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Peu d’ouvrages de géographie s’intéressent directement à l’Arabie Saoudite, en particulier sous l’angle de sa problématique géopolitique, et si on a vu fleurir après le 11 septembre 2001 un grand nombre d’analyses « géopolitiques », ces dernières n’en avaient souvent que l’étiquette. Parmi les ouvrages déjà publiés sur la question, on peut mentionner Géopolitique de l’Arabie Saoudite, d’Olivier Da Lage (Bruxelles, Complexe, 1996) ; Géopolitique et histoire du Golfe, de Charles Zorgbibe (Paris, puf, 1995), ou encore Les monarchies du Golfe, de Fatiha Dazi-Héni (Paris, Presses de Sciences po, 2003). Le présent ouvrage, publié dans une collection dirigée par Yves Lacoste, s’inscrit dans l’école de pensée de ce dernier en prétendant user de la géopolitique comme méthode d’analyse des rivalités de pouvoir.

La première partie s’efforce de mettre en perspective historique la construction de l’État saoudien moderne et ses composantes géopolitiques. Le premier chapitre décrit la genèse de l’État, en détaillant ses fondements religieux, c’est-à-dire comment le wahhabisme et le pouvoir de la famille des Saoud vont se lier, et comment après plusieurs échecs tout au long du xviiie et du xixe siècle, cette association va triompher dans la péninsule par la construction d’un royaume qui a su écarter ses rivaux. Ce chapitre est intéressant, dans la mesure où l’on comprend les bases politiques, religieuses et géographiques du royaume saoudien, fondé sur une alliance entre un pouvoir temporel et un pouvoir spirituel. L’auteur explique très bien comment les ruraux sédentaires, d’où sont originaires les Saoud – qui ne sont donc pas des Bédouins nomades, comme on le prétend trop souvent – ont consolidé leur pouvoir, articulé entre pragmatisme envers les puissances européennes et expansionnisme territorial dans la péninsule arabique, basé sur une ferveur religieuse instrumentalisée.

Dans un second chapitre, l’auteur se penche sur l’Arabie Saoudite de la seconde moitié du xxe siècle. Après une introduction rappelant des éléments de géographie physique, l’auteur entreprend de décrire les quatre grandes régions composant l’Arabie Saoudite : le Nedj, berceau théologico-politique ; le Hassa, poumon économique ; le Hedjaz, coeur religieux du monde musulman et enfin l’Assir, la marche méridionale. Vient alors la présentation des plans d’urbanisation de l’État et de la tentative de sédentarisation des bédouins. Ensuite l’auteur s’interroge sur l’existence d’une identité nationale saoudienne. Certes, ce chapitre est très intéressant et instructif mais on reste sur notre faim, surtout sur les conflits sociaux entrecroisés entre nomades sédentarisés, travailleurs étrangers, subordonnés du régime, jeunes diplômés et chômeurs, ainsi que sur la question du statut de la femme. La fin de ce chapitre s’attarde longuement sur la question de la succession du roi Fahd et des jeux de pouvoir à la cour.

Le 3e chapitre est exclusivement consacré à la problématique politique de la remise en cause du pouvoir des Saoud, à la suite des attentats qui sont perpétrés, de la première tentative d’assaut rebelle sur les lieux saints de La Mecque en 1979 à aujourd’hui. On est alors dans une problématique politique, au demeurant très intéressante, mais non de géopolitique, car il ne s’agit désormais plus d’étudier des enjeux de pouvoir portant sur des territoires, ou le déploiement des stratégies d’aménagement du territoire saoudien, ou de l’articulation de la stratégie régionale saoudienne dans la région, mais bien la question de la légitimité du pouvoir saoudien et de sa rivalité avec les éléments fondamentalistes qui le contestent. Seules les relations avec les États-Unis sont explicitement abordées. C’est bien dommage. Faut-il y voir une illustration supplémentaire de l’emploi galvaudé du terme de géopolitique, malheureusement devenu synonyme d’études du pouvoir, et où le contenu géographique est largement évacué ?

Par ailleurs, l’ouvrage présente plusieurs défauts. Le plus important réside dans le manque relatif de cartes ; lorsque cartes il y a, elles sont souvent de pauvre facture graphique, ou d’une utilité douteuse. On aurait apprécié disposer de plus de cartes dans le premier chapitre sur la formation territoriale du royaume. On ne comprend pas très bien l’utilité de cartes de La Mecque ou de Médine de 1946, par ailleurs absolument pas commentées.

De plus, l’ouvrage ne présente pas une problématique clairement définie. L’auteur s’applique à définir ses méthodes, à exposer les principaux points de son ouvrage, mais on reste un peu sur sa faim quant à la justification de son plan : pourquoi parler de la géopolitique de l’Arabie saoudite, et pourquoi de cette façon ?

Dans la même veine, le lecteur soucieux de mieux comprendre la dynamique spatiale du pays et son intégration dans sa région sera déçu, car les passages qui abordent ces aspects sont des plus sommaires. L’auteur ne traite même pas de la problématique de l’eau, pourtant stratégique dans la région, mentionne très rapidement quelques conflits d’usage que cette question a engendrés, alors que ceux-ci perdurent encore, notamment au sujet de l’exploitation des aquifères transfrontaliers ; et ne dit mot de la stratégie d’exploitation des aquifères fossiles pour développer l’agriculture irriguée, produire du blé, et contribuer à accélérer l’urbanisation, à tout le moins la sédentarisation des nomades, qu’il évoque pourtant.

Une erreur s’est glissée dans l’exposé sur les enjeux territoriaux du royaume, passage du livre que l’on aurait aimé plus détaillé car plus directement géopolitique. L’auteur y affirme que les îles Tumb et Abou Moussa, à 35 milles nautiques des Émirats, se trouvent dans les eaux territoriales de ceux-ci ; or, les eaux territoriales n’excèdent jamais 12 milles nautiques.

Enfin, aspect formel, l’auteur agace un peu en multipliant les termes anglais, fifty-fifty, businessman, army, navy et air force au sujet des forces armées saoudiennes…

Au final, un ouvrage très inégal. Intéressant quand il explique la mise en place du pouvoir saoudien, même si parfois la profusion de détails nuit à la compréhension globale, lorsque l’auteur se perd dans des commentaires politiques qui n’ont plus rien à voir avec la géographie ou la géopolitique, et si l’absence de cartes utiles nuit un peu à la compréhension. Pour le reste, nous suggérons à l’auteur d’enrichir son analyse de données économiques et géographiques, d’aborder des problématiques plus liées à l’analyse géopolitique, et d’exposer les conflits sociaux à l’oeuvre dans ce pays encore méconnu et dont la stabilité devient un enjeu crucial pour le Moyen-Orient.