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Margaret Karns et Karen Mingst, deux observatrices attentives des organisations internationales (oi), ont réussi le pari d’offrir aux étudiants de politique internationale les descriptions et analyses les plus exhaustives d’un ensemble complexe d’institutions et de processus qui englobent ce que nous appelons aujourd’hui la « gouvernance mondiale ».

Contrairement à la plupart des auteurs se consacrant aux oi, qui orientent presque exclusivement leur analyse sur le système de l’Organisation des Nations Unies, Karns et Mingst brossent un tableau méticuleux et convaincant d’une mosaïque à plusieurs niveaux d’acteurs, d’activités, de règles, ainsi que de processus et de mécanismes formels et informels, qui forment ce que les auteurs appellent « les pièces de la gouvernance mondiale ». Elles soutiennent que ces pièces de la gouvernance mondiale « représentent les activités et les mécanismes coopératifs de résolution des problèmes que les États et les autres acteurs ont mis en place pour régler divers enjeux et problèmes » (p. 4).

La principale contribution de ce livre est qu’il démontre dans quelle mesure les processus et institutions multilatéraux sont nécessaires de nos jours pour aborder les problèmes qui ne peuvent être réglés par les États agissant seuls.

Les auteures entreprennent leur analyse par une discussion de ce qui constitue la « gouvernance mondiale » et des enjeux qui témoignent d’un besoin accru pour une telle gouvernance, et rassemblent ensuite de façon magistrale les éléments théoriques de la littérature des oi. La plupart de ces théories (réalisme, libéralisme, constructivisme et marxisme) sont tirées des écrits usuels en relations internationales. D’autres, par contre, proviennent des domaines de la culture sociologique et organisationnelle et du développement sociologique et organisationnel. Les auteures tentent également de s’inspirer de la littérature embryonnaire de la théorie des réseaux, mais cette partie de la section théorique de l’ouvrage est insuffisamment développée.

Une fois qu’elles ont mis en place leur cadre conceptuel et théorique, les auteures décrivent et expliquent les éléments de base sur lesquels le système onusien a été établi, soit les innovations en matière de gouvernance datant du xixe siècle que sont le Concert de l’Europe, les syndicats internationaux publics et le système de La Haye. Cette démonstration est suivie d’un compte rendu détaillé et passionnant de la prolifération rapide des institutions multilatérales au xxe siècle, y compris la Société des Nations, le système des Nations Unies, les agences fonctionnelles et spécialisées, la vague des organisations régionales et les acteurs non étatiques (organisations non gouvernementales (ong), réseaux internationaux de politique privés et publics, mouvements sociaux, communautés épistémiques et les multinationales).

Cette présentation d’un aperçu plus large de la pluralité des acteurs de la gouvernance qui sont présents sur la scène internationale distingue le livre de Karns et Mingst des autres ouvrages portant sur les oi. Si on peut remettre en question l’originalité du travail, l’amalgame d’éléments ontologiques, épistémologiques, théoriques, empiriques et analytiques contribue à la discussion et au débat sur la nature et le rôle des institutions de la gouvernance mondiale, et distingue ce livre d’autres ouvrages portant sur les oi. Ce livre se lit facilement, est accessible et clair. Pour encore plusieurs années à venir, Karns et Mingst seront considérées sur un pied d’égalité avec Inis Claude, dans la mesure où leur travail a établi une norme élevée dans le sous-domaine des relations internationales que les autres auteurs auront de la difficulté à atteindre. L’ouvrage contribue de façon évidente à notre compréhension des éléments, de la politique et des processus de la gouvernance mondiale.

Le livre est divisé de façon logique en quatre parties. La première partie présente la toile de fond conceptuelle et théorique permettant aux étudiants de comprendre le contexte dans lequel se situent les discussions sur la gouvernance mondiale. Les auteures s’appuient sur les travaux de la Commission sur la gouvernance mondiale et de James Rosenau pour définir la gouvernance mondiale. Elles rappellent aux lecteurs que le concept de gouvernance est différent de celui de gouvernement. En effet, la gouvernance est un terme plus large qui « englobe les institutions gouvernementales, mais (...) qui subsume également des mécanismes non gouvernementaux informels grâce auxquels les personnes et organisations qui en font partie peuvent progresser, satisfaire leurs besoins et combler leurs désirs » (p. 4). La gouvernance exige un cadre de lois, de principes, de règles et de normes, ainsi qu’un ensemble de mécanismes institutionnels formels et informels.

Si l’attention des spécialistes des relations internationales et des oi se porte généralement sur les organisations intergouvernementales (oig) – transnationales et régionales – contrôlées par les États, Karns et Mingst prennent la peine de traiter au même niveau les organisations non gouvernementales (ong), ces « organisations bénévoles privées dont les membres sont des personnes ou des associations rassemblées pour une cause commune » (p. 10). En considérant qu’il existe plus de 6 500 ong qui oeuvrent sur la scène internationale, qui créent et mobilisent des réseaux globaux, rassemblent de l’information et manifestent pour le changement au sein des États et entre ceux-ci, on comprend facilement à la lecture de cet ouvrage pourquoi les ong sont des joueurs importants de la gouvernance mondiale. Ces acteurs libres de souveraineté, comme le soulignent les auteures, assurent de plus en plus des services autrefois fournis uniquement par les oig.

La première partie du livre met également en évidence le rôle important des régimes internationaux au sein de la gouvernance internationale et régionale. « En présence d’un régime international, les États qui en font partie et les autres acteurs internationaux reconnaissent l’existence de certaines obligations et se sentent contraints de les respecter. » (p. 12) Il existe de nombreux régimes internationaux touchant à plusieurs secteurs d’intérêt, comme la prolifération des armes nucléaires, la pêche à la baleine, la pollution de l’air transfrontière, l’aide alimentaire, le commerce international, les télécommunications et les transports. Selon les auteures, des mécanismes ponctuels de gouvernance tels que le Groupe des 7 (G-7) et les processus hybrides, comme le processus d’Ottawa, qui a abouti à la convention interdisant les mines antipersonnel, s’apparentent grandement aux régimes. Karns et Mingst considèrent aussi les conférences et sommets internationaux, ainsi que les organismes privés tels que les multinationales et les agences de cotation des titres, comme des pièces récentes et importantes du puzzle de la gouvernance mondiale.

Les auteures expliquent que la présence d’un nombre élevé de joueurs sur la scène internationale résulte de l’augmentation exponentielle du nombre d’enjeux internationaux, comme le terrorisme, la propagation des maladies, les crimes transnationaux, le trafic de stupéfiants, la prolifération des armes de destruction massive, les obstacles au commerce, le fossé sans cesse croissant entre les riches et les pauvres, les violations des droits de la personne, la dégradation de l’environnement et les conflits civils et internationaux. Cet ordre du jour de préoccupations mondiales, de plus en plus lourd, est aggravé par la mondialisation et ses forces.

La fin de la guerre froide a aussi relâché certaines forces qui ont facilité les changements politiques ayant engendré la démocratisation et la libéralisation économique. Symbolisée par la chute du Mur de Berlin, la période post-guerre froide a été la source d’une nouvelle série d’obstacles à la gouvernance : conflits ethniques et interétatiques, États non viables, génocides, épuration ethnique et désastres humanitaires. Cependant, comme nous le rappellent les auteures, la période post-guerre froide a également suscité une demande de plus en soutenue de la part d’une société civile en expansion pour une représentation au sein du processus de gouvernance mondiale. Ce phénomène, ainsi que les confrontations directes aux piliers westphaliens, a poussé les États à considérer une réforme des institutions multilatérales existantes afin de les rendre légitimes, imputables et efficaces.

La seconde partie du livre est consacrée aux « éléments en mutation de la gouvernance mondiale ». Karns et Mingst s’attardent hâtivement aux précurseurs historiques de la gouvernance mondiale, mentionnant au passage les schèmes organisationnels des anciennes civilisations chinoises, indiennes et grecques. Parmi les principes sur lesquels étaient basés ces schèmes, on retrouve la mise en place d’alliances sécuritaires permanentes, d’instruments d’arbitrage et de mécanismes pour gérer et éliminer les conflits entre les parties ennemies. L’attention portée de façon négligente par les auteurs à ces fondements de la gouvernance mondiale peut s’expliquer du fait qu’aucun de ces mécanismes n’était « international », puisqu’ils étaient « limités à une zone géographique spécifique » (p. 63).

Toutefois, comme l’avancent Karns et Mingst, si l’on justifie le fait de limiter la portée de l’analyse sur ces « précurseurs » parce qu’ils ne démontraient pas de « relations institutionnelles permanentes », on peut donc se demander pourquoi les auteures accordent autant d’espace plus loin dans leur discussion à d’autres mécanismes informels, comme les régimes internationaux et régionaux et les conférences ponctuelles.

Les auteures se sont grandement inspirées de Inis Claude, par ailleurs l’une des personnes à qui le livre est dédié, pour mettre en contexte leur analyse des principales innovations en matière de gouvernance qui ont émergé au xixe siècle. D’autres auteurs ont produit des analyses plus exhaustives de cette phase de l’évolution des organisations internationales et ont démontré plus adroitement comment ces précurseurs des institutions actuelles de la gouvernance mondiale ont contribué au développement des pratiques et des processus multilatéraux du xxe siècle. Inis Claude a lui-même proposé une explication plus complète et plus détaillée que celle de Karns et Mingst en ce qui a trait à la contribution de la Société des Nations à la vision et aux pratiques du système onusien.

Pour Karns et Mingst, l’onu est la « pièce maîtresse de la gouvernance mondiale ». Les auteures soulignent avec justesse que l’onu « est la seule oig de portée mondiale et au membership quasi universel dont le programme englobe le plus grand domaine possible d’enjeux de gouvernance » (p. 97). L’onu est en soi un réseau complexe de gouvernance. Outre ses six principaux organes, dont le Conseil de sécurité représente « le coeur du système sécuritaire mondial », l’organisation comprend des commissions fonctionnelles, des commissions régionales, des agences spécialisées, des programmes, des fonds et des instituts de recherche. On trouve également un certain nombre d’organisations qui sont liées à l’onu par l’entremise d’un mécanisme particulier (p. ex. l’Agence internationale de l’énergie atomique (aiea), l’Organisation mondiale du commerce (omc), la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (fmi). Cependant, Karns et Mingst ne consacrent pas suffisamment de temps à discuter des tensions qui existent entre l’onu et ces instances.

En revanche, l’une des forces de ce livre réside dans l’analyse de la relation entre les organisations régionales et l’onu. Le chapitre viii de la Charte de l’onu, tel que le soulignent les auteures, prévoit le partage des tâches sécuritaires entre l’onu et les agences et mécanismes régionaux. En démontrant comment le régionalisme peut soit concurrencer, soit compléter les mécanismes internationaux de gouvernance, Karns et Mingst structurent leur analyse selon deux vagues d’institutionnalisation régionale : une première vague au cours des années 1950 et 1960 et une seconde vague, des années 1980 à 1990. Par contre, Karns et Mingst incluent par erreur la Zone de libre-échange des Amériques (zléa) dans la seconde vague, alors que dans les faits, cet accord commercial régional est toujours en discussion.

Les ong représentent une autre pièce importante de la gouvernance mondiale. Si Karns et Mingst décrivent relativement bien la croissance explosive de ces organisations non étatiques et le rôle de plus en plus important qu’elles jouent au sein de la gouvernance mondiale, les auteures admettent qu’elles n’ont pas « rendu justice à la littérature abondante portant sur les activités des ong et d’autres acteurs non étatiques et sur leur influence actuelle au sein de la gouvernance mondiale » (pp. 240-241). Ceci dit, contrairement à d’autres auteurs qui portent aux nues les ong, Karns et Mingst présentent une perspective équilibrée et critique de ces dernières et des « limites significatives » de leur influence; elles rappellent aux lecteurs que, malgré le fait que l’influence et la participation des ong au sein de la gouvernance mondiale ne cessent de s’accroître, des questions importantes subsistent quant à leur représentation, leur imputabilité et leur transparence (pp. 245-247).

Les États constituent la dernière pièce du puzzle de la gouvernance mondiale. Karns et Mingst prennent la peine de préciser que leur rôle au sein de la gouvernance mondiale dépend grandement de la forme de l’État. « Il est évident que la puissance relative des États a une influence », affirment-elles (p. 250). Les puissances hégémoniques, comme les États-Unis, ont un rôle disproportionné dans la création des institutions multilatérales et peuvent, à travers celles-ci, consolider leur domination et leur influence. Les puissances moyennes ont tendance à adopter des positions de compromis au sein de ces institutions et forment alors des coalitions pouvant exercer une certaine contrainte à l’endroit des États plus puissants. Certaines puissances moyennes, comme le Canada, ont tendance à « frapper plus fort qu’eux », comme l’a déjà affirmé Lloyd Axworthy. Ceci dit, Karns et Mingst tiennent à préciser que ce ne sont pas tous les rôles des puissances moyennes qui sont « bénéfiques »; l’Inde, par exemple, a gâché les initiatives visant à contrer la prolifération nucléaire (p. 265).

La troisième partie du livre est intitulée « Le besoin d’une gouvernance mondiale ». Les auteures y expliquent, grâce à plusieurs études de cas, pourquoi il existe un besoin accru de gouvernance à l’international dans des secteurs d’intérêts tels la paix et la sécurité, le développement humain et le bien-être économique, la protection des droits de la personne et la viabilité de l’environnement.

La dernière partie de l’ouvrage aborde les « dilemmes de la gouvernance mondiale » : s’attaquer à la pandémie de vih/sida et à l’épidémie du sras, essayer de contrôler et de gouverner Internet, gérer la prolifération continue d’acteurs et de réseaux participant à la gouvernance au niveau mondial, et composer avec le désordre et le fouillis de processus et de réseaux s’imbriquant les uns dans les autres et qui sont en compétition pour de l’attention et de l’espace au sein de la gouvernance mondiale. Les auteures terminent leur travail en décrivant trois défis distincts que devront relever les organisations internationales de nos jours : le défi de la légitimité, le défi de l’imputabilité et le défi de l’efficacité. En ce qui concerne le premier défi, les auteures soutiennent que les institutions de la gouvernance mondiale ne seront considérées légitimes que si elles représentent les intérêts de l’ensemble de l’humanité et sont en mesure de s’attaquer aux « inégalités de puissance, de richesse et de connaissance du monde d’aujourd’hui ». Pour le deuxième défi, les auteures soulignent que « le double défi visant à rendre la gouvernance mondiale imputable consiste à équilibrer les besoins de transparence et d’ouverture avec celui d’efficacité » (p. 517). Enfin, le défi de l’efficacité repose sur la capacité des institutions de la gouvernance mondiale d’atteindre les objectifs qu’elles se sont fixés et de mettre en place les instances nécessaires pouvant « faire respecter les pratiques convenues » ou « améliorer la conformité » (p. 518).

En résumé, Karns et Mingst ont produit un ouvrage exhaustif, recherché et de grande qualité qui touche à toute une gamme d’organisations internationales englobant ce que l’on peut appeler les réseaux de la gouvernance mondiale. Elles offrent aux étudiants une démonstration claire de la façon par laquelle toutes les pièces de la gouvernance à plusieurs niveaux s’amalgament. Les étudiants de premier et de deuxième cycles de science politique, des relations internationales, des organisations internationales et du droit international bénéficieront le plus de la lecture de cet ouvrage. Il est voué à devenir une lecture obligatoire dans les cours portant sur les organisations internationales pour de nombreuses années à venir.