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Le gouvernement du Canada a déposé, en avril 2005, un énoncé de politique internationale[1]. Feuille de route longtemps attendue et souvent promise, le document a généralement été bien reçu[2]. À la lecture de celui-ci, toutefois, force est de constater que cette réception en apparence favorable de prime abord, s’est parfois teintée d’une dose de scepticisme chez certains analystes : trop de promesses, peu de ressources et des rôles mal définis ont soulevé les inquiétudes[3]. En soi, cette réaction en deux temps, voire le dépôt même de la politique, constituent des événements mineurs dans l’évolution d’un État. Toutefois, pour peu que l’on s’élève au-dessus du document à proprement parler et que l’on considère l’ensemble de l’exercice, nous plongeons dans une dimension beaucoup plus intéressante à analyser : en ces années où l’internationalisation de pratiquement toutes les questions qui jadis relevaient du domaine intérieur nous rejoint, les livres blancs constituent-ils un mode d’expression privilégié par les gouvernements pour formuler leurs intentions d’action internationale ? Comment engagent-ils le dialogue – voire le débat – avec ces autres acteurs nouveaux qui composent nos sociétés, jadis gardées à l’écart de ce dernier refuge des pouvoirs régaliens que constituaient la politique étrangère et ses attributs ?

Ces questions sont d’autant plus pertinentes que la panoplie de moyens disponibles pour atteindre les publics intéressés par le sujet est très vaste. Elle comprend aussi bien la déclaration contenue dans un discours formel (que l’on songe aux doctrines de Monroe, de Truman ou aux quatorze points de Wilson, aux États-Unis) que l’utilisation des pages d’une revue s’adressant à un public très finement ciblé (l’exemple de la « Troisième voie » du gouvernement Trudeau nous vient ici à l’esprit). Et c’est entre la solennité d’un discours présidentiel devant le Congrès et la porte arrière d’une publication à relativement faible tirage que les systèmes parlementaire et administratif hérités des pratiques établies à Westminster et Whitehall nous offrent une autre voie : les livres blancs.

Cet acte de divulgation, en principe effectué devant le Parlement puisque c’est en chambre que les ministres déposent ces énoncés, constitue donc un rouage d’importance dans le processus démocratique de contrôle de l’action des élus, soit la reddition de comptes. Comme il s’agit de politiques prospectives, il s’agit donc, au premier chef, d’un contrôle a priori. Toutefois, puisqu’on mesurera souvent l’efficacité d’un gouvernement par les progrès accomplis après un certain temps à l’aune des jalons offerts par ces énoncés, l’intérêt d’analyser ces textes en tant que phénomènes politico-administratifs, plutôt que un à un, sous l’angle de leur contenu distinctif, est renforcé.

En ce sens, les énoncés de politiques et les livres blancs en particulier constituent des repères de premier plan pour qui s’intéresse au fonctionnement de nos institutions démocratiques puisque, comme le précise Doerr, il s’agit d’un « outil de démocratie participative […] et pas nécessairement un engagement politique inaltérable[4] », ce avec quoi Pemberton[5] et Chapin et Deneau[6] sont d’accord. Cet article introductif au numéro spécial portant sur les livres blancs nous permettra de mieux les situer et de les aborder ultérieurement dans le numéro dans une perspective comparative.

Notre analyse nous amènera ainsi, dans un premier temps, à mieux définir et à mieux cerner ce qu’est un livre blanc pour ensuite mettre en évidence les connaissances que nous avons des livres blancs, de leur utilité et de leur portée. Par la suite, nous aborderons, dans une perspective générale, le rôle des divers acteurs interpellés lors de l’élaboration des livres blancs comme outils de gestion de la politique étrangère. Nous serons ainsi en mesure de répondre directement aux deux questions que nous venons de soulever. Les connaissances que nous aurons ainsi acquises combleront une lacune importante que nous avons de ces mécanismes en principe centraux à la gestion de la politique étrangère, mais souvent considérés par les observateurs comme autant d’épiphénomènes dont on se satisfait de la méconnaissance.

I – Nature et culture des livres blancs

Pour bien comprendre ce que sont les livres blancs, il est d’abord utile d’en bien cerner la nature (ce qu’ils sont) et la culture (qui les utilise et ce que l’on en fait). Ainsi, le terme « livre blanc » prend son origine en Grande-Bretagne où il s’applique aux documents gouvernementaux, rapports et énoncés de politiques. Les premières traces de ce type de document se fondent dans l’évolution du parlementarisme. Les livres verts d’abord, mais aussi les livres blancs[7] voient leur usage s’accroître sans pour autant s’institutionnaliser, dès après la Seconde Guerre mondiale, au moment où la très grande majorité des gouvernements occidentaux ont à administrer de nouveaux programmes sociaux qui pour la reconstruction européenne, qui pour la réintégration au marché du travail des soldats démobilisés, qui pour gérer l’abondance des trente glorieuses. Leur usage est en effet réservé à des politiques qui sont marquantes et si certains pays en ont fait un usage régulier, la plupart vont les utiliser sporadiquement. De ce fait, les livres blancs constituent des phares qui lancent des signaux sur de nouvelles orientations de politiques[8].

Dans une perspective générale, les livres blancs énoncent des choix stratégiques, leur sélection – parfois leur justification – et leur exécution. Ils énoncent des directions et des réponses à des politiques spécifiques et s’engagent quant aux ressources qu’un pays consacrera au domaine ou au secteur, tant au niveau international qu’au niveau national. La publication d’un livre blanc par un gouvernement, sous l’autorité d’un ministre, énonce et explique la politique qu’il entend développer et appliquer dans un domaine en général – la politique étrangère – ou dans un secteur particulier de ce domaine, que ce soit la diplomatie et les relations internationales, la défense et les politiques de sécurité, les politiques de développement ou le commerce international. Certains ajoutent à ces secteurs ceux qui sont contigus au domaine international comme c’est le cas avec l’immigration ou ceux qui y trouvent le lieu de négociation de normes contraignantes comme c’est le cas avec l’environnement ou les normes du travail. Les politiques de chacun de ces secteurs se sont vu octroyer, dans un pays ou dans un autre, un traitement sous la forme d’un livre blanc.

Doerr est probablement celle qui a le plus contribué – et ce, même si son étude date de plus de 30 ans – à la connaissance que nous avons des livres blancs[9]. Pour la chercheure, la procédure menant à une politique publique, lorsqu’elle inclut un livre blanc, permet au parlement et au public d’avoir directement accès à une information qui favorise la participation au processus démocratique. Du coup, le livre blanc est une étape préliminaire qui permet d’apporter les ajustements finaux à la politique avant que celle-ci ne soit traduite et enchâssée dans un acte législatif, que ce soit par le biais de lois ou de règlements. Pour Doerr, il s’agit certes d’un moyen parmi d’autres pour tenir le public informé et l’amener à réagir aux propositions gouvernementales, mais l’importance due à la singularité de ce moyen ne peut être négligée. Doerr répond donc ici partiellement aux deux questions que nous avons soulevées, mais les contextes international et intérieur ayant considérablement changé au cours des trois dernières décennies, nous avons besoin de nouvelles études pour étayer les réponses contemporaines à ces questions.

D’ailleurs, d’autres chercheurs font ressortir que les livres blancs servent non seulement de balises à une politique, mais ils en fournissent aussi les principales clés d’interprétation. C’est ainsi que Machabée, dans une analyse qui n’est pas exempte de raccourcis, fait néanmoins ressortir une importante dimension qui est au coeur du livre blanc de 1987 sur la défense du Canada : c’est ce qu’elle qualifie de « codification de la priorité de la souveraineté[10] ». L’auteure insiste ainsi sur une dimension « instrumentante », soit l’utilisation des livres blancs pour faire ressortir une clef d’interprétation, un fil conducteur qui aide à mieux saisir, à décoder un ensemble de politiques. Comme le résume bien Lanxade, les livres blancs servent à donner aux politiques, un « sens dans les deux acceptions de ce terme : une orientation et une signification[11] ». Cette double dimension est loin d’être négligeable puisque s’y révèle ce qui permet au public sensible à ces questions de mieux comprendre à la fois, la visée d’ensemble de la politique, ses assises et les paramètres de sa mise en oeuvre.

L’importance de ces clés réside justement dans la diversité des publics auxquels s’adressent les livres blancs. Aussi faut-il revenir sur cette dimension de « signal envoyé » par un gouvernement à propos d’un secteur de politique donné. Thual résume bien cette incidence lorsqu’il souligne qu’« un livre blanc est un document qui engage le gouvernement, non seulement vis-à-vis de la Nation, c’est-à-dire de la majorité, de l’opposition, mais aussi vis-à-vis de la communauté internationale[12] ». Cette attention portée par les partenaires internationaux est très clairement illustrée par l’exemple de la réaction américaine aux divers énoncés de politique internationale du Canada : on a ainsi dit, à tort ou à raison et tout autant de la politique de défense de 1987[13] que de certains aspects de la politique internationale du gouvernement Martin, qu’ils avaient été conçus et formulés en fonction de la réception qu’on leur réserverait à Washington. De même, au moment où on insistait sur l’importance pour le Canada de renouveler ses énoncés de politique étrangère, on soulignait volontiers que « les principaux alliés du Canada ont déjà complété (ou sont en train de mettre en oeuvre) des révisions majeures de leurs propres politiques de sécurité et de défense[14] ».

Il est donc possible de dire qu’au niveau de l’environnement international, les livres blancs de politique étrangère positionnent un pays. Cette position se définit assurément à partir d’une perception externe qu’ont les autres acteurs internationaux, mais elle se construit d’abord et avant tout à partir des points de vue propres à une politie donnée. Pour ne prendre que deux exemples, choisissons celui de la France dans le contexte européen et celui de l’Australie en tant que puissance régionale. Ces deux États ne perçoivent pas nécessairement de la même manière, des événements pourtant nettement définis; sinon, comment expliquer les divergences exprimées par l’un et par l’autre vis-à-vis de l’engagement de troupes en Irak ? Ces divergences de politiques peuvent trouver une partie de leurs explications dans certains énoncés de politiques et les livres blancs permettent d’en définir les contours.

C’est ainsi que les livres blancs expriment, d’un point de vue national, des considérations géopolitiques sur la nature du contexte international et son évolution. Ils sont formulés pour servir de cadre général de référence à un ensemble de politiques qui doivent être définies ou redéfinies. Les livres blancs en matière de politique étrangère sont donc contextuels puisqu’ils tentent d’expliquer le monde, les tendances du système international et ses effets au niveau national d’un pays. Pour ce faire, les livres blancs cernent l’influence d’événements majeurs, comme la fin de la guerre froide, les événements du 11 septembre 2001, les attentats de Bali, de Madrid ou de Londres aussi bien que les effets de la crise financière asiatique. De la même manière, les documents se penchent sur la structure des forces armées, font le point sur certaines économies régionales, sur les accords internationaux et régionaux, sur les problèmes de gouvernance, les violations des droits de la personne ou les opérations de paix. Les livres blancs de politique étrangère analysent aussi les effets de la mondialisation, du multilatéralisme et des grands conflits, le rôle des organisations et des institutions financières internationales, les politiques d’immigration, de protection de l’environnement, etc.

Au niveau de l’environnement national, les livres blancs de politique étrangère définissent les menaces aux intérêts nationaux, à la sécurité du territoire et aux valeurs d’un pays. Il peut aussi y être question de dimensions d’administration publique pure tels la structure et la gestion des forces armées, le budget de la défense et le financement de nouvelles acquisitions, les compressions budgétaires, les besoins et les affectations des ressources humaines, etc. Les livres blancs établissent ainsi des stratégies liées au temps et aux sommes consenties par un gouvernement pour administrer les orientations, les ressources et les besoins d’un pays en matière de politique étrangère.

En somme, et à partir de la définition qu’en a donné McMenemy[15], nous pouvons affirmer que les livres blancs sont des énoncés de politique formels touchant un domaine précis de l’administration gouvernementale, en donnent les principales orientations et déterminent les voies et moyens sur lesquels reposeront leur mise en oeuvre. Dans le domaine de la politique étrangère, ils délimitent le rôle qu’un pays entend jouer dans le monde. Avec la publication d’un livre blanc, un gouvernement prend position, énonce des choix pour une période de temps plus ou moins définie. Autrement dit, les livres blancs permettent à un gouvernement de se démarquer d’abord au niveau national par rapport aux gouvernements qui l’ont précédé et ensuite au niveau international où la position d’un État est déterminée par rapport, voire en réponse à ce que d’autres États ont choisi de privilégier. Il peut en résulter un mélange d’orientations idéologiques parfois diamétralement opposées d’un livre blanc à l’autre, lorsque l’on considère le positionnement sur le spectre de la politique intérieure, et cette image peut contraster avec une franche constance en ce qui touche le rôle international du pays. Ainsi, dans le cas canadien, le livre blanc sur la défense de 1987 (conservateur) présentait une lecture fort différente de ceux de 1970 ou de 1995 (libéraux) et ce, même si les trois documents définissent les grands axes de l’intervention canadienne de manière typique et quasi constante : maintien de la paix, multilatéralisme, etc. L’élaboration et la mise en oeuvre d’un livre blanc en matière de politique étrangère se révèlent en conséquence des processus complexes où, comme nous le verrons, plusieurs acteurs sont interpellés. Les livres blancs constituent donc des boussoles à partir desquelles s’orientent, en principe, des politiques.

Il est en effet nécessaire de nuancer cette fonction d’orientation puisque les livres blancs sont, par leur nature même, des outils de communication, avec tous les avantages et, surtout, tous les inconvénients que cela représente : nombreux sujets traités pour rallier plusieurs commettants aux intérêts divers, inscription dans une temporalité et un contexte limités et définis. C’est au point où certains domaines restent longtemps sans livres blancs (celui de la défense au Canada entre 1975 et 1987, puis entre 1989 et 1994). Certains États se mettent tardivement à l’exercice (malgré une pratique plus étendue en matière de défense, le premier livre blanc australien en matière de politique étrangère date de 1997 et l’Allemagne de l’après-guerre froide n’a publié son livre blanc sur la défense qu’en 1994), alors que d’autres (les États-Unis généralement et la France en matière de politique étrangère, comme l’illustrent deux des articles du présent numéro) trouvent plus souvent qu’autrement des solutions de remplacement aux livres blancs.

Est-ce à dire qu’il s’agit réellement d’épiphénomènes sans intérêt ? Une telle conclusion irait à l’encontre de l’objectif visé par cet article. En fait, l’apparition ponctuelle des livres blancs dans le paysage politico-administratif témoigne au contraire de leur importance. C’est aussi ce que conclut Bland lorsqu’il affirme que

la place occupée par les livres blancs dans le processus d’élaboration de politique de défense est au mieux ambiguë. En fait, l’expérience du Canada qui a fonctionné sans livre blanc depuis 1975 [jusqu’en 1987] fait dire à certains officiels qu’il s’agit d’un artifice dont on n’a pas besoin. Toutefois, il est généralement accepté que les livres blancs ont été considérés par le ministère de la Défense nationale, les Forces armées et le public comme étant des énoncés fondamentaux du gouvernement dont l’objectif était de diriger le processus de politique vers ses objectifs politiques et opérationnels[16].

Bland reprend ici l’essentiel de tout ce que nous avons énoncé jusqu’à maintenant. La véritable surprise vient du fait que, malgré l’importance que revêtent les documents, ceux-ci n’ont pas attiré l’attention de nombreux chercheurs.

II – Un domaine si méconnu ?

Comme en témoignent les références pas toujours très récentes que nous avons utilisées jusqu’à présent, il existe fort peu d’études qui portent essentiellement sur les livres blancs. Cela peut s’expliquer en partie par le fait que l’utilisation de livres blancs n’est toutefois pas une voie incontournable pour un gouvernement qui veut faire connaître aux parlementaires, à la population au nom de qui il administre et au monde, les objectifs, les orientations, les concepts valorisés et les ressources allouées dans le cadre de sa politique étrangère. À cet égard, les exceptions sont sans doute plus nombreuses que la règle d’utilisation de livres blancs. Plusieurs États n’y ont simplement pas recours. D’autres substituent au processus du livre blanc des procédures administratives qui en donnent l’équivalent sans les entraves qu’un livre blanc procure, notamment lorsqu’il s’agit d’évaluer, quelques années plus tard, le niveau de mise en oeuvre de la politique qui y est annoncée. D’autres encore, pourtant adeptes de la pratique, ne remplacent pas immédiatement des livres blancs tombés en désuétude ; le Canada peut encore ici servir d’exemple puisque sa politique de défense est demeurée à quelques reprises dans les limbes d’un monde qui avait évolué rapidement. Pourquoi alors s’intéresser aux livres blancs ?

Plusieurs réponses peuvent être apportées à cette question. Tout d’abord, on s’intéresse aux livres blancs assurément parce que, lorsqu’ils paraissent, ils émettent un signal puissant que personne ne peut ignorer quant à la politique qui y est annoncée. Aussi, d’un point de vue d’administration publique, l’intérêt existe parce que les livres blancs sont les fruits d’un processus décisionnel complexe et qu’ils servent de balise aux contrôles absolument nécessaires à toute imputabilité démocratique. Une raison plus scientifique milite aussi en faveur d’une telle étude : très peu de recherche a été effectuée sur le phénomène des livres blancs et il s’agit d’une lacune importante que tente de combler ce numéro thématique.

À l’heure où les effets de la mondialisation bousculent plusieurs des paramètres à partir desquels étaient élaborées et divulguées les politiques de nombreux gouvernements, une meilleure connaissance de ces instruments que sont les livres blancs contribuera à mieux outiller les décideurs publics. Leur portée, leur pertinence et leur utilité demeurent des éléments peu connus et les diverses analyses que propose ce numéro spécial, par l’éclectisme des points de vue qu’elles présentent, fournissent un tour d’horizon à partir duquel il est plus facile de s’orienter. Pour bien apprécier l’originalité des présentes contributions, il faut les situer par rapport à celles qui ont traité de la question.

On y compte d’abord certains auteurs qui ont touché le sujet dans le cadre d’une étude plus vaste. On retrouve ainsi des références aux livres blancs dans les ouvrages de base portant sur la politique étrangère canadienne tels ceux de Nossal[17] ou de Cooper[18]. Ces exposés didactiques ne mentionnent toutefois les livres blancs que d’une manière générale, au fil de leur analyse, comme une composante parmi tant d’autres de l’administration de la politique étrangère.

D’autres auteurs ont préféré traiter des livres blancs en tant qu’éléments d’une politique sectorielle plus large. Un bon exemple de ce type d’approche est l’étude de Sokolsky qui analyse les questions bilatérales canado-américaines de défense et de sécurité, une étude au cours de laquelle les livres blancs canadiens servent de fil conducteur[19]. Cela lui permet de conclure qu’il n’y a pas d’inconsistance entre les grands courants qui animent la politique de défense du Canada et les intérêts nationaux de sécurité des Américains. Pour étayer semblable conclusion, il prend à témoin le livre blanc de 1987 et soumet qu’« une amélioration de la capacité canadienne de surveillance et de défense de son propre territoire va aussi améliorer la sécurité du côté des États-Unis. Ce qui, en fait, a été à la base même de cette relation bilatérale en termes de sécurité[20] ». Ce genre d’étude met certes les livres blancs à l’avant plan, mais il serait abusif de prétendre que les livres blancs y font l’objet d’un élément distinctif d’étude.

Par contre, le contenu d’un livre blanc en particulier a fait l’objet d’une analyse chez un certain nombre d’auteurs[21]. C’est à cet aspect que se sont consacrés notamment Cox pour le Canada[22] et Weggel pour le Viet Nam[23] ; ils ont brossé des tableaux synoptiques des livres blancs, faisant ressortir au passage leurs caractéristiques. D’autres études qui tiennent aussi compte d’un livre blanc en particulier s’apparentent toutefois davantage aux analyses de contenu plus pointues. Ici, d’une manière succincte, Statford[24] touche à la question, alors que Bland[25] le fait de manière exhaustive pour l’ensemble des livres blancs du Canada sur la défense. Sokolsy[26], pour sa part, examine les tendances et les orientations stratégiques des États-Unis et leur impact sur le Livre blanc de la Défense de 1987 du gouvernement du Canada. L’auteur fait bien ressortir le dilemme que le gouvernement tentait de résoudre par la publication de son livre blanc : relever les défis posés à la sécurité et à la souveraineté du Canada tout en tenant compte des priorités américaines dans le cadre d’efforts collectifs. Pour Sokolsky, l’équation n’a qu’une solution : la proposition gouvernementale «  destine le Canada à affronter moult difficultés et à tirer parti de possibilités face à des politiques de défense plus complexes et plus hautement stratégiques qu’il n’avait connues jusqu’à maintenant. Bien sûr, le retrait pur et simple du Canada de ses alliances militaires est possible, mais si cette option a l’avantage de diminuer les problèmes auxquels il doit faire face, cela aura comme conséquence corollaire de diminuer aussi ses options[27] ». Pour sa part, la contribution de Machabée[28] cherche à nous faire découvrir une explication à la logique qui a prévalu lors de l’élaboration et au sabordage subséquent de la politique de défense de 1987. Elle conclut que l’analyse du livre blanc confirme les thèses de Legault[29] et de Middlemiss et Sokolsky[30] quant à la primauté exercée par le Cabinet dans l’élaboration des processus décisionnels en matière de défense canadienne, une perspective qui sera abordée un peu plus loin dans cet article.

Des politiques publiées ailleurs dans le monde ont aussi fait l’objet d’analyses semblables. Ainsi, en Grande-Bretagne, la « Révision stratégique de la défense » (The Strategic Defence Reviewsdr) initiée par le gouvernement nouvellement élu de Tony Blair et qui a mené à la publication d’un Livre blanc en 1998, a attiré l’attention de McInnes[31]. Cette étude veut savoir si la sdr est aussi radicale que le prétend le Secrétaire à la Défense[32] et si la politique de défense du parti travailliste de Blair – le « New Labour » – est si différente de celle de ses prédécesseurs conservateurs. L’auteur interroge du coup le lien de dominance qui peut exister entre politique étrangère et politique de défense, voire comment une politique de défense peut dépendre des aléas propres aux politiques budgétaires. Il touche ainsi à la dimension « outil de gestion » incarnée par les livres blancs. Il souligne enfin le volet « démocratisation » du processus qui a marqué l’élaboration du livre blanc britannique[33].

Ce dernier aspect en particulier amène McInnes à souligner deux leçons tirées par les Conservateurs britanniques à propos de leur dernière révision des politiques de défense : d’abord, le potentiel de provoquer des débats houleux à l’intérieur du Parlement et de susciter des critiques dommageables en provenance des milieux de la défense, puis la possibilité que le processus soit pris de court par les événements[34], un peu comme ce fut le cas au Canada avec la politique de défense de 1987. « Si le succès du parti travailliste était dû à son approche plus consensuelle, pourquoi alors avoir procédé à une révision fondamentale de la politique[35] », s’interroge-t-il, d’autant plus que l’approche ouverte préconisée n’a pas semblé avoir véritablement influencé le contenu final de la nouvelle politique[36]. Ce questionnement nous ramène à l’hypothèse que nous avons soulevée plus tôt et qui fait prendre conscience de l’universalité du recours aux livres blancs et de leur utilisation faite par un gouvernement pour se démarquer.

En France, la publication d’un livre blanc sur la Défense a aussi fait l’objet de certaines études. Mallet[37] remarque qu’avec le Livre blanc de 1994, un exercice initié sous l’impulsion du premier ministre Édouard Balladur et avec l’accord du président François Mitterrand, on assiste à la rédaction d’une fresque de ce que devenait l’environnement stratégique et la réponse que devaient y apporter les grands principes de la nouvelle politique de défense française. Il rejoint, lui aussi, le questionnement quant à l’utilité des livres blancs comme outil de gestion de la politique étrangère. Il ne voit dans un livre blanc « aucunement un texte programmatique ni même un instrument de planification, mais une tentative d’expliciter clairement ce que devait être notre défense dans un environnement très profondément transformé[38] ». Pour sa part, Jean Riolacci[39] apporte une réponse diamétralement opposée : pour lui, un livre blanc est un exercice ambigu, solidement cadré, notamment par les contraintes de l’économie et les exigences de la conjoncture politique, à la fois un cadre de réflexion prospective et les assises d’une programmation concrète. L’auteur précise surtout qu’ « un aspect insuffisamment mis en lumière du Livre blanc : c’est qu’il est appelé à devenir, pour une large part, un document de référence[40] ». D’un autre point de vue encore, Dufour[41] se montre très critique à l’endroit du Livre blanc sur la Défense de la France de 1994 : « Pour l’essentiel, on aurait aimé trouver mieux explicité dans le Livre blanc ce qui conditionne désormais, pour une puissance à vocation mondiale comme la France, le maintien de la paix et de la sécurité internationales, à savoir : la guerre a changé ; l’ennemi a disparu; les hommes manquent[42]. » Dufour questionne : l’objet du Livre blanc n’était-il pas, à défaut de proposer des solutions, d’indiquer des pistes à suivre[43] ? Comme on peut le constater, la nature même du livre blanc est ici l’objet d’un important débat.

L’Australie a aussi fait l’objet d’analyses comparables. En plus de celle de Nossal, dans ce numéro, il faut compter celle de Woodman[44], et celle de Frost[45]. Dans le premier cas, Woodman se penche sur le contenu du livre blanc sur la défense, publié en 2000. L’analyse de l’auteur porte une attention particulière à l’importante question de la mise en oeuvre du livre blanc. Il s’attarde à l’atteinte des objectifs, à la structure de la politique pour connaître si elle fournit suffisamment d’informations pour la prise de décision, et il aborde une large gamme de défis stratégiques que l’Australie doit confronter. L’auteur remarque en outre que la mise en oeuvre effective du livre blanc va aussi dépendre de l’habileté du gouvernement à maintenir une certaine discipline dans le contexte de la prise de décision, à l’égard de sa politique et des ressources allouées. Woodman souligne du coup certaines faiblesses du livre blanc : il porte à énormément d’interprétation, il laisse plusieurs questions sans réponse, il constitue ainsi un agenda incomplet. Woodman conclut que le nouveau livre blanc sur la défense de l’Australie, en tant que réponse politique visant à positionner la sécurité du pays au début du xxie siècle, « falls short of being the full Monty[46] ». Cette analyse met donc en exergue, les forces et les faiblesses du livre blanc comme outil de gestion de la politique de défense australienne.

De son côté, Frost aborde plutôt la politique étrangère avec une analyse du Livre blanc australien sur les Affaires étrangères et le commerce paru en 2003, dans une perspective comparative avec l’énoncé de politique immédiatement antérieur publié en 1997. L’auteur remarque évidemment que le contenu du livre blanc de 2003 est fortement influencé par des événements majeurs au niveau de l’environnement international survenus depuis 1997. Si le livre blanc couvre un large éventail de thèmes, Frost souligne que certains d’entre eux sont mieux élaborés que d’autres. L’auteur conclut en recensant les facteurs qui seront déterminants pour la mise en oeuvre du livre blanc. Encore ici, l’analyse fait ressortir la dimension « instrumentante » de l’énoncé de politique et en fournit une évaluation nuancée.

D’autres études ont permis de mettre cet aspect de gestion publique encore plus en évidence en concentrant leur attention sur un aspect de management très précis. À titre d’exemples, il est possible de faire référence aux études de Bertin qui s’intéresse à la gestion du personnel de l’armée de terre française[47] ou encore à celles de Pearce qui traite des éléments de développement et de planification de la marine australienne[48].

D’autres recherches encore ont porté, pour leur part, sur les éléments en amont de la production de livres blancs, soit les processus décisionnels entourant un livre blanc en particulier. C’est le cas des études de Legault[49], Bland[50] et Michaud[51]. L’apport principal de l’analyse de Legault est d’avoir fait clairement ressortir que diverses composantes, véritables agrégats de facteurs, entrent en action lors de la formulation d’une politique de défense. Ces composantes se trouvent d’abord dans l’environnement externe puisque « la politique de défense est, en principe, subordonnée aux objectifs plus généraux de la politique étrangère d’un État et de sa politique de sécurité[52] », mais proviennent aussi de l’environnement interne, que ce soit à l’intérieur de la pyramide sociale ou de la pyramide politique que Legault définit comme ayant, à son sommet, le Cabinet et, à sa base, les institutions parlementaires « en passant par le contrôle bureaucratique et administratif des ministères, par le contrôle financier du trésor, par le contrôle de la fonction publique et par celui, non moins important, du contrôle judiciaire[53] ».

Pour ce qui est de Bland, sa description du climat opérationnel ayant prévalu lors de l’élaboration et de la mise en oeuvre des divers Livres blancs canadiens sur la défense ne se rend pas pour autant jusqu’à la dimension explicative. Il en ressort néanmoins qu’il identifie clairement des situations qui répondent aux caractéristiques de la politique bureaucratique, telle que définie par Allison et Zelikow[54] : un jeu de souque entre les divers intervenants engagés dans le processus d’élaboration du livre blanc. Cependant, bien qu’il identifie des situations pouvant s’apparenter aux divers aspects de la mécanique allisonienne, il ne procède aucunement à une opérationnalisation systématique du modèle. Michaud pousse plus loin cette approche et soutient que, dans le cas du livre blanc sur la défense canadienne de 1987, ces luttes ont mené à une distribution circulaire du pouvoir, où chaque acteur a exercé un contrôle, direct ou indirect, sur l’ensemble des autres. Il en est résulté un livre blanc présentant une liste d’éléments de politiques, très longue et enchevêtrée. Il conclut que les luttes bureaucratiques qui ont prévalu lors de l’élaboration du livre blanc prédisposaient à d’évanescentes coalitions lorsqu’est venu le temps de défendre ces éléments de politique vis-à-vis des assauts en provenance de diverses sphères. Ces luttes et, surtout, la distribution du pouvoir qui les sous-tendent, pourraient donc être en bonne partie responsables de la courte survie de ce livre blanc.

En contraste, certains travaux s’intéressent plutôt au phénomène en aval, c’est-à-dire à l’impact qu’ont eu les livres blancs sur les politiques ultérieures. C’est le type d’analyse que nous fournit notamment Halstead en évaluant si la politique de défense de 1987 permet de répondre aux nouveaux défis induits autant par les priorités intérieures que par le contexte international changeant[55]. Keeble[56] épouse une perspective semblable pour réévaluer l’apport du livre blanc sur la défense de 1971, paru un an après l’énoncé de politique étrangère du gouvernement Trudeau. L’objectif de la chercheure est de mesurer l’influence que Trudeau a lui-même exercé sur la formulation et la mise en oeuvre de la politique canadienne de défense. Elle conclut que, bien que l’empreinte du Premier ministre soit présente dans l’énoncé, son influence ne s’est pas tellement fait sentir sur la mise en oeuvre de la politique. Elle rejoint donc Rossetto[57] dans l’évaluation pessimiste qui est faite de l’utilité du livre blanc comme guide de mise en oeuvre d’une politique, ce qui corrobore les conclusions auxquelles Halstead était parvenu.

Wu et Fetterley étudient aussi la politique de défense de 1987 et précisent que, quant à eux, l’impossible pérennité de cet énoncé de politique était inscrite dans l’absence d’un ordre de priorité accordée à ses nombreuses composantes. Les auteurs nous font saisir une réalité importante de l’administration publique : lorsque confrontée à d’autres politiques, celle exposée dans le livre blanc doit fournir non seulement de grandes orientations, mais aussi leurs paramètres de réalisation. Nous revenons donc à la double acception du « sens » d’un livre blanc. Ainsi, lors de contraintes budgétaires – comme ce fut le cas en 1989 avec des coupures à la défense de l’ordre de 2,74 milliards de dollars sur cinq ans[58] –, la classification des priorités claires dans le livre blanc permet aux planificateurs de la mise en oeuvre de la politique de n’éliminer que les éléments de moindre importance lorsque des ressources amenuisées obligent à faire des choix. Leur étude met en évidence le manque de leadership mesuré par Michaud et, un peu comme l’ont fait les études suivantes, l’effet de miroir aux alouettes qu’un livre blanc peut exercer sur d’autres États et des organisations multilatérales.

Les dernières études sur lesquelles nous allons nous pencher s’intéressent en effet aux livres blancs sous un angle davantage prospectif. Leur approche peut nous faire prendre conscience de l’utilité des livres blancs comme outil de gestion d’une politique étrangère plus ciblée. C’est ce que fait Falcoff lorsqu’il s’intéresse à l’un des rares livres blancs en matière de politique étrangère publiés aux États-Unis et qui traite de la réponse à apporter à la situation au Salvador[59]. Dans cette catégorie d’études, on trouve aussi celles qui peuvent établir un lien entre la gestion publique d’un domaine et les exigences multilatérales qui sont posées à celui-ci. L’analyse de Bland et Young s’inscrit dans cette perspective : ici, on extrapole les contributions canadiennes à l’otan en fonction des engagements pris dans le livre blanc sur la défense de 1987[60]. Ce niveau d’analyse permet de considérer l’impact de livres blancs auprès de publics secondaires, y compris chez d’autres États. C’est l’aspect que Leyton-Brown a disséqué lorsqu’il s’est penché sur le revers de la médaille par rapport à l’étude de Sokolsky[61] : à partir d’entrevues menées auprès de fonctionnaires américains et de fonctionnaires canadiens en contact avec leurs homologues américains, il a considéré la réaction des États-Unis vis-à-vis des politiques annoncées dans le livre blanc sur la défense canadienne de 1987[62]. L’étude de Powell sur la réaction occidentale au livre blanc sur la politique étrangère de Vladimir Poutine s’inscrit dans cette même veine[63]. Enfin, ces études retracent aussi l’interaction entre des éléments de politique étrangère et les politiques intérieures, comme c’est le cas en Afrique du Sud[64].

La recension que nous venons d’effectuer peut sembler assez riche. Est-il alors justifié de prétendre que les livres blancs constituent un mécanisme politico-administratif qui est si méconnu ? S’il est une constante qui ressort clairement des connaissances que nous avons des livres blancs à partir de cet inventaire, c’est d’abord le morcellement de l’information : plusieurs aspects sont touchés, mais il n’existe pas de masse critique de connaissances sur un aspect donné. Certes, les livres blancs portant sur les politiques de défense semblent avoir suscité un intérêt particulier, mais de ce fait même, nous pouvons constater le peu de connaissances analytiques que nous avons des outils consacrés aux autres dimensions de la politique étrangère. Qui plus est, même au niveau des questions de défense, les approches sont diversifiées et cette diversification ne favorise en rien la possibilité de tirer des conclusions générales. En d’autres termes, nous sommes placés devant un éventail d’études de cas éparses dont la somme seule ne suffit pas à nous donner une compréhension globale du phénomène.

La première de nos questions, soit celle portant sur l’utilité des livres blancs trouve ici une réponse partielle. Tout au plus, certaines de ces études laissent voir que les gouvernements se servent vraisemblablement des livres blancs pour marquer à leur manière un terrain que la faveur électorale vient de leur permettre d’occuper. Plus évidente toutefois est l’utilisation qui est faite des livres blancs comme outils de gestion des diverses composantes de la politique étrangère, mais les résultats issus de cette pratique semblent toutefois fort mitigés, la durée de vie des livres blancs étant relativement courte.

Au-delà même de ce morcellement de l’information, le manque de perspective d’ensemble qui nous permettrait de mieux comprendre l’utilité et l’impact des livres blancs comme outils de gestion de la politique étrangère est la lacune la plus importante qui puisse exister dans ce secteur. Nous n’avons qu’à consulter rapidement la liste des références citées pour constater qu’il s’y trouve un bon nombre de courts textes, quelques articles scientifiques, mais très peu d’ouvrages consacrés, à proprement parler, aux livres blancs, sous quelque dimension que ce soit. Il s’agit d’une lacune que le présent numéro pourra en partie combler, mais le besoin d’analyses plus exhaustives n’en sera pas pour autant satisfait. Il s’agit d’un intéressant défi à relever pour qui veut saisir l’importance des livres blancs en tant qu’élément constitutif du processus d’élaboration et de mise en oeuvre de la politique étrangère.

III – Élaboration des livres blancs : les acteurs

De toutes les étapes de la vie d’un livre blanc, l’élaboration est probablement celle qui est la plus instructive à cerner. Nous pourrions y trouver les éléments de réponse à notre seconde question, celle portant sur le rôle des nouveaux acteurs. À cet égard, l’état des connaissances nous révèle que le sujet a très peu retenu l’attention des chercheurs. Puisque la diversification des acteurs entrant en jeu lors de la phase d’élaboration des politiques, y compris les livres blancs, est un fait avéré, ce manque d’information constitue une lacune qu’il est important de combler.

Pour y parvenir, nous devons considérer que, d’une part, les livres blancs ayant une durée de vie limitée, l’étude de leur mise en oeuvre a donc peu à nous apprendre, si ce n’est les raisons de leur retrait souvent prématuré de sous les projecteurs. D’autre part, pour reprendre l’évaluation qu’en fait Thual, il faut se rappeler que la constitution d’une politique et, a fortiori, l’élaboration d’un livre blanc constituent un « acte politiquement délicat[65] ». L’un des éléments qui contribuent à cette sensibilité politique est que le livre blanc, par sa nature même, constitue en quelque sorte, un point de convergence des influences diverses qui s’exercent sur les composantes, parfois multiples, de la politique en question.

Pour bien comprendre cette convergence, il peut être intéressant de revenir à l’approche de Legault[66] qui a bien décrit la dynamique à l’oeuvre dans l’élaboration d’une politique de défense. Le « modèle » qu’il dégage de cet ensemble de facteurs peut s’appliquer, mutatis mutandis, à l’ensemble des diverses politiques liées à la politique étrangère d’un gouvernement, c’est-à-dire non seulement les politiques de sécurité, mais aussi celles d’aide, de commerce et de politique étrangère à proprement parler. Rappelons que, pour Legault, quatre grands ensembles de facteurs se conjuguent pour déterminer le contenu d’une politique de ce type : l’environnement externe et l’environnement interne qui recoupent respectivement les secteurs de politique étrangère et de sécurité, puis la pyramide sociale et la pyramide politique.

Si nous voulons étendre l’application de cette grille de lecture à l’ensemble des politiques internationales d’un État, il faut revoir la définition que Legault donne de son environnement externe pour l’élargir. Ainsi, lorsqu’il fait appel à la politique étrangère comme source des politiques de défense, Legault précise qu’il s’agit d’un encadrement qui est fourni à ces dernières. Il faut donc conserver cette idée d’encadrement et le définir de deux manières possibles. Dans un premier temps, si la politique étudiée vient à la suite d’un énoncé relativement récent de politique étrangère – c’est-à-dire d’une lecture contemporaine de l’environnement international – c’est cet énoncé qui sera pris en considération parce que son influence sera directe. S’il n’existe pas de tel énoncé récent pour inspirer la politique étudiée, il faut se tourner vers la pratique internationale plus générale de l’État générateur de cette politique, puisque la pratique internationale des États s’inscrit habituellement dans le long terme : par exemple, le rôle international de la France varie et s’adapte à des situations données, mais, même pour un État dont ces réponses ponctuelles induisent un comportement international à première vue diversifié, il n’en demeure pas moins que l’appartenance de la France à certains grands ensembles et ses actions sur le long terme démontrent une certaine constance.

Le second ajustement nécessaire pour universaliser la grille d’analyse de Legault touche l’élément « politiques de sécurité » de son environnement externe. La composante est directement liée au sujet sur lequel porte son analyse, soit les politiques de défense. Afin d’en arriver à une application plus large de cet outil analytique, il est nécessaire de prendre en considération les dimensions caractéristiques du contexte international propres au sujet donné si nous voulons trouver des indicateurs appropriés à notre analyse.

Pour bien comprendre ce dont il s’agit, il peut être utile d’appliquer cette approche à un cas concevable. Ainsi, une prise en considération de l’environnement externe de la politique permettra d’identifier des éléments davantage pérennes qui fluctuent peu, si ce n’est des demandes précises et ponctuelles liées à une situation donnée. Il est toutefois important de noter ici que les livres blancs sont rarement des réponses à une crise internationale précise, à moins qu’il s’agisse d’une crise qui nous fasse basculer vers un nouveau paradigme par lequel se définissent les relations internationales : la guerre froide, par exemple, ou « l’après 11 septembre ». Règle générale, l’environnement externe permet de prendre en considération les dimensions fondamentales à la politique. Au niveau des acteurs agissant sur cette dimension, il faut compter certaines organisations intergouvernementales, universelles ou régionales, qui peuvent avoir une certaine influence sur un gouvernement lors de l’élaboration d’un livre blanc en matière de politique étrangère. Ainsi, il est rare qu’un livre blanc puisse faire totalement abstraction des normes définies par l’onu, l’otan, ou l’omc, même si elles constituent des balises pratiquement hors d’atteinte pour certains pays. L’exemple du fameux 0,7 % du pnb comme niveau d’aide internationale fixée par l’onu illustre bien ce type d’influence.

Force est de constater toutefois que, depuis quelques années, c’est surtout l’environnement interne qui, relativement, a pris davantage d’ascendance parmi tous les facteurs influençant la formulation de la politique étrangère. Ce pouvoir régalien que constituaient les relations internationales s’est de plus en plus démocratisé, notamment depuis la fin des années 1980, mais avec une amorce qui remonte au milieu des années 1960 alors que les chaînes de télévision américaines ont amené le Viêt-Nam dans le salon des familles ayant envoyé leur enfant au front. Aujourd’hui, il est pratiquement impossible d’édicter une politique internationale sans que plusieurs acteurs de l’environnement interne aient été mis à contribution.

Au niveau de la pyramide politique, plusieurs acteurs se trouvent à l’interface du gouvernemental et du public. Ainsi, un livre blanc est généralement soumis et approuvé par le Cabinet et il est ensuite présenté à la population par le gouvernement. À ce niveau, le leadership et la volonté politique du Premier ministre, du ministre des Affaires étrangères et de la Défense sont des éléments clés qui entrent en jeu lors de l’élaboration d’un livre blanc alors que le ministre des Finances aura une influence décisive sur les paramètres de mise en oeuvre de la politique. Il peut en résulter que certaines personnalités fortes s’affrontent lors de l’élaboration d’un livre blanc, ce qui peut complexifier le processus et remettre en question certains choix et certaines orientations. À cet égard, on ne peut négliger la question de l’opportunisme et du capital politique, notamment lorsque survient un changement de gouvernement qui veut se démarquer.

La pyramide politique comprend également l’administration publique. Ici, le premier écueil peut venir de l’interaction entre les acteurs en provenance de ministères engagés à divers niveaux dans la phase d’élaboration, ce qui peut mener à de véritables « jeux bureaucratiques », ce qu’un certain nombre d’analystes ont souligné. Ces jeux peuvent souvent être motivés par des ressources convoitées par divers ministères ou par des services au sein d’un même ministère, voire par la réaction face à des changements anticipés ou des désirs de maintien du statu quo. Au surplus, et comme le note Bland[67], le degré de consensus à l’égard des objectifs partagés et des demandes politiques entre les politiciens et les hauts fonctionnaires est central pour le contrôle du processus politique au sein du gouvernement. Idéalement, les livres blancs devraient représenter une énonciation des politiques gouvernementales supportées par l’expertise des responsables des divers ministères, ce qui n’est pas toujours le cas.

Deux autres joueurs peuvent intervenir au coeur de la pyramide politique. Il faut d’abord noter que le rôle de l’opposition et du Parlement dans l’élaboration d’un livre blanc est plutôt limité, voire même effacé. Certes, les comités parlementaires peuvent exercer une certaine influence sur l’élaboration d’un livre blanc, mais plusieurs facteurs viennent en diminuer l’incidence. Il faut d’abord compter sur l’attitude plus ou moins ouverte du gouvernement vis-à-vis du rôle conféré à ces comités parlementaires. Il faut aussi souligner le manque d’intérêt, de connaissances et d’expertise de certains députés pour les affaires internationales, plus préoccupés qu’ils sont par certaines priorités intérieures; leur apport est alors édulcoré et leur influence, diminuée.

Enfin, il faut noter que certains pays sont des fédérations qui, par leur structure constitutionnelle, sont composées de provinces ou d’États qui ont des intérêts politiques, économiques ou environnementaux au niveau international. Les provinces ou les États fédérés peuvent être consultés ou vont chercher à influencer dans une certaine mesure l’élaboration et la mise en oeuvre d’un livre blanc en matière de politique étrangère. Le gouvernement central fédéral doit alors tenir compte de la diversité des intérêts régionaux, que ce soit de manière statutaire comme en Belgique, en Allemagne, en Suisse ou en Autriche, en réponse à des exigences politico-administratives comme en Australie ou en Afrique du Sud, ou encore pour rabrouer certaines velléités, comme le fit le gouvernement Trudeau, au Canada, au début des années 1970, par rapport au Québec dont les relations internationales étaient alors en émergence.

Ces acteurs qui appartiennent à la pyramide politique ont depuis longtemps joué un certain rôle dans l’élaboration des politiques internationales. Ce ne fut toutefois pas toujours le cas, comme en témoigne l’attitude de John Diefenbaker qui a signé l’accord du norad sans même en référer à son Cabinet ou à Erik Nielsen qui, alors qu’il était ministre de la Défense, ne voyait pas l’utilité de consulter la population en vue de l’élaboration d’une nouvelle politique[68]. Cette attitude ne serait plus acceptable aujourd’hui.

C’est en effet au niveau de la pyramide sociale que les modifications les plus importantes sont survenues par rapport à la phase d’élaboration d’un énoncé de politique internationale. Aujourd’hui, il est clair que les groupes d’intérêts cherchent à influencer le gouvernement lors de l’élaboration d’un livre blanc en matière de politique étrangère. Certains diront que leur influence est somme toute filtrée par l’exécutif gouvernemental et la bureaucratie, mais le poids électoral lié à certaines décisions ne peut laisser quelque gouvernement que ce soit indifférent à ces pressions. Parmi ces groupes, il y a certes les lobbies du type militaro-industriel que l’on retrouve puissant aux États-Unis, mais beaucoup plus discret au Canada, par exemple. Il y a aussi des ong qui sont aussi concernées par les orientations des livres blancs en matière de politique étrangère, étant parfois partenaires de nombreux gouvernements. Ainsi, les ong peuvent, par exemple, être très actives en vue d’influencer l’élaboration et la mise en oeuvre des politiques d’aide contenues dans les livres blancs, puisque certaines d’entre elles sont dépendantes du financement mis en place par ces énoncés de politiques. D’autres, par contre, s’emploient plutôt à contester certaines politiques, comme c’est le cas avec des organisations pacifistes vis-à-vis des politiques militaires.

Ce rôle et cette influence de la société civile sont, à tout le moins, paradoxaux lorsque nous passons des groupes organisés à la population en général. D’un certain point de vue, la population, dans une démocratie, dispose du pouvoir d’élire ses dirigeants qui, en retour, sont très sensibles à leur réélection et à l’opinion publique, comme nous l’avons souligné. D’un autre point de vue, la population en général participe relativement peu, lors de consultations par un gouvernement, à l’élaboration d’un livre blanc. L’exercice sans lendemain mené par le ministre canadien, Bill Graham, illustre bien cette curieuse alchimie. L’opinion publique peut certes influencer dans une certaine mesure l’élaboration et la mise en oeuvre d’une politique étrangère[69], mais l’intérêt somme toute limité de la population à l’égard des affaires internationales a pour effet corollaire de restreindre son influence.

Se percevant un peu comme le phare au sommet de la pyramide sociale, les médias jouent certainement un rôle important dans l’élaboration, la publication et la mise en oeuvre d’un livre blanc. Plus précisément, au cours de la phase d’élaboration, les gouvernements ont souvent recours aux médias pour mesurer l’impact que certaines orientations et objectifs d’un livre blanc pourraient avoir sur l’opinion publique : c’est la saison des fameux ballons d’essai politiques. Lors de la publication d’un livre blanc, les médias diffusent l’information et favorisent les débats qui marquent l’évaluation qui en est faite. Les médias peuvent en outre couvrir la mise en oeuvre de certains aspects d’actualité d’un livre blanc par rapport aux objectifs établis par le gouvernement ou relever les changements de priorités ou d’orientations. Fait important à souligner, si les médias exercent une influence directe au sein de la politie qu’ils desservent, ils jouissent aussi du pouvoir de diffuser l’information et de rejoindre un très vaste auditoire partout dans le monde, ce qui signifie qu’ils peuvent induire certaines réactions à l’intérieur de l’environnement externe, ce qui n’est pas négligeable.

Enfin, la pyramide sociale nous permet aussi de considérer le rôle et l’influence des experts et des intellectuels dans l’élaboration d’un livre blanc. Leur formation académique, leur expérience, leurs travaux, recherches et analyses dans divers domaines des affaires étrangères sont mises à contribution souvent directement, parfois par le biais de comités parlementaires.

Comme il nous est donné de le constater ici, l’élaboration d’un livre blanc en matière de politique étrangère constitue un exercice complexe où plusieurs acteurs entrent en interaction. Que nous apprennent les analyses à ce sujet? Il faut constater que nous nous trouvons vis-à-vis d’une lacune majeure que des recherches futures seront appelées à combler. Outre les études déjà citées de Legault, Bland ou Michaud, il faut se référer à des analyses qui portent sur un secteur de politique étrangère plus vaste que celui des livres blancs pour obtenir une approximation des rôles et des jeux dans lesquels ces nombreux acteurs sont engagés. Par exemple, il existe de multiples études sur les médias et la politique étrangère, mais pratiquement rien ne transparaît de ces études lorsqu’il est question de pousser l’analyse au niveau des énoncés de politique publiés sous forme de livre blanc.

Ce bref survol du rôle des acteurs engagés dans l’élaboration d’un livre blanc en matière de politique étrangère doit donc nécessairement demeurer incomplet, dans l’attente d’être enrichi par de nouvelles études. Il est néanmoins possible de conclure de cette partie de l’analyse que nous sommes en présence d’une diversification des acteurs interpellés et d’une complexification de leur rôle. De surcroît, une conclusion logique s’impose : si les livres blancs doivent tenir compte d’un nombre sans cesse grandissant de préoccupations et s’ils agissent en tant qu’étalons pour un gouvernement qui veut se démarquer, le risque de se trouver face à des contenus tenant compte de multiples points de vue pour des raisons politiques est accru d’autant. Il s’ensuivrait une plus grande difficulté d’utiliser les livres blancs comme outils de gestion de la politique étrangère si ces derniers sont marqués au coin d’une trop grande diversité de points de vue. Comme il n’existe pas suffisamment d’études nous permettant d’étayer cette conclusion, nous nous devons de la considérer, pour l’instant, qu’en tant qu’hypothèse.

IV – Quelques pistes

Les contributions au présent numéro cherchent donc à combler certaines des nombreuses lacunes qui maculent les connaissances et que nous avons décelées. Ainsi il s’agira d’explorer d’une manière comparative ce qui distingue la pratique entourant la publication ou non de livres blancs en matière de politique étrangère chez divers gouvernements. Tour à tour, seront donc examinées les pratiques américaine, australienne et française, l’apport canadien étant aussi marqué par le rôle des institutions parlementaires dans le processus. De plus, l’expérience d’une entité fédérée, le Québec, viendra enrichir l’éventail de l’analyse qui est ici proposée.

Ainsi, les distinctions qui existent entre les diverses factures et les diverses utilisations que nous venons d’évoquer au sujet des livres blancs sont explorées plus à fond dans les deux articles suivants. En analysant le cas américain, Grondin nous présente un portrait fort différent de ce qui peut exister en Grande-Bretagne, au Canada ou en Australie. Les livres blancs en tant que tels n’ont pas nécessairement pénétré l’espace politique américain, mais l’esprit qui caractérise la production de livres blancs est néanmoins présent. Comment sont alors structurés ces énoncés de politique ? Qui intervient dans le processus ? En quoi l’expérience américaine se rapproche-t-elle et se distingue-t-elle de la production de livres blancs ? C’est à ces questions que son article répond en prenant en considération le domaine qui est probablement celui qui pèse le plus lourd dans la balance des champs d’intervention en matière de politique étrangère, celui de la sécurité et c’est en s’appuyant sur une approche qui privilégie l’analyse discursive, qu’il nous fait entrer dans le domaine de la stratégie militaire nationale.

Pour sa part, l’analyse de Nossal, suggère en elle-même une comparaison. En amenant côte à côte les phénomènes canadiens et australiens, Nossal suit une lancée qu’il avait déjà amorcée[70] et que d’autres à sa suite ont poursuivi[71]. Il fait ressortir l’importance du contexte dans lequel ces énoncés de politique émergent, ce qui l’amène à conclure à la nature éminemment politique de ces outils de gestion de la politique étrangère. Son évaluation de l’impact de ces énoncés est sans équivoque, puisqu’il considère que leur importance est néanmoins grande et qu’elle vient du fait que « les gens accueillent les livres blancs d’une manière plus sérieuse qu’ils ne le font pour quelque autre énoncé de politique », ce qui permet de les utiliser pour signifier des changements d’orientation de politique. La principale différence entre le Canada et l’Australie réside, selon Nossal, dans l’utilisation que les gouvernements font des livres blancs : si au Canada ils servent essentiellement à des fins de politique intérieure, en Australie, l’auditoire visé est beaucoup plus large, du moins dans le cas du livre blanc de 1997.

Les expériences australienne et américaine se réconcilient en quelque sorte à l’intérieur du cas français. Tous reconnaissent la nature hybride des institutions françaises – à la fois présidentielles républicaines et parlementaires – et cette double identité semble aussi se refléter dans la production des énoncés de politiques. Dans l’article qu’ils nous offrent, Bouvier et Béland nous feront découvrir qu’un peu à l’instar de l’Australie, la France a davantage produit d’énoncés de défense que d’énoncés de politique étrangère sous forme de livres blancs, un phénomène pourtant bien connu et par ailleurs utilisé autant au pays de Jacques Chirac qu’à l’intérieur de l’Union européenne en ce qui concerne moult politiques intérieures. Par contre, un peu comme c’est le cas aux États-Unis, en France, les énoncés de politique étrangère revêtent toujours une dimension régalienne plus formelle. Ces constats amènent les chercheurs à se questionner sur la dichotomie politique étrangère/politique intérieure et à se demander s’il est possible de gérer les deux domaines de la même manière. Cette question nous dirige naturellement vers une autre qui cherche à comprendre le rôle des livres blancs en tant qu’outil d’administration publique dans le domaine de la politique étrangère. Les conclusions que Bouvier et Béland tirent de leur analyse ouvrent en fait sur une autre question : la France devra-t-elle changer ses pratiques d’élaboration et d’énonciation de sa politique étrangère dans le contexte européen ? À la lumière des expériences analysées dans les deux articles précédents, la question est d’autant plus pertinente.

Puisque les livres blancs sont des documents dont l’objectif parlementaire s’inscrit dans leur nature même, il était nécessaire d’enrichir notre panorama analytique en prenant en considération le rôle du Parlement dans l’élaboration des livres blancs. L’analyse qui nous est ici présentée vient d’un observateur installé aux premières loges de la vie parlementaire. Gerald Schmitz a en effet, depuis plusieurs années, occupé le fauteuil situé à la droite du président de nombreux comités parlementaires fédéraux canadiens chargés d’étudier les questions de politique étrangère. De ce point de vue privilégié, Schmitz questionne les évaluations souvent dépréciatives qui sont faites du rôle du Parlement. Son apport nous permet de mieux comprendre les distinctions trouvées entre les diverses pratiques analysées dans les autres textes qui constituent ce numéro spécial. La force des institutions parlementaires ou plutôt la force des liens qui existent entre les institutions parlementaires et les institutions gouvernementales pourraient être des voies intéressantes à explorer pour qui veut pousser plus à fond l’analyse de ces outils de gestion de la politique étrangère que sont les livres blancs.

Enfin, le tour d’horizon comparatif que ce numéro permet d’effectuer ne saurait être complet si nous avions négligé un type d’acteur de plus en plus présent sur la scène internationale, les entités fédérées. Dans ce domaine, un État en particulier se démarque par son dynamisme reconnu par maints analystes, à l’instar d’Earl Fry[72] : le Québec. L’État québécois a même produit de véritables livres blancs en matière de relations internationales et, étant donné les impératifs statutaires imposées par la Loi sur l’administration publique, a dégagé un plan stratégique aux teintes de livre blanc. Jean-Roch Côté, en partie inspiré des travaux de Louis Bélanger[73], s’est penché sur ces énoncés pour en faire une analyse discursive qu’il nous présente sous forme d’une note de recherche. Son approche permet d’établir que les livres blancs constituent des « actes de langage » porteurs en eux-mêmes d’actions qui participent à la construction d’une réalité qui est diffusée à l’intérieur de la politie et qui s’impose sur la scène internationale. Ce faisant, il démontre l’utilité des livres blancs au-delà de l’information factuelle qu’ils véhiculent.

En fait, l’ensemble de ces textes, plutôt que d’apporter une réponse unique et définitive aux questions que le phénomène des livres blancs peut susciter, génère des pistes de recherche fort stimulantes : les livres blancs consistent-ils seulement en des instantanés à la durée de vie utile limitée ? De façon corollaire, si les livres blancs et leurs équivalents sont d’abord des outils politiques, en quoi contribuent-ils à la gestion de la politique étrangère sur le long terme ? Ou, autrement dit, devraient-ils revêtir une dimension de planification stratégique comme ce fut le cas au Québec ? Y a-t-il des avantages à institutionnaliser la production de livres blancs comme on le fait avec leurs ersatz aux États-Unis ou vaut-il mieux les utiliser pour véritablement marquer le coup – comme en concluent la plupart des autres études ici rassemblées – afin de leur conserver un impact supérieur lorsqu’ils sont publiés ? En un sens, donc, ce numéro spécial contribue doublement à l’avancement des connaissances, soit autant par les informations nouvelles qu’il apporte que par les projets de recherche qu’il pourrait inspirer.

Conclusion

Ensemble, ces contributions viennent améliorer la connaissance que nous avons des livres blancs, connaissance qui peut sembler assez sommaire. Voilà assurément la première conclusion qu’il nous est possible de tirer au terme de ce parcours.

Pour sa part, le premier article de ce numéro constitue en fait la première pierre d’un édifice qui reste à bâtir. Il nous aura permis de répondre à deux questions de base : comment les gouvernements traduisent-ils leurs intentions d’action internationale et comment engagent-ils le dialogue avec l’ensemble, de plus en plus diversifié, des acteurs interpellés par le processus de formulation de ces politiques ?

Les réponses à ces questions nous sont parvenues après que nous avons analysé trois dimensions pertinentes à notre objet d’étude. Tout d’abord, une analyse de la nature et de la culture des livres blancs nous a fait voir que s’il ne s’agit pas d’une pratique universellement répandue, l’utilisation des livres blancs n’en constitue pas moins un moyen de présenter de grandes orientations, de donner le ton à une série d’engagements et de politiques. Le fait que plusieurs gouvernements se servent des livres blancs pour se distinguer de leurs prédécesseurs illustre bien qu’il s’agit d’un processus dont la caractère exceptionnel permet d’accentuer la démarche gouvernementale ainsi entreprise.

L’état des connaissances que nous avons des livres blancs tend à corroborer cette lecture. Même s’il est difficile de constituer une masse critique d’études par rapport à un type de livre blanc en particulier, à un secteur de politique précis ou à un État déterminé, il n’en demeure pas moins que l’éclectisme des recherches effectuées dans le domaine ne parvient pas à masquer qu’il s’agit d’un moyen de communication dont la portée sur l’administration de la politique étrangère est à la fois importante puisque les livres blancs touchent non seulement les grandes orientations de politique ou la signification que l’on doit donner à celles-ci, mais ils offrent souvent des paramètres opérationnels de valeur. Le fait que la publication d’un livre blanc constitue une démarche exceptionnelle, compromet toutefois sa pérennité en tant qu’outil de gestion de la politique étrangère. Ceci est attribuable à des facteurs exogènes tels que les modifications de plus en plus nombreuses et de plus en plus fréquentes qui redéfinissent le contexte international. Il faut aussi compter sur l’influence de facteurs endogènes, internes au gouvernement et qui se traduisent par une redéfinition des priorités politiques, un ajustement au niveau du système des finances, voire la prépondérance ponctuelle, mais incontournable, de facteurs liés aux politiques intérieures et qui viennent, par exemple, grever des ressources qui ne peuvent désormais plus être affectées au domaine de la politique étrangère.

Enfin, un survol du jeu des acteurs engagés dans le secteur de la politique étrangère nous a permis de confirmer la multiplication de ceux-ci, la complexification des relations qui en émanent et, surtout, le peu de connaissances qui nous sont disponibles quant à leur rôle précis, à leur incidence sur le processus d’élaboration de la politique et à leur influence sur les extrants de ce processus. Face à cette lacune, la piste de recherche la plus prometteuse pourrait être d’explorer les explications possibles quant à l’utilité relative de la diversification des sources d’information, de la multiplicité des orientations qui en découlent et des politiques issues d’un tel processus, comme balises de l’action internationale d’un gouvernement.

Il reste donc plusieurs projets de recherche en attente de trouver preneur. Déjà, les articles du présent numéro vont permettre une exploration plus en profondeur, dans une perspective comparative, de certains aspects que la présente contribution a soulevés. Il faudra toutefois assurément considérer de plus nombreux volets de la question si nous voulons avoir une connaissance plus approfondie du phénomène. Ainsi, d’un point de vue d’analyse de la politique étrangère, il serait intéressant d’analyser les livres blancs soit comme expression de la volonté de l’acteur étatique (perspective réaliste) ou comme expression politique d’un construit social en matière de relations avec l’étranger (approche constructiviste). Il pourrait aussi être intéressant de pousser plus loin l’analyse de la formulation de ces énoncés sous l’angle allisonien puisqu’il semble toujours qu’ils soient le fruit d’un jeu de pouvoir entre divers représentants d’intérêts gouvernementaux qui luttent pour des ressources finies. Enfin, les livres blancs pourraient être le point de départ d’analyses de contenu à proprement parler et sous divers aspects que comme outil de diplomatie publique, interpellant du coup le rôle joué par les acteurs en provenance de la société civile et des groupes d’intérêts. On le constate, les pistes de recherche potentielles sont fort nombreuses et les livres blancs pourraient être à l’origine de nombreux projets et programmes en ce sens.

Aux praticiens, l’analyse épistémologique que nous venons d’effectuer offre une coupe transversale des nombreuses facettes que présentent les livres blancs. Il sera possible de se servir des éléments ici démontrés pour justifier ou récuser l’utilisation de livres blancs lors d’énoncés de politique étrangère. Il leur sera aussi possible de mieux délimiter la portée des éventuels énoncés sur lesquels ils seront appelés à travailler, sachant notamment la double nature de balise et d’instantané que revêtent les livres blancs.

Enfin, devant le nombre grandissant d’acteurs intéressés à l’élaboration de politique étrangère et étant donné la désaffection généralisée du politique qui devra trouver de nouveaux moyens de conquérir et de fidéliser sa part d’appui, il reste à se demander comment les livres blancs pourront conserver leur rôle de guide, même momentané, en matière de gestion de la politique étrangère. Si les proposeurs de nouvelles politiques exigent que soient inclus dans les livres blancs autant d’éléments qu’il y a de votes à conquérir, nous nous retrouverons à la fois devant des luttes bureaucratiques non arbitrées et un manque de priorités, deux caractéristiques qui ont conduit à la perte du livre blanc canadien sur la défense de 1987. Bref, pour que les livres blancs constituent de véritables outils de gestion de la politique étrangère, il sera nécessaire de les élaborer en tant que tels et non comme des programmes électoraux. C’est du moins les premières constatations que cette analyse aura permis de dégager.