Corps de l’article

Édité par Ken Booth, l’ouvrage intitulé Critical Security Studies and World Politics est conçu comme un bilan de quelque quinze années d’études critiques de la sécurité.

Comme leur nom l’indique, les Critical Security Studies proposent une approche critique des études de sécurité. La notion de « critique » doit être prise dans un sens strict. Bien que faisant partie des approches postpositivistes générales des relations internationales, l’approche critique en relations internationales, associée à R. Cox et A. Linklater, se distingue des approches postmodernistes, féministes, ou constructivistes soft, à la Wendt ou Adler, par son affirmation de la possibilité d’une alternative progressiste aux discours et pratiques dominantes en politique internationale. Pour ce qui est de l’approche critique dans le domaine particulier des études de sécurité, elle n’a en commun avec l’École de Copenhague et sa notion de sécurité sociétale, ou avec les approches discursives de la sécurité, que le rejet de l’approche traditionnelle, id est réaliste, des études de sécurité, accusée tout à la fois de voir dans les États les seuls référents de la sécurité, de ne prendre en compte que les dimensions militaires des menaces, et de voir dans la stabilité le seul objectif réalisable en politique internationale. Telles que promues par K. Booth, et par opposition à K. Krause et M. Williams notamment, les Critical Security Studies s’inscrivent en effet explicitement dans l’héritage des Lumières kantiennes, et plus précisément dans la lignée de l’École de Francfort. Leur but est non seulement de déconstruire les discours dominants de la sécurité, tout à la fois réalistes, occidentaux, top-down, masculins, mais aussi de proposer une vision alternative de la sécurité ; du fait de la portée constructive de la réalité sociale inhérente à chaque théorie, les auteurs affirment qu’une telle analyse critique contribuera à l’avènement d’une humanité émancipée, condition sine qua non de la sécurité pour tous.

Le plaidoyer pro domo qu’est Critical Security Studies and World Politics est structuré en trois parties, articulées autour des concepts-clés que sont les notions de sécurité, communauté, émancipation ; ces trois parties sont à chaque fois introduites par une présentation pédagogique rédigée par K. Booth, qui signe également l’introduction générale et la conclusion d’ensemble. L’objectif de l’ouvrage est de défendre et d’affiner ces trois concepts centraux, qui sont des concepts contestés par les réalistes bien sûr, mais aussi par les autres approches radicales, notamment d’inspiration post-moderniste. Chaque partie est divisée en trois chapitres, dont les deux premiers constituent des réflexions théoriques, alors que le dernier porte sur une étude de cas.

Voyons tout d’abord les contributions théoriques. La première partie approfondit le premier concept central, la notion de sécurité. S. Smith y signe un chapitre récapitulatif de l’ensemble des approches non réalistes de la sécurité, d’accord entre elles pour élargir et approfondir la notion de sécurité : l’École de Copenhague de Buzan et Waever ; les approches constructivistes autour de Adler-Barnett et de Katzenstein ; les études critiques dues à Booth et Wyn Jones d’un côté et à Krause et Williams de l’autre ; les approches féministes associées à Enloe et Tickner notamment ; la perspective poststructuraliste de Klein et Campbell, mais à laquelle on pourrait ajouter les contributions de la revue Cultures et conflits autour de D. Bigo à Paris ; ainsi que, enfin, la notion de sécurité humaine. Dans le deuxième chapitre théorique, G. Cheeseman s’interroge sur les notions de défense non offensive et de mesures d’établissement de confiance et de sécurité ; plus précisément, il évalue dans quelle mesure les pratiques issues de ces notions, efficaces pour réduire les dilemmes de la sécurité au moment de la guerre froide, pourraient être appliquées pour faire face aux tensions provoquées par le 11 septembre.

La deuxième partie porte sur la notion de communauté. D’après les théoriciens critiques, il ne saurait y avoir de sécurité tant que la sécurité d’une communauté ne peut être atteinte qu’au détriment de la sécurité d’une autre communauté, comme ceci se passe précisément dans la vision réaliste de la sécurité, visant à sécuriser et à reproduire des communautés étatiques fondées sur la distinction nous/eux. D’où la nécessité de concevoir des communautés autres qu’étatiques, et le souhait de Booth de contribuer à imaginer une communauté des communautés, c’est-à-dire une communauté cosmopolite ou universelle. A. Linklater est le premier à se coller à cette tâche, à partir d’une réflexion d’inspiration kantienne sur le statut des réfugiés. Quant à R. Tooze, il propose, dans un article stimulant, de combiner études de sécurité et économie politique internationale, tant il est vrai, dit-il, que l’une des origines les plus criantes de l’insécurité actuelle réside dans la pauvreté dont est frappée une grande partie de l’humanité.

La troisième partie est consacrée au concept d’émancipation. Dues à H. Alker et R. Wyn-Jones, les deux contributions théoriques s’efforcent essentiellement de montrer que la traditionnelle opposition entre post-modernistes, censés rejeter toute métanarrative considérée comme intrinsèquement répressive, et théoriciens critiques, explicitement attachés au projet émancipatoire au nom du refus de l’ethnoculpabilité, est surfaite. L’oecuménisme du premier va d’ailleurs jusqu’à voir dans le programme politique de F. Roosevelt un inspirateur indirect des idées de J. Derrida.

Bien évidemment, le fait que les deux tiers de l’ouvrage, plus l’introduction et la conclusion, consistent en des réflexions théoriques, révèle d’emblée la faiblesse actuelle des études critiques de sécurité, à savoir le petit nombre de recherches empiriques par opposition à la floraison de réflexions théoriques, voire métathéoriques. Certes, K. Booth est le premier à déplorer ce déséquilibre, et l’un des objectifs poursuivis par son ouvrage consiste précisément à inviter les théoriciens critiques à se lancer dans des recherches empiriques. Mais en attendant, les trois études de cas rassemblées restent relativement marginales, et en tout cas peu susceptibles de faire l’objet d’une montée en généralité.

Dans la première partie, l’étude de cas porte sur les effets néfastes des valeurs masculines, militaires et racistes véhiculées par la formation que reçoivent les soldats membres des différents contingents nationaux de casques bleus assurant des opérations de maintien de la paix de l’onu : à en croire S. Withworth, les dérapages de soldats canadiens en Somalie au début des années 1990 sont imputables à de telles valeurs. Dans la seconde partie, J.J. Pettman aborde la question de la racialisation et de la militarisation de l’identité australienne dans ses relations avec le monde asiatique depuis les attentats de nine-eleven. Enfin, dans la troisième partie, J. Ruane et J. Todd montrent, à partir de l’exemple du conflit nord-irlandais, comment l’Accord de Belfast de 1998 est susceptible de permettre une sortie définitive de cette crise grâce à sa dimension émancipatrice.

S’adressant à un public connaisseur de, sinon spécialisé en, théories de la sécurité et en épistémologie des sciences sociales, l’ouvrage édité par K. Booth est en quelque sorte une étape intermédiaire dans le programme de recherche des études critiques de sécurité. En attendant l’oeuvre majeure de K. Booth, annoncée par lui-même sous le titre de Theory of World Security, il représente dans tous les cas une synthèse bienvenue des pistes susceptibles de mieux saisir les enjeux de la sécurité dans le monde globalisé de l’après-11 septembre.