Corps de l’article

Déclenché le 19 septembre 2002, le conflit en Côte d’Ivoire suscite de nombreux commentaires et analyses. Les causes politiques, économiques, ethniques, religieuses... sont tour à tour privilégiées et les responsabilités d’acteurs tant internes qu’externes dégagées.

Parmi ces responsabilités, celle des institutions financières internationales (ifi : fmi et Banque mondiale) n’est pas la moindre, même si elle n’est pas la plus mise en avant. En effet, à travers les programmes d’ajustement successifs, l’imposition du modèle néolibéral, a bouleversé les équilibres antérieurs, sans produire de nouveaux compromis susceptibles d’assurer la stabilité sociale et politique du pays.

En ce sens, le conflit ivoirien apparaît, au moins partiellement, comme le produit de l’échec de l’application du (post) consensus de Washington.

Le miracle ivoirien

La stabilité initiale de la Côte d’Ivoire doit être attribuée au mode de fonctionnement clientéliste[1] de la société ivoirienne mis en place par son premier président Félix Houphouët-Boigny. Le système « houphouétiste » était un régime fondé sur le prélèvement et la redistribution de la rente agricole principalement issue des filières cacao-café. Au coeur du système de prélèvement se trouvait la Caisse de stabilisation (Caistab), monopsone étatique, qui assurait la commercialisation des produits de l’agriculture de rente. Le différentiel entre le prix officiel d’achat aux planteurs et les cours mondiaux générait un volume important de rente dont la redistribution répondait à des règles officieuses respectant des équilibres politiques, géographiques et ethniques. Le contrôle du système était assuré par le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (pdci), parti unique fortement structuré jusque dans les plus petits villages de la brousse. Pendant près de deux décennies, le modèle ivoirien de développement a produit des résultats impressionnants notamment en termes de croissance, si bien qu’on a parlé de « miracle[2] ». « À l’origine du miracle ivoirien , il y a incontestablement une progression exceptionnellement rapide de l’agriculture en général, de l’agriculture de plantation et d’exportation, ainsi que de l’exploitation forestière en particulier[3]. » La croissance s’est abondamment nourrie de ressources naturelles épuisables dans le cadre d’une accumulation extensive.

Du miracle au mirage

Progressivement le système clientéliste s’élargit, s’intensifie et se décentralise, encouragé dans la deuxième moitié des années 1970 par le choc externe positif de la forte amélioration des termes de l’échange (gelées au Brésil) et le contexte financier international favorable avec notamment le recyclage des pétrodollars. Ces années fastes furent celles d’une redistribution de la rente jusqu’aux niveaux les plus bas de la hiérarchie sociale, à travers l’extension du secteur public, le recrutement obligatoire des diplômés dans la fonction publique, l’emploi d’immigrés dans l’agriculture... De plus, les solidarités africaines, la famille élargie... amplifiaient la diffusion de la rente. Les étrangers (principalement français) ont également largement profité de cette manne.

Dès la fin des années 1970, le renversement de tendance sur les marchés internationaux des produits de base réduit fortement le volume de la rente agricole. Le choc monétariste engendre des problèmes liés à l’endettement externe, largement utilisé pour satisfaire la demande clientéliste en pleine expansion, face à une offre de rente agricole réduite. Plus généralement, le modèle d’accumulation extensive atteint ses limites et le « miracle » devient « mirage ».

L’ajustement tempéré par la France

En 1981, les institutions financières internationales entrent véritablement sur la scène ivoirienne à l’occasion du premier programme d’ajustement structurel. Le caractère peu rigoureux dudit programme traduit un rapport de forces initialement défavorable aux ifi. En effet, jusqu’à la fin des années 1970, les pays membres de la zone franc ont évité de faire appel aux ifi en raison des contraintes, jugées excessives, attachées aux prêts liés à l’ajustement. Les mécanismes de la zone, pré carré de la France, permettaient à travers le compte d’opération, le financement des déficits externes, rendant inutile le recours aux financements multilatéraux. « Il y avait donc une nécessité tactique pour les institutions de Bretton Woods à entrer « en douceur » dans un territoire qui leur était jusque-là à peu près fermé[4]. » De plus, leur poids dans le financement de la Côte d’Ivoire « n’était pas suffisant pour pouvoir influencer la course des évènements[5] ». Ainsi la France, restant le premier bailleur de fonds, était en mesure d’imposer un ajustement désinflationniste moins rigoureux, respectueux de la parité du franc cfa par rapport au franc français, protégeant les intérêts de l’ex-métropole et ceux de ses entreprises.

La scène ivoirienne est alors occupée par trois protagonistes aux stratégies différenciées : les élites politico-économiques, les ifi et la France. Les ifi veulent imposer le « consensus de Washington[6] », la France tente de préserver ses positions acquises et les élites au pouvoir ambitionnent de proroger le système clientéliste gage de stabilité. Dans ce contexte, les élites locales déploient des stratégies de résistance, d’évitement et de contournement des réformes. Ces stratégies conduisent à un double jeu : vis-à-vis de la France et vis-à-vis des ifi, avec toutefois une certaine connivence avec l’ancienne métropole.

La montée en puissance des ifi

Dans le jeu ivoirien, l’accroissement de l’influence des ifi, à travers la multiplication des conditionnalités au fil du temps, suit leur montée en puissance dans la viabilité financière du pays qui s’opère au gré des crises successives : endettement (1987), échec de la guerre du cacao (1987-1989)... « L’un des axes de la stratégie des institutions de Bretton Woods était d’affaiblir le pouvoir du Président, qu’elles rendaient responsable de la profondeur de la crise ivoirienne[7]. » En 1989-1990, sous la pression des ifi, Houphouët-Boigny se résigne à diviser par deux le prix garanti aux producteurs. Jusqu’alors, la politique de prix garanti reposait sur les principes de stabilité et d’accroissement moins que proportionnel à celui des cours mondiaux. Cette décision constitue alors une rupture de l’alliance historique du pouvoir avec les planteurs, clé de voûte du système clientéliste[8]. Il en émerge une contestation généralisée, aggravée par les mesures d’austérité liées à l’ajustement, qui va induire de profonds changements.

En 1990, cette situation de crise économique et sociale engendre deux évènements majeurs : l’instauration du multipartisme[9] et la création d’un poste de Premier ministre confié à Alassane Dramane Ouattara, gouverneur de la bceao[10] et ancien directeur du département Afrique au fmi. « Les ibw ont certainement eu une influence dans ce changement institutionnel et politique sans précédent[11]. » Pour elles, la promotion du marché va de pair avec celle de la démocratie[12]. En fait, les ifi comptaient sur Alassane Dramane Ouattara, membre du sérail, pour promouvoir rapidement des réformes favorables au marché et accessoirement aux entreprises américaines[13].

Ce technocrate tente de trouver un moyen terme entre la rigueur des programmes proposés par les ifi et la nécessité de préserver les équilibres sociaux et la stabilité politique. Devenu numéro deux du pdci et officiellement assuré de la confiance du Président, Ouattara devient un homme politique et exprime ses ambitions. Il se heurte alors à Henri Konan Bédié, le président de l’Assemblée nationale[14], dauphin déclaré d’Houphouët-Boigny[15]. Du fait de ce conflit et des troubles sociaux, la mise en oeuvre des réformes néolibérales n’a pu s’opérer comme escompté. Ainsi, en 1992, les ifi suspendent leurs financements à la Côte d’Ivoire, entraînant à leur suite les autres bailleurs de fonds. Seule la France poursuit son aide à l’ajustement et boucle « les fins de mois » du budget ivoirien[16].

La dévaluation et l’ajustement au pas de charge

Après le décès de Félix Houphouët-Boigny en décembre 1993, l’arrivée au pouvoir de Konan Bédié s’accompagne de la dévaluation du Franc cfa en janvier 1994, conséquence logique de la « doctrine Balladur[17] », qui marque l’acceptation par la France de la cotutelle des ifi sur son « pré carré ». En fait, la France n’est plus en mesure de poursuivre sa politique africaine néo-coloniale et notamment de jouer le rôle de « financier en dernier ressort » du clientélisme houphouétiste. Ainsi, à l’ajustement désinflationniste (dit « en termes réels » parce que sans dévaluation monétaire) prôné par l’ancienne métropole, succède un nouvel ajustement plus rigoureux, expression du consensus de Washington, dont l’objectif principal est l’imposition du marché, censé venir à bout de la crise en Côte d’Ivoire.

Pour les ifi, étant donné le retard accumulé dans le processus d’ajustement, imputable en partie à la France, il s’agit d’imposer un big push, une libéralisation au pas de charge. Cette libéralisation a pour objectif premier de défaire l’ancien système clientéliste. Pour ce faire, il convient d’abord, d’ôter tout contrôle à l’État sur la commercialisation des produits agricoles, lieu de pompage principal de la rente. Pour le justifier, de nombreuses études souligneront le manque d’efficacité des structures étatiques de commercialisation ou les effets négatifs de prix aux producteurs « stabilisés » à des niveaux très bas sur la pauvreté en zone rurale, l’exode rural, l’entretien du « biais urbain[18] », la corruption... et l’inefficacité économique[19]. Ensuite, il s’agit de viser le volet redistributif du clientélisme pour en réduire les possibilités notamment à partir du secteur public (rétrécissement du périmètre de l’État, privatisations...) et de mettre sous contrôle renforcé la dépense publique à l’aide des conditionnalités liées à l’ajustement. Enfin, les ifi estiment nécessaire de faire table rase des relations privilégiées de connivence entre les élites locales et la France des réseaux qui entretiennent la résistance à l’ajustement néolibéral.

Les résistances politiques au consensus

L’ajustement a été dévoyé en raison des stratégies déployées par les élites locales et les réseaux français et de plus, sa rapidité et sa rigueur ont au moins encouragé la mise en oeuvre des politiques d’exclusion sociale, puis ethnique.

Par exemple, « le processus de privatisation a donné lieu à un partage des dépouilles du clientélisme houphouétiste. [Pour une partie de la hiérarchie clientéliste], il s’est agi de conserver le bénéfice d’au moins une partie des rentes : i) en organisant le rachat des entreprises par des ‘amis’ ; ii) en profitant de la privatisation par la Bourse des valeurs pour constituer des ‘noyaux durs’ ; et iii) en s’alliant avec des entreprises françaises susceptibles de rétrocéder une partie des rentes (d’origine privée cette fois) issues d’un monopole privé substitué à un monopole public. La presse d’opposition a fait un certain nombre de révélations sur le dessous des privatisations impliquant des membres de la famille du président [Konan Bédié] ou encore des membres du cercle rapproché[20] ». Il en résulte qu’une partie de l’élite ivoirienne proche du pouvoir est prise entre des intérêts contradictoires : elle bénéficie du processus de libéralisation d’un côté, mais également de la poursuite des logiques rentières « classiques » d’un autre côté. Dans le même temps, l’épuisement de la rente foncière, le démantèlement de l’État et le tarissement de la redistribution sous contrôle renforcé, réduisent drastiquement le nombre de bénéficiaires du clientélisme ancien, favorisant le développement de dynamiques d’exclusion à travers la promotion du concept « d’ivoirité[21] ».

Le clientélisme ancien se prolonge ainsi sous une forme appauvrie, ce qui conduit Konan Bédié à la « mauvaise gouvernance » qui entraîne la suspension des concours financiers des ifi et la prise de parole de l’armée en décembre 1999.

La pseudo-victoire des ifi avec la libéralisation de la filière café-cacao

Quelques mois avant la chute du régime Bédié, les ifi ont obtenu la liquidation de la Caistab, pilier du clientélisme ancien. Objet de toutes les résistances et longtemps reportée, la libéralisation totale de la filière cacao-café faisait partie, depuis de nombreuses années, des exigences des ifi. Selon la Banque mondiale, cette libéralisation constituait la panacée[22]. Elle devait accroître le prix d’achat aux planteurs et augmenter leurs revenus, notamment pour les plus pauvres d’entre eux, réduire les coûts de la commercialisation et définitivement tarir la source de la rente clientéliste[23]. De plus, en dépossédant l’État de son contrôle, l’objectif officiel des ifi était de remettre ledit contrôle aux acteurs privés de la filière, principalement les planteurs organisés en coopératives, en d’autres termes à la société civile. Cette promotion de la société civile s’insère dans le cadre des réformes institutionnelles incluses dans le post-consensus de Washington[24] pour contourner l’obstacle politique aux réformes néolibérales.

La « victoire » des ifi a eu pour conséquence de substituer un oligopole étranger privé au monopole étatique antérieur. En effet, la libéralisation a permis aux puissantes firmes multinationales (fmn) états-uniennes de bouter hors du marché les opérateurs nationaux moins compétitifs dont l’activité était tributaire de la Caistab, d’entamer une remontée de filière et de menacer les entreprises françaises du secteur qui sont de plus faible dimension. En ce sens, le marché accroît l’efficacité économique et permet de distendre les liens entre les élites locales et l’ancienne métropole, mais il réduit la part du surplus agricole restant sur le territoire national et renforce la structure oligopolistique du secteur défavorable aux planteurs, instaurant une dépendance similaire à celle de l’économie de traite coloniale. Pour les planteurs, la libéralisation de la filière « apparaît défavorable », « en particulier aux [plus] pauvres[25] ». Les mouvements d’humeur (grèves, manifestations, rétentions de récolte, incendies de récolte…) qui ont secoué le monde paysan en 2004 en attestent. De plus, la création d’institutions civiles de gestion de la filière, censées mieux représenter les planteurs a été un échec. « La réforme menée a finalement conduit à une situation dans laquelle l’État ivoirien est en apparence en retrait, mais dans la pratique a largement gardé un pouvoir sur les institutions privées. Aujourd’hui, la Côte d’Ivoire a reconstitué une sorte de ‘Caistab privée’[26]. » Ce nouveau dispositif institutionnel complexe, composé d’un certain nombre de structures, entourées d’un flou juridique important[27], a permis à certains dirigeants politiques au pouvoir et à leur entourage d’instrumentaliser le greffon de société civile pour siphonner, à leur profit quasi exclusif, une large part de la rente mobilisée par le dispositif. En termes d’efficacité économique, l’échec est également patent : « en 2003, le cabinet Arthur Andersen a indiqué que les nouveaux organismes de régulation coûtaient trois fois plus cher que l’ancienne Caistab[28] ».

Les réformes institutionnelles n’ont pas, pour l’instant, réussi à remettre en question les logiques rentières anciennes qui perdurent cependant sur une base de plus en plus restreinte, exacerbant les conflits pour le partage des dépouilles. En ce sens, le conflit actuel en Côte d’Ivoire n’est que la suite logique du délitement du système que l’application du post consensus de Washington n’a pu réformer.

Le post consensus de Washington accroît l’instabilité

L’exemple de la Côte d’Ivoire révèle les résultats contradictoires de l’application du post consensus de Washington.

D’une part, l’échec sur le plan interne des politiques imposées a suscité un nouveau projet de développement national. « L’inadéquation entre la nature des réformes institutionnelles proposées par les institutions de Bretton Woods, formulées en termes de bonne gestion, et le besoin du pays de reconstruire un État de droit, de réinventer des liens pour une plus grande cohésion sociale, d’élaborer un projet pour rebâtir la société et relancer l’économie sur des bases nouvelles permet de souligner un problème central et désormais récurrent : celui du positionnement des institutions multilatérales de financement et leur impossibilité de gérer de l’extérieur des processus aussi complexes que les réformes économiques et institutionnelles[29]. » Pour les ifi, il s’agit d’opérer un changement radical d’un système patrimonial-clientéliste relativement fermé vers un système libéral ouvert qui heurte les intérêts en place. Or, la main invisible qui guide les forces du marché ne peut assurer sa fonction pacificatrice, car elle n’est pas en mesure de régler les conflits inhérents à la transition d’un système à l’autre. Ses difficultés sont particulièrement liées à la nécessité de remodeler les élites politiques pour les rendre favorables au marché[30] et à la mondialisation, c’est-à-dire à assurer la transition entre l’instrumentalisation du nationalisme économique et l’exploitation des opportunités du marché[31].

D’autre part, l’efficacité de l’ajustement néolibéral se situe au niveau de l’imposition du nouveau mode d’extraction de la rente. L’application de la bonne gouvernance permet de limiter les coûts de fonctionnement au Sud, c’est-à-dire la consommation de rente sur le territoire national. Tandis que l’introduction du marché, caractérisé par des dysfonctionnements instrumentalisés par les fmn du Nord (et particulièrement états-uniennes), a pour effet d’autoriser l’extraction d’un volume maximal de rente et son drainage vers le centre capitaliste, sans aucun effet positif sur l’économie locale, ce qui entraîne un accroissement de la paupérisation. En effet, malgré les gaspillages, la corruption, la faible efficacité économique, le système clientéliste antérieur permettait de retenir sur le territoire national une part non négligeable de la rente dont la diffusion, même restreinte, irriguait le tissu social à travers les réseaux de solidarité familiale, tribale et ethnique.Dans ce contexte, les conflits violents pour le partage des dépouilles ne peuvent que s’aggraver et s’étendre. Le jeu consiste pour les nouveaux bénéficiaires à s’approprier la rente et à laisser à d’autres le soin de prévenir ou de régler les conflits[32] (onu, institutions régionales...). Mais parfois, lorsqu’ils dégénèrent jusqu’à devenir intolérables pour l’opinion publique internationale ou bien lorsque les intérêts géostratégiques ou économiques d’une puissance du Nord sont menacés, celle-ci intervient directement ou sous couvert de la communauté internationale. Mais il s’agit d’interventions graduées en fonction des enjeux économiques, car dans ce domaine la loi du marché s’applique aussi : privatiser les gains et socialiser les coûts.