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Edgar Grande et Louis W. Pauly, qui sont respectivement professeur de sciences politiques à l’Université de Munich et directeur du Centre for International Studies de l’Université de Toronto, ont regroupé dans Complex Sovereignty onze contributions de chercheurs provenant principalement d’universités canadiennes et allemandes et à qui ils ont demandé de réfléchir sur la question de l’autorité politique dans le contexte de la mondialisation.

Les études de cas, consacrées à divers sujets transnationaux tels la sécurité, l’environnement, l’agriculture, les finances internationales, l’alena, l’Union européenne, les partenariats public/privé, sont précédées d’un chapitre introductif dans lequel les directeurs montrent comment la fin de la guerre froide, l’intégration de l’économie, les nouvelles technologies de l’information, les menaces de pandémies et les menaces du terrorisme ont créé un nouvel environnement politique où la notion traditionnelle de souveraineté territoriale étatique, si elle n’est pas devenue obsolète, requiert qu’il faille reconstruire une autorité politique à plusieurs niveaux, y compris aux niveaux régional et mondial. Aussi, les directeurs définissent-ils un nouveau concept de souveraineté basé sur les propositions suivantes : elle est à la fois externe et interne, ces deux dimensions pouvant se développer séparément, tout en demeurant interdépendantes ; cette souveraineté peut être divisée et transformée, ce qui autorise de nouveaux aménagements constitutionnels.

Dans son développement historique cette notion de souveraineté a façonné cinq types d’États : absolutiste, constitutionnel, État-nation, démocratique, enfin, État-providence. De plus, les auteurs de ce chapitre envisagent la création d’un sixième type, qu’ils appellent le transnational cooperation State ou networked state, à l’instar de Ulrich Beck qui, dans sa contribution (chap. 2), propose une théorie, celle de la world risk society, pour tenter d’expliquer comment une perception différente des menaces à la sécurité, de part et d’autre de l’Atlantique, ne devrait pas empêcher la coopération basée sur ce qu’il appelle le réalisme cosmopolitain, approche adoptée également par Mathias Albert (chap. 3) qui, à la suite des travaux de Nicklas Nuhmann, nous invite à reconstituer une nouvelle carte conceptuelle du monde établie non plus ou non plus seulement sur l’international mais sur le global, dans un contexte où le nouveau système politique de la société mondiale transcende l’addition des sociétés nationales.

Dans le chapitre suivant, au titre très accrocheur, Governance. A Garbage Can Perspective, Guy Peters soutient que le concept de gouvernance, loin d’être immuable, doit être adapté aux besoins et aux circonstances. Ainsi l’auteur estime, à la suite des travaux de Cohen, March et Olsen, que le modèle du comportement organisationnel peut aider à comprendre comment la gouvernance peut être supplée dans un monde moins clairement administré par l’autorité et la hiérarchie et à expliquer les difficultés auxquelles de nombreux gouvernements ont à faire face dans leurs prises de décisions, dans le contexte de la multiplicité des acteurs.

William Coleman, dans le chapitre 5, montre que le domaine agricole est marqué tout autant par le conflit que par la coopération. En effet, si cette coopération a pu être facilitée par certains facteurs (développement du transport des denrées, méthodes de conservation et de transformation des aliments, etc.), force est de constater que l’espace politique global en matière agricole est caractérisé par une asymétrie des pouvoirs dans ce secteur, et que des pays comme le Brésil, la Chine et l’Inde se plaignent d’un manque de coopération des États-Unis et de l’Union européenne. C’est à des conclusions tout aussi mitigées qu’arrive Louis Pauly (chap. 6), dans sa contribution consacrée aux finances internationales, qui examine notamment la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et le contenu de la conférence de Monterey.

Les deux contributions suivantes, fort intéressantes à comparer et d’abord faciles parce qu’elles offrent plusieurs exemples, sont consacrées respectivement à l’Union européenne (chap. 7) et à l’alena (chap. 8). La première, signée par Burkard Eberlein et Edgar Grande, soutient que l’intégration régionale en Europe constitue l’un des développements les plus significatifs en matière de transformation de l’autorité politique traditionnelle, les auteurs montrant que cette intégration est fort distincte de celles qu’on trouve en Amérique du Nord ou dans la région Asie/Pacifique, non seulement à cause du transfert important des compétences attribuées au plus haut niveau, mais aussi parce que ce processus est accompagné par l’instauration d’institutions politiques supranationales. Michael Greven (chap. 12), examine également le fonctionnement de l’Union européenne en se demandant comment et dans quelle mesure la tendance à l’intégration peut influer sur la légitimité des décisions politiques. Dans leur contribution portant sur l’alena, Stephen Clarkson et ses collaborateurs se demandent si cette Union européenne, avec sa fédération constitutionnalisée d’États, son ambitieux Parlement et son système judiciaire efficace, ne devrait pas constituer un modèle heuristique susceptible de faire comprendre les développements politiques des autres grandes régions du monde, les auteurs avançant par ailleurs l’argument que cet accord de libre-échange cache une réalité tout autre, dans un contexte où l’un des trois États parties à l’accord, l’État hégémonique, a étendu sa souveraineté au-delà de ses propres frontières, réduisant de ce fait la propre souveraineté de chacun des deux États périphériques.

Les chapitres 9 et 10, consacrés aux partenariats public/privé (ppp), sont rédigés respectivement par Tanja Borzel et Thomas Risse, et Tony Porter. Rompant avec l’approche traditionnelle selon laquelle on examine l’impact des ppp sur l’autorité étatique, les auteurs du chapitre 9 soutiennent l’argument voulant que ces ppp doivent être évalués selon leur capacité à améliorer l’effectivité et la légitimité de la gouvernance transnationale. Les auteurs du chapitre 10 analysent par ailleurs la production des biens publics par le secteur privé en montrant que l’émergence de ces nouveaux acteurs non étatiques peut avoir pour effet de diminuer le pouvoir de régulation et les choix politiques de l’État.

Les nouvelles technologies en matière génétique nous rappellent que nous vivons dans une société globale dans laquelle les développements de la connaissance ne sont plus nécessairement synonymes de progrès. Dans le chapitre 11 consacré à cet aspect, Grace Skogstad estime que la régulation dans ce secteur repose moins sur l’autorité de l’expert que sur de nouvelles formes de légitimité et que la coopération transnationale en ce domaine subit deux contraintes : des valeurs culturelles qui varient et la dissémination de l’hégémonie technologique des grandes puissances.

Ajoutons que les deux directeurs de ces contributions offrent une conclusion très solide et fort intéressante (chap. 13) dans laquelle ils ont tiré profit des études de cas en proposant des éléments classificatoires des plus utiles : ainsi, distinguent-ils quatre catégories d’États (État de coopération, État égoïste, État faible, État voyou), tout en rappelant que la coopération transnationale et l’émergence de formes associées de gouvernance se trouvent limitées par trois types de facteurs : une asymétrie des pouvoirs, des capacités domestiques insuffisantes chez les acteurs les plus faibles, enfin des préférences, des valeurs culturelles et des idées politiques qui entrent en conflit.

L’ouvrage, qui s’adresse d’abord à quiconque s’intéresse aux relations internationales, risque pourtant de rebuter le non spécialiste, notamment dans les quatre premiers chapitres, d’une très grande densité théorique et incontestablement originaux. Par ailleurs, les chapitres suivants, consacrés à des études de cas, viennent éclairer et restituer toute sa richesse à la première partie de l’ouvrage.