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Le 29 décembre 2005, l’Assemblée nationale tchadienne, arguant de tensions de trésorerie récurrentes et de la souveraineté du pays, votait la révision de la loi 001/PR/99 du 11 janvier 1999[1] qu’elle avait adoptée fin 1998 sur la recommandation de la Banque mondiale, dans le but d’encadrer l’utilisation de ses revenus pétroliers. Le 6 janvier 2006, le président de la Banque mondiale, Paul Wolfowitz, répliquait à la violation par N’Djamena de ses engagements en annonçant l’arrêt de tous les programmes de financement au Tchad, gelant 124 millions de dollars de prêts. Par la voie de son directeur général, le Fonds Monétaire International (fmi), qui apportait son soutien au Tchad grâce à une facilité de réduction de la pauvreté et de croissance de 36,4 millions de dollars, déclarait soutenir l’action de la Banque.

Le Tchad est donc aujourd’hui touché, à son tour, par la « malédiction de l’or noir » qui affecterait, à en croire les détracteurs des compagnies pétrolières, la plupart des régions du monde où ces dernières se risquent à investir, du Myanmar au Nigéria et à l’Angola, en passant par le Caucase et l’Asie centrale[2].

Dans cette fatalité, mélange de corruption, de pauvreté, de violations des droits de l’homme et de guerre civile, la Banque mondiale porterait-elle « une part de responsabilité » en ayant supporté un projet qui, sans son soutien, n’aurait pas vu le jour et en ayant insuffisamment pris en considération, dans ses évaluations préalables, ses répercussions sur les droits de l’homme[3] ? L’Institution avait pourtant fait du projet Tchad-Cameroun un modèle de bonne gouvernance dans le domaine du pétrole, souvent évoqué sur le continent africain pour son opacité, un exemple de régulation des recettes pétrolières destiné à être repris à travers le monde et une vitrine de son action.

Pour répondre à cette question, après avoir présenté le projet Tchad-Cameroun et notamment sa pièce maîtresse, l’oléoduc Doba-Kribi, on décrira le rôle de la Banque mondiale dans la mise en oeuvre du projet et la conditionnalité qu’elle a imposée au gouvernement tchadien. On évoquera ensuite la dégradation progressive des relations entre le Tchad et la Banque mondiale. Enfin, on tirera les leçons de cette crise, eu égard notamment à la mission de la Banque mondiale et en replaçant l’épisode dans le contexte actuel de moralisation de l’exploitation pétrolière.

I – Le plus grand projet privé en Afrique subsaharienne

Le projet d’exportation Tchad-Cameroun, initié en juillet 1992, a été conduit par la compagnie américaine ExxonMobil, opératrice sur le champ et le pipeline, associée au Malais Petronas et à Chevron. Sa mise en oeuvre sur le territoire respectif des deux États du tracé, a été confiée à deux sociétés constituées en co-entreprise (joint venture) : Cameroon Oil Transportation Company Limited (cotco), pour le Cameroun, et Tchad Oil Transportation Company (totco), pour le Tchad, liées par un accord de coopération.

Pièce maîtresse de ce dispositif, un pipeline relie, depuis 2003, le centre de traitement situé au coeur des trois champs pétrolifères du bassin de Doba[4], dans le sud du Tchad, et le port de Kribi, sur la côte camerounaise, où ont été construites des installations de stockage, de comptage et de pompage[5]. De grand diamètre (76 cm), d’une longueur de 1076 km (dont 900 km au Cameroun) et d’une capacité maximale de 225 000 barils par jour, l’oléoduc Tchad-Cameroun a nécessité la construction de trois stations de pompage, dont deux en territoire camerounais. Au-delà de Kribi, un dernier tronçon conduit à un terminal flottant de stockage amarré en eau profonde, à une douzaine de kilomètres des côtes camerounaises, de sorte que les pétroliers puissent effectuer le chargement du brut en toute sécurité.

D’un coût total évalué à 3,7 milliards de dollars[6], l’opération devait générer, sur vingt-cinq années d’exploitation, neuf milliards de dollars, dont 1,7 milliard pour le Tchad et 450 millions de droits de passage et de royalties pour le Cameroun. Les recettes dégagées par le projet devraient accroître de 45 à 50 % le budget du Tchad, auquel il aurait fallu 35 ans pour parvenir à le doubler, à défaut des revenus du pétrole. La construction de l’oléoduc, sur une durée de vingt mois, a fourni du travail à de nombreux sous-traitants, impliqué plus de deux mille sociétés des deux pays, créé plus de sept mille emplois et permis la construction de 435 km de route. Au 1er juillet 2002, onze mille Tchadiens et Camerounais avaient été impliqués, directement ou indirectement, dans les travaux de construction de l’oléoduc et rémunérés, sur le seul premier trimestre 2002, à hauteur de 10,7 millions de dollars. À cette date, les responsables du projet avaient dépensé 340 millions de dollars en achat de marchandises et de services locaux[7].

« Une chance pour l’Afrique (…), un exemple frappant de la façon dont les gouvernements et le secteur privé international peuvent travailler de concert avec les institutions multilatérales pour transformer du tout au tout les perspectives d’un pays pauvre », un encouragement pour les autres pays et les investisseurs[8]… Michel Rocard, ancien premier ministre français et député au Parlement européen, faisait notamment allusion, dans ce dithyrambe, à l’appui et à la supervision du Groupe de la Banque mondiale, qui a constitué le pivot de l’édifice financier mis en place et a permis d’imposer au projet un degré d’attention et de précautions inégalé.

II – La Banque mondiale, catalyseur du projet

Après avoir achevé en juillet 1999 son étude d’impact du projet, le Conseil du Groupe de la Banque mondiale, le 6 juin 2000, approuvait l’octroi d’un prêt agencé selon deux axes.

D’une part, la Banque consacrait 93 millions de dollars (53,4 millions au Cameroun et 39,5 millions au Tchad) au financement de la participation des deux États à la pose de l’oléoduc (essentiellement leur part dans le capital de cotco et totco).

D’autre part, la Société financière internationale (sfi), filiale de la Banque mondiale, prêtait 100 millions de dollars à cotco et totco (prêt A) ; en outre, la sfi mobilisait, en faveur de ces mêmes entreprises, des prêts syndiqués à hauteur de 300 millions de dollars auprès de banques commerciales et d’organismes de crédit à l’exportation (prêt B)[9] .

L’intervention du Groupe de la Banque mondiale a été appréciée pour sa valeur de « caution morale » et de garante de l’équilibre socio-économique du projet, davantage encore que pour son apport financier qui, s’il n’est pas négligeable, n’en est pas moins limité (environ 3 % du coût total du projet). La mission assignée à la Banque par l’opérateur du projet est double : d’une part, conseiller le gouvernement du Tchad dans la gestion et l’emploi, au profit des populations, des ressources générées par l’exploitation de l’oléoduc ; d’autre part, réduire les risques en garantissant l’établissement d’un contexte politique propice à l’investissement privé et en jouant le rôle d’un « catalyseur » de ces apports privés.

Un exemple inédit d’ingérence pétrolière

L’on trouve parfois, sous la plume des responsables du projet Tchad-Cameroun, les termes de « développement prudent ». La Banque mondiale, qui fait figure de longue date, à tort ou à raison, d’épouvantail du libéralisme et de cible désignée des adversaires de la mondialisation, a fait sienne ce précepte.

La Banque intervenait dans un pays dans lequel 80% de la population – soit 7,5 millions d’habitants – survit avec moins d’un dollar par jour, dans lequel le taux de mortalité infantile atteint 115 pour 1 000, le taux d’alphabétisation 62 % pour les hommes et 35 % pour les femmes, l’espérance de vie 47 ans pour les hommes et 50 ans pour les femmes ; un pays dont 76 % de la population n’a pas accès à l’eau potable[10] ; en bref, un pays dont les indicateurs de développement régressent et que l’ongTransparency International classe 142e sur la liste des 146 pays qu’elle recense à l’aune du critère du taux de corruption[11].

C’est pourquoi la Banque a entouré le financement du projet d’une conditionnalité très stricte. L’opération a ainsi été conçue de manière à faire profiter les populations défavorisées et l’environnement de la manne pétrolière, par le biais d’un programme sans précédent d’affectation des recettes pétrolières générées par le projet à des actions de développement économique et social.

Aux termes de la loi du 11 janvier 1999, la Banque mondiale exige que les deux pays déposent 10 % des royalties et dividendes pétroliers attendus sur un compte bloqué à la City Bank de Londres, pour être investis à long terme au profit des « générations futures ». 80 % des 90 % restants doivent être investis au profit du développement durable et de la lutte contre la pauvreté, spécialement dans les cinq domaines prioritaires que sont l’éducation, la santé, le développement rural, les infrastructures routières et électriques et l’adduction d’eau potable. 15 % sont dévolus à la trésorerie et aux dépenses de fonctionnement de l’État et 5 % réservés aux populations habitant dans les zones pétrolifères et sur le parcours de l’oléoduc. Les comptes du pétrole font l’objet d’audits périodiques rendus publics ; les dépenses publiques sont examinées à intervalles réguliers par le gouvernement tchadien et la Banque ; l’acheminement et la comptabilisation des fonds sont régis par des dispositions spéciales.

Un Collège de surveillance et de contrôle des ressources pétrolières (cscrp) est constitué, composé de neuf membres renouvelables : un magistrat de la Cour suprême, un député, un sénateur, le directeur national de la Banque des États de l’Afrique centrale (beac), le directeur du Trésor et quatre représentants de la société civile, élus par les ong et les syndicats. Dès 2002, son président affichait sa fermeté : « Notre but est de tout contrôler, depuis le nombre de barils produits. C’est nous qui déciderons de chaque dépense. Nous contrôlerons la passation des marchés et la qualité des réalisations[12]. »

Le projet tchadien a été qualifié, à l’époque, de premier cas d’« ingérence pétrolière[13] » : pour la première fois, un État abandonnait sa souveraineté sur les revenus de ses ressources naturelles et acceptait de se soumettre à un tel carcan de conditions.

À l’initiative de ce système inédit, la Banque mondiale se trouvait dans l’obligation d’aider les Tchadiens à assumer les nouvelles responsabilités qu’elle mettait à leur charge. C’est pourquoi, outre sa contribution au projet d’exploitation pétrolière et à l’oléoduc, le Conseil de la Banque n’a pas négligé le renforcement des capacités (capacity building) du Tchad et du Cameroun dans les domaines de la gestion environnementale et du suivi des secteurs pétroliers. L’Association internationale de développement (aid), autre filiale de la Banque, a signé avec le Tchad, le 7 juillet 2000, un accord de crédit de développement pour le projet de renforcement des capacités de gestion du secteur pétrolier et, le 20 mars 2000, un accord de crédit de développement pour le projet de gestion de l’économie à l’ère pétrolière. Avec le Cameroun, l’aid a signé, le 14 juillet 2000, un accord de crédit de développement pour le projet de renforcement des capacités de gestion environnementale dans le secteur pétrolier (capece). Dans ce cadre, l’aid consentait un prêt de 29,5 millions de dollars (23,7 au Tchad et 5,8 au Cameroun). Au total, le Groupe de la Banque mondiale consentait un effort financier global de 522,4 millions de dollars.

Au problème principal du Tchad, le détournement des ressources du pays par une minorité, la Banque mondiale opposait donc la transparence. La longueur et la complexité du projet d’oléoduc sont d’ailleurs la conséquence de ce choix rigoureux : entre 1993, début de l’étude du projet et 2003, date de la mise en fonctionnement de l’ouvrage, pas moins de dix ans de travail ont été nécessaires, sur la base des études scientifiques, des consultations avec les populations riveraines, des prescriptions des organismes de crédits et des propositions des organisations non gouvernementales (ong).

Ces dispositions ont été jusqu’ici mises en oeuvre sans difficultés. Dans sa récente lettre ouverte à Catholic Relief Services et au Bank Information Center, les responsables de la Banque mondiale soulignaient qu’en 2004, 84,6 millions de dollars avaient été transférés au Tchad, en provenance du compte séquestre de la City Bank et alloués selon la répartition suivante : 67,7 millions aux secteurs prioritaires dans la lutte contre la pauvreté, 4,2 millions pour la région productrice et 12,7 millions pour le budget de l’État ; plusieurs secteurs prioritaires de lutte contre la pauvreté ont été dotés de sommes très importantes : amélioration des routes, enseignement primaire, secondaire et supérieur, construction d’écoles et achat de matériel scolaire, eau, agriculture, élevage, affaires sociales et aménagement urbain[14]. Ces affectations ont été validées par le cscrp.

L’action du consortium sous l’oeil de la Banque

Le recours au soutien financier du Groupe de la Banque mondiale impliquait que le consortium constructeur et les deux pays du tracé se conforment aux politiques opérationnelles de la Banque. Les politiques opérationnelles (po) déterminent les paramètres devant guider la conduite des opérations dans les principaux domaines d’intervention de la Banque : elles sont codifiées au sein du Manuel opérationnel de la Banque mondiale. Si ces normes s’adressent, au premier chef, aux services et aux agents de la Banque, elles intéressent également les personnes privées affectées par ses activités : ces personnes peuvent, directement ou par l’intermédiaire d’un représentant, s’adresser au Panel d’inspection de la Banque qui, à leur demande, s’assurera que l’Institution s’est conformée aux politiques qui régissent la conception, la préparation et l’exécution du projet qu’elle a soutenu[15].

Aussi, le Groupe de la Banque mondiale a-t-il revu la documentation environnementale préliminaire du projet, aidant le Consortium et les gouvernements des pays d’accueil à satisfaire à ces normes.

L’attention portée à la réduction de l’impact sur l’environnement

La Banque mondiale, en lien avec les autres acteurs du projet, a déployé d’importants efforts pour étudier d’autres tracés possibles et pour analyser les impacts non seulement directs, mais indirects, sur le milieu naturel. Des experts nationaux, des spécialistes du Groupe de la Banque mondiale et des agents du consortium, ont arpenté d’un bout à l’autre le tracé de l’oléoduc, afin de vérifier les informations tirées des prises de vue aérienne. Les ressources de disciplines aussi diverses que la sociologie, l’anthropologie, la biologie, la botanique, l’hydrologie, l’archéologie, l’imagerie par satellite, l’économie environnementale, ont été mobilisées.

L’Institution de Bretton-Woods a étroitement contribué à l’élaboration des deux principales pièces de la volumineuse documentation préalable au lancement du projet[16] : l’étude d’impact sur l’environnement (eie) et le plan de gestion de l’environnement (pge), requis par la po 4.01 sur l’évaluation environnementale. Publié en juin 1999, le pge se décompose en un plan spécifique au tronçon camerounais et un plan spécifique au tronçon tchadien. Ces deux documents établissent les mesures et les actions à mettre en oeuvre pendant les phases de conception, de construction, d’exploitation et de démantèlement du projet et proposent des mécanismes de nature à éliminer ou ramener à des niveaux acceptables les impacts identifiés dans les domaines bio-physique, socio-économique ou sanitaire.

C’est à la suite d’une visite d’évaluation menée sur le terrain par la sfi en janvier 1998, qui a mis en évidence des interrogations formulées par les riverains et des contradictions avec les politiques et directives de la Banque, qu’Esso a choisi de concentrer son étude sur les alternatives permettant de contourner trois régions sensibles du Cameroun ou de minimiser l’impact du chantier dans ces zones (vallée de la Mbéré, riche en biodiversité, qui a été contournée, au prix d’un surcoût d’un million de dollars et d’un détour de soixante kilomètres du tracé ; forêt de Deng Deng, très concernée par les activités traditionnelles de chasse et de cueillette ; région forestière littorale, entre Lolodorf et Kribi, habitat des Pygmées Bakola). C’est sur le fondement de la po 4.04 relative aux habitats naturels que deux grands parcs nationaux d’environ 5 000 kilomètres carrés ont été créés au Cameroun et sont gérés aux fins de conservation de la diversité biologique.

Il n’est pas déplacé d’affirmer, avec les experts de la Banque mondiale, que le projet d’exportation Tchad-Cameroun dépasse les exigences de la Banque et satisfait aux standards « les plus élevés possibles » de respect de l’environnement[17]. À lui seul, le « Manuel des mesures d’atténuation environnementales spécifiques à chaque site », sous-ensemble du pge camerounais, qui aborde aussi bien les contraintes de la traversée de la rivière Mbéré par les hippopotames, que la nécessité d’assurer la protection, dans les collines proches de Yaoundé, d’un oiseau rare, le picatharte à cou gris, ou encore l’estimation du « nombre de poissons électrocutés ou tués pendant la phase de la construction et recueillis par les résidents locaux », est la manifestation de cette volonté pointilleuse et exhaustive d’épargner, voire d’améliorer l’environnement naturel dans lequel le projet d’exportation Tchad-Cameroun vient s’insérer. Il est d’ailleurs intéressant de constater que l’un des reproches adressés à la Banque mondiale par les auteurs de la requête enregistrée le 11 avril 2001 devant le Panel d’inspection, a visé paradoxalement l’attention exclusive qu’auraient accordée les promoteurs du projet à l’insertion de l’oléoduc dans le milieu naturel, au détriment des sites producteurs[18].

Une procédure de compensation équitable

Le tracé de l’oléoduc a été conçu et élaboré de manière à limiter les réinstallations involontaires, en application de la directive opérationnelle 4.30 (Involuntary Resettlement). C’est la raison pour laquelle a été prévu, au Tchad, un plan de réinstallation et de compensation, au bénéfice des 150 foyers qui ont du être déplacés sur les champs de Doba. La récupération des terrains après la phase de construction dans chaque zone a été favorisée. La Banque mondiale a signifié qu’elle attachait une importance spéciale à cette question.

Le montant des dédommagements a atteint des sommes considérables. 2,5 millions de francs ont été distribués aux quelque 600 familles touchées par les installations pétrolières, dont 150 ont été déplacées ; les sommes distribuées sont allées de 50 000 francs pour un gros agriculteur de Komé à 170 francs pour le propriétaire de deux ruches. Le propriétaire d’un manguier arraché a pu recevoir jusqu’à 5 500 francs, soit cinq fois le revenu annuel moyen d’un Tchadien. Onze millions de dollars de compensation ont été versés, pour l’ensemble du projet, aux propriétaires terriens lésés par l’opération[19].

Une volonté de dialogue et d’écoute des populations locales

La politique opérationnelle 4.01 du Manuel opérationnel de la Banque mondiale requiert la consultation du public « tout au long de l’exécution du projet, en tant que de besoin pour traiter des questions soulevées (…) qui les concernent ». Cette directive est réaffirmée par la Banque dans le texte des accords de prêt signés avec le Tchad et le Cameroun, qui font de la consultation locale une véritable obligation contractuelle à la charge du pays emprunteur. Il s’agit, au Tchad :

À l’initiative du gouvernement, (de) construire un dialogue avec les parties prenantes (partis politiques, ong, Société civile) autour du projet pétrole, en expliquer les enjeux et les défis, en justifier les choix retenus à partir d’options variées, et en éclairer les compromis dynamiques. Négocier avec l’opérateur pétrolier et avec les partenaires internationaux et nationaux pour améliorer de façon soutenue les retombées économiques, environnementales et sociales[20].

Les chiffres exposés dans les rapports d’Esso sont éloquents. En 1999, l’opérateur a tenu des consultations dans 900 villages situés sur les champs et sur le tracé de la canalisation et auditionné les représentants de 250 ong locales ou internationales au cours de 145 réunions, pour leur soumettre, notamment, l’étude d’impact et le pge. Dix-sept salles de lecture ont été établies, à partir de février 1998, dans différentes provinces du Cameroun ; les 13 000 visiteurs reçus dans ces points d’information ont rédigé 9 000 commentaires sur les cahiers prévus à cet effet. Au total, Esso avait entendu 588 personnes ayant émis 618 plaintes[21]. Les seules statistiques du quatrième trimestre 2001 donnent la mesure du véritable « travail de fourmi » mené par les représentants de l’opérateur sur le terrain : 466 réunions consacrées au projet ont été organisées, qui ont attiré la participation de 17 000 personnes[22].

La Banque mondiale a été constamment tenue informée du calendrier des enquêtes publiques, conduites par les commissions départementales de constat et d’évaluation (cdce) chargées de constater les droits, d’évaluer les biens affectés par le projet et d’en identifier les titulaires, de manière à pouvoir y participer. On ne peut donc s’empêcher d’être surpris par le sixième argument développé par les auteurs de la plainte déposée auprès du Panel d’inspection de la Banque mondiale[23].

Un système élaboré de contrôle et d’auto-évaluation

Parallèlement à l’action de l’opérateur Esso Tchad, la Banque a institué son propre système de surveillance et de contrôle, confié à deux organismes.

D’une part, un Groupe externe de suivi de la conformité environnementale (ecmg, selon son acronyme anglais) a été mis en place pour surveiller, pour le compte des institutions de financement, la mise en oeuvre du plan de gestion de l’environnement (pge). Confié à la société italienne D’Appolonia, unie par contrat à la sfi, l’ecmg est chargé de produire une évaluation indépendante de la conformité des activités du consortium pétrolier, de totco et de cotco, à leurs obligations contractuelles au titre du pge et des engagements en matière environnementale inclus dans les documents financiers du projet et les prescriptions de la Banque mondiale.

D’autre part, en février 2001, la banque mondiale a institué un Groupe international consultatif (gic) de six experts indépendants de diverses nationalités, animé par un ancien premier ministre sénégalais et habilité à saisir les deux gouvernements des préoccupations émises par les populations concernées, à suggérer des actions visant à résoudre les problèmes soulevés et à correspondre avec toutes les parties au projet (gouvernements, consortium pétrolier, ong, communautés locales). Outre la sauvegarde de l’environnement, les attributions du gic portent sur l’utilisation des ressources publiques, la participation de la société civile, l’évolution de la capacité institutionnelle, la gouvernance et les aspects sociaux. En liaison avec les organismes mandatés à cette fin, le gic a identifié les risques et les opportunités du projet pour les populations du Tchad et du Cameroun dans la construction et l’exploitation de l’oléoduc et des installations attenantes ; le Groupe a aussi analysé les effets sur la société et l’économie des deux pays de la présence permanente des infrastructures (fourniture de biens et de services, inflation, migration, croissance des villes) et planifié l’utilisation des revenus du pétrole comme moyen efficace de réduire la pauvreté et de promouvoir le développement communautaire.

Les travaux du gic doivent s’étendre sur dix ans, période au cours de laquelle ses membres se rendent sur le terrain au moins deux fois par an et transmettent périodiquement des rapports au président et au conseil d’administration du Groupe de la Banque, qui sont ensuite rendus publics. La première phase du programme d’action du gic (2001-2003) a correspondu à la construction de l’oléoduc et à sa mise en service ; en liaison avec les acteurs et les organismes mandatés spécifiquement à cette fin, le gic a observé les impacts sur l’environnement et le fonctionnement du système de gestion de l’environnement, s’est assuré de la fonctionnalité de ce système pendant la construction de l’oléoduc et de la bonne préparation de la phase d’exploitation des installations, a vérifié le fonctionnement effectif des mécanismes de supervision et de contrôle et s’est assuré d’une capacité de réponse diligente aux urgences et aux imprévus.

Le gic n’a pas hésité à critiquer l’action de l’opérateur. A l’issue de leur première visite de travail sur le terrain, à l’été 2001, les membres du Groupe estiment que :

Malgré l’implantation profonde du projet dans l’écosystème, il y a un risque évident de création d’une enclave industrielle de transport et de services connectée intimement avec l’extérieur mais distante du milieu socio-économique et culturel d’accueil dont le consortium est partie intégrante pour les 30 prochaines années. S’il devient imposible d’établir des relations confiantes avec la population dans le cadre de ce projet, on peut s’attendre à ce qu’il soit au mieux toléré passivement[24].

En dépit d’efforts de communication et de progrès qu’il qualifie de « réels », le gic, au cours de sa troisième mission statutaire au Cameroun, en avril 2002, fait état d’un « déficit d’écoute, de collecte et de traitement de l’information (…), une diversification insuffisante des ressources et sources émettrices d’avis, d’opinions, de connaissances (populations, ong, syndicats, autorités et élus locaux, associations…) » qui empêche « l’instauration d’une véritable communication fonctionnant dans les deux sens et ouvrant la voie à un dialogue apaisé et constructif entre tous les acteurs[25] ».

Le 12 septembre 2002, après avoir été mis en cause par l’enquête de son Panel d’inspection, saisi en mars 2001 par un député tchadien de l’opposition, le conseil d’administration de la Banque décidait d’intensifier sa supervision selon quatre axes : la conformité environnementale et sociale, les retombées économiques, l’impact sur la réduction de la pauvreté et les mesures de suivi du projet.

Au final, une expérience innovante et inédite au service du développement

La loi 001 n’était pas parfaite. L’ong américaine Catholic Relief Services avait évoqué, dans son remarquable rapport sur le boom pétrolier en Afrique, ses « importantes faiblesses ». La pratique des fonds pour les générations futures exigeant une bonne gestion économique générale de l’État d’accueil, il était peu probable qu’elle remplisse ses objectifs au Tchad. Le texte n’incluait pas les revenus tirés des taxes et droits de douane, soit 45 % du total des revenus, et ne concernait que les trois gisements de Doba (Bolobo, Komé et Miandoum) et non les sites encore inexploités. Catholic Relief Services rejoignait la Banque mondiale dans le constat que le plafond de 5 % des revenus à octroyer à la population locale reposait sur une estimation arbitraire ; le rapport critiquait également le pouvoir du président Déby de modifier cette limite par décret à l’issue d’un délai de cinq ans, ce qui correspondait, selon l’ong, au début de la pleine exploitation pétrolière. Enfin, la loi restait vague sur la répartition régionale des revenus destinés aux secteurs prioritaires, qui pourraient bien être réservés à la seule capitale[26].

Cependant, « l’effort de la Banque mondiale sur le projet Tchad-Cameroun est une expérience innovante, dans le contexte d’échec des tentatives passées d’un développement basé sur le pétrole », reconnaissait Catholic Relief Services en 2003. Le développement de la ressource pétrolière représentait une opportunité majeure pour permettre au Tchad de sortir du piège d’une pauvreté caractérisée par des besoins financiers colossaux et des ressources très limitées. Bien encadrées par le dispositif de la loi 001, les recettes supplémentaires en provenance du pétrole auraient dû se traduire par un allègement significatif du niveau de pauvreté grâce à une disponibilité accrue de ressources dans les secteurs prioritaires, une diversification de l’économie nationale, une amélioration des infrastructures et des services publics. Le Tchad se serait ainsi trouvé en mesure de s’insérer dans une logique de développement et d’éviter les pièges dans lesquels d’autres pays sont tombés en cherchant à exploiter leurs ressources naturelles. Ce n’est pas sans raisons que, le 18 avril 2002, la Chambre des représentants des États-Unis a tenu un colloque public sur le thème The Chad-Cameroon Pipeline Project. A New Model for Natural Resources Development.

Dans ce processus qui représentait une occasion unique d’améliorer le niveau de vie d’un des pays les plus pauvres du monde, la Banque mondiale a constamment mis l’accent sur l’amélioration de la gouvernance par une gestion économique transparente, la participation des populations à la prise de décisions et le dialogue avec le gouvernement tchadien. En 1999, trois parlementaires français d’une mission d’information mandatée par la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale s’étaient penchés sur les relations entre « Pétrole et éthique ». Les auteurs suggéraient, à l’époque, que la France exige des institutions internationales et, notamment, de la Banque mondiale, qu’elles appliquent des critères rigoureux au financement des projets pétroliers : « Les revenus qui en résultent doivent être budgétisés et strictement utilisés au bénéfice du développement et de la lutte contre la pauvreté[27]. » C’est, au mot près, l’objectif que s’est fixé la Banque au Tchad.

C’est donc sur la substance de la loi de 1999 que revient le Tchad sept ans plus tard, en « rapatriant » le fonds pour les générations futures, en doublant la part des revenus du pétrole affectée au budget de l’État et en ajoutant aux secteurs prioritaires auxquels est dédié l’essentiel de ces revenus, la sécurité publique et l’administration. « Cette répartition vertueuse, unique au monde dans le secteur pétrolier, a vécu[28]. » Comment en est-on arrivé là ?

III – La dégradation progressive des relations entre le gouvernement tchadien et la Banque mondiale

Dès 2004, le président tchadien avait évoqué la nécessité de nouvelles relations de partenariat avec l’industrie pétrolière, dans le « respect strict » des termes contractuels[29]. La forte hausse des prix internationaux du pétrole depuis 2004 a avivé les appétits des autorités tchadiennes et leur amertume, en raison de la faiblesse des recettes effectivement engrangées par l’État tchadien, du fait du mécanisme d’attribution prioritaire de ces recettes à la lutte contre la pauvreté mis en place par la Banque mondiale. Fin juin 2004, les autorités tchadiennes annonçaient n’avoir encaissé qu’à peine 40 millions de dollars sur un chiffre d’affaire total d’environ 900 millions, généré par l’exploitation du pétrole tchadien. En octobre 2005, le président Déby avait laissé éclater son mécontentement : « Le partage de la richesse pétrolière a été convenu en 1988 par mes prédécesseurs. Le Tchad n’y gagne que des miettes. Nous souhaitons une renégociation de la convention qui nous lie aux compagnies pétrolières[30]. »

En septembre 2005, le Collège de contrôle et de surveillance des ressources pétrolières du Tchad rendait des conclusions jugées préoccupantes par la Banque mondiale. Ainsi, le taux de paiement moyen aux ministères « prioritaires » (éducation nationale, santé publique, action sociale, environnement et eau) n’atteignait que 25,3 % des crédits prévus au 10 juin 2005, dont moins de 3 % pour l’environnement, à peine plus de 7 % pour l’enseignement supérieur et 8 % pour l’action sociale[31].

Un pouvoir tchadien aux abois

En 1999 déjà, les affrontements au sud du Tchad et l’emprisonnement d’un parlementaire avaient conduit les responsables du projet à attirer l’attention sur le respect des droits de l’homme. Les élections du 20 mai 2001, marquées par une fraude massive, avaient été suivies par une répression importante, et la Banque mondiale avait indiqué que les décaissements seraient suspendus au respect de conditions relatives à la gouvernance, aux droits de l’homme et au respect de l’environnement. De manière inhabituelle, la Banque, qui s’est toujours fixé comme ligne de conduite de ne pas commenter la situation politique des pays en faveur desquels elle intervient, n’avait pas hésité à faire part publiquement de son inquiétude, par la voix de son directeur régional pour le Tchad et le Cameroun qui avait pris la parole, le 21 juin 2001, devant le Comité « Développement » du Parlement européen[32].

Cinq ans après, c’est à un constat accablant de la situation des droits de l’homme au Tchad que se livrent les observateurs. Jamais, en seize ans de pouvoir, le régime du président Déby n’a semblé aussi menacé : retraites non versées, trésor asphyxié, université fermée, délestages d’électricité quotidiens ; multiplications des mutineries dans une armée nationale tchadienne à la loyauté incertaine, alimentées par les retards dans le paiement de la solde des militaires et par les limogeages et destitutions en série ; conspirations et séditions, parfois soutenues par d’ex-rebelles tchadiens installés au Darfour soudanais et qui attendent l’occasion de porter la guerre au Tchad et de prendre N’Djamena ; fissures dans le clan présidentiel des Zaghawas, qui a longtemps phagocyté les élites tchadiennes et fait régner le népotisme dans le premier cercle du pouvoir ; dégradation des relations avec le Soudan voisin. On ne compte plus aujourd’hui les factions rebelles qui mettent l’autorité du gouvernement tchadien à rude épreuve et n’ont en commun qu’un seul objectif : la chute du président Déby, objectif qu’ils ont échoué de peu à atteindre le 13 avril. Il n’est probablement pas entièrement faux d’imaginer, avec Agir ici-Survie, que l’exploitation des richesses pétrolières du Tchad ait contribué à « la multiplication des groupes politico-militaires, alléchés par la rente pétrolière » et à « un surcroît de militarisation du pays[33] ». Comme si les difficultés du Tchad n’étaient pas suffisantes, le pays a fait face, au début de l’année, à l’afflux de réfugiés fuyant la République centrafricaine voisine, où sévissent les coupeurs de routes.

C’est donc un pouvoir tchadien aux abois qui assurait en décembre 2005 que la révision de la loi sur la gestion des revenus pétroliers lui permettrait de résoudre ses problèmes de salaires, d’insécurité et de fonctionnement de l’administration et, par là même, de lutter efficacement contre la pauvreté[34]. En supprimant le fonds destiné aux générations futures, dans ce qui s’apparente à un geste de survie, le Tchad était désormais libre d’affecter 31,7 millions d’euros à ses priorités du moment : la lutte contre la rébellion et la solde des militaires.

IV – Entre « laisser faire » et atteinte à la souveraineté de l’État, la Banque mondiale en position d’équilibriste

Au-delà du formidable gâchis qu’elle représente, la décision du 29 décembre 2005 invite à s’interroger sur l’étendue du rôle et de la responsabilité des institutions financières internationales en général et de la Banque mondiale en particulier, dans l’accompagnement des projets de développement et des attentes dont elles sont porteuses.

La position de la Banque vis-à-vis du projet d’exploitation du pétrole tchadien était originale. En effet, ses statuts lui donnent mandat « d’aider à la reconstruction et au développement » et de « promouvoir les investissements privés à l’étranger ». Il n’est pas dans le rôle normal de l’Institution de financer des investissements commerciaux. C’est donc à titre exceptionnel que la Banque a saisi la demande qui lui a été adressée en 1992 par ExxonMobil, comme une opportunité d’utiliser les revenus du pétrole pour compenser les retards de développement accumulés pendant la guerre civile et de s’assurer que le projet serait exécuté dans les meilleures conditions de protection de l’environnement et de développement social.

Ce faisant, la Banque mondiale s’est heurtée à deux écueils qu’elle n’est pas complètement parvenue à contourner : l’équilibre entre les intérêts du pouvoir en place et ceux des populations, d’une part ; la juste mise en balance entre le respect de la souveraineté de l’État hôte du projet et la nécessaire ingérence de la Banque dans ses politiques, d’autre part.

Le refus de sacrifier les populations à la prise en considération de la mauvaise gouvernance de l’État hôte

Il est indubitable que, quarante ans après son indépendance et à l’issue de trois décennies de guerre civile, le Tchad n’offrait pas les garanties idéales d’une bonne gestion de ses revenus pétroliers. Sur ce constat, de nombreux observateurs ont estimé que la Banque aurait dû retarder le financement et la mise en oeuvre du projet jusqu’à la mobilisation d’une capacité tchadienne de management du projet et de ses retombées socio-économiques.

Fallait-il que « des pas significatifs en faveur de la bonne gouvernance [soient] entrepris avant que ne débute l’assistance au secteur pétrolier[35] » ? Fallait-il, comme l’ont suggéré certains, attendre pour investir que le Tchad dispose d’un réseau d’organisations non gouvernementales réellement indépendant du pouvoir et ancré dans la société tchadienne ? Exiger la satisfaction de ces pré-requis, dont la sévérité irréaliste revêt une certaine hypocrisie, équivalait à refuser d’investir, au risque de pénaliser les populations. Or, qui pouvait endosser la responsabilité, devant l’opinion publique internationale, de refuser le bénéfice des dividendes du pétrole à l’un des pays les plus pauvres de la planète ou de le reporter sine die ? Certainement pas la Banque mondiale, dont la vocation première est justement d’oeuvrer en faveur du développement.

C’est la raison pour laquelle la Banque a rejeté, non sans un examen approfondi[36], la théorie du « non-projet », qui se fonde sur les précédents angolais et nigérian de gestion du pétrole pour renoncer à valoriser les ressources africaines en hydrocarbures, qui seraient sources de plus d’inconvénients graves que d’avantages[37]. Cette école de pensée est porteuse d’un terrible danger pour le continent africain : celui de voir, dans une vertueuse intransigeance et sous la pression des ong, se tarir les sources de financement public et privé qui sont l’ultime bouffée d’oxygène indispensable à la conduite de projets socio-économiques d’envergure.

La Banque mondiale n’a pas « sous-estimé les risques liés au gouvernement » du Tchad, comme le lui reprochait le New York Times[38]. Elle a pris la décision d’intervenir au profit d’une population exsangue, au risque que la rente pétrolière pérennise un régime qui a contribué pour beaucoup à la situation actuelle. Il semble d’ailleurs que le « coup de massue » asséné par Paul Wolfowitz ait été porté par une partie de l’opinion publique tchadienne à l’actif de la Banque mondiale : « la décision de la Banque mondiale rendra certes encore plus lourd le fardeau d’un peuple qui n’a connu que misère et souffrance. Mais contre la volonté des prédateurs qui prennent prétexte de l’intérêt général pour s’en mettre plein les poches, l’acte de Paul Wolfowitz, qui n’est pas tendre et ne tergiverse pas comme ses prédécesseurs, est à saluer », proclamait le journal tchadien Le Temps[39]. Dans un communiqué du 9 janvier 2006, l’Association Tchadienne pour la Promotion et la Défense des droits de l’homme a accueilli « favorablement » la décision de la Banque mondiale, qu’elle a invité à oeuvrer avec les autres bailleurs de fonds et le secteur privé pour « renforcer les sanctions jusqu’à ce que le gouvernement tchadien accepte d’appliquer la loi 001 sur la gestion des revenus pétroliers et montre un peu plus de respect pour les droits humains et l’environnement ». Pour l’opposition tchadienne et les ong, la crise ouverte avec la Banque mondiale est la sanction de la gestion erratique du dossier pétrolier par le gouvernement ; la satisfaction des besoins fondamentaux de la population n’aurait de toute façon jamais été l’objectif de ce dernier.

Mais, à l’expérience du blocage du système fin 2005, il est légitime de se poser la question : l’avantage donné au gouvernement n’a-t-il finalment pas été supérieur aux avantages apportés aux pauvres ?

Le respect de la souveraineté de l’État hôte

Aux termes de ses statuts, les décisions de la Banque doivent être guidées par la prise en compte des aspects économiques et non (ou de manière subsidiaire) de la situation politique de l’État dans lequel elle intervient[40]. Il lui était donc difficile d’« interrompre les financements jusqu’au respect des droits fondamentaux », comme l’avait préconisé le président de la Ligue tchadienne des droits de l’homme, au lendemain des élections de 2001[41]. De même, il eût été surprenant que la Banque mondiale exige un « engagement écrit du gouvernement sur la protection de la liberté d’expression et d’association », comme l’ont suggéré sans rire certaines ong[42]. En s’affranchissant de sa neutralité et en faisant siennes ces méthodes dirigistes, l’Institution se fût immanquablement attirée, de la part de ces mêmes détracteurs, l’accusation de bafouer la souveraineté du Tchad.

Pour autant et sans se substituer à la souveraineté de l’État, la Banque avait besoin d’une collaboration pleine et entière des autorités tchadiennes, ce qui impliquait un abandon volontaire de souveraineté. L’échec de l’expérience tchadienne atteste qu’on ne peut pas réaliser le développement d’un pays, fût-ce par le biais du pétrole, malgré ou contre les régimes en place.

Au final, il est temps de remettre à sa juste place le rôle de la Banque mondiale, conseil et soutien à l’investissement, catalyseur de contributions et d’énergies, mais non pas censeur et tuteur de l’État hôte. Il est temps de cesser de stigmatiser une institution à qui tout et son contraire sont demandés et imputés, au risque de dédouaner et d’absoudre des pouvoirs locaux qui sont les véritables responsables de l’échec des politiques de développement.

V – La crise entre le Tchad et la Banque mondiale dans le contexte de la moralisation de l’exploitation du pétrole

Les effets du pétrole sur la qualité des institutions et la gouvernance ne sont pas nouveaux. C’est lors de la découverte des gisements de gaz hollandais de Groningue et à la suite des difficultés rencontrées alors par ce pays, qu’a été forgée la théorie du « syndrome hollandais » (dutch disease). Les risques ou effets macro-économiques négatifs induits par ce phénomène, dans les pays où le facteur pétrolier est important, sont bien connus : substitution des importations à la production de biens de consommation, volatilité des recettes fiscales et leur impact sur la programmation budgétaire, faible effet d’entraînement de l’industrie pétrolière sur le reste de l’économie et impact des revenus tirés de l’exploitation pétrolière sur la qualité de la gouvernance et des institutions ; en bref, la « maladie du Hollandais » consiste à laisser péricliter la plupart des activités économiques du pays en s’appuyant toujours plus sur les revenus du pétrole. Dans les pays à la gouvernance plus fragile, s’ajoutent des dommages collatéraux liés aux luttes politiques et sociales pour le partage, voire la captation des dividendes du pétrole.

L’écho donné à l’échec de l’expérience tchadienne illustre l’importance nouvelle accordée aujourd’hui aux retombées de l’activité pétrolière sur les économies et les sociétés locales. Dans le rapport sur le commerce et le développement de 2005 de l’onu, l’usage des revenus pétroliers occupe une large part. L’Organisation cite l’exemple du Tchad, du Congo et de la Guinée équatoriale qui, après avoir enregistré en 2003 et 2004 des excédents commerciaux liés à la bonne tenue des cours du brut, affrontent aujourd’hui des déficits de leur balance des paiements, en raison des remboursements liés au secteur pétrolier et de l’impossibilité de disposer de tous les profits engrangés. L’onu encourage donc les pays producteurs à améliorer leur gestion des recettes d’exportation et à « concevoir un cadre fiscal approprié, qui réalise l’équilibre entre la promotion des investissements à long terme et l’obtention de recettes fiscales[43] ».

C’est à la défaillance des institutions chargées de gérer la rente pétrolière que les économistes essaient actuellement de remédier : pour gérer la manne pétrolière, il faut des institutions solides et des mécanismes solides, crédibles et transparents de partage de la rente. A cet égard, il faut saluer l’adoption par l’archipel de Sao Tomé & Principe, en 2004 et avant même le début de sa production, d’une loi de gestion des revenus pétroliers qui prévoit notamment la création d’une « banque de garde » (Custody Bank) basée à l’étranger, qui informera le public sur les transactions réalisées, et d’un fonds d’investissement destiné à lutter contre la pauvreté.

Parallèlement à cet effort demandé aux États producteurs, il conviendrait, en amont, de rendre publics la valeur et le partage réel de la rente entre les compagnies exploitantes et les États. On a vu, en effet, qu’avant de rompre ses engagements avec la Banque mondiale, le gouvernement tchadien s’était tourné vers le consortium exploitant pour tenter d’obtenir une révision des termes de sa relation avec ExxonMobil. C’est l’idée de l’« Initiative pour la transparence dans les industries extractives » (Extractive Industries Transparency Initiative, eiti), lancée par le Royaume-Uni au sommet de Johannesburg en 2002. Cette initiative vise à la transparence des paiements des compagnies exploitantes et des revenus que les États retirent des secteurs miniers[44]. Aujourd’hui en Afrique, le Ghana, le Nigéria, le Congo, le Gabon, participent à cette démarche de déontologie dans le secteur pétrolier.

Après le premier échec d’une mission de la Banque mondiale, le 7 avril, un accord intermédiaire a finalement été signé le 26 entre les deux protagonistes. Le 15 juillet 2006, le Tchad s’engageait définitivement à adopter, avant la fin de l’année, une nouvelle loi budgétaire stipulant que 70 % de ses revenus pétroliers seraient affectés à des programmes prioritaires de lutte contre la pauvreté et à contribuer à la croissance par la création d’un fonds de stabilisation. Cet accord mettait fin à six mois de différend entre le Tchad et la Banque mondiale et de gel des crédits en faveur de ce pays.« 

L’oléoduc Tchad-Cameroun est un des rares projets africains qui n’a pas été étouffé dans l’oeuf, et l’on ne peut pas se permettre de le laisser échouer[45]. »