société[4].

Mais c’est ailleurs que les problèmes reliés à la culture rencontrèrent le plus de préoccupations. Dans diverses enceintes nationales, un vent de protestation s’éleva contre la suprématie d’une culture étrangère aux dépens de laquelle les industries culturelles nationales se retrouvaient condamnées à l’état de survie[5]. L’ordre économique international était cette fois visé puisqu’il prenait priorité sur la jouissance de la culture nationale. Dans ce contexte, depuis une décennie, plusieurs gouvernements se battent pour conserver leurs droits de préserver des politiques culturelles nationales, droit remis en question par la libéralisation des produits et services culturels.

Supporté principalement par les gouvernements français et canadien, ce combat a pris pour étendard la diversité culturelle à laquelle ils tentent de rallier les membres de la communauté internationale, positionnant ainsi la culture dans l’agenda international. oeuvrant au sein de l’omc pour freiner la libéralisation des produits et services culturels, les pourfendeurs cherchent également, à travers l’unesco, à doter le système international d’une Convention internationale sur la diversité culturelle.

Ainsi le débat s’internationalise, alors que pendant longtemps il s’était éternisé sur la divergence des points de vue de l’Union européenne et des États-Unis, ces derniers étant favorables à la libéralisation du secteur culturel. La controverse berce dorénavant dans un environnement qui s’est déplacé de l’espace régional occidental vers la sphère internationale.

Il apparaît donc nécessaire de revenir sur les antécédents qui ont dirigé cette entreprise. La date d’approbation est fixée pour octobre 2005, date à laquelle le directeur général de l’unesco, M. Koïchiro Matsuura, devra alors soumettre à la Conférence générale un avant-projet de la Convention.

Nous proposons d’éclairer le chemin parcouru. Cet article présente les contours du débat dans lequel le projet de Convention a émergé et ce, afin de rendre compte du jeu des acteurs qui ont choisi de mettre à contribution l’ensemble de la communauté internationale. Nous procéderons donc à l’étude des nombreux clivages d’opinion qui ont principalement eu lieu à l’omc et à l’unesco. C’est en tenant compte des événements et de leurs incidences sur le projet que, seulement, peut être abordée la nouvelle joute qui se déroule présentement à l’unesco.

Comme la notion de diversité culturelle réfère à plusieurs champs d’activités distincts, la section qui suit expose d’abord le regard sous lequel l’étude des relations internationales appréhende celle-ci.

I – Définition de l’objet d’étude : la diversité culturelle

La signification que l’on accorde à la diversité culturelle dépend du sens que l’on attribue à la culture. Dans le cadre de ses travaux, l’unesco définit désormais la culture comme « l’ensemble des traits distinctifs spirituels et matériels, intellectuels et affectifs qui caractérisent une société ou un groupe social et qu’elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les façons de vivre ensemble, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances[6] ». Vue sous cet angle, la diversité culturelle se rattache à deux conceptions de la culture. Comme le mentionne Ivan Bernier, elles sont complémentaires l’une de l’autre, à savoir, « l’expression culturelle, […] qui englobe la création culturelle sous toutes ses formes, aussi bien celle des individus que celle des entreprises culturelles [et] une perspective davantage sociologique et anthropologique de la culture […][7] ».

Dans son application, la définition englobe un ensemble de principes qui élargissent son cadre conceptuel, du moins tel qu’il est observable dans la Déclaration universelle de l’unesco sur la diversité culturelle. Outre la comparaison avec la biodiversité[8], le document établit un lien avec le pluralisme culturel[9], le développement[10] et la préservation du patrimoine[11], en plus d’attacher une importance étroite aux droits culturels en prenant appui sur les droits de l’homme[12]. D’ailleurs, la Déclaration vise aussi les politiques culturelles et les échanges économiques du secteur[13] rejoignant ainsi l’aspect des expressions culturelles de Bernier.

Il apparaît que cette problématique de la diversité culturelle, centrée sur les politiques publiques et l’internationalisation des échanges de produits et services culturels, a récemment été mise en valeur. Seize des États membres de l’unesco, conscients de la valeur morale et non contraignante de la Déclaration de l’unesco sur la diversité culturelle, ont demandé à l’organisation internationale d’approfondir son engagement en élaborant une Convention sur la diversité culturelle à caractère contraignant. De surcroît, cette attention vise spécifiquement la protection des politiques culturelles nationales, tout en favorisant la diversité des « […] contenus culturels et des expressions artistiques véhiculées par les industries culturelles […] aspects qui semblent particulièrement menacés à l’heure de la mondialisation[14] ».

Ce rapprochement des considérations à caractère politique et commercial correspond, du côté des échanges culturels commerciaux, à la seconde étape d’un débat qui était auparavant exclusivement cantonné à l’arène commerciale, sous couvert de la notion d’exception culturelle que nous aborderons plus loin. En revanche, pour l’unesco, il s’agit d’un pas en avant dans sa tentative à s’affirmer comme la référence mondiale du secteur des politiques culturelles.

Nous proposons donc de relever les points essentiels qui expliquent cette interconnexion entre l’omc et l’unesco. Il importe de rendre compte de quelle manière cette dernière a fait jaillir la diversité culturelle dans l’agenda international, tout en portant une attention particulière sur l’environnement conflictuel qui a caractérisé le parcours de l’organisation. Par contre, comme il va en être discuté maintenant, l’insertion de la composante commerciale dans le débat sur la diversité culturelle provient de discussions qui se sont déroulées auparavant dans les enceintes de l’omc et de l’ocde. Ce sont même les négociations développées par les deux institutions qui ont été l’élément déclencheur du débat actuel.

II – Les échanges commerciaux

L’Organisation mondiale du commerce régit le commerce international et abrite plusieurs accords internationaux dont les principaux concernent d’une part, les marchandises par l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (gatt) et d’autre part, les services régis par l’Accord général sur le commerce des services (agcs). Depuis sa création, le premier janvier 1995, l’omc fut le lieu d’entrechoquements des intérêts de politique économique de ses membres (totalisant 148 États en date du 16 février 2005). À ces différends, le domaine culturel n’échappa pas, il fut même la cause de virulents débats sous la notion d’exception culturelle.

A — La notion d’exception culturelle

Selon la formule utilisée par François Roche, l’exception culturelle a été l’objet « d’une longue guerre en trois batailles[15] ». La première prit place dans le cadre des négociations du Cycle de l’Uruguay (1986-1994). Le fait majeur relatif au secteur culturel ressort directement du cadre de l’ouverture des négociations sur les services, lequel visait particulièrement la libéralisation des échanges commerciaux pour les secteurs audiovisuels et cinématographiques. Dans ce contexte, la Communauté européenne était mise au défi de maintenir ses mesures de protection émanant de ses politiques culturelles puisque la libéralisation devait entraîner l’élimination de toute forme de soutien aux industries en question.

À ce titre, les États-Unis s’attaquaient particulièrement aux quotas de diffusion de la directive européenne Télévision sans frontières, laquelle régissait l’obligation pour les pays de la Communauté de respecter une proportion majoritaire de diffusion européenne. Cette obligation, enrichie de programmes de subventions à l’industrie cinématographique et audiovisuelle, était la clef de voûte du système européen et pouvait, selon la volonté de l’État membre, être appliquée de manière à protéger encore plus le secteur national. Suivant le cadre d’opération européen, la France ajoutait ses propres restrictions quantitatives et de soutien ce qui consolida « […] l’identification spécifique de la situation française comme modèle de l’exception culturelle en Europe[16] ». En outre, s’opposant à la détermination des États-Unis d’engager l’ensemble des biens et services culturels dans le processus de libéralisation, l’argument de la Communauté européenne et du fleuron français s’appuyait essentiellement sur la considération selon laquelle « […] les oeuvres culturelles ne sont pas une marchandise comme les autres […][17] ». Ils prônaient ainsi la non-application des accords dans les domaines pouvant menacer la culture nationale, position mieux connue sous la notion d’exception culturelle.

Cependant, l’aboutissement de ces négociations ne résulta pas en l’obtention d’une exception culturelle en tant que telle, mais plutôt en une permission accordée aux États membres à s’engager selon leur bon vouloir, et en la possibilité d’obtenir des exemptions au traitement de la nation la plus favorisée (npf) pour les accords de co-production existants[18].

Cette définition à la carte convenait à la Communauté européenne qui ne s’engagea aucunement à libéraliser ses secteurs audiovisuels et cinématographiques. Néanmoins, la protection permise par l’agcs reconnaissait la compétence de l’omc en matière de commerce des biens et services culturels[19], et l’agenda prévoyait de nouvelles négociations dès l’année 2000. La protection culturelle obtenue, du moins sous la forme propre à l’omc, constituait en quelque sorte un sursis; puisqu’elle demeure à l’ordre du jour des négociations.

Mais avant de se tourner vers l’observation du débat actuel, il nous faut survoler la seconde bataille qui s’est inscrite à l’Organisation de coopération et de développement économiques (ocde) alors que celle-ci fomentait en 1998 le projet d’un Accord multilatéral sur l’investissement (ami). Quoiqu’il s’agisse d’une autre organisation multilatérale, le débat se situe dans le prolongement de celui engagé auparavant à l’omc mais dans le secteur spécifique aux investissements. Cependant, à la différence de l’omc, les négociations européennes étaient directement menées par les pays membres concernés. Ainsi la France pouvait conduire de façon autonome ses négociations. En outre, supportée par le milieu professionnel de la culture, elle voyait une seconde fois son intervention publique menacée par le projet de l’ocde. D’ailleurs, tel que le note Serge Regourd :

Les fondements de l’ami résidaient, pour l’essentiel, dans la volonté d’accorder aux investisseurs internationaux les mêmes droits qu’aux investisseurs nationaux sur le territoire des États membres, c’est-à-dire d’imposer la clause du traitement national, à laquelle le secteur audiovisuel avait pu échapper dans le cadre de l’omc, grâce à l’exception culturelle[20].

Des systèmes de quotas, en passant par les subventions, jusqu’à « […] la conception même des droits d’auteurs auraient pu être remis en cause au titre des ‘mesures déraisonnables ou discriminatoires’ de nature à entraver l’entière jouissance des investissements[21] ». La politique culturelle française, fondée sur un interventionnisme historique, aurait dû abandonner progressivement son rôle de régulateur au profit de l’Accord sur l’investissement.

La résistance à l’inclusion d’une clause d’exception culturelle dans l’ami poussa donc la France en octobre 1998 à se retirer des négociations, provoquant l’arrêt des négociations et l’abandon du projet d’accord sur l’investissement au sein de l’ocde[22]. Pour le moins retentissante, cette bataille pour l’exception culturelle ne dénote pourtant pas uniquement une incompatibilité de structure de l’économie culturelle inhérente au système français face à la volonté des États-Unis de faire sauter les barrières publiques pour favoriser la déréglementation. Elle réfère de manière implicite à des enjeux économiques à grande échelle et notamment à l’importance stratégique des exportations pour les secteurs de l’audiovisuel et du cinéma américain. Opposés à la conception des industries du « divertissement » des États-Unis, les défenseurs de l’exception culturelle répondaient, du côté français, par le danger du contrôle des référents culturels et de ses répercussions sur la créativité culturelle[23], tandis que plusieurs pays, dont le Canada, avançaient l’argument de la protection de l’identité nationale[24].

L’objet fondamental de ces désaccords découlait d’une asymétrie dans la répartition des échanges qui, dans une large mesure, était favorable aux industries culturelles américaines. De surcroît, la tendance invitait à penser que la stratégie défensive de la Communauté européenne atteignait difficilement son objectif puisque la balance s’accentuait substantiellement dans les années 90. En effet, tel que le mentionne Roche, on note une augmentation de 40 % du déficit européen pour le seul secteur audiovisuel de 1993 à 1998 atteignant 6.5 milliards d’euros[25]. Ainsi, les mesures d’exceptions durement négociées à l’omc n’ont « […] pas eu pour effet de perturber les industries culturelles de l’imaginaire américain, mais seulement de contribuer à la survie, à leurs côtés, des créations françaises et européennes[26] ».

B — De la notion d’exception culturelle à la diversité culturelle

L’arrivée en 1999 de la conférence ministérielle de Seattle entama la troisième étape. Les mois précédant la réunion accouchèrent d’un revirement d’argumentation de la part de la Communauté européenne. Ses représentants remplacèrent la notion d’exception culturelle par celle de diversité culturelle[27], conformément à la position française qui avait utilisé cette expression dans sa proposition sur l’ami. Apparemment, ce changement de terminologie visait à rallier le consensus européen[28] qui arborait une division sur la notion d’exception culturelle à laquelle la Grande-Bretagne était ouvertement opposée[29]. Cette nouvelle position était tout autant satisfaisante dans le cadre des nouvelles négociations de l’omc puisqu’ « […] une clause excluant la culture du champ des négociations de l’omc ne pourrait pas être obtenue, car elle aurait appelé une décision unanime des 134 pays. La ‘diversité culturelle’ devenait alors le meilleur argument, ouvert, positif et capable de rallier à la cause le maximum de pays[30] ».

L’important est de retenir que la composante commerciale de la diversité culturelle caractérisée par la notion d’exception culturelle dans les années 90 n’écartait pas la notion d’exception à la fin de la décennie, mais plutôt venait l’encadrer dans un objectif plus large :

En fait, ce à quoi l’on assiste, à partir de 1997-1998, c’est à un processus de redéfinition du problème de l’interface commerce-culture : la préservation des identités culturelles cesse d’être envisagée exclusivement comme un problème d’exception aux accords commerciaux pour devenir graduellement un objectif en soi au plan culturel[31].

Par contre, d’un point de vue analytique, il faut souligner que c’est l’émergence de la diversité culturelle dans le régime commercial qui a fait basculer le débat vers l’unesco.

La France, secondée par le Canada, fit la promotion de son nouveau cheval de bataille auprès des États et des gouvernements membres de l’Agence intergouvernementale de la francophonie, évitant ainsi au gouvernement français d’être isolé dans la Communauté tout en donnant un élan à la diversité culturelle dans l’agenda international. Dans la foulée, le Canada mit sur pied deux réseaux afin de contribuer à l’émergence de la diversité culturelle en tant que norme internationale[32] : le réseau international sur la diversité culturelle (ridc[33]) dont le mandat était d’obtenir la participation de la société civile, et le réseau international sur la politique culturelle (ripc[34]) qui créait une structure intergouvernementale pour la promotion de la diversité culturelle.

L’interconnexion entre les deux enceintes multilatérales de l’unesco et de l’omc dans les champs de la libéralisation du secteur culturel sous la notion de la diversité culturelle a été provoquée en premier lieu par l’idée du Canada en 1999 de mettre en place un instrument international sur la diversité culturelle[35]. La stratégie des pays nouvellement engagés dans la défense de la diversité culturelle consistait désormais à rallier un maximum de pays à leur cause, à inscrire à l’agenda international la création d’un instrument international sur la diversité culturelle et enfin, de façon à préserver la diversité culturelle, « à s’abstenir de prendre des engagements de libéralisation en matière de biens et services culturels, notamment dans le cadre de négociations d’accords internationaux de commerce, comme à l’omc[36] ».

Finalement, l’unesco fut saisie directement de cette question lorsque le 12 mars 2003, une étude préliminaire sur un instrument international relatif à la diversité culturelle fut déposée à la 166e session du Conseil exécutif de l’unesco par l’Allemagne, le Canada, la France, la Grèce, le Maroc, le Mexique, Monaco, le Sénégal, et appuyée par le Groupe francophone de l’unesco[37].

Cette tentative de placer au sein de l’unesco le nouvel instrument témoigne d’une volonté de renforcer l’organisation onusienne en lui confiant un mandat qui aille au-delà du rôle déclaratoire. En somme, l’intention vise à réglementer la capacité des États membres à définir leurs politiques culturelles à travers une Convention internationale contraignante.

Il faut toutefois nuancer la décision d’élire l’unesco en tant qu’organisation phare de la défense de la diversité culturelle, car dans le rapport du groupe franco-québécois sur la culture, Ivan Bernier et Hélène Ruiz Fabri mentionnent la possibilité d’abriter l’instrument international de façon autonome, non rattaché à une organisation existante[38]. La décision a fait face à des divergences d’opinion au sein du Groupe francophone, révélant des problèmes de consensus[39]. L’unesco, comme nous le verrons plus loin, a en effet un parcours très controversé, laissant à plusieurs de ses États membres un avis partagé sur les habiletés de l’organisation à héberger un tel instrument.

On peut se demander dans ce contexte qu’elle est la position des États-Unis, ces derniers ayant réintégré l’unesco le trente septembre 2003 après deux décennies d’absence[40]. Apparemment, de leur point de vue, la démarche de la France et du Canada viserait essentiellement à défaire l’omc de ses compétences en matière de commerce des biens et services culturels[41]. D’ailleurs, Bernier, Roche et Regourd s’entendent à définir ainsi la stratégie américaine : elle consiste à placer la défense de leurs intérêts non plus uniquement dans le cadre des négociations sur les services, mais également dans l’espace du numérique. La priorité du numérique en référence à la circulation des biens et services culturels s’affiche dans une perspective où la distribution numérique se place au coeur des nouvelles technologies. La numérisation, la diffusion par satellite et par câble ou encore le multimédia contribuent au remplacement des modes de production et de distribution traditionnels, ce qui offre aux multinationales des possibilités d’ouverture de marchés inespérés. Les États-Unis misent sur cet avènement où les industries culturelles ont une place de choix et ils cherchent conséquemment à exclure toute possibilité d’exception culturelle dans ce secteur.

Les produits numériques seraient donc à l’origine d’un virement de cap dans le débat sur l’internationalisation du commerce de la culture. Roche y voit même un « […] possible déplacement d’un combat nord-nord (Europe versus Amérique) vers un conflit nord-sud (lutte contre le piratage, notamment dans les pays où la législation ne protège pas les droits d’auteurs[42]) ». Bernier, de son côté, conçoit que la stratégie américaine comporte en plus des objectifs bilatéraux qui, au moyen d’accords de libre-échange, menacent la diversité culturelle en excluant toute forme d’exception culturelle du secteur numérique[43].

Finalement, ce que l’on retient de cette interconnexion est que l’unesco est désormais appelée à jouer un rôle prépondérant dans la défense de la diversité culturelle. Nous allons donc passer brièvement en revue les caractéristiques fondamentales de l’organisation afin de pourvoir à la mise à plat de notre seconde caractéristique, soit l’internationalisation des politiques culturelles.

III – L’internationalisation des politiques culturelles

L’unesco peut être considérée comme le fer de lance de l’internationalisation des politiques culturelles. D’ailleurs, depuis les trente dernières années, on retrace dans l’histoire de l’organisation une volonté de la part de ses États membres d’afficher l’unesco comme référence internationale du domaine culturel. Toutefois, l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture a surtout réussi à s’implanter dans le domaine de la protection du patrimoine culturel. De surcroît, depuis sa création en 1945, l’organisation a dû affronter de profondes difficultés dans d’autres domaines où les États membres sont beaucoup plus susceptibles, notamment lorsque les enjeux économiques et politiques les engagent vers un consensus laborieux[44].

Pierre de Senarclens a d’ailleurs montré à quel point l’organisme est figé par ses fondements trop idéologiques et par les intérêts politiques de ses États membres rendant, à toutes fins pratiques, la coopération difficile et incontrôlable. C’est à l’égard de l’étendue du mandat que l’auteur renvoie les causes des crises et l’immobilisme institutionnel. En fait, de façon schématique, l’organisation permet à ses États membres de dévoiler leurs points de vue politiques sur des questions très larges, négligeant ainsi de remplir les fonctions de coopérations attendues d’un des organes de l’onu. Manifestement, tout cela concourt à des comportements organisationnels plus enclins aux débats idéologiques que coopératifs.

La faillite de cette organisation est à bien des égards exemplaire. Elle illustre de manière caricaturale la dérive des Nations Unies. Aucune institution du système n’a reflété aussi fidèlement les rêves du libéralisme d’après-guerre, n’a été aussi marquée par les projets idéologiques des puissances occidentales. En conséquence, aucune organisation fut pareillement ébranlée par les contestations de l’hégémonie occidentale. La crise de l’unesco révèle aussi l’effondrement du modèle institutionnel libéral qui a marqué la Charte de l’onu et les Constitutions des organisations spécialisées[45].

Face à ce constat peu reluisant, il nous revient la tâche de relever les tenants et aboutissants qui ont conduit l’agence spécialisée des Nations Unies à sa Déclaration universelle sur la diversité culturelle. Mais auparavant nous allons observer la principale controverse qui a précédé cette Déclaration afin de découvrir les conséquences de l’internationalisation du débat culturel dont a été témoin l’unesco.

A — Le Nouvel ordre mondial de l’information et de la communication (nomic)

La faiblesse institutionnelle de l’unesco est clairement apparue à la suite de la quatrième conférence du sommet des pays non-alignés organisée à Alger en 1973. Cette réunion, qui catalysa l’attention générale à cause du Nouvel ordre économique international réclamé par les pays du Sud, dénonçait les déséquilibres structurels du système économique international. Elle visait, entre autres, la domination des pays industrialisés sur les flux d’information et les moyens de communication. D’emblée, c’est en 1976 que les revendications s’enflammèrent. Le Sud taxa les pays du Nord, et en particulier les États-Unis, d’impérialisme à travers leur mainmise sur les médias et la culture[46]. Les tenants de la « décolonisation de l’information » investirent officiellement la tribune de l’unesco, organe responsable des communications auprès de l’onu. Ils furent suivis par son directeur général, M. Amadou Mahtar M’Bow du Sénégal, qui fit du Nouvel ordre mondial de l’information et de la communication une priorité de l’unesco[47].

En 1980, le rapport McBride, issu de la Commission du même nom érigée par l’unesco, fut l’épicentre de ce vif débat qui, couronné par le départ de l’organisation en 1984 des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de Singapour, créa une brèche entre les points de vue Nord-Sud et Est-Ouest. Les travaux dirigés par le prix Nobel de la paix et fondateur d’Amnistie International, retentirent d’autant plus que si l’on écoute Warnier, ceux-ci

[…] dresse[nt] le constat du déséquilibre et formule[nt] quatre-vingts recommandations pour l’instauration d’un nomic. Le rapport prônait la libération de l’accès à l’information. Cela parut inacceptable tant aux Soviétiques qu’aux médias américains et à leur gouvernement, qui craignaient de perdre ainsi l’avantage dont ils jouissaient dans le contrôle mondial de l’information et de la communication[48].

La réponse proposée par les pays industrialisés consista en un programme international pour le développement des communications (ipdc). De façon pragmatique, il s’agissait d’étendre le marché global de la communication. Bien que l’année 1983, déclarée Année mondiale des communications par l’onu, cherchait à relier les communications au développement, l’ipdc a vu le jour de manière bilatérale et selon les conditions des pourvoyeurs[49]. L’endettement des pays du Sud, le départ du principal accusé et « la lassitude eurent raison du projet d’un ordre mondial de l’information plus équilibré au bénéfice des sans-voix[50] ».

Cet échec retentissant fut sans aucun doute durement encaissé par les pays non-alignés. Par la suite, la chute du mur de Berlin redessina les allégeances et enracina fermement le libéralisme économique comme unique voie de développement. L’unesco, pour sa part, devait refléter les nouveaux enjeux identitaires inhérents à une telle restructuration post-guerre froide.

Mais les conséquences de cette affaire retentirent plus largement par la remise en question de l’universalisme mis en place par les fondateurs de l’unesco. Alain Finkielkraut situe d’ailleurs le nomic à l’apogée de l’anti-occidentalisme post-colonial où la culture fut édifiée comme concept par les pays du tiers-monde, lesquels étaient farouchement opposés à l’universalisme occidental et à son pendant libéral. Cette manifestation constituait une tentative de renforcer résolument le caractère national des pays du Sud et servait donc de stratégie où « le vocable de culture y sert d’étendard humaniste à la division de l’humanité en entités collectives, insurmontables et irréductibles[51] ». Entendons-nous, il convient tout de suite de prendre en compte l’histoire coloniale et surtout la phase de décolonisation qui fit surgir pour de nombreux pays l’épineuse construction de l’esprit national[52]. Cette nuance faite, nous pouvons considérer la stratégie employée par les sociétés postcoloniales dans le concert multilatéral : c’est bien l’autoritarisme qui cherchait à se justifier sous couvert du relativisme culturel où les comportements nationalistes ne se voyaient tempérés que par une coopération internationale nécessaire. « [L]’esprit de guerre y débouche donc invariablement sur une exhortation humide et déclamatoire à l’entente universelle; le dialogue y est invoqué au nom d’une religion de la différence qui l’exclut absolument; l’anéantissement de l’individu y reçoit le nom de liberté[53]. »

Il est donc on ne peut plus clair que ce débat opposa directement l’Occident qui, empreint d’universalisme, faisait grief aux pays du Sud de leur relativisme à partir duquel ressortait un dirigisme antinomique au libéralisme occidental. Cette rupture idéologique devait référer subséquemment à d’autres enjeux se rapportant notamment au débat international sur les droits humains. Il en reste que l’unesco symbolisait en quelque sorte tous les maux du système international, se voyant attribuer le qualificatif de « faillite exemplaire ».

B — L’unesco et la diversité culturelle

En 1992, l’unesco et les Nations Unies établissaient conjointement la Commission mondiale sur la culture et le développement. Cette dernière, présidée par l’ancien secrétaire général des Nations Unies de 1982 à 1991, Javier Pérez de Cuéllar, présenta trois ans plus tard un rapport intitulé, Notre diversité créatrice, dont l’objet était de sensibiliser la communauté internationale sur la relation qu’entretient la culture avec les problèmes de développement.

Ce rapport dilua dans un sujet d’étude plus large le déséquilibre mondial de l’information et des communications qui ne représentait plus qu’une seule partie du problème. Par contre, deux thèmes acquirent de l’importance : celui concernant les politiques culturelles et celui référant aux droits culturels[54]. Ces derniers, en tant que partie intégrante mais aussi « parents pauvres » des droits de l’homme, faisaient partie d’un débat général opposant le relativisme culturel et l’universalisme des droits de l’homme[55]. D’ailleurs, le Groupe des 77, représentant la coalition des pays non-alignés, s’opposa aux recommandations émises par le comité en référence aux droits culturels[56], dévoilant de ce fait la susceptibilité des États membres face au débat sur les droits culturels.

Par contre, le thème relatif aux politiques culturelles se distingua par l’organisation, à Stockholm en 1998, de la Conférence intergouvernementale sur les politiques culturelles pour le développement. Celle-ci suivait d’ailleurs la première organisée à Mexico en 1982. Soulignant l’importance du développement culturel et de la diversité culturelle exprimés dans Notre diversité créatrice, le plan d’action vint consacrer l’apport significatif des politiques culturelles pour le développement. Dans une perspective de développement durable, le plan réaffirmait de nombreux principes avancés par la Commission mondiale sur la culture et le développement et établissait un cadre d’action en quatorze points pour les niveaux de politique locale, nationale, régionale et mondiale[57]. Conséquemment, l’unesco légitimait et affichait son rôle directif dans le domaine des politiques culturelles.

Finalement en 2001, année des Nations Unies pour le dialogue entre les civilisations, la diversité culturelle fut l’objet d’une déclaration universelle qui vint consacrer la diversité culturelle, patrimoine commun de l’humanité[58]. Dans cette perspective de dialogue culturel, la déclaration veut non seulement encourager le pluralisme culturel et réaffirmer le caractère universel des droits culturels, mais elle souhaite aussi impliquer les politiques culturelles dans la protection de la diversité culturelle en accordant le rôle à celles-ci de « créer les conditions propices à la production et à la diffusion de biens et services culturels diversifiés, grâce à des industries culturelles disposant des moyens de s’affirmer à l’échelle locale et mondiale[59] ».

En référence aux industries culturelles, la déclaration ajoute « […] parce qu’ils sont porteurs d’identité, de valeurs et de sens, [les biens et services culturels] ne doivent pas être considérés comme des marchandises ou des biens de consommation comme les autres[60] ». Puis, « face aux déséquilibres que présentent actuellement les flux et les échanges des biens culturels à l’échelle mondiale, il faut renforcer la coopération et la solidarité internationales destinées à permettre à tous les pays […] de mettre en place des industries culturelles viables et compétitives sur les plans national et international[61] ». La responsabilité des politiques culturelles dans le secteur économique est déterminante puisque « les seules forces du marché ne peuvent garantir la préservation et la promotion de la diversité culturelle […][62] ».

Ainsi il est clair que la déclaration tend à protéger les politiques culturelles des lois du marché. Cette connotation fortement commerciale des préoccupations de l’unesco s’explique par l’intérêt que l’organisme porte envers la relation entretenue entre la libéralisation des échanges et la diversité culturelle depuis 1999[63]. Antérieurement, le caractère commercial de la relation culture-mondialisation était confiné à l’omc. La Déclaration universelle de l’unesco venait certes consacrer le thème de la libéralisation du commerce au sein du débat sur la diversité culturelle, mais elle avait été précédée en 2000 par la Déclaration sur la diversité culturelle du Conseil de l’Europe et en 2001, par la Déclaration de Cotonou de l’Organisation internationale de la Francophonie (oif). C’est essentiellement cette dernière organisation, secondée par le Réseau international sur la politique culturelle (ripc) et le Réseau international pour la diversité culturelle (ridc), qui sont les principaux militants en faveur de l’introduction d’un nouvel instrument sur la diversité culturelle à caractère contraignant et exécutoire dans l’enceinte de l’unesco.

Tout compte fait, le caractère commercial de la diversité culturelle s’étend effectivement à l’unesco tel qu’on peut l’observer à la fois dans la Déclaration universelle sur la diversité culturelle et dans le projet de Convention internationale. Ces derniers s’opposent à l’Organisation mondiale du commerce où le marché cherche à enlever aux politiques culturelles protectionnistes leurs légitimités.

Conclusion

À toutes fins utiles, nous avons mis en exergue la virulence des débats relatifs au secteur culturel qui ont eu lieu au cours des dernières décennies. Comme conséquences nous avons relevé, entre autres, le départ des États-Unis de l’unesco et l’abandon de l’Accord multilatéral sur l’investissement. Ce passé, s’il fut lourd de conséquences, occasionnant un sursis pour la protection des politiques culturelles nationales, nous permet d’entrevoir le contexte dans lequel se situe le projet de convention actuel.

Bien sûr, nous constatons qu’une coalition d’États est parvenue à enclencher à l’unesco un débat sur l’importance de promouvoir et de protéger les politiques culturelles, et surtout, qu’elle est arrivée à convaincre du rôle déterminant que jouerait l’avènement d’une Convention internationale sur la diversité culturelle. En outre, la France a réussi aussi à défendre, contre vents et marées, sa position au sein de l’Union européenne[64].

À partir de cette stratégie clairement établie, nous ne pouvons qu’entrevoir un futur conflictuel, dans lequel les États-Unis vont chercher à affaiblir la portée de la convention. À travers les négociations enclenchées à l’unesco, ils chercheront à diluer l’impératif de protéger la diversité culturelle dans un cadre conceptuel plus large et tenteront d’affaiblir le caractère contraignant de la convention. Comme il a en été discuté plus haut, Washington va sans aucun doute continuer aussi à défendre ses positions en contournant les futures exigences d’un traité multilatéral par la multiplication d’accords bilatéraux, tout en appuyant simultanément la libéralisation de l’espace numérique et des services audiovisuels à l’omc.

Il est des enjeux comme celui-ci qui, une fois de plus, viennent questionner les réalisations de l’unesco. À travers ce projet, l’organisation remet encore une fois sa crédibilité en jeu. Le dénouement pourrait ainsi être lourd de conséquences si la future convention, que l’on surnomme parfois le Kyoto de la culture, s’avérait être subordonnée de quelque manière que ce soit aux accords internationaux qui régissent le commerce.

On voit d’ailleurs difficilement comment certains pays pourraient être en mesure de brandir le pavillon de la diversité culturelle, lorsqu’ils ont déjà engagé leur secteur culturel dans la voie de la libéralisation. Face aux engagements pris avec leurs partenaires commerciaux, l’épineuse question de la relation avec les autres instruments existants risque donc de diviser les États membres de l’unesco.

Mais pour les États qui ont promu le projet et pour l’ensemble des acteurs qui dépendent des politiques culturelles nationales, l’échec de la convention est une option peu envisageable. C’est dans ce contexte qu’il faut observer la multiplication d’associations créées par la société civile pour soutenir coûte que coûte le projet de convention. De Séoul à Paris, en passant par Bogota, Dakar, Marrakech ou Montréal, c’est une nouvelle joute qui se joue dans ce combat pour la sauvegarde du droit à développer des politiques culturelles viables.

Attendu que les concessions seront dures à accorder afin de ne pas diluer la portée ou de ne pas restreindre le caractère exécutoire de la convention, il est à prévoir que les négociations seront tendues, voire très embarrassantes. De ce point de vue, trente ans après le nomic, une occasion est offerte aux pays du Sud de mettre une nouvelle fois à l’agenda leurs droits à la culture[65]. Mais si l’on en juge par la teneur de l’avant-projet, ils devront toutefois faire bonne figure en s’engageant à protéger les droits d’auteur et à lutter contre la piraterie[66]. Défi difficile à relever si l’on considère l’ampleur du phénomène.

Tout concourt donc à ce que le projet de Convention sur la diversité culturelle ne soit pas une fin, mais bien une autre étape dans cette longue lutte pour la sauvegarde et la promotion des politiques culturelles nationales. En somme, ce ne pourra être qu’un moyen pour protéger les acquis, et non pas un outil susceptible de modifier les mécanismes du marché mondial de la culture. Ces prévisions ne sont pas fortuites, elles se lisent à travers l’analyse des négociations ultérieures et l’état du climat international actuel. Souhaitons pour le moins que la future convention constitue un pare-feu efficace face aux stratégies américaines car, dans plusieurs pays, la survie des productions culturelles en dépend.